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JAZZ RECORDS • Chroniques de disques en cours • Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.4 choix possibles: Chroniques en cours (2021), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2021 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2021 sur internet), Hot Five de 2020 et 2021.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique. Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite; nous avons choisi d'ajouter, en 2019, un niveau (les curiosités) pour donner plus de nuances, car les lecteurs ne lisent pas toujours les chroniques en entier. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir. |
Au programme des chroniques
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2020 >
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Des
extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur
Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes
signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2021
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Peter Bernstein
What Comes Next
Simple as That, What Comes Next, Empty Streets, Harbor No
Illusions, Dance in Your Blood, We'll Be Togther Again, Con Alma, Blood Wolf
Moon Blues, Newark News
Peter Bernstein (g), Sullivan Fortner (p), Peter Washington
(b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 25 juin 2020, New York, NY
Durée: 58’ 28”
Smoke Sessions Records 2007 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Enregistré pendant la petite respiration laissée par la
dictature mondialisée, en juin 2020, c’est du bel ouvrage que livre Peter
Bernstein, splendidement entouré par un trio avec Sullivan Fortner, le natif de
New Orleans qui a déjà confirmé tout le bien qu’on pensait de lui, Peter
Washington (Jazz Hot n°581) qu’on ne
présente plus parce qu’il est à lui seul la garantie d’un enregistrement de
qualité, et Joe Farnsworth qui vient de donner un excellent album sur ce même
label (cf. plus bas).
Peter Bernstein est, à la guitare jazz, l’une des
incarnations de New York, comme on pourrait le dire de Woody Allen pour
le cinéma. Il a participé à tant de séances d’enregistrement,
avec tant de musiciens de jazz de grand talent, qu’il est une sorte
d’incontournable de la ville. Son style, inscrit totalement dans le jazz
de
culture, blues et poétique, est plein de l’esprit de cette ville, de ses
clubs
qu’il aime et anime depuis des années dans de multiples formations. Il
faisait la
couverture de Jazz Hot n°590 en 2002,
et il ne sera pas inutile d’y redécouvrir son parcours aux côtés des Lou
Donaldson, Lonnie Smith, Jesse Davis, Melvin Rhyne, Eric Alexander, Larry
Goldings, Joshua Redman, Lee Konitz, Jimmy Cobb, Mike LeDone, David Newman,
Kevin Mahogany, Bobby Hutcherson, Sonny Rollins, Alvin Queen, Etta Jones, Pat
Bianchi, Teodross Avery, Harold Mabern…
Il a une importante discographie en sideman (plus de 100
albums) et tout à fait respectable en leader (une trentaine d’albums) sur Criss
Cross, Smalls Live, Cellar Live, Pirouet, Smoke Sessions comme ce dernier disque,
ce qui dit assez son omniprésence dans les clubs de la Grosse Pomme. Car les
clubs new-yorkais se sont donnés depuis les années 2000 la double mission de
programmer et d’enregistrer, et ils l’ont bien fait. Ils constituent ainsi, jour
après jour, et malgré la période actuelle, une mémoire indispensable des
musiciens de jazz de talent qui peuplent cette ville. Le jazz de culture y est
très bien représenté, et cela permet (comme vous pouvez le constater à la
lecture des chroniques de disques) de résister à ce lessivage de cerveaux de
notre époque, car dans le même temps les labels historiques (Blue Note et autres, repris au sein de grands groupes) ont la
fâcheuse habitude de ne plus faire du jazz de culture le principal de leur
production en matière de nouveautés, privilégiant les produits savonnettes (…forcément pour le lessivage).
Quoi
de neuf dans ce disque? Tout et rien. Tout,
c’est-à-dire 6 originaux (sur 9 titres) de Peter Bernstein pour ouvrir
cet
album, avec des titres inspirés par les temps mauvais que nous
traversons comme le nostalgique «Simple as That», le meilleur jazz qui
soit, blues et enraciné, «What Comes Next» qu’on peut traduire par une
sérieuse interrogation sur l’avenir, une mélodie poétique, ou
encore «Empty Streets» (rues vides)
la suite de cette réflexion, et pour finir un «Harbor No Illusions» qui ne
laisse pas beaucoup de place à l’espoir. C’est une musique expressive
et brillamment défendue par le quartet («Harbor No Illusions»), avec ce qu’il faut de
sensibilité et d’excellence instrumentale dans le registre du jazz pour
exprimer cette gamme de sentiments, et ce moment particulier de blues, au sens
familier du terme. Deux autres originaux, «Dance in Your Blood» et un blues
classique «Blood Wolf Moon Blues» qui s’intercale à merveille entre une
composition de Dizzy Gillespie et une de Sonny Rollins, parachèvent ce qui est
nouveau dans ce disque.
Ce qui n’est pas neuf, c’est, comme toujours
avec Peter
Bernstein, un jazz enraciné, blues et qui swingue, imprégné de son amour
pour New York et pour les formations de la grande époque de Blue Note
justement, celles avec selon
l’artiste –orgue, piano, trompette et saxophone– un jazz pour lequel on
ne se
pose jamais la question de savoir si c’en est (du jazz), parce que c’est
l'essence même du jazz (blues, swing et expression hot).
Ce
qui est éternellement neuf, c’est que la vie du jazz et des artistes de
jazz continue, qu’ils la poursuivent parce qu’ils sont encore en vie, n’en déplaise aux dictateurs qui nient jusqu’à leur existence depuis un
an, comme de nouveaux talibans et au fond pour les mêmes raisons (l’esprit totalitaire).
Ce qui reste toujours vrai, c’est que les artistes de jazz renvoient
à cette laideur du monde des moments rares de beauté autour d’un
standard comme «We’ll Be
Together Again» qui convient aux temps que nous vivons (on peut le
chanter même sur le Titanic), ou qui abordent le «Con
Alma» nostalgique de Dizzy Gillespie et les joyeuses «Newark News», une
atmosphère d’un autre temps, un calypso de Sonny Rollins où Sullivan
Fortner, New Orleans oblige, peut faire admirer sa familiarité avec les
rythmes des Caraïbes. La section
rythmique Peter Washington et Joe Farnsworth est simplement parfaite.
La guitare poétique, en notes détachées et claires, les
longues lignes bien construites, avec le son chaud et le lyrisme de Peter Bernstein racontent
le jazz dans ce qu’il a de plus éternel. Eternel? On le pensait jusqu’en
2020, mais comme le dit justement Peter Bernstein avec «What Comes Next», le
doute est maintenant permis.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Lennie Tristano
The Duo Sessions
avec Lenny Popkin: Out of a Dream, Ballad, Chez Lennie,
Inflight, Ensemble, Melancholy Stomp
avec Connie Crothers: Concerto Part 1, Concerto Part 2
avec Roger Mancuso: Palo Alto Street, Session, Changes, My
Baby, Imagery, That Feeling, Minor Pennies, Home Again
Lennie Tristano (p), Lenny Popkin (ts), Connie Crothers (p),
Roger Mancuso (dm)
Enregistré les 15 octobre 1970, c. 1976, c. 1967-68, lieux
non précisés
Durée: 1h 10’ 19”
Dot Time Records 8016 (dottimerecords.com/Socadisc)
Lennie Tristano est un personnage à part dans le jazz. Né à
Chicago en 1919, il partage la cécité avec Art Tatum, sa première inspiration dont
il garde les traits de virtuosité au piano. Mais sa génération le rapproche de
Charlie Parker, autre disciple à sa manière d’Art Tatum, dont il est
contemporain et admirateur, et son art est un chemin personnel qui se fonde sur
ses inspirations, son origine italienne à Chicago, une mère investie dans
la musique, une curiosité sincère pour l’Afro-Amérique et une culture classique
qui lui ont ouvert la pratique non seulement du piano mais aussi des saxophones
et de la clarinette. Comprenant aussi ce qui le sépare de la culture
afro-américaine, il cherche une voie particulière qui lui permette de rester
sincère et original, de synthétiser son amour de la musique en général et du jazz en
particulier. C’est d’ailleurs l’une des bases de son enseignement, et ses
disciples conservent pour ce maître une admiration sans bornes.
Cette
production, quelque peu curieuse par son manque de
précisions, semble mettre à notre disposition des enregistrements
inédits
réalisés dans le cadre de son enseignement, réunis par Carol Tristano
(dm), la
fille de Lennie, que nous connaissons bien puisqu’elle vit à Paris,
qu’elle
joue régulièrement avec Lenny Popkin qui est des musiciens dans ce
disque. Les disciples, parmi lesquels Lee
Konitz, Bill Russo, Billy Bauer, Warne
Marsh, ont aussi été des partenaires de sa musique, et son atelier est
devenu pour l’essentiel son studio d’enregistrement, son lieu
d’expérimentation, son
lieu de vie avec les élèves qu’il a choisis.
Dans ce disque, la configuration ne change pas. Il s’agit de
trois duos avec des disciples devenus des partenaires: le plus ancien est un
batteur Roger Mancuso; le suivant est le saxophoniste Lenny Popkin (Jazz Hot n°619 et n°668); le plus récent avec Connie Crothers (Jazz Hot n°678), que nous connaissons
également, et qui avait donné dans une interview quelques clés de sa rencontre
avec Lennie Tristano, très utiles à la compréhension de son enseignement.
Les
deux premiers duos avec Roger Mancuso et Lenny Popkin restent dans le
cadre du jazz,
avec des thèmes non identifiés (titres et auteurs) dans cet
enregistrement, repérables malgré la forme libre. Ce sont peut-être des
séances de
travail, improvisées avec beaucoup de libertés, et pourtant qui font
référence à
l’histoire du jazz et à un répertoire, utilisé par Charlie Parker en
particulier, grand relecteur de standards. Bien que tous les
titres soient attribués à Lennie Tristano, nos oreilles nous indiquent
qu’il
s’agit d’improvisations sur des standards ou compositions du jazz: le 1er «You Stepped Out of My Dream», le 4e «Donna Lee», le 9e «It’s All Right With Me», le 10e «What Is This Thing Called Love»,
le 11e: «Out of Nowhere», le 13e une reprise de «You
Stepped Out of My Dream», le 14e «That Old Feeling» et le 16e «Indiana» que Charlie Parker transposa à sa manière et signa, bien sûr. Il semble y avoir des thèmes originaux improvisés sur place
bien qu’on puisse y retrouver des harmonies connues au détour d’une phrase pour
les duos avec Lenny Popkin et Roger Mancuso.
Les deux thèmes de Connie Crothers
n’appartiennent en rien au jazz comme on le savait pour cette musicienne (article déjà cité), et sont attribuables
sans aucun doute aux deux pianistes, même si Lennie Tristano y laisse percer
ses influences. C’est de la musique improvisée d’essence
classique-contemporaine ou le jazz n'est qu'un réminiscence ponctuelle.
Au
total, c’est une curiosité pour laquelle on aurait
aimé plus de détails sur les musiciens et les circonstances, de ces
détails
qui donnent du relief à ce genre de production, puisqu’en dehors de
Connie
Crothers, décédée, les autres protagonistes sont en vie, et d’abord
Carol et
Lenny qui semblent être à l'origine de ce disque. Le texte du livret de
Carol Tristano et la production sont donc insuffisants pour
ce qui est plus, à ce stade, une curiosité qu’un indispensable, malgré
Lennie Tristano. Etrange et
dommage pour un disque de la collection «Legends» de Dot Time.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Jérôme Etcheberry Popstet
Satchmocracy: A Tribute to Louis Armstrong
Tight Like This, Hear Me
Talkin' to Ya, Weather Bird Rag, Hotter Than That, I Double Dare You, Memories of
You, Big Butter and Egg Man, Someday You'll Be Sorry, Cornet Chop Suey,
Struttin' With SBQ, West End Blues, Potato Head Blues, Yes I'm in the Barrel,
New Orleans Stomp
Jérôme Etcheberry (tp,
arr), Malo Mazurié (tp), César Poirier (ts, cl), Benjamin Dousteyssier (as,
bar), Ludovic Allainmat (p), Félix Hunot
(g), Sébastien Girardot (b), David Grébil (dm)
Enregistré en octobre-novembre
2020, Meudon (78)
Durée: 56' 27''
Camille Productions
MS102020 (camille-productions.com/Socadisc)
Remarquons d'abord que
le texte en anglais de Michael Steinman n'est pas bien traduit. Par exemple
pour «Beau Koo Jack», par l'orchestre d'Earl Hines, Michael Steinman dit que la
section de trompettes joue la transcription harmonisée (scored) des solos de Louis Armstrong comme le fera faire Dick Hyman
en 1974 à la New York Jazz Repertory Co. Ayant toujours écrit du bien de Jérôme
Etcheberry, Malo Mazurié et bien sûr Louis Armstrong, on aura vite fait de
crier au copinage. Sombre époque, où déjà avant le brutal arrêt, le jazz de
tradition était relégué dans le ghetto de l'animation «off» ou comme alibi dans
un coin de programme qui ne profitait qu'aux représentants du show-biz et aux
expérimentations sans avenir. L'alliance des incultes et des snobs n'a pas
aidée Louis Armstrong qui, au mieux, n'est qu'un nom dans un enseignement
progressiste complice du néant artistique. Quand un appareil tombe en panne, on
l'éteint puis on le rallume. On ne sait jamais, ça peut repartir «comme avant».
Pendant l'arrêt mondialisé, les musiciens, en tout genre, enregistrent. On ne
sait jamais, au cas où le jazz de tradition soit encore possible après. On peut
rêver. Et ce disque porte au rêve, à l'espoir même.
Jérôme Etcheberry, né en
1967, est maintenant le vétéran qui tient le flambeau de la lignée
Armstrong-Jabbo Smith-Eldridge. Il transmet puisqu'il convie la jeunesse. Il me
plaît de dire au passage qu'il est avec les frères Beuf, Fred Couderc, Fred
Dupin, Guillaume Nouaux, un des produits illustres de l'Harmonie de la
Teste-de-Buch que dirigea le trompette Jean Dupin (nous avons joué ensemble
pour Roger Voisin du Boston Symphony). Malo Mazurié, né en 1991, est un sérieux
client que j'ai connu alors qu'il était encore élève de Didier Roussel au
Conservatoire de Rennes. Le monde de la trompette était alors une famille,
«avant». On retrouve ici les Three Blind Mice au complet, Malo, Sébastien
Girardot et Félix Hunot. Ce Félix, natif de Provence, peut se targuer d'être
une exception à la règle, celle du fruit d'un enseignement vraiment jazz, celui
de Jean-François Bonnel. Hunot a abondamment œuvré pendant l'«arrêt de
vivre», signant une collaboration avec le chanteur Scott Emerson (Jazz
Age & Centenaire, 2019-20, Klarthe) où brille Jérôme Etcheberry, et un
CD pour son compte (Jazz Musketeers, JM Music, 2020) où Malo sonne entre Bix et Armstrong. J'ai pu applaudir tous ces jeunes à Marciac,
plutôt au festival bis évidemment, notamment l’étonnant Benjamin
Dousteyssier, un produit marciacais comme son frère Jean (cl), notamment
dans une piqûre de
rappel de John Kirby et Raymond Scott pour le compte du groupe The
Coquettes.
César Poirier me semble complice de Géraud Portal (dont le père fut à
Bourges,
un ami et confrère) pour célébrer Mingus. David Grébil n'était-il pas
avec Malo
autour de Cecil L. Recchia? Enfin, Ludovic Allainmat, ex-élève de
Ludovic de
Preissac, qui s'intéresse à Oscar Peterson, Bill Evans mais aussi à
Herbie
Hancock et Chick Corea, a joué à Jazz in Marciac. Un beau casting que le
vétéran Jérôme Etcheberry a réuni pour emprunter le chemin ouvert par
l'incontournable Pops de la haute époque, sans esquiver les difficultés.
Et cela débute très bien! Mieux que ça même. Déjà le choix du premier
morceau fait preuve de compétence. «Tight Like This» est un sommet d'émotion
dans l'œuvre de Louis. Très bonne introduction Grébil-Etcheberry rejoints par
Mazurié qui établit le climat sombre indispensable. Climat judicieusement
maintenu dans l'exposé du thème (Jérôme-Malo), vigoureux solo créatif de
Benjamin Dousteyssier (qui confirme le talent expressif que j'avais suspecté),
bon passage de piano (merveilleuses lignes de basse de Girardot derrière),
petit appel-réponse entre Benjamin et Jérôme, avant la transcription du fabuleux
solo de Louis, joué par Jérôme et Poirier au ténor, sur des tenues de Malo.
L'effet est magistral. Pour ce XXIe siècle inculte, c'est une grande gifle
salvatrice. Je ne connais pas de meilleure version avec celle de Louis (12
décembre 1928) et la prestation de Wynton Marsalis en 1990 avec Michael White.
Belle version swing de «Hear Me Talkin' to Ya». On apprécie la souplesse de la
rythmique (guitare-contrebasse-balais) et la qualité de l'arrangement. Félix
Hunot prend un excellent solo de guitare électrique. Jérôme avec la sourdine et
en legato a son propre style dérivé d'Eldridge que l'on reconnaît dès la
première mesure. La sonorité de ténor est mieux que plaisante. Enfin, Jérôme et
Malo jouent Louis comme un seul homme, et l'archet de Girardot clôt une affaire
rondement menée. L'orchestration du considérablement moderne duo
Armstrong-Hines sur «Weather Bird Rag» est une heureuse surprise.
Poirier (cl), Dousteyssier (bar) ne cherchent pas à recréer. C'est du jazz comme
il s'habille aujourd'hui. Le solo de piano a la sobriété qu'on aime sur une
rythmique résolue à swinguer. L'harmonisation du solo de Louis démontre combien
son esprit créatif n'est pas désuet. Monstrueusement beau! Jérôme Etcheberry
n'a pas redouté d'aborder «West End Blues» qui a secoué le monde des trompettistes
en 1928-30. Tous les trompettistes ont tenté de se mesurer au désormais monstre
sacré avec ce morceau, cette cadence introductive (Jabbo Smith en 1930 à
l'unisson avec Eddie Thompkins, mais aussi Reuben Reeves, Punch Miller, Bill
Coleman, etc). Ici, l'introduction est harmonisée à plusieurs voix. Le thème est
joué par Etcheberry et Poirier au ténor (avec un riff en arrière plan pour
Malo). Poirier propose un solo avec une sonorité pulpeuse. L'appel-réponse
historique clarinette-voix est transposé à la guitare électrique et
l'harmonisation de la vocalise jouée par les souffleurs. Le solo de piano est
limpide puis c'est le solo de Louis harmonisé trompette-sax ténor (Jérôme joue
la voix de dessus). La coda de Louis qui est aussi mélancolique que son «Tight
Like This» est jouée avec la retenue qu'il faut par Jérôme Etcheberry. Ici
comme ailleurs, il tire un bon parti de l'écriture pour deux cuivres (trompettes)
et deux anches notamment dans les harmonisations des solos de Louis Armstrong.
J'ai eu la chance d'entendre ce genre de reprise par Jimmy Maxwell-Joe
Newman-Pee Wee Erwin dans les années 1970; eh bien, ici c'est du même niveau! «Yes,
I'm in the Barrel» alterne un climat Ellington avec la touche espagnole chère à
Jelly Roll Morton; de l'humour sans doute car Ellington et Morton se
détestaient; très bon solo de clarinette sur un drumming d'expert; le
développement orchestral est ensuite marsalien. Le côté latin convient bien à
«New Orleans Stomp». Il y a un stop chorus à deux trompettes parfait et un bon
solo de Girardot dont la sonorité ronde fait plaisir: belle coda vers l'aigu à
la clarinette, nette et précise. Relevons que Louis aurait sans doute aimé
entendre sa touchante composition, «Someday», jouée par le trio Nat King Cole
ou par celui d'Oscar Peterson qu'il a côtoyé. On peut imaginer grâce à ce
disque ce que cela aurait donné. Une fraîche virgule où les souffleurs font tacet (silence).
Certes Malo Mazurié est peu mis en vedette, mais il est l'appoint indispensable
à ces orchestrations fouillées («Cornet Chop Suey»). Sa sonorité et son phrasé
s'accordent bien avec le style du leader. L'arrangement sur «Struttin' With SBQ»
est de la dentelle digne de John Kirby. Dans l'exposé introductif de «Memories
of You», Jérôme Etcheberry, seule fois dans ce disque, cherche à reprendre sur sa
Conn Vocabell le phrasé du one and only
boss, Louis Armstrong. Il parvient par un son épais et délicat à montrer que
Louis a ouvert un espace respectif à Red Allen et à Doc Cheatham. Dans la coda,
Jérôme et Malo ont un drive fulgurant, et les aigus de Jérôme touchent presque
au panache impérial du maître. Nous n'allons pas plus avant détailler car tous
les arrangements sont d'une qualité remarquable et tous les solos sont d'une
haute tenue d'inspiration dans la veine d'un jazz de tradition œcuménique qui
balance hors du ring les scolaires copies de jazz traditionnel comme les
prétentions modernistiques pour naïfs.
Ayant travaillé, comme il se doit pour
tout trompettiste qui veut l'être, les transcriptions des solos de Louis, je ne
peux que baisser humblement mon chapeau devant le travail superlatif du tandem
Jérôme Etcheberry-Malo Mazurié. Il me répugne d'accorder le moindre
«indispensable» en ce pauvre XXIe siècle, mais Jérôme Etcheberry, artiste doué
et sincère, m'y contraint et puis ce sera ma marque de mépris pour ceux de mes
confrères qui trouveront à parler encore d'un «jazz de répertoire» avec la moue
convenue d'une secte formatée hors des raisons d'être du jazz.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Charles McPherson
Jazz Dance Suites
Song of Songs/2019: Love Dance°+, Heart's Desire*, Wedding
Song, Hear My Plea, Thinking of You, After the Dance*, Praise°+, The Gospel
Truth
Reflection on an Election/2016
Sweet Synergy Suite/2015: Sweet Synergy, Delight, Nightfall,
Marionette, Song of the Sphinx, Tropic of Capricorn
Charles McPherson (as), Terell Stafford (tp), Jeb Patton
(p), Randy Porter (p)*, Yotam Silberstein (g)+, David Wong (b), Billy Drummond
(dm), Lorraine Castellanos (voc)°
Enregistré 9 et 10 décembre 2019, Englewood Cliffs, New
Jersey
Durée: 1h 07’ 55”
Chazz Mack Music (charlesmcpherson.com)
On doit cet enregistrement de Charles McPherson (né en 1939) –le
grand saxophoniste alto au son sans pareil qui apporta tant à la musique de
Charles Mingus et plus largement au jazz– à Camille, la fille, danseuse du
Ballet de San Diego, CA, qui a inspiré son père pour composer depuis 2015 des
suites qui sont le matériel sonore du ballet de Javier Velasco, son directeur.
Cette musique, Charles McPherson a pensé l’immortaliser dans ce bel
enregistrement. La notice ci-dessus vous explique le contenu et l’année de création
des trois suites (Song of Songs, Reflection on an Election, Sweet Synergy Suite) reprises dans les
Studios Rudy Van Gelder, avec Maureen Sickler aux manettes, en fin d’année 2019
par Charles McPherson entouré d’un très bel ensemble: Terell Stafford, Jeb
Patton, David Wong, Billy Drummond sont parfaits, aussi bien pour le soutien
que dans leurs chorus. Du grand jazz parfaitement enregistré! C’est un contenu sans doute condensé par rapport aux suites
originales qui servirent d’argument sonore aux ballets, en particulier «Reflection
on an Election», à propos de l’élection de 2016 de Donald Trump, une suite à
l’origine en trois mouvements («Reflection», «Turmoil», «Hope»), dont il reste
ce thème de 6 minutes, un sommet de ce disque!
Petit aparté, on remarque qu’un événement aussi
catastrophique que l'élection de Donald Trump peut se traduire chez un artiste par une œuvre de qualité. La
conscience politique produit aussi de l’art. C’est sans doute parce que les
artistes de jazz n’ont pas vraiment une conscience politique, à ce jour de 2021, de la
manipulation dont nous sommes victimes avec le covid, qu’ils n’ont encore
presque rien traduit de fort sur ce sujet, à quelques exceptions près (Mathias
Rüegg et pas dans le jazz). C’est un sujet d’inquiétude pour le jazz quand il
n’est plus capable de s’opposer dans sa manière si particulière, c’est-à-dire
en créant du beau et du profond pour répondre à l’horreur.
Revenons au disque: Song
of Songs est inspiré de l’Ancien
Testament, pas celui de Count Basie (l’orchestre d’avant-guerre), mais la Bible, Volume 1. C’est une série
d’impressions, avec des climats qui répondent aux différents tableaux du ballet,
qui commence avec l’intervention de Lorraine Castellanos (voc), qui arrive à
faire swinguer l’hébreu façon Abbey Lincoln, soutenu en cela par le sax très
expressif du leader, pour se terminer sur un «The Gospel Truth» splendide. Jeb
Patton y confirme qu’il est un pianiste au drive exceptionnel et Billy
Drummond qu’il possède une touche d’une délicatesse et d’une précision rares. On
ne peut manquer par moments de retrouver l’esprit de Charles Mingus, mais quoi
d’étonnant puisque Charles McPherson a été une composante essentielle de son
orchestre (il est présent sur plus de quinze enregistrements du
contrebassiste). On pourrait dire la même chose de Johnny Hodges et Duke
Ellington. Johnny Hodges qui est d’ailleurs évoqué comme une
réminiscence par Charles McPherson dans son jeu (les glissandos jusqu’à la
tonalité baptisée «pronunced scoops» dans le livret) sur «Reflection on an Election», une
magnifique composition, comme un film noir de la fin des années 1950 qui finit
mal… Le mal est sûr concernant Donald Trump, mais le problème aujourd’hui est
que le mal ne finit plus parce qu’après Trump c’est comme pendant et pire qu’avant.
Il nous reste cette œuvre, lyrique, où Charles McPherson est prodigieux
seulement soutenu par la section rythmique. L’intervention de Jeb Patton y est
à nouveau de toute beauté, et cela finit sur une conclusion émouvante de
Charles McPherson jusqu’à la fêlure du son. Du grand art.
Avec Sweet Synergy
Suite, qui date de 2015, on sent toute la légèreté de cette époque,
presque
heureuse, qui contraste avec la pesanteur actuelle. On ouvre sur un
thème
afro-cubain («Sweet Energy»), où Terell Stafford répond au leader que
Jeb Patton
accompagne par ses accents latins, avec sa musicalité habituelle.
«Delight» est
une composition où Charles McPherson donne une idée de l’étendue de son
talent dans le registre bebop dont il est un maître (il a aussi
accompagné
Barry Harris). Terell Stafford est tout terrain et l’accompagne sans
laisser sa
part au chat. «Marionette» confirme cette complicité, et Charles
McPherson s’y montre virtuose et véhément dans
l’expression, nous rappelant Charles McPherson chez Charles Mingus, donc
aucune copie, que du grand, du beau et du toujours nouveau, pour
l’éternité. Ce thème a déjà été enregistré par le saxophoniste en 1995.
Jeb
Patton y est bon, et Billy Drummond prend un petit chorus tout en
nuances. Avec «Song of the Sphynx», on change de décor et de gamme
(orientale). Le chorus de sax est un délice rythmique, et Jeb Patton
apporte
dans le sien une ampleur orchestrale avant la contrebasse du bon David
Wong. Le final de la suite –et de ce disque– propose un retour à
un climat plus afro-cubain avec de belles interventions de Charles, de
Terell,
de Jeb, et toujours le jeu de caisse claire ou de cymbales de Billy
Drummond
précis et musical.Un véritable all stars au service des œuvres de
Charles McPherson, brillant instumentiste, compositeur inspiré, un des grands artistes
de l’histoire du jazz: que demander de plus? Peut-être une réécoute
de l’indispensable «Reflection on an Election», c’est tellement splendide!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Carl Schlosser / Alain Jean-Marie
We'll Be Together Again
Chelsea Bridge/U.M.M.G., Isfahan, We’ll Be Together Again*,
Rain Check, Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith, Little Sheri, Goodbye Pork
Pie Hat, Are You Real?, I Remember Clifford, I’ll Remember April*, That’s
All
Carl Schlosser (fl, afl, bfl, picfl), Alain Jean-Marie (p)
Enregistré en 2002, Chérisy (28) et en 2003, Vernouillet
(78)*
Durée: 48’ 10’’
Camille Productions MS112020 (camille-productions.com/Socadisc)
Du 20 ans
d'âge! Une nouvelle fois, Michel Stochitch, en producteur et
amateur de jazz avisé, met à disposition du public un enregistrement de
qualité resté plusieurs années dans un tiroir; c’était déjà le cas en
2018 de l’album Wash de Philippe
Milanta, lequel a d’ailleurs suggéré à Carl Schlosser de soumettre
au fondateur de Camille Productions ces bandes inédites de presque deux décennies. Le jazz et l'art se bonifient avec le temps…
Né à Paris le 3 décembre 1963, Carl
Schlosser a étudié la flûte traversière pendant une dizaine d’années au Conservatoire
de Créteil avant d’intégrer, à l’âge de 15 ans, l’IACP. Il se met alors
également, en autodidacte, au saxophone qui deviendra son instrument principal.
Il rejoint par la suite le Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva (b),
puis le groupe Quoi de Neuf Docteur? que le ténor quitte pour
des partenaires plus en phase avec son attachement à la tradition, au swing et
au blues qui imprègnent son expression: d’abord Jane X (voc) et Fabrice Eulry
(p) avec lesquels il fonde le X Trio, puis Claude Bolling dont il intègre le
big band en 1989. On le retrouve alors dans les orchestres de Gérard
Badini et de Michel Legrand. Parallèlement sideman auprès de Wild Bill Davis
(p), Alvin Queen (dm), Spanky Wilson (voc) ou encore Dany Doriz (vib), Carl
Schlosser dirige aussi ses propres formations et enregistre un premier disque
sous son nom en 1991, au Petit Journal Montparnasse, Back to Live.
En 1995, il abandonne subitement la scène
jazz et Paris pour des compagnies de théâtre et de cirque itinérantes,
comme il le
raconte dans le livret. Installé en Charente-Maritime à partir de 2001,
il renoue
avec le jazz et reprend contact avec Alain Jean-Marie, rencontré au
Petit
Opportun à la fin des années 1980, avec lequel l’osmose avait été
immédiate. En 2002, Carl Schlosser et Alain Jean-Marie entrent en studio
avec une simple
liste de morceaux et «quelques idées d’arrangements»: un enregistrement
réalisé
pour le plaisir de l’échange, sans perspectives précises de
commercialisation. Un
concert donné à Vernouillet (78) l'année suivante complète pour deux
titres cet album
qui aura tant attendu avant d’être dévoilé. Entre temps, le truculent
ténor, se
situant dans la filiation d’Illinois Jacquet, a repris toute sa place
sur la
scène jazz, que ce soit aux côtés de Rhoda Scott ou en collectif, associé à son alter ego Philippe Chagne, comme avec le Duke Orchestra de Laurent
Mignard. Il a également monté son propre studio en Vendée, mettant ses talents d’ingénieur
du son au service de ses amis musiciens: Stan Laferrière,
Philippe Duchemin et bien d’autres. Une partie de la post-production de cet album y a été réalisée.
Cette
conversation en duo, qu’il nous est enfin
donné d’écouter, ravissante de spontanéité, passionnante par
l'interaction inventive du flûtiste et du pianiste («Ispahan» est une
merveille!), révèle
une facette plus intimiste de l’excellent Carl Schlosser. C'est une
grande idée d'avoir consacré un album entier à un duo flûte-piano. Carl
Schlosser y joue de toutes les flûtes. Le choix des thèmes, tous
magnifiques, soulignent l’étendue de son
registre et de sa culture jazz qui vont de Duke Ellington à Roland Kirk
(l’une de ses principales
références, comme
il le confiait à Jazz Hot en 1992), en passant par Benny Golson,
Charles Mingus et les standards. Après une ouverture onirique sur «Chelsea Bridge» (Billy
Strayhorn), le dialogue s’engage avec Alain Jean-Marie. Le pianiste, dont on connaît les grandes qualités (cf. Jazz Hot n°681),
reste le grand accompagnateur qu'on sait, mais plus, dans le duo intime,
il est simplement un grand artiste qui distille à propos ses éclats
sonores et sa poésie («We’ll Be Together Again»).
La rêverie se
poursuit dans l’univers Ellington-Strayhorn avec «Isfahan», tandis que
sur «Rain Check»
Alain Jean-Marie imprime des rythmes aux saveurs caribéennes et que Carl
Schlosser fait l'oiseau des îles, univers encore évoqué sur «I’ll
Remember April». Quand Carl Schlosser convoque le
blues sur le «Goodbye Pork Pie Hat» de Charles Mingus, c'est un blues
aérien où les accords savants et modernistes d'Alain Jean-Marie
apportent un climat d'une originalité rare, s'appropriant totalement un
thème qui appartient tellement à son auteur. «Are You Real?» de Benny
Golson jouit du même traitement original, conçu comme une petite (2’)
introduction joueuse contrastant avec l’émouvant «I Remember Clifford»
du même auteur qui suit, où le lyrisme de Carl Schlosser se marie
parfaitement avec les accords incisifs du pianiste. La sublime
ballade de Roland Kirk, «Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith», dont
les deux
interprètes livrent une version particulièrement émouvante, sensible,
est l’un des grands moments de cet album d’une totale poésie et
qui sera pour beaucoup l’occasion de découvrir un flûtiste de jazz de
premier plan dont le jeu subtil évoque, par la pureté du son, The Golden Flute ou le «Yesterdays» de Yusef Lateef de 1972 (avec Kenny Barron, Bob Cunningham, Al Heath). We’ll Be Together Again est peut-être une promesse de Gascon pour un prochain live, cette rencontre a déjà 20 ans d'âge, mais c'est une belle inspiration de Camille Productions, il aurait été dommage de priver plus longtemps les amateurs d'un si bel enregistrement!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Joe Farnsworth
Time to Swing
The Good Shepherd, Hesitation, Darn That Dream, Down by the
Riverside, One for Jimmy Cobb, Lemuria, Prelude to a Kiss, Monk's Dream, The
Star-Crossed Lovers, Time Was
Joe Farnsworth (dm), Wynton Marsalis (tp), Kenny Barron (p),
Peter Washington (b)
Enregistré le 17 décembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 01’ 42”
Smoke Sessions Records 2006 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
On connaît Joe Farnsworth, cet excellent batteur qui anime un
incroyable nombre de disques et de concerts, à New York et en tournée, en
Europe en particulier, au sein de all stars plus brillants les uns que les
autres. Il fait aujourd’hui partie des meilleurs spécialistes sur son
instrument, des meilleures sections rythmiques de ce jazz qu’on qualifie
souvent de hard bop en raison de l’énergie qu’il dégage. Il est rare de le voir en tête d’affiche, car il est l’un
de ces artistes essentiels, comme Peter Washington qui l’accompagne ici, qui
construisent jour après jour le meilleur du jazz en sidemen. Joe Farnsworth,
nous l’avons découvert auprès d’Eric Alexander en tournée européenne, avec qui
il a enregistré une vingtaine d’albums. Sur disques et en tournée, il a aussi
secondé le regretté Harold Mabern, son professeur, ce qui n’est pas
surprenant quand on sait les liens qui relient Harold et Eric. On l’a vu
également aux côtés de Steve Davis, Benny Golson, Mike leDonne, Cecil Payne,
Cedar Walton, Junior Cook, et les labels familiers du batteur se nomment
HighNote, Smoke Sessions Records, Criss Cross, Milestone, Smalls Live, Delmark…
des labels qui ont mis le jazz de culture au centre de leur politique
éditoriale. Autant dire que le titre choisi ici, Time to Swing, est une évidence que renforce l’écoute.
Pour expliquer cet enracinement et cette excellence dans le
jazz de Joe Farnsworth, né en 1968, il faut aussi parler de son père qui
dirigea un orchestre et de son frère qui fit partie de l’orchestre de Ray
Charles. Joe a étudié avec Harold Mabern, Art Taylor et Alan Dawson au William
Patterson College (New Jersey, 1990) et a très vite accompagné des musiciens de
haut niveau comme Jon Faddis, Jon Hendricks, Annie Ross, George Coleman, Cecil
Payne, Benny Green, avant d’intégrer le groupe survolté One for All, avec Eric
Alexander, Steve Davis, David Halzetine, Jim Rotondi et, à la basse, Peter Washington, John Weber ou
David Williams selon le moment. Il est aussi sideman du légendaire Pharoah
Sanders.
Il en est à son quatrième enregistrement personnel en leader
depuis 1999 et le Beautiful Friendshipchez Criss Cross, relative faiblesse de production conforme à la carrière de tous les
grands batteurs du jazz, à quelques exceptions près (Max Roach et Art Blakey
par exemple). Pour cet enregistrement, en dehors de Peter Washington qu’il
côtoie depuis de nombreuses années, il s’est fait le plaisir (nous n’en
doutons pas) d’inviter deux de ses mentors, Kenny Barron et Wynton Marsalis,
artistes à qui Joe voue une admiration sans borne. Il a sagement construit le répertoire autour de ses invités
de marque: Wynton, présent sur les quatre premiers thèmes, apporte une
brillante composition («Hesitation»), se frotte à un original de Joe Farsworth
(«The Good Shepherd»), un standard («Darn That Dream») et un spiritual; Kenny
Barron, présent sur tous les thèmes, apporte son intense «Lemuria» (un sommet
énergétique du disque avec le «Hesitation» de Wynton) et explore deux thèmes de
Duke Ellington avec son lyrisme et sa touche latine, un de Thelonious Monk,
pour finir sur un standard «Time Was» des plus réussis.Inutile de dire que ça swingue, que c’est de la musique
aboutie proche de la perfection, et que le batteur y fait étalage de ses
qualités habituelles de sideman (puissance du soutien qui n’empêche pas une
musicalité certaine, une souplesse même aux baguettes et une qualité d’écoute
appréciable) sans oublier de nous régaler de grands chorus («Lemuria» et
«Hesitation»): du jazz de culture par un batteur qui n’oublie jamais la
musique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Delfeayo Marsalis Uptown Jazz Orchestra
Jazz Party
Jazz
Party+, Blackbird Special, 7th Ward Boogaloo**, Raid on the Mingus House
Party*, Mboya's Midnight Cocktail**, So New Orleans, Dr. Hardgroove°**, Let Your
Mind Be Free, Irish Whiskey Blues, Caribbean Second Line**, Mboya's Midnight
Cocktail (instrumental)**
Delfeayo
Marsalis (tb, lead), Scott "Frockus" Frock, Andrew "Tiger" Baham, Brice "Doc"
Miller, John "Governor" Gray, Michael "Cow-Tippin" Christie (tp), Terrance
Taplin, Christopher Butcher, T.J. Norris (tb), Gregory Agid (cl), Khari Allen
Lee (as, ss), Amari Ansari (as), Scott Johnson (as, ts), Roderick Paulin (ts,
ss), Trevarri Huff-Boone (ts, bs), Roger Lewis (bs), Ryan Hanseler* ou Kyle
Roussel (p), Detroit Brooks (g)+, David Pulphus (b), Willie Green* ou Raymond
Weber° ou Joseph Dyson, Jr. (dm), Alexey Marti** (perc, cga), Tonya Boyd-Cannon,
Karen Livers, Dr. Brice Miller (voc)
Enregistré
les 26 février et 20-22 mai 2019, New Orleans, LA
Durée:
57' 38''
Troubadour
Jass Records 083119 (dmarsalis.com)
Saluons d'abord dans cet enregistrement le regretté batteur,
Raymond Weber, décédé en septembre 2020 après plus de quarante-six ans
d'activité à New
Orleans avec Henry Butler, Harry Connick Jr., Dr. John, Dirty Dozen,
Chermaine
Neville, etc. C'est bien sûr à Ascona, et ce n'est pas un hasard sur
notre
continent, que j'ai eu l'occasion de découvrir en live certains de ces jeunes Néo-Orléanais (Andrew Baham, Terrance
Taplin, Gregory Agid, Roderick Paulin, Kyle Roussel, Alexey Marti) ou moins
jeunes (Detroit Brooks), tous très doués. On sait que Delfeayo Marsalis a passé
des mercredis soirs à le tête du Uptown Jazz Orchestra en résidence au Snug
Harbor, à New Orleans. Ce disque est sorti le 7 février 2020 et c'est depuis
2016, le septième de Delfeayo Marsalis en tant que leader.
Tonya
Boyd-Cannon est avec Detroit Brooks, la vedette de «Jazz Party», très
bluesy
sur un tempo médium qui balance bien (sobriété de Joseph Dyson). Il y a
de bons
riffs et un solo solide et sobre de Delfeayo Marsalis. Tout cela est
dans la
meilleure tradition. Comme tout gumbo louisianais qui se respecte, on
passe
sans transition au baryton de Roger Lewis auteur de ce «Blackbird
Special» qui
sent la parade et le funk comme l'ont fait vivre le Dirty Dozen Brass
Band dont
il fut cofondateur. C'est juste encore plus massif étant donné
l'effectif de ce
vigoureux UJO (belle mise en place rythmique). Le jeune Dyson semble
plus à
l'aise dans le funk. Roger Lewis prend un solo décapant, suivi par une
prestation plus sage du leader (bon détaché des notes): très festif.
Autre
climat avec «7th Ward Boogaloo»: du big band swing puis un solo de
trombone de
Delfeayo Marsalis dont les quatre notes répétées ne sont pas sans
évoquer «St. Louis Blues». S'y mêlent ensuite en collective une
clarinette (Agid) et une
trompette (Baham?), puis tout l'orchestre. Excellent solo de sax ténor
de
Roderick Paulin avant celui de Delfeayo Marsalis lancé par un bon break
(sa
sonorité évoque J.J. Johnson). Dès les premières notes de «Raid on the
Mingus
House Party», on pense en effet aux orchestrations denses de Charlie
Mingus avec
ses effets jungle qu'il prit
au Duke.
D'ailleurs le solo de Gregory Agid nous ramène aussi à Jimmy Hamilton et
à
Duke, tandis que les sax ténor lorgnent plutôt vers Booker Ervin, une
façon de
retourner chez Mingus (Khari Lee et Scott Johnson). Solo modal de Ryan
Hanseler
sur le drumming sec de Willie Green, histoire d'ajouter à la sauce un
soupçon
coltranien avant une coda en folie. L'ambiance du Snug Harbor nous est
proposée dans le langoureux «Mboya's Midnight Cocktail» avec récitatif
(Karen Livers).
Mboya Marsalis est le frère autiste de Delfeayo. L'orchestre porte
l'empreinte
de Duke ou de Wynton Marsalis dans sa veine ellingtonienne. Le baryton
de Roger
Lewis est omniprésent dans le funky «So New Orleans» raconté par Brice
Miller
avec de courts contre-chants d'abord Andrew Baham (tp), Gregory Agid
(cl),
Delfeayo Marsalis (tb), puis d'autres. «Dr. Hardgroove» fondé sur des
riffs est
un hommage au côté funk de Roy Hargrove. Le drumming de Raymond Weber
est
parfait pour le funk et s'articule bien avec les percussions d'Alexey
Marti.
Bons solos d'alto (Khari Lee) et trompette (Andrew Baham) dignes du RH
Factor.
L'orchestration est efficace et le baryton donne du poids. Delfeayo
Marsalis
amène par un motif simple «Let Your Mind Be Free», autre épisode funk en
référence au fameux brass band local, les Soul Rebels. Il y a un «band
vocal»
bien venu. C'est l'occasion donnée à une suite de solos: lyrique
(Roderick
Paulin, ts), musclé (T.J. Norris, tp), avec aigus (Scott Frock, tp,
petite
embouchure d'où un petit son). On retourne à une formulation rythmique
ternaire
spécifiquement jazz, c'est à dire avec swing, dans le «Irish Whiskey
Blues» de
Scott Johnson qui est l'auteur du solo véhément de sax ténor. Bonne
occasion de
percevoir ce qui sépare le funk et le jazz. Retour au monde du brass
band funky
avec «Caribbean Second Line» de James Andrews dans lequel Alexey Marti
peut
donner un maximum. C'est une musique joyeuse à base de riffs. On y
entend une
bonne alternative de sax alto (Khari Lee et Amari Ansari), puis une
alternative à trois
trombones (Terrance Taplin, T.J. Norris, Christopher Butcher). L'album
se
conclut par le lancinant «Mboya's Midnight Cocktail», sans récitatif,
typiquement ternaire (swing) avec un traitement du son faisant appel aux
inflexions, wa-wa, growl, bref à la définition même du jazz. On pense à
Duke
Ellington et Wynton Marsalis.
L'album
est dans sa globalité très plaisant. Comme l'écrit Delfeayo Marsalis dans le
livret: «Today, there is a great range of
music categorized as Jazz, all of which contains improvisation, but not
necessarily swing and/or blues
expression (aujourd'hui, il y a une grande variété de musique classée dans la
catégorie Jazz, toutes contiennent de l'improvisation, mais pas nécessairement
le swing et/ou l'expressivité
blues)». Il ajoute: «The term improvised music is less sexy and
does not have the same pedigree as Jazz,
yet it is perhaps a more accurate description for those musings not steeped in
swing, blues, funk, gospel or any direct branch of these authentic American
dance styles (le terme musique
improvisée est moins sexy et n'a pas le même pédigrée que le jazz, mais c'est peut-être une
description plus précise de ces ambitions qui ne sont pas imprégnées de swing,
de blues, de funk, de gospel ou de toute branche directe de ces styles de danse
américains authentiques)». La distinction entre jazz et «musiques
improvisées» est la moindre des choses dans la gabegie actuelle. Mais
Delfeayo Marsalis met aussi le doigt sur une nuance. Soit, pour la communauté
néo-orléanaise en tout cas, des musiques sont une parce que nées
d'une même culture. Soit, musicologiquement, une culture a donné naissance à
des musiques liées entre-elles mais qui ont une autonomie historique et
technique, auquel cas jazz et funk ne font pas un. On remarque que Delfeayo
Marsalis ne nomme pas le ragtime dans sa liste (un art mort?). Ici, c'est le
traitement des sons ancrés dans la tradition louisianaise du blues et du gospel
qui relie les ingrédients de ce gumbo musical. Rythmiquement, Delfeayo Marsalis
a privilégié le funk sur le swing. Cet album est d'ailleurs pédagogique, car il
doit permettre de sentir à son écoute que tout ce qui est rythmique n'est pas
forcement swing. C'est une position esthétique qu'il justifie ainsi: «Jazz performance should always incorporate
elements unique to its generation that reflect a contemporary worldview (la
prestation jazz devrait toujours intégrer des éléments propres à sa génération
qui reflètent une vision contemporaine du monde).» Et indiscutablement
depuis la fin des années 1960, avec le Dirty Dozen, le ReBirth, les Soul Rebels
et autres formations de parade, New Orleans bouge, danse et vit surtout au
rythme funk.
C'est donc un très bon
disque de funk louisianais avec une participation du swing.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Eddie Henderson
Shuffle and Deal
Shuffle and Deal, Flight Path, Over the Rainbow, By Any
Means, Cook's Bay, It Might as Well Be Spring, Boom, God Bless the Child,
Burnin', Smile
Eddie Henderson (tp), Donald Harrison (as), Kenny Barron
(p), Gerald Cannon (b), Mike Clark (dm)
Enregistré le 5 décembre 2019, New York, NY
Durée: 58’ 57”
Smoke Sessions Records 2005 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Du jazz straight ahead,
direct et sans concession, c’est ce qu’il y a de mieux dans cette période de
néant pour retrouver des fondamentaux qui nous rappellent qu’il y a peu, encore
le 5 décembre 2019, un all stars du jazz d’un niveau exceptionnel comme celui
d’Eddie Henderson pouvait librement créer une musique libre et enracinée et,
bien entendu, se produire sur scène devant un public libre de préférer, très
rationnellement, ce message artistique du Dr. Eddie Henderson à celui
d’aujourd’hui, quotidien et obsessionnel, des Dr. Mabuse et Knock de la planète
et des pouvoirs qui les instrumentalisent. Rappelons qu’Eddie Henderson qui
faisait la couverture de Jazz Hot n°678 est docteur en psychiatrie,
une spécialité plus utile que les vaccins dans le monde que nous vivons. Quand on réunit Eddie Henderson, Donald Harrison, Kenny
Barron, Gerald Cannon et Mike Clark, difficile d’être déçu par le résultat.
Eddie Henderson est un habitué de ces quintets all stars, en particulier pour
ce même label: nous avions chroniqué son Collective
Portrait (2014) avec Gary Bartz, George Cables, Doug Weiss et Carl Allen (Jazz Hot n°678).
En 2017, il avait réitéré, toujours pour Smoke Sessions
Records, avec Be Cool, un premier
volume en quelque sorte de ce Shuffle and
Deal, réunissant sensiblement la même formation, Essiet Essiet remplaçant
en 2017 Gerald Cannon (b). Nous n’avons pas reçu ce disque et donc pas chroniqué,
on le regrette; les disques de ce niveau sont rares. Les extraits qu’on a pu en
voir et écouter sur internet, proposent une musique exceptionnelle dans le même
esprit. Constance, esprit, imagination, expression, blues, maturité,
tout concourt à faire de ces enregistrements les dignes héritiers des
productions Pablo de Norman Granz des années 1970-80: le jazz de culture. Il y a en effet une forme de
liberté, sans doute aussi permise par les responsables de ce label, pour nous
donner à écouter Eddie Henderson, Donald Harrison et Kenny Barron aussi naturels dans
une heure de splendide musique jazz, de ce jazz de culture qui n’a pas besoin
de justifier le blues, le swing dont il est pétri, d’une beauté profonde et
éternelle.
Le répertoire alterne l’original d’Eddie Henderson en
ouverture qui donne le titre de l’album, un vrai shuffle emballant pour lancer
cette heure de musique, cette respiration «ferroviaire» du swing que Mingus et
Blakey parmi d’autres ont employée avec maestria. Eddie Henderson nous régale
sur le tempo fermement assuré par l’excellent Mike Clark. Le brillant Kenny Barron (cf. Jazz Hot n°575)
apporte deux belles compositions : «Flight Path», tendue et au drive incandescent, avec de savoureux chorus d’Eddie, de Donald et Kenny, et «Cook’s Bay» à la pulsation latine,
comme il en a l’habitude, léger comme le souffle du zéphyr. Que dire encore de
Kenny Barron dont chaque note est investie de toute sa conviction et de son
engagement musical. Donald Harrison (cf. Jazz Hot n°644)
propose «Burnin’» où il se lance dans un chorus aérien et enflammé, un autre
grand moment de ce disque, d’autant que Kenny Barron et Eddie Henderson
attisent le feu avec des chorus intenses. Il y a deux compositions de la famille Henderson: de la fille, Cava
Menzies, qui prolonge dans sa vie multi-artististique l’excellence
familiale depuis les parents d’Eddie et d’Eddie lui-même; de son épouse,
Natsuko,
qui contribue régulièrement en compositrice aux disques de son
trompettiste
préféré. Il y a le «God Bless the Child» de Billie Holiday, autre
grand moment d’émotion, où la sonorité avec fêlure du son d’Eddie Henderson, et
ses petits doublements de tempo, alternent avec les réponses parkériennes de
Donald Harrison. La section rythmique avec un Gerald Clayton toujours aussi
essentiel, précis et efficace, offre à Kenny Barron son moment avant que Donald
Harrison revienne plus grave (son) pour une seconde intervention, la conclusion
revenant au leader, qui exploite tous les ressorts de l’expression pour
accentuer la couleur blues. Il y a encore trois standards, la matière éternelle du jazz
quand on a la chance d’avoir des artistes aussi extraordinaires que Kenny,
Donald et Eddie pour les régénérer: Le «Smile» (Chaplin) terminal est à pleurer
d’émotion, avec une manière-sonorité très cirque, claironnante juste ce qu’il
faut, sans perdre le grain de son d’Eddie Henderson, d’une grande poésie, pour
évoquer l’auteur qui aimait tant les clowns, et grâce à un splendide décalage harmonique de Kenny Barron, plus
génial que jamais dans le dialogue/duo.
Vous l’avez compris, tant qu’il y aura des artistes
d’une telle hauteur, tant qu’il y aura du jazz de cette urgence et tant qu'il y aura des
hommes pour paraphraser le titre du film –sous entendu du courage– rien n’est
totalement perdu…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Georgia Mancio / Alan Broadbent
Quiet Is the Star
I Can See You Passing By, When You’re Gone From Me, Let Me
Whisper to You Heart, Tell The River, All My Life, If I Think of You, Night
After Night, If My Heart Should Love Again, Quiet Is the Star
Georgia Mancio (voc), Alan Broadbent (p)
Enregistré en 2019 et 2020, Londres
Durée: 40’ 10’’
Roomspin Records 2020 (georgiamancio.com)
Après Songook (2015-16, Roomspin Records), c’est le
second album de la chanteuse et productrice britannique Georgia Mancio et du
pianiste, compositeur et arrangeur néo-zélandais Alan Broadbent. Originaire de Londres, avec
des parents venus d’Italie, Georgia Mancio étudie la flûte dans ses jeunes années, mais l’enseignement
académique ne lui convient guère, d’autant qu’elle veut avant tout chanter. Ces
grands-parents paternels, tous deux pianistes classiques, lui conseillent cependant
d’attendre que sa voix arrive à maturité. Georgia ne commence ainsi à chanter
qu’à partir de 19 ans, inspirée par Betty Carter, Anita O’Day, Lambert,
Hendrick & Ross, Louis Armstrong ou encore Carmen McRae. Après seulement
cinq semaines, elle abandonne l’université, voyage, puis devient serveuse au
Ronnie Scott qui devient son école du jazz et du chant. Elle prend le temps
ainsi d’apprendre le «métier» et de recueillir l’expérience des musiciens de passage.
Georgia devient professionnelle à 28 ans, en 2000. Trois ans plus tard, elle se
produit avec Bobby McFerrin au London Jazz Festival et sort son premier album, Peaceful Place, sur son label Roomspin Records.
En 2006, elle effectue une tournée en Belgique avec Sheila Jordan et David
Linx. Six autres disques suivront entre 2007 et 2019, notamment en
collaboration avec ses compatriotes Nigel Price (g) et Kate Williams (p). Pleine
de ressources, Georgia Mancio a même lancé son propre festival en 2010,
ReVoice, qui se tient au Pizza Express de Londres où elle a déjà accueilli Gregory
Porter, Karin Krog, Kevin Mahogany et Tina May.
Né
en 1947 à Auckland, Alan Broadbent est un
musicien capé, à la tête d’une discographie éloquante (plus d'une
centaine de collaborations en sideman) qui témoigne de multiples
et prestigieuses collaborations, fruit d’un parcours commencé à 19 ans,
quand, à la
faveur d’une bourse, il part étudier au Berklee College of Music de
Boston,
MA. Trois ans plus tard, il rejoint l’orchestre de Woody Herman
(1913-1987)
comme pianiste et arrangeur. En 1972, il s’installe à Los Angeles où il
travaille
avec Irene Kral (voc, 1932-1978), de même qu’avec les compositeurs
Nelson
Riddle (1921-1985), David Rose (1910-1990) et Johnny Mandel (1925-2020).
Par la
suite, il entame une série de collaborations suivies avec Charlie Haden
(1937-2014), Natalie Cole (1950-2015), Scott Hamilton et Diana Krall
dont il est l’actuel directeur musical, sans compter les nombreux
enregistrements en sideman avec, entre autres, Shirley Horn, Charles
McPherson,
Toots Thielamans, Lee Konitz, Diane Schuur, Sheila Jordan, etc. La liste
est
longue et s’étend au-delà du jazz. Quant à son activité en leader,
immortalisée par une
bonne trentaine de disques depuis 1980, elle est des plus consistantes
en solo, duo, trio, plus rarement en quartet et également des
enregistrements avec le NDR Big Band et le London Metropolitan Orchestra
dans les années 2010.
C’est en 2012 que Georgia Mancio prend contact avec Alan
Broadbent dont elle admire le travail avec Irene Kral. Après quelques concerts
en duo, la chanteuse propose d’écrire des paroles sur l’un de ses
thèmes, «The Last Goodbye», qui constituera la première pièce de l’album Songbook exclusivement constitué
d’originaux mis en paroles par Georgia Mancio. Quiet Is the Star est le prolongement de cette première expérience qui, cette fois, se
passe de soutien rythmique. Un duo piano-voix donc, ce qui
accentue encore la dimension intimiste de la rencontre. L’échange est
sobre et
raffiné. Aucune minauderie à déplorer du côté de Georgia dont la belle
voix
claire s’exprime dans l’esprit du jazz. L’osmose avec le beau
jeu perlé d’Alan Broadbent, teinté parfois de jolies nuances de blues
(«When
You’re Gone From Me») est remarquable. L’autre atout de cet album est la
qualité des compositions qu’on pourrait penser tirées de l’American Songbook. «If My Heart
Should Love Again» mériterait tout particulièrement d’intégrer le grand
répertoire du jazz. A ce propos, 33 chansons signées du duo ont fait l’objet
d’une édition publiée en même temps que le disque, proposant partitions et
paroles. L’auteur de la musique, Alan Broadbent, va fêter ses 74 ans le 23
avril 2021, profitons de cette chronique pour lui souhaiter un bon anniversaire, de longues
et belles années d’ouvrage de la même eau que cet enregistrement.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Eric Reed
For Such a Time as This
Paradox Peace, Western Rebellion*, Thelonigus*, Stella by
Starlight, It's You or No One, Walltz*, Bebophobia*, Come Sunday, We Shall
Overcome, Make Me Better°, The Break, Hymn of Faith
Eric Reed (p), Chris Lewis (ts, ss)*, Alex Boneham (b),
Kevin Kanner (dm), Henry Jackson (voc)°
Enregistré les 29-30 juin 2020, Glendale, CA
Durée: 56’ 08”
Smoke Sessions Records 2008 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Eric Reed fêtait ses 50 ans avec cet enregistrement, puisqu’il
est né le 21 juin 1970. Le titre (Pour un
temps comme celui-là) indique qu’il n’y a pas la légèreté d’un
anniversaire dans ce disque. Eric est un enfant de Philadelphie, un de
plus, ville qui a payé un lourd tribut en 2020. Fils de prêcheur, il exerça son
talent de pianiste dans le cadre de l’église paternelle dès l’âge de 5 ans, on
ne s’étonne donc pas de le retrouver ici, sur un thème, en compagnie d’Henry
Jackson, l’un des chanteurs de gospel qui a bercé sa jeunesse, pour commémorer
cette année difficile pour le jazz par un «Make Me Better» qui ressemble à une
prière, ce qu’il explique dans le livret. Inutile de dire qu’Eric Reed excelle
dans ce registre expressif avec lequel il est né. Le «Come Sunday» comme le «We
Shall Overcome» et l’«Hymn of Faith» qui est plus un vœu pieu qu’une réalité,
sont de la même veine… Eric Reed est dans son élément, il possède tous les codes
de cette expression à caractère religieux à la manière afro-américaine.
Sa «Walltz» dédiée à Wallace Roney, un des enfants de
Philadelphie décédé en 2020, confirme une partie de l’esprit qui anime cet
enregistrement. «Paradox Peace» qui ouvre le disque est aussi de cette veine
très réflexive sur ce temps, comme le traitement de «Stella by
Starlight» en piano solo.
C’est aussi un enregistrement (l’autre face) loin du Smoke
et de New York, à Glendale en Californie où il s’est fixé qu’Eric Reed propose
en compagnie de son trio local avec de jeunes musiciens, un bassiste originaire
de Sydney en Australie, Alex Boneham, et un batteur local, Kevin Kanner, qui a
déjà une carrière bien remplie (Bill Holman, Bud Shank, The Clayton Brothers,
John Pizzarelli…). Dans cette partie du disque, on retrouve Eric Reed, pianiste
de jazz pour une série de thèmes bien enlevés comme «Western Rebellion»,
«Thelonigus» dédié à Monk et Mingus, «The Break», «Bebophobia». Notons
également la présence de Chris Lewis au saxophone, un autre transfuge de la
Côte Est, un beau son au ténor et au soprano.
C’est donc un
album tiraillé entre deux climats, où
tout est bien exprimé, mais qui manque quelque peu de cohérence a moins
qu'Eric Reed ait voulu opposer ces deux atmosphères. C'est peut-être une
impression personnelle, mais on a un peu de mal à rentrer dans le monde
du pianiste en
passant d’une à l’autre.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Stochelo Rosenberg & Jermaine Landsberger
Gypsy Today
September Song, Made for
Isaac, Double Jeu, Double Scotch, Ballade pour Didier°+, Gypsy Today°+, Memories
of Bridget°, Anouman°, Poinciana, The Bebop Gypsy*°+, Seresta
Stochelo Rosenberg (g), Jermaine Landsberger (p, arr), Scheneman Krause (g*),
Joël Locher° ou Darryl Hall (b), Sebastiaan de Krom° ou André Ceccarelli
(dm), Didier Lockwood (vln)+
Enregistré en été
2015, Fürth, Allemagne et le 21 janvier 2020, Meudon (78)
Durée: 47'30''
GLM EC 588-2 (glm.de)
Ah, Stochelo Rosenberg!
C'est la bouée de sauvetage du chroniqueur de jazz désespérément perdu et
fatigué dans les manifestations touristiques de masse prétendues jazz du XXIe siècle! Le seul énoncé de son nom rassure car le swing sera au rendez-vous et
avec quelle virtuosité à la clé! Stochelo cherche à justifier son projet, Gypsy
Today (gitan aujourd'hui) en précisant dans ses notes: «I am not a modern Jazz guitarist, I grew up with the Reinhardt school
and with this particular project, I still think more in the spirit of the late
Django in 1953 (je ne suis pas un guitariste de jazz moderne, j'ai grandi dans
l'école Reinhardt et je pense, dans ce projet particulier, être plus encore
dans l'esprit du regretté Django de 1953)». Issu d'une famille sinté, communément
appelée en France «manouche», Jean «Django» Reinhardt (1910-1953) est le
fondateur de la première variante du jazz. En effet, nous savons depuis 1934
que la façon de jouer jazz est la réunion du facteur mieux-disant rythmique, le
swing, avec un facteur expressif hot issu des voix du blues. Et les
premiers spécialistes compétents ont eu une hésitation aux premières écoutes de
Django car il a substitué au second facteur, l'expressivité «manouche»
(exonymes: gitane, tzigane). Comme quoi le jazz n'évolue pas selon un seul
boulevard convenu des premiers grognements préhistoriques à l'atonalisme des
snobs du XXe siècle, mais en toile d'araignée autour du facteur swing. Dès lors
le genre Django n'est ni ancien, ni moderne, il est intemporel. Il a ses
principes, rythmique (swing) et expressif (tzigane), pour traiter n'importe
quel morceau musical avec la plus value de l'improvisation, non essentielle.
Ici les tremplins sont surtout signés Reinhardt, Rosenberg et Landsberger.
Culturellement, les protagonistes appartiennent à la communauté des Sinti, l'un
né en Hollande, Stochelo Rosenberg (1968), l'autre en Allemagne, Jermaine
Landsberger (1973). Jouant ensemble depuis cinq ans avant l'émergence de ce
projet, c'est Stochelo qui a souhaité y impliquer Didier Lockwood en 2015. Le
violoniste virtuose étant décédé le 18 février 2018, Stochelo et Jermaine ont
temporisé avant de le compléter en janvier 2020.
L'album commence par un
standard, «September Song» de Kurt Weill (1938), joué en tempo moins
lent que celui adopté par l'hyperexpressif hot, Sidney Bechet.
Lancé par
André Ceccarelli sur un tempo medium propice au swing, il est exposé
avec
sobriété par Stochelo, mais avec un vibrato en fin de phrase pour
marquer l'appartenance à la filière Django. C'est la seule vraie
référence à l'illustre
maître, ce qui a poussé Stochelo à se justifier. Son solo est virtuose,
puis
celui de Landsberger est dans le même esprit. Une alternative bien venue
entre
Darryl Hall et André Ceccarelli débouche ensuite sur la coda bien menée
par le
guitariste. Le thème «Made for Isaac» signé Stochelo Rosenberg est de
caractère
dansant. C'est très plaisant, un peu comme si Django s'inspirait de Wes
Montgomery (les passages en accords). Or, nous ne savons pas où le génie
de
Django serait allé, emporté qu'il fut, en pleine évolution expressive.
Par
ailleurs, des guitaristes américains de jazz ont incorporé une touche
Reinhardt
(Al Casey, etc.) et Christian Escoudé tout comme Babik et David
Reinhardt ont
américanisé leur tradition. Donc si Stochelo s'écarte du Django
documenté, il
ne trahit ni les Reinhardt ni le jazz puisqu'il swingue. Cette fusion-là
n'est
pas contre nature et a des antécédents. Wes veille encore sur Stochelo
dans
d'autres originaux signés Rosenberg («Double Jeu»…) ainsi que dans ces
remarquables versions d'«Anouman» de Django et de «Poinciana» de Nat
Simon
(1900-1979). Darryl Hall et André Ceccarelli impriment un feeling
rythmique
néo-orléanais (boogaloo) à «Double Scotch» de Reinhardt (bonnes
alternatives
guitare-piano, basse-drums). Les prestations de Didier Lockwood dans des
compositions de Landsberger, «Ballade pour Didier» (lyrique, fond de
synthétiseur pas gênant), «Gypsy Today» (bop sur tempo vif, bon swing!)
et «The
Bebop Gypsy» (exposé à l'unisson violon-guitare, bon swing!) sont bien
sûr de
beaux moments de musique. Dans son étourdissante intervention sur «Gypsy
Today»,
Stochelo vaut largement les Kenny Burrell, Grant Green et Wes
Montgomery, trois
artistes dont Hugues Panassié disait le plus grand bien. Joël Locher et
Sebastiaan de Krom y sont parfaits. Belle introduction evansienne de
Landsberger à «Memories of Bridget», superbe ballade exprimée avec une
musicalité inouïe par Stochelo. Nous apprécions la sobriété de Jermaine
Landsberger, si rare de nos jours chez les pianistes. Stochelo
Rosenberg, en
duo avec Landsberger, a un phrasé qui, judicieusement, danse dans
«Seresta» de
l'inimitable clarinettiste Paquito D'Rivera (interprété avec Dizzy en
1989 à
Londres).
Oui, ce disque nous montre un Stochelo Rosenberg sous un angle un peu
différent, plus «américain», mais c'est, comme toujours, l'œuvre d'un musicien
hors norme et d'un swingman. Stochelo Rosenberg brille à jamais dans les
étoiles de la guitare.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Ignasi Terraza / Randy Greer
Around the Christmas Tree
Christmas Time in Barcelona, No More Lockdown, All the Blues
You Brought to Me, The Secret of Christmas, Freshly Squeezed, Don't Let Your
Eyes Go Shopping for Your Heart, Fum, Fum, Fum, Waltzing Around the Christmas
Tree, Let It Snow, What Are You Doing New Year's Eve, Let's Make Everyday a
Christmas Day, Cole for Christmas, Be-Bop Santa Claus-Jingle Bells
Randy Greer (voc), Ignasi Terraza (p), Horacio Fumero (b),
Josep Traver (g), Esteve Pi (dm), Yonder de Jesús (perc), Andrea Motis (voc),
MG (voc)
Enregistré les 7 décembre 2019 et 10 août 2020, Barcelone (Espagne)
Durée: 41’ 22”
Swit Records 31 (www.switrecords.com)
La réunion de deux talents, Randy Greer et Ignasi Terraza,
qui font les belles nuits du jazz à Barcelone depuis de nombreuses années, est
un rayon de lune dans la grisaille de cette période de réclusion,
d’autant que le thème retenu, et enregistré en 2019 et 2020, porte sur Noël,
une permanence dans l’histoire du jazz, et que c’est un thème
qui appelle plutôt l’allégresse… Cela dit, les artistes ne sont pas de plomb,
et le deuxième thème intitulé «No More Lockdown», très dynamique, avec l’apport
d’Andrea Motis (voc), est clairement un hymne de protestation contre ce que
nous vivons depuis un an. L’autre originalité, c’est que sur cette thématique, Ignasi
a composé sept des treize titres, et ce ne sont pas les moins intéressants:
L’ouverture sur «Christmas Time in Barcelona» est très réussie. Nous avons déjà
parlé de «No More Lockdown», et le «All the Blues You Brought to Me» avec un
grand Randy Greer entre Nat King Cole et le Ray Charles des débuts, un petit
grain dans la voix, est un vrai plaisir.
C’est un autre plaisir de retrouver Randy Greer dans cette
configuration; sa complicité et sa compatibilité avec Ignasi Terraza sont
l’élément-clé de cet album. Le pianiste confirme à chaque
enregistrement son talent de soliste et d’accompagnateur, tant il est pénétré de son expression jazz. Ignasi est une
incarnation du jazz en Europe dans ce qu’il a de plus réussi. Ici avec son
habituel trio, augmenté de manière très intelligente par un bon guitariste,
Josep Traver, en référence à Nat King Cole, d’un percussionniste, Yonder de
Jesús, qui apportent plus de volume et de souplesse à la section rythmique,
Ignasi Terraza développe un contrepoint essentiel à la voix de Randy Greer (bonne diction). L’invitée Andrea Motis, présente sur deux thèmes, chante
très bien notamment sur le thème «Waltzing Around the Christmas Tree», une
composition d’Ignasi Terraza, qui n’aurait pas dépareillé à Broadway de la
grande époque.
Randy Greer se délecte (nous aussi) sur son interprétation
de l’inévitable «Let It Snow», qu’il réussit à personnaliser avec la complicité
d’Ignasi, dont le swing et le toucher font aussi merveille sur le standard de
Frank Loesser «What Are You Doing New Year's Eve» où Randy Greer, dans l’esprit
Nat King Cole, est au sommet de son art, et avec autant de talent vocal qu’un
Harry Connick. Il possède un splendide phrasé jazz, une sorte
de perfection sur les standards («Let's Make Everyday a Christmas Day»). Dans ce registre du jazz, l’apport de la guitare sur le plan rythmique,
comme
Count Basie et après lui Nat King Cole et Oscar Peterson l’ont remarqué,
est déterminant. Le percussionniste est un autre élément de ce
dynamisme rythmique. Le petersonien (en dépit du titre) «Cole for Christmas», une
composition sur tempo rapide d’Ignasi, est une belle récréation sans voix.
En conclusion, deux voix, féminine et masculine, non
identifiées par le livret (MG, mais on soupçonne que le M=Motis et G=Greer) sur les inusables
«Santa Claus/Jingle Bells» apportent une conclusion de bonne humeur dans un
moment qui en a vraiment besoin… Ignasi Terraza et Randy Greer sont peut-être
la seule manière sensée de croire encore au Père Noël toute l’année. Dans la
situation irréelle de 2020-2021, le Père Noël n’est certainement pas plus
surréaliste que les décisions de nos dirigeants politiques, et il est, sans doute aucun, moins nuisible.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Romane & Daniel-John Martin
Rendez-vous
Retour à Montmartre, La
Danse de Chopin, Another You, Rendez-vous, Cher Rocky, Martinique, Le Bandit
Manchot, Rue des Abbesses, For Didier, La Sausse, Wiz Kid, Quatuor Nuages*
(bonus track)
Daniel-John Martin
(vln), Romane, Julien Cattiaux (g), Michel Rosciglione (b) + String Quartet
(D.J. Martin, P. Tillemane, vln, J. Ladet, vla, J. Gratius, cello)*
Enregistré les 5-6 Mars
2018, Paris
Durée: 45'02''
Douze titres. Dix
compositions de Daniel-John Martin, une de Didier Lockwood et une de Django
Reinhardt. Force est de constater que la musique de Django et Stéphane
Grappelli a, en comparaison à d'autres approches du jazz, une incroyable
capacité à survivre. Dans les propositions de programme des festivals prétendus
de jazz en ce déstructurant XXIe siècle, nous sommes un certain nombre à y
reprendre vie grâce au concert dit «manouche». Au moins, c'est la garantie
d'une bouffée de swing. Nous retrouvons ici toutes les caractéristiques du
genre: swing («La Danse de Chopin»), élégance expressive grappellienne
(«Another You»). Ces compositions de Daniel-John Martin sont de bons tremplins
à l'évocation du tandem de légende, immortel. Ce n'est pas une question de
gènes. Le violoniste est «né en
Angleterre, vivant en France après avoir passé toute son enfance en Afrique» (dixit Jean-Michel
Proust). Il a tout simplement parfaitement assimilé une culture. On peut en
dire autant de Romane, alias
Patrick Leguidcoq, qui n'est pas gitan de naissance
mais dont on sait à quel degré il s'est approprié l'art de Django.
Martin a un
beau sens mélodique comme sa composition «Rendez-vous» le démontre.
C'est une
affaire de famille aussi. «Cher Rocky» est dédié à Rocky Gresset, «La
Sausse»
au bien regretté Patrick Saussois (beau thème mélancolique). Romane fait
chanter la guitare avec élégance et sensibilité, dans la jolie valse
«Rue des
Abbesses». L'appel-réponse entre Romane et, en pizzicato, Martin qui
siffle
aussi, y est bien venu. Il y a un côté Anton Karas dans l'excellent
début de
solo de Romane dans «Martinique» qui comme le titre l'indique est le
côté
soleil du cahier des charges de tout disque actuel de jazz. Ce thème
signé
Didier Lockwood est bien géré dans ce style par Daniel-John Martin. Les
2’32” de «For Didier» sont consacrées à un swing implacable. Très
marqués par Django,
«Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid» permettent à tous, et notamment à la
rythmique, de swinguer avec détermination. Les lignes de basse de Michel
Rosciglione
sortent bien, avec une belle sonorité ronde. Rosciglione prend des solos
bien
menés dans «Martinique», «Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid». La bonus track est
particulière puisque c'est un très bon arrangement de Daniel-John Martin conçu
en 2000 pour quatuor à cordes classique de la plus célèbre composition de
Django, «Nuages», sur laquelle Daniel-John et Romane amènent la touche jazz et
l'esprit Django-Grappelli. En résumé, un très bon disque que ne trahit pas ce
qu'il est censé célébrer.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Peter Leitch New Life Orchestra
New Life
CD1: Mood For Max, Portrait of Sylvia, Sorta-Kinda, Monk's
Circle, 'Round Midnight, Penumbra, Brilliant Blue-Twilight Blue, Fulton Street Suite
CD2: Exhilaration, Elevanses, Clifford Jordan, Ballad For Charles
Davis, The Minister's Son, Spring Is Here, Back Story, Tutwiler 2001, The Long Walk On
Peter Leitch (comp, arr, dir) New Life Orchestra: Duane
Eubanks (tp), Bill Mobley (tp, flh), Tim Harrison (fl), Steve Wilson (as, ss),
Dave Pietro (as, ss), Jed Levy (ts, fl, afl), Carl Maraghi (bar, bcl), Matt
Haviland (tb), Max Seigel (btb), Phil Robson (eg), Chad Coe (acg), Peter Zak
(p), Dennis James (b), Yoshi Waki (b), Joe Strasser (dm)
Enregistré les 17-18 janvier 2020, Mount Vernon, NY
Durée: 58’ 02” + 1h 05’ 17”
Jazz House 7006/7007 (www.peterleitch.com)
Peter Leitch est un guitariste d’origine canadienne, né en
1944 à Montréal, qui a déjà une longue et brillante carrière. Dans les années
1970, il a accompagné des musiciens américains de passage, surtout à Toronto,
comme Sadik Hakim (1973), Milt Jackson, Red Norvo, Al Grey et Jimmy Forrest
(1980), et les musiciens canadiens de talent comme Kenny Wheeler (1930-2014) ou
Oscar Peterson avec lequel il a enregistré (Personnal
Touch, 1980). Il s’installe à New York au début des années 1980, et
devient
un vrai New-Yorkais, un de ces musiciens de jazz qui font collectivement
le
cadre, l’intensité et le son de New York et qui font partie de la vie
quotidienne des clubs et du jazz. Il a ainsi côtoyé énormément de
musiciens de
jazz et enregistré notamment avec Woody Shaw (1987), Jaki Byard (1991 et
2000),
Renee Rosnes (1994), Gary Bartz (2001), pour n’en citer que
quelques-uns. Il possède une respectable discographie en leader pour les
labels Concord, Criss Cross, Reservoir et, dans les années 2000, le
label Jazz
House sur lequel est produit cet enregistrement de 2 CDs, «comme deux sets dans un club», précise-t-il. C’est d’ailleurs dans
le Club 75 au sud de Manhattan, où il avait ses habitudes, qu’il a présenté en
2018 cette grande formation (quatorze musiciens), un club aujourd’hui disparu au
grand regret de Peter Leitch.
Le titre New Life,
comme le nom de l’orchestre (New Life Orchestra), fait référence à la
biographie de Peter Leitch, brutalement marquée en 2012 par un cancer d’une
gravité extrême qui ne lui laissait que peu d’espoir. Aujourd’hui, et bien
qu’il ne puisse plus jouer de guitare, il doit sa survie à un bon docteur, un
de ceux qui soignent, d’avant 2020, Maxim Kreditor, auquel il dédie le premier
thème de cet enregistrement («Mood for Max»). Il a ainsi trouvé une nouvelle
vie d’arrangeur et de compositeur, et, dans la compagnie des musiciens qui
l’ont côtoyé tout au long de ces années, une véritable énergie vitale pour
réunir cet orchestre, le faire jouer en club et l’enregistrer. On n’ose pas réfléchir à ce qu’il se passe depuis mars 2020
pour Peter Leitch, mais on espère que la sortie de ce disque mobilise
suffisamment son attention. Et de fait, c’est un bel enregistrement d’une musique de jazz dans la tradition
moderne, qui s’appuie sur des arrangements originaux, sur les quatorze
compositions de Peter Leitch qui possèdent un vrai charme, une poésie («Penumbra»)
et cette énergie propre à New York («Fulton Street Suite», «Exhilaration»). Il
y a une composition de Monk («’Round Midnight»), une de Jed Levy, le ténor, dédiée au pianiste John Hicks («The Minister's Son») et un standard («Spring
Is Here»). Certaines compositions font directement référence à des musiciens qui
ont inspiré Peter Leitch, comme «Monk’s Circle», «Clifford Jordan», «Ballad for
Charles Davis» et d’autres à son environnement comme «Mood for Max» (son médecin), «Portrait
of Sylvia» (son épouse Sylvia Levine).
Pour servir cette musique, Peter Leitch a eu le goût sûr du
musicien de New York: on retrouve entre autres les confirmés Duane Eubanks, Bill
Mobley, Steve Wilson, Jed Levy, Peter Zak et ceux qui sont moins connus n’en
sont pas moins talentueux. L’orchestre est particulièrement soudé (deux ans de
travail régulier) et dynamique. Les interventions pour les chorus sont
parfaitement fondus dans des arrangements brillants. Peter Leitch a mis dans ce disque énormément de lui, comme
cela arrive quand on a survécu à une épreuve difficile. Il y a beaucoup
«d’atmosphère», de spiritualité dans ce disque, et les musiciens se sont eux-mêmes livrés avec conviction.
Comme il le dit dans le livret, le blues est le fond du jazz, et il en
livre deux de son cru: «Back Story», très profond, et un final en
liberté sur «The Long Walk Home», de plus de 11 minutes, le moment le
plus hot du disque: excellent!
On regrettera pour Peter Leitch cette inhumaine interruption,
après la parenthèse d’une grave maladie, que l’ordre nouveau mondialisé impose
à son expression, à son environnement, car pour lui, ce temps et ce
moment sont précieux, c’est sa vie, son art. Si Dr. Max a fait des miracles
pour Peter, on ne peut pas en dire autant des Dr. Strangelove (Dr. Folamour en français) qui gouvernent
le monde et dont les ordonnances sont en train de tuer, et pas seulement la
créativité, le jazz et ses clubs, mais aussi les artistes et au sens propre
parfois quand ils ne vivent que pour leur musique: c’est le cas des musiciens
âgés ou de Mr. Peter Leitch qui ont besoin de côtoyer leurs semblables et de
partager le jazz et son esprit qui ont guidé toute leur vie.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Alexandre Cavaliere
Manouche moderne
M. (pour M. Bonetti), Norma, Pour Vladimir, Barbizon Blues,
Ritary, L’air ne fait pas la chanson, Vincent, J. (pour Jean-Louis
Rassinfosse), Made in France, Before You Go, Affirmation, Improvisation n°2
Alexandre Cavaliere (vln), Manu Bonetti, Fred Guédon (g),
Vincent Bruyninckx (p), Jean-Louis Rassinfosse (b)
Enregistré en 2018, Beersel (Belgique)
Durée: 59’ 42’’
Homerecords.be 4446218 (homerecords.be)
A 35 ans,
Alexandre Cavaliere en aligne déjà près de
25 de carrière. Originaire de Mons, non loin de la frontière
franco-belge et de Liberchies, ce village wallon qui vit
naître
Django Reinhardt, il a d’abord été un enfant prodige, pratiquant très
tôt le
piano, la batterie et le violon dont il fera son instrument. Une
précocité liée
à un environnement familial, très musical et très jazz, avec un père,
Mario,
guitariste et professeur de musique, qui prend son fils dans son
orchestre et
lui met dans les oreilles les disques de Django et Stéphane Grappelli: le son, d'abord et toujours le son! Le tout
jeune Alexandre développe ainsi, en dehors de toute formation académique
(laquelle interviendra plus tard), un swing naturel et une
virtuosité qui
étonnent déjà lors des jams du festival de Samois de juin 1997. Moins
d’un an
plus tard, le violoniste, à peine âgé de 12 ans, qui se produit au bar
du Royal
Windsor de Bruxelles, est repéré par Babik Reinhardt et Didier Lockwood.
Le second l’invite illico à partager la scène avec lui. Alexandre
enregistre dans la
foulée son premier disque (L’Album,
Hebra). Tout en menant sa scolarité et un cursus au conservatoire, il
multiplie les apparitions en concerts, en festivals, sur les plateaux de
télévision et côtoie Toots Thielemans, Biréli Lagrène, Stochelo Rosenberg, Richard Galliano parmi beaucoup d'autres.
Le phénomène de curiosité passé, le jeune homme a
poursuivi son parcours en explorant
d’autres univers jazziques comme avec son Almadav Project (créé en 2003 avec
Manu Bonetti (g) et David De Vrieze, tb) qui évolue dans un style
post-bop
électrique, une voie alternative conseillée par Didier
Lockwood. Ce détachement de la source pour s'identifier, d’autres
musiciens l’ont cherché avant lui de Biréli Lagrène à… Didier Lockwood
justement. Dans ce Manouche
Moderne, Alexandre Cavaliere poursuit sa recherche d'une
synthèse originale entre Django Reinhardt –la matrice de son
expression–
et ses aspirations à jouer «moderne» pour renouveler la tradition selon
l'enseignement de ses aînés Didier, Biréli, etc. Dans une récente
interview
radio à la RTBF, il établissait un parallèle entre sa démarche et celle de Wynton
Marsalis de
l’autre côté de l’Atlantique.
En l’absence de livret, c’est le
répertoire qui reste le plus éclairant: une bonne moitié d’originaux du
violoniste et des compositions de musiciens de la sphère Django («Made
in
France» de Biréli, «Norma» de Dorado Schmitt, «Barbizon Blues» de Didier
Lockwood), «Before You Go» de
George
Benson et, au-delà du jazz, le guitariste portoricain Jose Feliciano
(«Affirmation»). On sent que les conseils de Didier et l'exemple de
Biréli ont porté. En revanche, aucune composition de Django Reinhardt,
contrairement à la tradition du jazz de Django où chacun se fait un
point d'honneur d'honorer le Maître par l'un de ses succès; un choix qui
peut surprendre (sans doute lié aux droits d'auteur), mais on peut
imaginer qu'un titre, «Improvisation n°2» fait référence à Django, car c'est aussi un titre en solo de Django. Les originaux
d'Alexandre Cavaliere s'inscrivent dans la filiation,
à
commencer par «M.» qui ouvre le disque. De même, le discours des
musiciens est imprégné de swing: Vincent Bruyninckx (1974, Namur)
prend sa part («Before You Go») et Manu Bonetti est à son meilleur sur
«Barbizon Blues» où le groupe est remarquable, de la rythmique
Guédon-Rassinfosse au leader qui gagne en
intensité. La belle valse de Biréli, «Made in France», constitue l’un
des sommets de cet enregistrement, tandis que le dernier titre
de l’album «Improvisation n°2», en solo, offre une conclusion ouverte
vers d'autres horizons. Alexandre Cavaliere continue sa quête…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Isaiah J. Thompson
Plays the Music of Buddy Montgomery
Introduction (Irregardless), Budini, Hob Nob With Brother
Bob, Muchisimo, Ruffin' It, What If?, Here Again, 1,000 Rainbows, Aki's Blues, My
Sentiments Exactly
Isaiah J. Thompson (p), Philip Norris (b), Willie Jones III
(dm), Daniel Sadownick (perc)
Enregistré les 27-28 août 2019, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 44’ 22”
WJ3 Records 1025 (wj3records.com)
Une
découverte indispensable, ça arrive rarement, mais
quelques artistes précoces ou méconnus méritent parfois d’être
distingués parce
que la découverte d’une expression d’une telle perfection relève du
miracle. Quand
on a le plaisir de voir la précocité proposer un album d’une telle
cohérence,
d’une telle maturité, il ne faut jamais bouder son plaisir… Isaiah J.
Thompson
est sans aucun doute de ceux-là, et le grand batteur Willie Jones III,
producteur-fondateur de ce label, s’est sans doute fait un plaisir
particulier de
batteur à cette séance de haut niveau; sa complicité avec le pianiste et
sa
musicalité font merveille («Aki's Blues»). Philip Norris s’intègre
parfaitement
à ce trio avec un beau son bien rond de contrebasse («1,000 Rainbows»).
Le percussionniste, Daniel Sadownick, renforce le caractère dynamique de
cet
enregistrement («Introduction»).
Produit
par Don Sickler et enregistré aux Studios Van Gelder
par Maureen Sickler, qui sont aussi comme les parrains en jazz de ce
très jeune musicien d’une vingtaine d’années, cet album jouit d’une
qualité
d’enregistrement exceptionnelle (l'écoute en disque est à privilégier), ce qui convient parfaitement à cette musique
parfaite, aboutie, brillante et d’une énergie qui nous ramène à celle des
années 1950-70.
Isaiah
J. Thompson est lui-même un pianiste prodigieux, qui
possède son jazz comme le plus accompli des pianistes de jazz: il était
l’un des pianistes invités sur l’enregistrement du Lincoln
Center Jazz Orchestra, Handful of Keysen 2017, deux ans avant ce premier enregistrement en leader, si l'on excepte un 45t. où est déjà présent Philip Norris (Live from @exuberance, avec deux enregistrements forts de «Off Minor» et «Cabu»). Wynton Marsalis,
qui aime les musiciens virtuoses (Francesco Cafiso, Cécile McLorin Salvant, Jon Batiste, etc.) et
particulièrement les jeunes surdoués, sans doute parce qu’il en a été un prototype,
n’a pas manqué de le repérer… L’enregistrement est solidement construit autour de la
musique de Buddy Montgomery (1930-2009),
pianiste, vibraphoniste, arrangeur et
compositeur de talent, l’un des trois frères Mongomery, avec Wes, le
guitariste, et Monk, le contrebassiste. Les compositions sont
effectivement
marquées du sceau du blues et du swing, une magnifique musique moderne
dans
l’esprit de ce qui s’écrivait dans les années 1960-70, au drive
étincelant. Un enregistrement bienvenu également car le grand incendie
du dépôt Universal en 2008 a, paraît-il, détruit toutes les matrices des
enregistrements de Buddy Montgomery (entre autres désastres de la
mémoire).
Isaiah
n’est certainement pas fait comme tout le monde: sa
maîtrise de l’ensemble de la musique à un tel âge, sa sûreté artistique
qui lui permettent dans un premier disque d’éviter toute démonstration,
toute facilité, d’avoir
même un objet aussi ambitieux que de mettre en valeur l’œuvre d’un
musicien
aussi éminent que Buddy Montgomery, et d’y parvenir sans aucun doute,
nous
laissent ébahis. La puissance et la précision de
son attaque, qui évoque le grand McCoy Tyner au même âge («Budini»),
nous font
rêver que le jazz serait en fait cette hydre dont les neuf têtes
repoussent,
indestructible même par la bêtise et la peur des temps présents. Son
introduction, avec sa belle voix grave pour présenter sa musique, son
projet, sa formation, sur fond
musical et en quelques secondes, est celle d’un vieux briscard qui a dû
commencer ses études jazz à
l’année 0 moins neuf mois. Sa version de «Ruffin’ It» vous oblige à
taper
des mains quelle que soit votre occupation du moment… Du grand piano
jazz qui
vous soulève de la chaise!
Mais ne rêvons pas trop, attendons de mieux connaître Isaiah
J. Thompson, de voir s’il est un autre génie que nous offre cette décidément
grande histoire artistique qu’on appelle le jazz. Le jazz nous a habitués dans
ces années où les repères sont flous à des parcours chaotiques, alternant le
talent le plus extraordinaire et la mièvrerie la plus confondante. Ce qu’on
peut dire, c’est que cet album est celui d’un génie en herbe, et que cette
musique est déjà dans ce qui restera dans la grande disco-bibliothèque du jazz. On
n’en dit pas plus, une découverte indispensable, ça ne se déflore pas, on vous
laisse le plaisir de la surprise.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Ken Peplowski / Diego Figueiredo
Amizade
Caravan, Quiza quizas
quizas/Bésame Mucho, A Little Journey, One Note Samba, Black Orpheus, Apelo
(guitar solo), Retrato Em Branco e Preto, Por Paco, Stompin' at the Savoy,
Amizade, So Danço Samba.
Ken Peplowski (cl, ts),
Diego Figueiredo (g)
Enregistré les 12-13
octobre 2018, New York, NY
Durée: 1h 00' 38''
Arbors Records 19468
(arborsrecords.com)
Ken Peplowski dont nous
avons déjà plusieurs fois signalé la compétence technique fit par le passé le
disque The Bossa Nova Year avec le guitariste Charlie Byrd (Concorde
Picante 4468, 1990). C'est Howard Stone, directeur du Vail Jazz Festival, qui a
demandé à Ken Peplowski de rejouer ce programme, mais cette fois avec Diego
Figueiredo, guitariste brésilien virtuose, né en 1980, qui s'est illustré avec
la chanteuse Cyrille Aimée et dont la discographie est déjà considérable. C'est
une maladie du XXIe siècle que d'enregistrer à tour de bras sans doute pour
compenser le fait que rien dans tout cela ne sera immortel comme le
«West End Blues» de Louis Armstrong (1928), le «Koko» de Duke Ellington
qui fait fi de
l'improvisation (1940), «Groovin' High» de Gillespie-Parker (1945), Kind of
Blue de Miles Davis avec John Coltrane (1959) ou The Majesty of the
Blues de Wynton Marsalis (1988). Ken et Diego se sont trouvés, comme on dit,
et ont aimé se produire en duo. Il ne restait plus qu'à Rachel Domber à fixer
cette complicité (amizade signifie
amitié en portugais). L'approche très classique de Diego Figueiredo s'apparente
en effet à celles de Charlie Byrd et de son compatriote Baden Powell («Apelo»)
pour ne pas dire d'Alexandre Lagoya et de Paco de Lucia. Ne cherchez pas trace
de l'héritage de Lonnie Johnson, Teddy Bunn, Charlie Christian, Wes Montgomery,
ni même de l'autre «école», celle de Django. Mais, c'est tout à
fait adapté à «Quizas, Quizas, Quizas/Bésame Mucho» dont Diego Figueiredo donne
une belle version dans laquelle Ken Peplowski offre une sensible participation
au saxophone, instrument sur lequel nous le trouvons plus expressif que sur la
clarinette pour laquelle il a adopté une sonorité aussi musicale que neutre.
Sur le ténor, Ken Peplowski a un son léger, esthétique de la lignée Stan Getz
qui, hélas pour le jazz, y a imposé la bossa nova antithèse du swing, mais en
plus chaud de par l'emploi du vibrato. Pour s'en convaincre, on écoutera ces belles versions
de «One Note Samba» et d'«Orfeu Negro» en portugais (1959) rebaptisé «Black
Orpheus» par Dizzy Gillespie et, en fait, «Manhã de Carnaval», chanson du
compositeur brésilien Luiz Bonfá devenu un standard dans les variétés. Dans «So
Danço Samba», Ken Peplowski se lâche au ténor, ce qui fait de ce titre le seul
moment proche du jazz de
tout l'album, à l'accompagnement et solo de guitare près. Le duo sax
ténor-guitare est une formule qui marche comme Harry Allen l'a prouvé avec Dave
Blenkhorn (Under
the Blanket of Blue, 2020). Ken Peplowski a tendance à être bavard
comme tous les spécialistes des instruments à anche ayant acquis une
maîtrise de la colonne d'air, un trop plein de dextérité. De toute évidence,
pour ces instrumentistes de haut vol, le «jazz» relève du révisionnisme
identitaire actuellement admis qui soumet le genre à la richesse harmonique et
à l'improvisation. Ces deux pivots sont ici la ligne de conduite. Nous avons
même des improvisations libres: le très espagnol «Por Paco» (sommet de maîtrise
technique classique de la clarinette et de la guitare), «Amizade» (au sax
ténor) et «A Little Journey» qui se termine en queue de poisson. Pas de quoi
crier au miracle, à moins d'ignorer la contribution de Perry Robinson (cl) dans
le Henry Grimes Trio (1965) et même, bien avant, les expériences free de
Lennie Tristano (1949). Les alibis de classification seraient «Caravan» où la
clarinette de Ken Peplowski fait preuve de dynamisme et ce «Stompin' at the
Savoy», bien mou rythmiquement, en hommage à Benny Goodman, tempérament très hot en comparaison. Mais combien de temps encore faudra-t-il souligner, depuis 1934
que le jazz n'est pas une affaire de morceaux? Le répertoire ne fait pas le
jazz, redisons-le donc. Néanmoins, la musicalité qui règne dans ce disque est
plus que plaisante, séduisante! C'est un très bon disque de variétés que l'on
peut, en tant que tel, recommander aussi chaudement qu'un été brésilien ou
andalou.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Ran Blake / Christine Correa
When Soft Rain Falls
I'm a Fool to Want You, For Heaven's Sake, The Day Lady Died,
You've Changed, You Don't Know What Love Is, The End of a Love Affair, For All
We Know, Big Stuff, I Get Along Without You Very Well, Violets For Your Furs, Lady
Sings the Blues, But Beautiful, Glad to Be Unhappy, I'll Be Around, It's Easy to
Remember
Ran Blake (p), Christine Correa (voc)
Enregistré les 2-3 juillet 2018, Boston, MA
Durée: 50’ 23”
Red Piano Records 14599-4443 (www.redpianorecords.com)
Christine Correa et Ran Blake poursuivent leur fructueuse et
originale collaboration, entre une voix très expressive et un jeu de piano
contemporain empruntant au jazz son répertoire et une partie de sa manière pour
ce qui est un grand classique du jazz: le pianiste et la chanteuse. On sent
évidemment la présence de Billie Holiday tout au long de cet album, mais bien
entendu pas pour en faire une copie, juste pour un état d’esprit, pour
l’atmosphère, pour l’inspiration. Contrairement à Christine Correa qui en garde le phrasé à
cause de la puissance expressive et sans doute du répertoire, Ran Blake est un
pianiste qui a renoncé au blues et au swing (une légère couleur parfois) dans le jazz, respiration à laquelle il ne
s’identifie pas (il l’avait évoqué dans Jazz Hot n°667),
mais pas au jazz dans son ensemble. Il utilise même ce contraste entre
son phrasé et celui de Christine Correa, et il faut bien dire que
sa manière a cet immense mérite d’honorer cette art form de manière originale sans en trahir la profondeur,
l’esprit, sans l’affadir ou la détourner. Son jeu de piano, à nul autre pareil, même si on
retrouve quelque chose de l’intensité minimaliste et anguleuse d’un Mal
Waldron, peut-être à cause de Billie Holiday, repense harmoniquement ces thèmes, totalement, sans aucunement les
appauvrir. L’expression, les accents, les mélodies, tout est là, c’est
simplement un autre monde rythmique et harmonique qui joue avec le classicisme
certain et la chaleur de la voix de Christine Correa.
C’est un monde mystérieux harmoniquement dans lequel on peut
tout aussi bien se noyer avec délectation que dans celui de l’inspiratrice, Billie,
et c’est un mérite de ce disque. La voix, profonde, riche sur le
plan expressif, de Christine Correa, plus proche dans l’esprit et la manière de
celle d’Abbey Lincoln, n’est pas pour rien dans cette réussite. Le contraste
obtenu entre la voix et le contre-chant plein d’éclats cristallins, et qui ne
craint pas de laisser parfois cette voix nue, comme a cappella, ou en
discordance avec la poésie harmonieuse de Ran Blake, est une des plus belles
associations durables entre pianiste et chanteuse de ce dernier quart de
siècle… dans le jazz. Nous avions chroniqué en 2019 le précédent album Streaming, et il sera utile de s’y
référer, et ainsi de remonter le temps de cette collaboration jusqu’à
1994.
Ran Blake a l’âge de Jazz Hot, il est né en avril 1935, et il porte dans sa
manière de
pianiste, cette poésie des harmonies du piano moderne de cette époque,
revu par un homme qui a accompagné avec respect, délicatesse et
sensibilité
toutes les évolutions du jazz, sans faire semblant, sans copier, en
étant
lui-même, un fondement du jazz mais aussi de l'art. Malgré son
renoncement au swing et au blues, il n’en est pas moins authentique, et
il enrichit le jazz par l'originalité de ses lectures de cette histoire.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Joe Chambers
Samba de Maracatu
You and the Night and the Music, Circles, Samba de Maracatu,
Visions, Never Let Me Go*, Sabah el Nur, Ecaroh, New York State of Mind Rain**,
Rio
Joe Chambers (dm, vib, perc), Brad Merritt (p, kb), Steve Haines
(b), Stephanie Jordan (voc)*, MC Parrain (voc)**
Enregistré à Rocky Point, NC, et Wilmington, NC, prob. 2020, date non communiquée
Durée: 45’ 11’’
Blue Note 006022435371160 (Universal)
Vous retrouvez dans ce début d’année 2021 l'interview (avec
disco et vidéographie) de Joe Chambers dans notre JazzLife, à propos de cet enregistrement et plus largement de son
grand parcours depuis une soixantaine d’années dans ce que le jazz a de
meilleur, notamment chez Blue Note qui lui permit des rencontres artistiques d'un niveau exceptionnel. Joe Chambers est un batteur lumineux, un des inventeurs de
ce swing qui se répand en nappes sonores, qui tisse une toile de fond, dont Elvin Jones
est l’un des initiateurs, mais aussi Max Roach avant lui, Billy Higgins et quelques
autres. Une partie du parcours de Joe Chambers se fait d’ailleurs aux côtés de
Max Roach et d’autres batteurs et percussionnistes de talent, vous le lirez
dans son interview comme dans celle de Warren Smith, au sein de l’ensemble M’Boom, initié
par Max Roach, légendaire aujourd’hui. Le récit qu’en fait Joe Chambers est
d’ailleurs d’une modestie étonnante, racontant que cet ensemble fut d’abord un
workshop, un atelier, où tous se perfectionnèrent dans une multitude de
dimensions dont les rythmes latino-sud-américains.
Ce qui nous amène naturellement à ce disque, dont parle longuement
Joe Chambers, dont le titre évoque le Brésil et dont le contenu se rattache par
bien des points (instrumentation: piano, vibraphone, batterie, basse,
percussions) à la postérité de M’Boom, même si le format en est plus réduit. Le
titre «Samba de Maracatu» est vraiment dans cet esprit (et aurait mérité une
version plus longue non shuntée). Nombre de batteurs de jazz ont enrichi leur
langage en intégrant dans leur expression cette couleur, on pense encore à
Billy Higgins et à sa légèreté légendaire, et c’est aujourd’hui un argument
rythmique et d’inspiration très répandu dans le jazz chez beaucoup de
musiciens, les batteurs et pianistes en particulier (Kenny Barron…). Sur ce disque, Joe Chambers joue de la batterie, son premier
instrument, mais aussi du vibraphone où il excelle également malgré sa modestie
(quand il se compare à Bobby Hutcherson…). Il ne joue pas du piano ici, bien
qu’il ait aussi une originalité certaine au clavier (son bel album en solo, Punjab), mais qui tient pour beaucoup à
ses qualités de compositeur, d’arrangeur et par son habileté à créer des
atmosphères. Le répertoire propose d’ailleurs trois thèmes de Joe Chambers
(dont «Circles» à la beauté d’un autre temps) et un de chacun de ses
compositeurs préférés (Horace Silver, Wayne Shorter, Bobby Hutcherson), des
standards et des compositions du jazz.
Joe Chambers explique dans son interview ses préférences et les
circonstances particulières de l’enregistrement en période de covid et son
choix des musiciens. Il est bien entouré. C’est un disque réussi, même si la
qualité du son n’est pas optimale, sans doute les circonstances actuelles. Cela
dit, c’est correct et de peu d’importance pour un amateur de jazz, car on a
plaisir à retrouver un tel musicien et sa formation augmentée sur un thème,
«Never Let Me Go», d’une chanteuse, avec un climat très années 1970 (esprit
cinématographique pas loin du Dernier
Tango à Paris). Le style de vibraphone de Joe Chambers, qui utilise beaucoup
les effets de réverb’ et de vibrato de la Leslie, confère une belle patine à
cet enregistrement. On ne demande pas à Joe Chambers de jouer comme un musicien
né en 2021. Son temps, sa manière et sa voix suffisent à notre bonheur en 2021. Son «New York State of Mind Rain» n’a rien à voir avec celui
de Woody Allen, avec l’intervention de MC Parrain pour un rap tendu et
jazz jusqu’aux bouts des maillets, intense, et qui correspond là encore
aux atmosphères que
pouvaient déjà développer dans les années 1970 Joe Chambers et les
musiciens de
sa génération. La tension de cette époque y est encore palpable, bien
loin de
l’endormissement de 2020-21. Le dernier titre intitulé «Rio», la composition de Wayne Shorter, n’a que peu à voir dans un
premier temps avec la ville du Brésil dans ses première mesures, à moins que ce
ne soit une évocation de la modernité architecturale. C’est un jazz
expérimental comme il s’en faisait dans les années 1970, pas gratuit ni de système, mais qui débouche sur
une conclusion en samba comme pour évoquer les mânes de la ville et ce qui fait
son caractère populaire, d’où le titre.
La lecture de l’interview apporte à l’écoute, on
vous recommande donc les deux en lecture «overdubbée» comme le vibraphone de Joe
Chambers sur l’ensemble de cet enregistrement.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Rossano Sportiello
That's It!
Smoke Gets in Your Eyes, She Is There, Stars Fell on
Alabama, Song for Emily, Guilty, Fine and Dandy, I Couldn't Sleep a Wink Last
Night, That's It!, Take, O Take Those Lips Away, Someone to Watch Over Me,
Nonno Bob's Delight, How Do You Keep the Music Playing, Thou Swell, Medley: A.
Bewitched, Bothered and Bewildered/B. Prelude N. 1 In C Major, BWV 846, Ain't
Cha Glad?, The Sheik of Araby, Tomorrow, It Will Be Bright With You
Rossano Sportiello (p solo)
Enregistré les 23-24 juillet 2020, New York, NY
Durée: 1h 09’ 10”
Arbors Records 19479 (https://arborsrecords.com)
Rossano Sportiello est au piano ce qu’un grand artiste peut
faire de mieux dans le jazz quand il n’est pas issu de la culture native. Un
respect sans limite technique, esthétique, de sensibilité, de génération, de la
grande histoire du jazz, celle du piano en particulier, des origines pré-jazz
jusqu’à Kenny Barron et Mulgrew Miller. Il est doué de cette âme italienne
faite pour la musique, si attentive aux mélodies, au texte et à l’esprit, et si
expressive dans sa manière de s’approprier le meilleur, de le réharmoniser jusqu’à
faire ressortir le suc de la mélodie pour apporter à la relecture cette dose
d’originalité qui fait toute l’humanité de cette magnifique musique, l’humanité
de Rossano Sportiello.
Le site de ce grand pianiste (https://rossanosportiello.com),
particulièrement animé en cette période d’enfermement, est révélateur d’une
personnalité généreuse, toute entière tournée vers ce jazz qu’il aime tant,
d’une passion non jalouse car il la partage, dans sa vie d’enseignant et
d’artiste avec une ribambelle de jeunes musiciens ou de musiciens confirmés ou
de légende: les duos avec Kenny Washington ou Houston Person valent le détour
comme ses échanges avec les très jeunes Felix Moseholm (b) et TJ Reddick (dm).
Car Rossano Sportiello possède aussi l’esprit du jazz, cette volonté de partage
et de transmission qui est l’un des fondements essentiels de cette musique. Il
est l’un des rares musiciens de jazz qui a traversé cet enfermement, y compris
sur soi, sans porter le masque au propre et au figuré, arborant son large
sourire avec sa voix qui même en anglais chante avec ce petit arrière plan
d’accent, avec la rationalité d’un homme qui a compris les impératifs d’un
artiste, et donc entre autres celui de ne pas porter un masque imposé
stupidement dans le cadre de son art. Sa musique s’en ressent, y compris par rapport
à ce qu’on peut entendre de ses bons confrères qui eux vivent et s’expriment
sous masque. Rossano traverse ainsi cet épisode avec une ouverture d’esprit qui
est à l’aune de sa générosité. Ce qu’il fait est splendide et tellement
intelligent!
C’est justement en juillet 2020 qu’il a abordé cet
enregistrement avec ses amis du label Arbors avec lequel il entretient une
relation régulière produisant de belles œuvres. Dans cet album de 17 titres dont un medley, il y a cinq originaux sortis de l’imagination de Rossano et
qui ne dénotent pas de sa belle poésie lyrique. Evoquer les influences pianistiques
de Rossano, c’est bien sûr faire appel à l’histoire du piano jazz, le plus
classique comme Fats Waller, Teddy Wilson, Earl Hines, James P. Johnson, et
autres Art Tatum, Dick Hyman, Willie the Lion Smith dans sa manière de colorer
son expression puisant également dans le début du XXe siècle qu’il s’agisse de
la tradition française (Claude Debussy, Erik Satie…) ou américaine (Scott Joplin, Jelly
Roll Morton…) comme dans «I Couldn't Sleep a Wink Last Night», «Ain’t Cha
Glad», «The Sheik of Araby»… Rossano Sportiello a aussi une connaissance étendue du song book américain qu’il s’attache à
explorer avec un respect de la lettre (la qualité des mélodies) et de l’esprit
(la mise en valeur par le jazz), rencontre miraculeuse sur le sol américain
permise dans cette recherche parallèle et conjuguée de reconnaissance,
d’existence artistique de la culture populaire. L’autre réussite de ce disque
est que les originaux se fondent si parfaitement dans cet univers, car en grand
artiste, le pianiste a su s’approprier un monde, comme l’ont fait justement les
musiciens de jazz avec la musique du song
book des Gershwin, Kahn, Rodgers, Hart, Parish, Kern et quelques autres… On pourrait discourir des heures sur chacun des morceaux,
mais ce n’est pas la première ni la dernière fois que nous évoquons Rossano
Sportiello, il était présent dans le numéro 671 pour l’anniversaire des 80 ans
de Jazz Hot et
beaucoup de ses disques ont déjà été abordés, et ils sont d’une qualité
remarquable.
Signalons pour information que c’est Rachel Domber, l’épouse
de Mat Domber, le fondateur du label Arbors en 1989 décédé en 2012, qui a
produit ce disque. L’atmosphère de ce disque répond par son classicisme à la
vocation de ce label de «préservation du jazz classique».
Ce disque marque les trente ans d’une carrière
commencée en 1990 à 16 ans, et le livret propose une galerie de photos de
Rossano avec tous ses amis, maîtres et soutiens, Rachel Domber, Barry Harris,
Ralph Sutton, Eddie Locke, Dick Hyman, Dan Barrett, Joe Wilder, Dave McKenna,
et même du professeur de Rossano, Mr. Carlo Villa. Le sourire de Rossano comme
sa musique sont le seul vaccin contre le covid et ses conséquences
psychologiques désastreuses que nous sommes en mesure de vous recommander sans
crainte et, contrairement à ceux de big pharma, il est garanti avec des effets
secondaires, salutaires ceux-là body and
soul.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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The George Coleman Quintet
In Baltimore Afternoon in Paris, Sandu, I Got Rhythm, Body & Soul, Joy
Spring
George Coleman (ts), Danny Moore (tp), Albert Dailey (p),
Larry Ridley (b), Harold White (dm)
Enregistré le 23 mai 1971, Baltimore, MD
Durée: 46’ 52”
Reel to Real 005 (www.cellarlive.com)
C’est un enregistrement effectué à Baltimore, Maryland, dans
un lieu historique, The Famous Ballroom, par un de ces groupes d’agitateurs du
jazz, la Left Bank Society, qui ont fait le développement et l’histoire du jazz
dans ce qu’il a de plus profondément humain et fondamental, dans le quotidien
de la scène, souvent une somme d’énergies individuelles frappées au sceau de
l’indépendance d’esprit, à l’instar du Jazz Showcase de Joe Segal à Chicago (cf. Jazz Hot 2020),
ou du Keystone Korner de Todd Barkan à San Francisco (cf. Jazz Hot n°671)
ou encore du Village Vanguard de Max Gordon, et de milliers d’autres lieux du
jazz. Hasard ou nécessité de l’histoire, c’est à Baltimore que Todd Barkan
poursuit encore en 2020, malgré les difficultés de cette année 2020 de
dictature (cf. Jazz Hot 2020),
l’action du Keystone Korner original (1972-1983). On peut découvrir des images
du Famous Ballroom dans le film de Robert Mugge, Sun Ra: A Joyful Noise (1980, 1h, USA).
Le jazz et Baltimore, c’est donc la grande histoire du jazz.
Fondée au début des années soixante par une bande d’amateurs de jazz, dont
l’ingénieur du son Vernon L. Welsh (1919-2002) et Benny Kearse (1930-1999),
The Left Bank Society a effectué pas moins de huit cents enregistrements grâce à
Vernon L. Welsh de 1964 à 1990. Conservés à la Bibliothèque de l’Université
Morgan State pendant des années, les droits n’étant pas forcément clairement
établis pour des rééditions, c’est Joel Dorn (1942-2007), le célèbre producteur
chez Atlantic puis fondateur des labels M, Hyena Records, 32 Jazz, qui
rachète les bandes et fait ainsi réapparaître le premier ce patrimoine
exceptionnel pour les amateurs de la planète. La Left Bank Society a produit
(Benny Kearse) jusqu’à une cinquantaine de concerts par an, c’est dire
l’extraordinaire richesse de mémoire du jazz qui reste encore à découvrir.
Heureusement, après Joel Dorn, l’excellent Zev Feldman, un «archéologue-détective»
du jazz, très actif en ce moment, a pris le relais. Président de Resonance
Records, il a donné récemment un coffret consacré à Eric Dolphy-Musical Prophet (cf .
Jazz Hot 2019).
Toujours complice avec Cory Weeds, saxophoniste et agent à San Francisco, il a
proposé à Reel to Real, le label qui propose ce disque de George Coleman, un
enregistrement inédit à Seattle d’Eddie
Lockjaw Davis et Johnny Griffin-Ow !
Live at the Penthouse (cf. Jazz Hot 2020) et
plus récemment, il a exhumé, avec d’autres acteurs de cette histoire éparpillée
du jazz, l’inédit de Thelonious Monk, Palo
Alto (cf. Jazz Hot 2020).
On redécouvre grâce à eux et à beaucoup d’acteurs de la Côte Ouest des
Etats-Unis, que la grande histoire du jazz s’est écrite avec l’énergie
collective d’amateurs devenus des professionnels réputés et qui ont
œuvré avec une totale indépendance pour faire la richesse du jazz. La «West
Coast Connexion» fonctionne bien, même pour réhabiliter des trésors de la Côte
Est (ici à Baltimore) et, dans le livret, les nombreuses images de CTS/Images de
San Diego, CA, viennent confirmer qu’il reste des archivistes du jazz compétents
dans sa patrie, même si on peut s’inquiéter des conséquences de l’épisode
actuel de dictature, mortifère pour le jazz et d’abord pour sa mémoire, ses
aînés et la préservation même des archives matérielles qui ne trouvent plus
d’institutions à même de les recevoir, de les inventorier et de les rendre
vivantes. C’est donc encore les amateurs, les indépendants qui font le meilleur
boulot, le seul altruiste.
Voici l’une de ces perles, enregistrée à l’origine par Vernon
L. Welsh et restaurée par Chris Gestrin, avec cet enregistrement de George
Coleman, le saxophoniste autodictate de Memphis, TN –qui a exactement l’âge de Jazz Hot (8 mars 1935)– ville où il a
grandi dans l’environnement émoustillant de Phineas Newborn, Jr., Booker
Little, Charles Lloyd, Frank Strozier,
Hank Crawford et le regretté Harold
Mabern disparu en 2019 (cf. Jazz Hot
2019),
son ami de longue date avec qui il a tant échangé et dont il partageait le
langage aussi moderne qu’enraciné. C’est dans ce creuset du blues qu’il a
croisé la route de B.B. King et qu’il l’a accompagné en tournée dans le Sud
profond, forgeant sa modernité en puisant aux racines essentielles, sans jamais
passer par un enseignement académique. Demandé à plusieurs reprises par Miles
Davis (cf. Jazz Hot n°494),
ce n’est qu’en 1963-64 qu’il intégra sa formation, enregistrant peu après avec
Herbie Hancock le célèbre Maiden Voyage.
Mais, comme pour John Coltrane et Sonny Rollins –des inspirations pour George
Coleman, comme Charlie Parker dont il possède cette puissance de l’impulsion–
son expression a besoin de longs développements et de place, et la
collaboration avec Miles ne dura pas. Dans cette famille de Memphis, on
retrouve une généreuse descendance de pianistes – Mulgrew Miller, James
Williams, Donald Brown…– et aujourd’hui encore Keith et Kenneth Brown, les fils
de Donald. Mais l’influence de George Coleman dépasse Memphis, et il a trouvé
en Eric Alexander un digne héritier, très lié à Big G comme à Harold Mabern, et
qui est l’un des bons spécialistes de la musique de George Coleman, de ce drive
propre à l’expression des musiciens de Memphis.
Ce 23 mai 1971, Big G, comme on le surnomme affectueusement,
autant pour son puissant son que pour sa stature, est accompagné par Danny
Moore (1942-2005), originaire de Waycross, Georgia, qui semble avoir joué avec
le monde du jazz sans exclusive: Wes Montgomery (1966), Ray Bryant (1968,
1973), Yusef Lateef (1969), Thad Jones/Mel lewis (1969, 1975, 1990), Quincy
jones (1970, 1976), Johnny Hammond (1971), Lonnie Smith (1971), Alex Taylor
(1971), Oliver Nelson (1972, 1976), Les McCann (1974), Lou Donaldson (1974),
Bobby Hutcherson (1979), Hank Crawford (1983), Junior Cook (1990), Freddy Cole
(1996), Count Basie, Buddy Rich, Dizzy Gillespie… et même avec le collectif
Strata East (1971).
Le brillant pianiste Albert Dailey (1938-1984) est
originaire de Baltimore, MD. Après des débuts précoces avec l’orchestre du
Baltimore Theater au début des années 1950, il étudie à la Morgan State
University, celle-là même où ont été conservées les bandes de la Left Bank
Society. Il effectue un passage par la Capitale voisine, Washington, DC, où il
tient le piano en 1963-64 d’un club légendaire, le Bohemian Cavern –fondé en
1926, fermé une première fois en 1968 à la mort de Martin Luther King, Jr., le
club a réouvert en 2006 pour disparaître en 2016. Albert Dailey a accompagné
et/ou enregistré avec Charlie Mingus (1960’s), Freddie Hubbard (1960’s), les
Jazz Messengers d’Art Blakey (fin des années 1960 et 1976), Sonny Rollins
(1970’s), Hank Mobley, Kenny Dorham, Freddie Hubbard (années 1960 et 1970),
Stan Getz (en 1974-75), le Upper Manhattan Jazz Society de Charlie
Rouse (1976), Archie Shepp(1977), Eddie Lockjaw Davis (1979), Buster
Williams, Benny Bailey, Tom Harrell (1982), Buddy DeFranco (1984). Il possèdait
une respectable discographie à son décès prématuré.
Le bassiste Larry Ridley (Indianapolis, IN, 1937) a
également un solide CV dans le jazz: il a accompagné et/ou enregistré avec Wes
Montgomery, Jackie McLean, Hank Mobley, Freddie Hubbard, Slide Hampton,
Thelonious Monk, Philly Joe Jones, Horace Silver, Dizzy Gillespie, Benny
Goodman, Chet Baker, Al Cohn, Dinah Washington, Coleman Hawkins, Duke
Ellington, Sonny Rollins, Lee Morgan, Gerald Wilson, Clark Terry, Randy Weston,
Barry Harris, George Wein, le groupe Dameronia qui a honoré la musique de Tadd
Dameron. Larry Ridley est devenu président du jury du jazz pour la National
Endowment for the Arts (NEA); il a été le coordinateur national du programme Jazz Artists in Schools de 1976 à 1982,
et il cumule d’innombrables responsabilités dans beaucoup d’institutions
dédiées au jazz. Il a reçu une liste sans fin de distinctions honorifiques de
toutes natures pour la globalité de son œuvre pour le jazz. Il possède bien sûr
une belle discographie.
Enfin, le batteur Harold White est, comme le pianiste, né à
Baltimore, en 1938, ce qui fait penser au choix d’une rythmique locale pour ce
concert. Il a accompagné dans les années 1960-1970 beaucoup de musiciens de
haut niveau comme Roland Kirk, Joe Carroll, Ray Bryant (1969-73), Dave Hubbard (1971),
Gary Bartz (1971), Reuben Wilson (1971), Horace Silver, Blue Mitchell, Roy
Haynes, Charles Kynard, Charles Williams (1974), Roswell Rudd (1976), Eddie
Jefferson (1976-77) et donc George Coleman en 1971. Dans les années 1980, on
sait qu’il a travaillé avec Ellery Eskelin et sa trace a disparu… Il est décédé
le 6 novembre 2019.
Le répertoire comporte deux compositions de Clifford Brown
(«Sandu» et «Joy Spring») gravées dans la mémoire par le quintet de Clifford
avec Max Roach et qu’explore George Coleman avec une énergie digne de
l’original; une de John Lewis «Afternoon in Paris» dont l’atmosphère dépeint
l’allégresse que soulevait alors la Capitale française dans le cœur des
musiciens de jazz; le standard «Body and Soul» immortalisé par le père du
saxophone ténor, Coleman Hawkins, magnifiquement revisité ici par le ténor bop
de George Coleman avec une vraie révérence au père, et pour finir, un clin
d’œil à John Coltrane sur des harmoniques; le «I Got Rhythm» de Gershwin, avec
ce brio, ce drive et ce débit acrobatique propre à George Coleman n’en oublie
jamais le swing et le blues. George est déjà le grand ténor de toujours, l’enregistrement
possède cette densité propre à son œuvre dans sa totalité. A côté du
saxophoniste, on apprécie particulièrement le splendide pianiste qu’on peut
regretter de n’avoir pas mieux connu de ce côté de l’Atlantique. C’est une
vraie belle découverte!
Le livret de cet enregistrement –28 pages largement et
judicieusement illustrées– est un vrai plaisir: il restitue beaucoup de
renseignements sur les musiciens, les circonstances de l’enregistrement, sur
les personnalités des acteurs originaux et actuels de cette résurrection. Après
un texte d’introduction de Cory Weeds et un autre de Zev Feldman, Michael
Cuscuna présente l’enregistrement et les musiciens. Vient enfin une interview
avec George Coleman par Cory Weeds et une seconde de John Fowler, un membre de
la légendaire Left Bank Jazz Society depuis 1964, une mémoire vivante, par le
précieux Zev Feldman. C’est la redécouverte d’une belle histoire humaine
d’amateurs de jazz qui commence dans les années 1950 par un groupe d’amitié
interraciale, The interracial Jazz Society. Des amis, amateurs de jazz,
chauffeurs de taxi, vendeurs d’assurance, de voitures, travailleurs sociaux,
aucun musicien, tous bénévoles pendant les 50 ans de l’existence de la Left
Bank Jazz Society, sont à l’origine de cette formidable et aujourd’hui
émouvante aventure fondée sur une volonté difficile à imaginer en 2020 chez les
humains, si l’on excepte les résistants résiduels dont font partie à n’en pas
douter Zev Feldman, Cory Weeds, John Fowler, George Coleman et beaucoup des
artistes du jazz de culture qui continuent de transmettre le message. La suite
est à lire dans ce bon livret…
Y-a-t-il encore des personnes pour penser que le jazz n’est
qu’un jeu, une distraction, ou qu’un assemblage de notes de musique, que la vie et la liberté,
dans toute leur plénitude, avec ce nécessaire assemblage de courage et
d’intégrité, n’en sont pas la moelle, l’essence, le cœur et le moteur? Reel to Real, la branche patrimoniale du label canadien Cellar Live, qui fête ses 20 ans, propose ainsi une belle production indispensable pour la musique, le
beau travail d’édition et l’histoire, celle du jazz et des amateurs de jazz de
Baltimore, Maryland.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Kenny Kotwitz & The LA Quintet
When the Lights Are Low
When the Lights Are Low, Skylark, Cry Me a River, Estate,
When Sunny Gets Blue, Crazy She Calls Me, Darn That Dream, Harlem Nocturne,
Manhattan, Mood Indigo, Polka Dots and Moonbeams, Stairway to the Stars, When
the Lights Are Low (reprise)
Kenny Kotwitz (acc, celesta), John Chiodini (g), Nick
Mancini (vib), Chuck Berghofer (b), Kendall Kay (dm, perc)
Enregistré en avril 2020, Granada Hills, CA
Durée: 55’ 01’’
PM Records (www.lajazzquintet.com)
Le très joli disque de Kenny Kotwitz prodigue un peu de
douceur et de beauté en ce début 2021 qui ne nous en promet guère. Il s’agit
d’un hommage à son maître accordéoniste, Art Van Damme (1920-2010), à
l’occasion du centenaire de sa naissance, qui vient après un premier album déjà
consacré à son répertoire, The Montreal Sessions, sorti en 2013 par Challenge
Records, à l’initiative du producteur canadien Peter Maxmych, également derrière
ce nouvel opus. Originaire du Michigan mais élevé à Chicago où il débuta sa carrière
en 1941 dans l’orchestre de Ben Bernie (vln, 1891-1943), Art Van Damme commença à
enregistrer sous son nom dès 1945 et, deux ans plus tard, avec son quintet,
comprenant guitare et vibraphone, sur le modèle de celui de Georges Shearing
(l’accordéon remplaçant le piano). C’est à la tête de cette formation qu’il mena
l’essentiel de son activité de leader. Si Art Van Damme connut un certain
succès international, en particulier en Europe et au Japon, il fut aussi un musicien
de studio très occupé et termina sa vie en Californie où il joua jusqu’à ses
derniers jours.
Né à Milwaukee, WI, et basé à Los Angeles depuis 1966, CA, Kenny
Kotwitz est aussi pour partie un musicien de studio. Egalement pianiste, il a
travaillé avec Michel Legrand, Johnny Mandel ou encore Ray Brown. En 1983, il a
participé à un enregistrement avec son ancien professeur: Art Van Damme and Friends (Pausa) et publié plusieurs disques avec
ses propres formations. Resté en lien avec Peter Maxmych après The Montreal Sessions, il a réuni à sa
demande des musiciens de Los Angeles pour recréer la sonorité du Art Van Damme
Quintet. Le contrebassiste Chuck Berghofer, qui possède le
C.V. le plus rempli de l’équipe (des collaborations avec Nancy et Frank
Sinatra, Ella Fitzgerald, Zoot Sims, Stan Getz…), est le seul, à notre
connaissance, hormis Kenny Kotwitz, à avoir enregistré avec Art Van Damme. Les beaux arrangements écrits par Kenny Kotwitz,
tout comme l’alliage très particulier qui constitue ce quintet, donnent un
résultat singulier et plein de poésie. La sensibilité de l’accordéoniste à
l’univers Django donne un éclairage très personnel à l’American Songbook, indépendamment de la guitare de John Chiodini
qui appartient plutôt à l’école Joe Pass (lequel fut membre du Art Van Damme
Quintet en 1970). Son jeu très nuancé se marie à merveille avec celui de Nick
Mancini en particulier sur la superbe version qu’ils livrent de «Harlem
Nocturne». Si le disque reste plutôt sur le registre intimiste des ballades,
les ambiances varient: une touche bluesy par ici («When Sunny Gets Blue»), une
touche latine par là («Estate»). Un superbe baume à l’âme.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Mathias Rüegg
Solitude Diaries 40 Shorts Stories - 1st Week: 1-Come in, Mr. CoVID-19!, 2-Self-Chosen
Solitude, 3-A Lonely Little Heathen Rose Dreams of Having Been, in a Former Life,
4-When They Are Released All Those Notes!, 5-About Fighting Fear and Why Everything
Shall Probably Be Half as Bad
2nd Week: 6-This Song That Nobody Knows Not Even the Conductor!, 7-Simple
but Beautiful, 8-The Aeolian "Manner" Wafer, 9-Elves in Light Distress, 10-Lustige
Ostinati
3rd Week: 11-A Fleeting Kiss on the Spiral Staircase, 12-A Strange Way
of Doing as One Pleases, 13-When he First Entered the City, He Felt Fear. The
Avantgarde Lurked Around Every Corner, 14-Song for All the Locked Up Children, 15-On
My Head’s Playground
4th Week: 16-Oh Dear Augustin Nothing Isn’t Ruined!, 17-Small
Obstacle Course Across the Circle of Fifths, 18-Lustige Ostinati/2, 19-The Day My
Daughter Needed Some Encouragement, 20-A Song from…?
5th Week: 21-Of Pigeons Seeking Shade Under a Lilac Bush in the "Volksgarten”,
22-But Where Are All These Lovely Cherry-Blossoms Coming From?, 23-Now The
Cat’s Out of the Bag!, 24-Optimism Is a Happy Companion, and I Have Always Been
A Rebel!, 25-Choral For All Those Elderly People Who Do Not Want That Because of
Them The Entire Humanity Is Being Locked Away
6th Week: 26-Intervals Too Want to Be Loved!, 27-After Having Been
Touched Upon By the Breath of Jazz…, 28-Whoever Neglects His Relationship With the
Harmonies Loses His Eros, 29-This One Form of Slowness That She Always Felt Was
Too Fast, 30-Variations on an Ostinato By Erik Satie (Idyll)-Funny Ostinati/3
7th Week: 31-Swiss Folk Song, 32-The Advantage of Silence, 33-When It
All Began, 34-Lauren Bacall the Smile of Gold, 35-I Wonder Who Might Come From
There?
8th Week: 36-And Suddenly a Cheerful Anarchy Appeared, 37-Left–Right–Left–Right,
Right–Left–Right–Left, 38-Blues Study, 39-Variations on an Ostinato by Dollar
Brand, Funny Ostinati/4, 40-The Bitter End of an Awful Affair
p solo: Soley
Blümel (07, 14,
21), Jean-Christophe Cholet (05, 25, 26), Ladislav Fančovic (10, 17, 23, 24,
27, 33, 36), Johanna Gröbner (08, 09, 32), František Jánoška (02,
06, 12, 16, 29), Oliver Kent
(38), Oliver Schnyder (11, 20,
31, 34), Lukas Kletzander (03, 28), Elias Stemeseder (04, 18,
19), Georg Vogel (35, 37), Mathias Rüegg (01, 13,
15, 22, 30, 39, 40)
Enregistré du 28 juin au 24 septembre 2020, au Bosendorfer
Saloon, Vienna (Autriche), et à Paucourt (France) pour les titres 5, 25, 26
Durée: 1h 05’ 09”
Lotus Records 20060 (www.mathiasrueegg.com)
Histoires sans paroles–pour ceux qui se souviennent de cette émission de Solange Peter des années
1960 qui présentait des films muets-courts métrages avec une excellente musique moderne du
début du XXe siècle, le plus souvent au piano– que ce recueil de 40 pièces
courtes de Mathias Rüegg, baptisées «Short Stories» par l’auteur, ce qui décrit
bien le caractère récit de cette œuvre. Intitulé «Solitude Diaries» (carnet ou journal de solitude), en référence à ce que nous
traversons –une époque de dictature, commencée brutalement par un enfermement
généralisé du monde occidental– ce disque mérite à ce titre et en raison du
parcours de Mathias Rüegg en général, notre curiosité, bien que ce ne soit pas
du jazz de culture ou de répertoire en dehors de quelques évocations ou réminiscences
repérables à l’oreille et dans les remarquables notes de livret qui donnent
pour chacun des récits une indication sur l’esprit de la musique, comme on en
donnait dans les partitions naguères –en particulier dans ces recueils de partitions
reliés au tournant de XXe siècle– en quatre langues, italien, allemand, anglais
et français: gioioso e pimpante,
fatalistisch, a kind of romantic, en se perdant, par exemple. Pour les effluves de jazz (pièces 17, 27,
38), on peut lire ces notations: with a
pinch of jazz, After having been
touched upon by the breath of jazz et with
a blue touch.
Connaissant l’esprit perfectionniste de Mathias Rüegg, nous ne
sommes pas loin de penser que ces indications «d’esprit musical» sont en
rapport avec la langue et la diversité européenne: gioioso e pimpante, virtuosissimo sont en italien, Walzerich, fatalistisch et energisch sont en allemand, with some verve, with a blue touch sont en anglais, très léger, tombant amoureuse,élégiaque sont en français. Rien ne semble
donc être laissé au hasard. Les mots de Mathias Rüegg dans le livret ne laissent planer
aucun doute sur sa pensée: «Dès le moment
du verrouillage du 16 mars 2020, une humeur effrayante, inquiétante et
paranoïaque s'est installée sur la ville, qui n'a pas disparu même des coins
les plus petits et les plus cachés. Il n'y avait donc qu'une seule façon pour
moi d'échapper à cette dépression collective, et c'était de m'évader dans la
créativité, dans la composition.»[…] La
folie de verrouillage en combinaison avec la quasi-abrogation de la démocratie
- sans même la moindre résistance - était difficile à gérer pour un esprit
libre comme moi. Et l'est toujours!»
La démarche est idoine, pour un compositeur en particulier,
et dans ce néant démocratique, si préjudiciable à la culture sur scène et en
public, la richesse et la force intérieures de chaque individu sont ce qui peut
sauver la mémoire de la création. L’enregistrement est l’autre moyen de
prolonger cette dimension, et Mathias Rüegg donne une nouvelle fois le
sentiment qu’il est l’un des ces héritiers, rares, de cette tradition
culturelle européenne multiséculaire qui a dû souvent s’adapter aux
circonstances et dépasser le manque de libertés par l’imagination et des moyens
autonomes (la composition ici). En cela, l’art, musical entre autres, a
toujours été une transgression des sociétés contraignantes et toujours contre
ceux qui exerçaient ces pouvoirs, même quand ils essayaient de le corrompre en
se donnant des allures «éclairées» (commandes, mécénat, académisation, moyens
matériels, honneurs…). La plupart des pouvoirs autoritaires ne sont pas
parvenus à interdire la création depuis la nuit des temps, même sous le nazisme
qui s’y est essayé pourtant en précurseur, jusqu’à ce jour de mars 2020 où, la
technologie, la peur et la dépendance aidant, des pouvoirs ont simplement
appuyé sur un interrupteur planétaire, au moins occidental où des restes de
démocratie les dérangeaient encore.
Comme le constate Mathias Rüegg, le plus étonnant est que ça
a été accepté passivement. L’ensemble des expressions artistiques dépendant de
la scène, prises au piège de la dépendance (subventions), du manque de courage
et de la répression (aucune protestation fondamentale), a été purement et
littéralement bâillonné, et le reste encore un an après. Stupéfiant! Mathias Rüegg et quelques rares autres ont puisé dans leur courage
et leur mémoire une capacité de résistance et de lutte créatrice: s’exprimer, composer
et enregistrer sont en effet une évidence pour les artistes dans ce moment de
négation des libertés et de la mémoire, comme s’inspirer du vécu –ici la
solitude et le silence imposés– pour en donner la sublimation artistique,
briser le silence. Le jazz, dans sa genèse, est un archétype artistique qui a
su briser le silence et la négation, imposer la mémoire. Retourner la puissance
de la création contre ceux qui usent de la violence et de la peur, sans avoir
besoin de les identifier, a déjà soulevé des montagnes.
Voilà en résumé notre perception de l’origine de cet
enregistrement, et dans le jazz, habitué depuis les années 1980 à vivre dans
une liberté assistée et encadrée (subvention, clientélisme), en Europe en
particulier, on ne voit justement que rarement ce type de réaction, c’est
regrettable. On reçoit régulièrement des vidéos d’artistes masqués, muselés,
sans public ou isolés chez eux. C’est une antinomie de l’art, de la création,
de l’expression et, malgré les efforts de chacun, la musique ne respire pas
plus que les artistes. C’est littéralement insupportable à regarder. Un grand merci à Mathias Rüegg donc de restituer le
caractère naturellement subversif de l’art, cette liberté à travers un disque
où il rompt également le silence et l’isolement en faisant intervenir, pour
jouer et enregistrer ses compositions, une dizaine d’excellents pianistes, non
masqués sur les photos, de tous les âges (12 ans jusqu’à 69 ans), de culture
classique, parfois s’exprimant dans le jazz dans leur parcours personnel,
d’origines diverses en Europe (Slovaquie, Suisse, Autriche et France) en dehors
des propres interprétations de l’auteur.
Nous n’avons certainement pas
la compétence appropriée pour décrire dans le détail les sources de
l’inspiration du compositeur. On peut seulement vous rappeler (cf. les
chroniques de disques) qu’il a entrepris depuis une dizaine d’années une grande
réflexion sur son art, sa pratique en tant qu’artiste de culture européenne, le
plus souvent en compagnie de l’excellente Lia Pale (A
Winter’s Journey,The Schumann Song Book, The Brahms Song Book, Sing My
Soul,
chez Lotus Records) après
une trentaine d’années avec le Vienna Art Orchestra. Il a ainsi effectué par l'arrangement une relecture du répertoire classique
(Schubert, Schumann, Brahms, Händel…) qu’il réinterprète comme un artiste
de son temps avec un vécu, des rencontres et une culture personnelle, et il poursuit ici d’une certaine manière avec Gustav Mahler et Erik
Satie par exemple, et beaucoup d’autres influences du XIXe et XXe siècle, le
jazz entre autres, littéraires également. Le retour aux sources est un rituel
essentiel du jazz depuis Louis Armstrong jusqu’à John Coltrane et Wynton
Marsalis. C’est la seule garantie d’authenticité en art, et donc bravo encore à
Mathias Rüegg d’avoir cette clairvoyance plutôt que de vouloir faire du jazz de
répertoire ludique ou de système sans se poser la question des racines et du
vécu. Mathias Rüegg a composé ou réarrangé ses propres pièces datant pour
certaines du XXe siècle et du Vienna Art Orchestra. Le phrasé jazz est présent,
plutôt comme une couleur que comme une langue maternelle («Blues Study» (38)
est le plus jazz de cet ensemble), avec beaucoup d’à propos, et un ostinato prend Dollar Brand comme
inspiration centrale (39).
Sur le plan pianistique, c’est brillant (Ladislav Fančovic est
prodigieux en général et sur les pièces 24 et 27 en particulier),
souvent sombre –les circonstances– parfois léger et gai, c’est dans tous les
cas lyrique, narratif, descriptif. C’est un long récit bercé d’atmosphères variées,
toujours passionnant, et qui s’écoute sans limite, sans aucune impression de longueur ou de redondance malgré le nombre de pièces (40) et le format réduit (toujours moins
de 3 minutes). Ce Solitude Diaries est rythmé par un calendrier d’écriture, semaine après
semaine –8 au total– de mars à mai 2020. Le livret évoque chaque thème et chaque artiste avec
précision, c’est donc, comme souvent avec cet artiste, une production exigeante avec un souci du détail, du travail bien
fait mené en conscience jusqu’à son terme, sans oublier la performance (le talent de fédérateur de Mathias Rüegg) de
réunir des artistes européens aux sensibilités variées en un lieu unique, dans ce contexte (un pied de nez aux entraves à la circulation), pour enregistrer une œuvre
cohérente sur le plan de l’écriture (les compositions sont d’une beauté
certaine).
La distinction de ce disque n’est pas à lire comme
«indispensable du jazz», mais «indispensable» de l’art, de l’expression, mais
aussi de la résistance, de la liberté dans ce temps de dictature. La beauté de l’art,
l’originalité de la création culturelle sont des éléments de la lutte contre la
laideur, la soumission et l’uniformisation que nous imposent les pouvoirs et
ceux qui s'y soumettent par peur ou par adhésion.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Connie Han
Iron Scarlet
Iron Scarlet*, Nova*°, Mr. Dominator, For the O.G., Hello to
the Wind, Detour Ahead, Captain’s Song*, Boy Toy°, The Forsaken, Dark Chambers*°
Connie Han (p, ep), Jeremy Pelt (tp)*, Walter Smith III
(ts)°, Ivan Taylor (b), Bill Wysaske (dm)
Enregistré les 16-17 août 2019, New York, NY
Durée: 1h 02’ 55’’
Mack Avenue 1171 (www.mackavenue.com)
Nous avions découvert Connie Han (qui vient de fêter
ses 25 ans en février 2021) avec un album prometteur, Crime Zone (Jazz Hot 2019),
en fait le second dans sa discographie, après The Richard Rodgers Songbook, un disque autoproduit sorti en 2015. On
retrouve sur ce nouvel opus les qualités musicales de la jeune pianiste
toujours accompagnée de son mentor, Bill Wysaske qui produit aussi l’album.
Walter Smith III est également de retour parmi les sidemen, mais avec cette
fois Jeremy Pelt à la trompette. Encore une fois, le répertoire a été largement
composé par Connie Han et Bill Wysaske, à commencer par le très dynamique
morceau-titre, «Iron Scarlet», sur lequel Jeremy Pelt a le loisir d’exprimer
toute sa verve et Connie Han de développer un swing qui ne se dément pas. Le
deuxième titre, «Nova», ballade chaloupée, réunit les deux soufflants invités
(beau son profond et bluesy de Walter Smith III). Autre bon original, «Mr.
Dominator» permet d’apprécier le jeu du trio, dans lequel le subtil Ivan Taylor
(1984, Southern, IL) prend toute sa part: encore une jeune pousse ayant éclos
sous la férule de Wynton Marsalis (il aussi été formé par Ron Carter) et qui
depuis s’est frottée aux plus grands, de Mulgrew Miller à Hank Jones. Mais
c’est sans doute sur le magnifique «Detour Ahead» (Herb Ellis/Johnny Frigo/Lou
Carter) que le trio de Connie Han atteint son sommet, la pianiste déroulant de
longues phrases pleine de poésie, avec un vrai sens de la narration musicale. Avec
beaucoup de maturité, la jeune femme, au-delà de sa technique brillante, loin de chercher à épater la galerie, privilégie une expression riche et
enracinée, notamment dans le blues. On est moins séduit par son jeu au Fender («Hello
to the Wind») qui possède moins d’ampleur et d’inventivité. L’ensemble reste pour autant d'un bon niveau et on souhaite à Connie Han
de poursuivre sur sa lancée.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Michel Hausser
Mr. Vibes CD 1: Blues pour le chat, Isn't It Romantic, Rue Dauphine,
Everything Happens to Me, Now’s the Time, H.E.C Blues, Rue Dauphine, These Foolish Things, Blues
pour le chat, Moanin', I Remember Clifford, H.E.C Blues, Monsieur de…,
It's the Talk of Town, Made in Switzerland, Willow Weep for Me, Who, You?,
4 R, Taking a Chance on Love
CD 2: Cliff Cliff, Phenil Isopropil Amine, Mysterioso,
Lullaby of the Leaves, Waiting for Irene, Chasing the Bird, Speak Low, Up in
Hamburg, Opus de Funk, These Foolish Things, Tadd’s Delight, Jive at Five,
Blues a San Pauli, Darn That Dream, Tune Up, These Foolish Things, Made in
Switzerland, Wee Dot
Micher Hausser (vib, xyl, p), avec:
1/ Henri Renaud (p), Ricardo Galeazzi (b), Dante Agostini
(dm)
2/ Bobby Jaspar (fl), René Urtreger (p), Paul Rovère (b),
Daniel Humair (dm)
3/ Bobby Jaspar (fl), Paul Rovère (b), Kenny Clarke (dm),
Humberto Canto (perc)
4/ Roger Guérin (tp), Luis Fuentes (tb), Dominique Chanson
(fl, as), Bob Garcia (ts), René Urtreger (p), Michel Gaudry (b), Daniel Humair
(dm)
5/Roger Guérin (tp), Bob Garcia (ts), Georges Arvanitas (p)
Michel Gaudry (b), Charles Bellonzi (dm)
6/ Donald Byrd (tp), Bobby Jaspar (ts), Zoot Sims (ts),
Walter Davis (p), Doug Watkins (b), Art Taylor (dm)
Enregistré à Paris 1958-59, Cannes 1958, Hambourg 1960,
Antibes/Juan-les-Pins 1961
Durée: 2h 34’ 21”
Fresh Sound Records 994 (Socadisc)
Les rééditions de Fresh Sound, sous l’autorité de Jordi
Pujol, sont souvent des indispensables, parfois pour la qualité extraordinaire
de la musique et toujours pour la qualité du travail de recherche et de
synthèse effectué. Jordi Pujol, comme les pionniers de l’histoire du jazz,
Charles Delaunay en est le modèle, comme notre revue le fait depuis 85 ans, a
toujours le souci de partager une somme de connaissances assez phénoménales
avec les amateurs, et dans le format étendu du CD, voire du double CD comme
ici, il offre un véritable cours d’histoire du jazz, non seulement par la
recherche de la musique qu’il réunit mais aussi par la documentation de la
musique, un livret de belle facture très riche en biographie, discographie
et iconographie. Il a ainsi le souci de rechercher des éditions cohérentes d’un
musicien dans une période donnée, en s’appuyant sur les enregistrements déjà
existants, mais aussi en exploitant les archives, et pour la France, celles de
l’INA par exemple. Cette publication est d’autant plus précieuse que l’excellent
Michel Hausser restait encore un inconnu pour les dictionnaires courants du
jazz il y a peu, et que Jordi Pujol rappelle à notre bon souvenir un disciple
de Milt Jackson, car la France peut se réjouir d’avoir développé une vraie
tradition du vibraphone à la suite des Américains, avec entre autres Géo Daly,
Dany Doriz, Michel Hausser, enrichie par Sadi, voisin belge venu faire les
beaux jours du jazz à Paris avec d’autres (Bobby Jaspar, ici, mais aussi René
Thomas et beaucoup d’autres). On replongera avec profit dans les deux numéros
de Jazz Hot (n°543 et n°544 de 1997)
qui ont fait le tour de l’histoire et des personnages clés de l’instrument, le
vibraphone, pour se remettre en tête quelques repères utiles pour le jazz.
Et on découvrira dans le Jazz
Hot n°544, consacré à Milt Jackson, l’un de ses disciples
européens, Michel
Hausser, qui eut le privilège de croiser les mailloches avec le Maître,
et qui
a partagé la grande histoire du jazz, à Paris notamment à partir des
années
1950 et qui a mené depuis une authentique carrière de musicien amoureux
du jazz, participant à des formations chevronnées, soit qu’il les
dirige, soit qu’il en
fasse partie. Dans ce disque, il suffit de lire la notice: Bobby Jaspar,
Roger
Guérin, Bob Garcia, Henri Renaud, René Urtreger, Georges Arvanitas,
Michel
Gaudry, Paul Rovère, Kenny Clarke, Charles Bellonzi, Daniel Humair,
etc.; c’est
toute la vie du jazz du tournant des années 1950-1960 à Paris qui défile
sous nos yeux
et dans nos oreilles, même si une partie des enregistrements a été
exhumée des
archives du Festival de Jazz de Cannes de 1958 (5 thèmes) et que deux
thèmes proviennent de celles du Festival de Jazz
d’Antibes/Juan-les-Pins. En Bonus, il y a une
somptueuse jam session («We Dot») au drive
incandescent réunissant autour de Michel Hausser, Donald Byrd, Zoot Sims, Bobby
Jaspar, Walter Davis, Doug Watkins et Art Taylor. Michel Hausser semble
lui-même y perdre de sa distance élégante très alsacienne pour participer à ce moment de
transe musicale.
Le reste des enregistrements retenus provient de disques de Michel Hausser au Chat qui pêche (Columbia, 45t.), Michel Hausser-Bobby
Jaspar, Vibes + Flute (Columbia), Michel Hausser Quartet, vol.2 (Columbia, 45t.), Bobby Jaspar Quartet
Featuring Michel Hausser (Barclay), Michel
Hausser Octet-Up in Hamburg (Columbia). On le voit, il y a des rééditions mais aussi des archives
originales et c’est ce qui fait le prix de ces albums, permettant d’accéder à
des enregistrements et à des archives qui ont peu de chance d’être réédités,
réunis, organisés, restitués avec qualité, documentés avec conscience et
science. Le répertoire de Michel Hausser est composé de standards
comme toujours, de thèmes du jazz dûs aux compositeurs de ce temps (Benny
Golson, Tadd Dameron, Charlie Parker, Thelonious Monk, Bobby Timmons, Miles
Davis…), d’originaux de Michel Hausser et de ses compagnons Bobby Jaspar et
René Urtreger. Michel Hausser est principalement au vibraphone, parfois au
xylophone (son plus boisé-mat), et une fois au piano. Le son de vibraphone de
Michel Hausser se place bien sûr dans l’esprit de celui de Milt, plus mat, plus
sec que celui de la tradition d'Hampton, même si Michel Hausser ne s’interdit pas quelques effets de réverbération
comme sur «These Foolish Things». Le swing est omniprésent, l’invention et
l’énergie très palpables.
Michel Hausser est un personnage de l’histoire du jazz en
France, un musicien d’excellent niveau qui a poussé la passion jusqu’à la
transmission, avec un festival (dont il s'est occupé jusqu'en 2009) à Munster, dans la région où il est né (Colmar), et où il vit, dont il faisait la
promotion avec distinction et toujours une bonne programmation, jazz sans aucun
doute. Tout cela et d'autres choses vous sont racontées dans le détail par le
livret consistant de Jordi Pujol, et pour mieux connaître Michel
Hausser, vous pouvez encore lire son interview dans Jazz Hot n°544.
Ce double album est donc indispensable pour de
nombreuses raisons. La dernière, c’est que le 7 février, Michel Hausser aura 94
ans. Bon anniversaire, Monsieur Michel Hausser!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Philippe Milanta
1,2,3,4! Aqwabuka°, Tolana+, Aam°°, I Want a Little Girl*, Colyn
Two*, Cotton Tail°, Manomena°, Yellow Days*, Régeline°, Puis au galop°°,
Palaqwa, Twelve for a Change°, Tre Espressi°°, Menaaja*, Hackensack°
Philippe Milanta (p, solo*), Thomas Bramerie (b) except*, Leon Parker°,
Lukmil Perez°° (dm)
Enregistré en juillet 2020, Meudon (92)
Durée: 59’ 16”
Camille Productions 072020 (Socadisc)
Avec cette nouvelle production sur le label Camille
Productions, on est au cœur des mondes de Philippe Milanta. Le pianiste de haut
niveau s’est souvent mis au service d’autres artistes et d’autres répertoires,
avec talent et personnalité, dans le jazz de culture aussi bien que dans le
jazz ludique, dans des formes de la tradition plus ou moins contemporaines.
Mais ici, c’est pour l’essentiel son répertoire avec quelques bornes de son
univers, jazz et pas seulement, mais toujours passés au filtre de son
expression, de son invention. Musicien cultivé, Philippe Milanta embrasse des
paysages musicaux variés.
Dans ce disque, il y a ainsi onze originaux, un seul
standard («I Want a Little Girl»), deux compositions du jazz, une de Thelonious
Monk («Hackensack») et une de Duke Ellington («Cotton Tail»), et un court titre
de musique populaire («Yellow Days») d’Álvaro Carrillo Alarcón (1921-1969), un
compositeur d’origine mexicaine, «librement adapté» par un Philippe Milanta amoureux
de Claude Debussy (ses hommages récents au Maître et dans le beau «Menaaja» sur
ce même CD) et d’Eric Satie (son balancement de main gauche sur «Yellow Days»),
une splendide pièce de moins de trois minutes. Ce titre a connu une notoriété
controversée lors d’une rencontre inaboutie entre Frank Sinatra et Duke
Ellington. Le répertoire est bien équilibré et la qualité des compositions
originales –ce n’est jamais une évidence en jazz– propose une large découverte
de l’univers de Philippe Milanta.
Dans ce monde fait d’harmonies, d’atmosphères et parfois d’éclats
(«Colyn Two», une coquetterie), mais aussi de swing, de blues et de drive, le
toucher cristallin, amplifié par une utilisation savante des pédales et parfois,
en solo, par une résonance du piano, Philippe Milanta s’est entouré d’un
complice de jeunesse, Thomas Bramerie, un solide contrebassiste qui a depuis de
longues années, comme Philippe Milanta, forgé son style auprès des grands
musicien-ne-s de jazz des deux côtés de l’Atlantique. Thomas Bramerie était
déjà présent avec le pianiste sur Strickly
Strayhorn (Jazz Hot n°681)
et la complicité des deux musiciens est l’une des composantes de la réussite de
cet album. Deux batteurs-percussionnistes, les coloristes et très
musicaux Leon Parker et Lukmil Perez, viennent alternativement compléter le
trio, avec une rencontre en quartet sur «Manomena».
Philippe Milanta est soliste sur quatre thèmes, le standard
et trois originaux, laissant apprécier sa virtuosité au service de l’expression,
comme le personnel «I Want a Little Girl» dans la grande tradition du beau piano
jazz de culture, inventif, brillant. Deux duos, un piano-basse et un
piano-batterie explorent les échanges si fertiles des dialogues dans le jazz.
Neuf thèmes sont joués en trio, avec l’alternance des batteurs, dont les deux
compositions jazz. Enfin, un original est joué en quartet avec deux batteurs
(«Manomena»), une belle composition lyrique aux accents rythmiques sud-américains
subtils avec une intervention bienvenue de Thomas Bramerie. Le titre 1,2,3,4! fait donc à la fois référence à
l’attaque traditionnelle d’un thème par un groupe et à la géométrie des
formations.
Les thèmes sont de relative courte durée, ce qui donne une
grande légèreté d’écoute: seul «Régeline» dépasse les 7 minutes et évoque par
certains côtés un autre attachement de Philippe Milanta, l’univers et la
manière d’Ahmad Jamal, comme sur les jeux d’alternance rythmique («Cotton
Tail», «Puis au galop»…).
Le blues «Twelve for a Change» rappelle que Philippe Milanta
possède les arguments d’un pianiste de jazz de culture, notamment cette
dimension blues qui ne va pas de soi chez tous les pianistes de jazz de tous
les continents hors du cadre afro-américain de naissance. C’est ce qui explique
également sa capacité à donner à ses propres compositions une dimension swing,
malgré parfois leur inspiration plutôt européenne. «Palaqwa» est une valse jazzée, lyrique, à rapprocher par
l’esprit de «Manomena» où le contrechamp à l’archet de Thomas Bramerie apporte
un supplément d’âme. «Cotton Tail» alterne
les rythmes médiums et up tempo, dans
un savant montage, avec de belles parties de contrebasse et de batterie et de
petites citations de Randy Weston. C’est un peu l’esprit course qu’on retrouve
dans «Puis au galop» où le trio de Philippe Milanta donne la pleine mesure de son
drive, dans les passages où la fougue se libère, comme sur les réjouissants «Tre Espressi» et «Hackensack» avec clins d’œil ellingtoniens.
1,2,3,4!, malgré des titres mystérieux difficiles à mémoriser, est le disque qui synthétise le mieux, à ce jour, la personnalité musicale de
Philippe Milanta, ses goûts, ses choix, ses inspirations, sa manière, son
parcours déjà long dans le jazz, toutes dimensions trop souvent masquées par
ses aptitudes (et son goût certainement) à mettre en valeur la musique des autres. Il faut parfois qu’un artiste fasse son introspection
pour savoir faire émerger la spécificité de son expression et, avec la palette
de Philippe Milanta, ce serait dommage de ne pas persévérer dans ce chemin très
original bien que plus escarpé.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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CHRONIQUES © Jazz Hot 2020
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René Thomas
Remembering René Thomas CD1: Motion, There'll Never Be Another, Lover Man, Stella by
Starlight, Whose, Au Privave, Blue Train, Milestones, Motion, All Mornin' Long, It Could Happen to You, Never Morning
CD2: Milestones, It Could Happen to You, Oleo, Ballata in
forma di blues, It Could Happen to You, I Remember Sonny, Au Privave, Easy
Living, Our Delight, Moonlight in Vermont, Well You Needn't, Blues, Stardust
René Thomas (g) avec différentes formations comprenant Herman
Sandy (tp), Jacques Pelzer (as), Bobby Jaspar (ts, fl), Jean Fanis, Jack
Diéval, Amedeo Tommasi, Joël Vandroogenbroeck (p), Jimmy Smith (org), Paul
Dubois, Bob Roach, Jacques Hess, Benoît Quersin (b), George Braxton, Daniel
Humair, Jose Bourguignon, Franco Manzecchi, Donald Bailey (dm)
Enregistré le 18 mai 1955, Bruxelles; en février 1960, à
Montréal, Canada; le 30 juillet 1961, Comblain-la-Tour; le 6 novembre 1961 et
fin 1961, Paris; le 16 janvier 1962, Bruxelles, les 20 et 22 juillet 1962, Antibes-Juan
les Pins, été 1962 à Paris
Durée: 1h 15’ 05”
Fresh Sound Records 993 (Socadisc)
Voici donc grâce à Jordi Pujol, qui réactive chez Fresh
Sound la mémoire enregistrée du jazz avec une persévérance digne de tous les
éloges (restitution sonore, livrets très bien documentés, illustrés),
un double album qui honore le talent exceptionnel du grand René Thomas –après
Django également belge de naissance– le guitariste fondateur de cette grande
aventure de la six cordes en Belgique où elle est d’une certaine manière
l’instrument roi, car la descendance a été généreuse, autant quantitativement
que qualitativement. Et cette dynastie se prolonge, bien que ce centre de
l’Europe compte également d’autres excellents musiciens de jazz sur tous les instruments.
Il faut redécouvrir René Thomas par le son ici, et par le
texte et l’image en vous reportant notamment aux articles de
Jean-Pol Schroeder et Jean-Marie Hacquier dans le Jazz Hot n°530 avec beaucoup de
témoignages de ses collègues musiciens évoquant le génie du guitariste. Il y a
par ailleurs les Jazz Hot n°208, n°283 et n°313.
Comme le dit l’article, René Thomas a effectué sa synthèse à partir de
différentes influences, d’abord Django Reinhardt dont il possède l’apprentissage
non académique et l’esprit de virtuosité, et, parce qu’il appartient à la
génération d’après la Seconde Guerre qui a vu naître le bebop, à partir des
innovations de Charlie Christian, Billy Bauer, Jimmy Raney et de sa rencontre
avec Jimmy Gourley à Paris où René Thomas a gravé une partie de son histoire.
Il y a dans le livret une photo réunissant Jimmy Gourley, René Thomas,
Sacha Distel et Jimmy Raney à Paris en 1954. Une partie de la documentation
vient de Robert Jeanne (cf. Jazz Hot n°679),
l’un des survivants de cette grande histoire…
Sur le plan discographique, ce double album reprend le
disque de Jacques Pelzer (as) avec son Modern Jazz Sextet, Innovation in jazz-Vol.2, de 1955, des enregistrements live et radios de 1960-61-62, au Canada,
au festival de Comblain-la-Tour, à Paris (émission Jazz aux Champs-Elysées en
1961 et 1962), pour la radio-télévision belge, au Festival de Juan-les-Pins. Le
producteur a donc utilisé plusieurs sources, dont l’INA en France, pour nous
proposer une sélection rare de titres par René Thomas. La bonne discographie
parue dans le n°530 vous donnera une vue d’ensemble de son parcours.
Ces enregistrements se situent en amont et en en aval de sa
rencontre et du disque avec Sonny Rollins, en 1958, et de son
magnifique Guitar Groove en leader pour Jazzland (Original Jazz Classics) de 1960 qui installèrent René
Thomas au sommet d’un art où il côtoya par la suite Chet Baker, John Lewis,
Sonny Criss, Lou Bennett, Lucky Thompson, Stan Getz, Kenny Clarke, sans oublier
ses amis belges, Jacques Pelzer, Bobby Jaspar, etc. Dans ce Remembering René Thomas, on note encore
sa rencontre avec l’organiste Jimmy Smith à Juan-les-Pins. Sur le plan stylistique, René Thomas c’est la clarté des
phrases, l’aisance, cette curiosité qui lui fait citer
Ornette Coleman dans «Never Morning», l’une de ses compositions. C’est
aussi un swing toujours présent dans un répertoire mêlant les
standards, les compositeurs du jazz, surtout de sa génération,
Thelonious Monk,
Miles Davis, John Coltrane, Charlie Parker, Sonny Rollins, Tadd Dameron.
Dans tous les registres, il est René Thomas, c’est à dire
une profusion de notes bien détachées, un des plus beaux sons de
l’histoire de la guitare jazz, une vraie poésie qui se transmettra à l’âme
belge des guitaristes, une adhésion sans réserve au langage de son époque, avec
un souci presque classique de la mise en place. C’est aussi une imagination
originale dans ses chorus portée par un phrasé guitaristique plein d’accents.
Il remplit l’espace comme on pourrait le dire d’un pianiste bebop, comme Bud
Powell dans de longues phrases. La belle version de «It Could Happen to You»
avec Bobby Jaspar et Jack Diéval (Paris 1961) est un régal comme le brillant
«Oleo», un échange avec Jaspar. René Thomas est aussi capable de faire
chanter sa guitare («Moonlight in Vermont», «Stardust») avec beaucoup
d’expression, de sonner de tous ses éclats («Well, You Needn’t») ou de jouer
le blues le plus bleu («All Morning Long» de Red Garland à Comblain-la-Tour) ou
avec Jimmy Smith à Antibes… Le titre de ce disque est bien choisi: Remembering René Thomas est une
nécessité!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Jazz at Lincoln Center Orchestra
Big Band Holidays II It’s the Most Wonderful Time of the Year4, Cool
Yule3, We Three Kings1, O Tannenbaum1,
Rise Up Shepherd and Follow2, (Everybody’s Waitin’ for) The Man With
the Bag4, What Will Santa Claus Say? (When He Finds Everybody
Swingin’)2, Brazilian Sleigh Bells2, Silver Bells2,
Snowfall, Silent Night1
Jazz at Lincoln Center Orchestra: Wynton Marsalis (lead3-4,
tp) et selon les titres Marcus Printup, Kenny Rampton, Ryan Kisor, Greg
Gisbert, Bruce Harris, Tatum Greenblatt (tp),
Vincent Gardner, Chris Crenshaw (tb), Elliot Mason, Sam
Chess, Eric Miller (tb), Sherman Irby (lead1-2, ss, as, cl fl), Ted
Nash (as, ts, fl, cl), Victor Goines (lead4, ss, ts, cl), Walter
Blanding (ts, cl, shaker), Paul Nedzela (ss, bar), Dan Nimmer (p), Carlos
Henriquez (b), Ali Jackson, Marion Felder, Charles Goold (dm) + James Chirillo
(g), Aretha Franklin (voc, p), Audrey Shakir,
Denzal Sinclaire, Catherine Russell, Veronica Swift,
Enregistré les 17-19 décembre 20151, 14-18
décembre 20162, 13-17 décembre 20173 et 19-23 décembre
20184, Lincoln Center, New York, NY
Durée: 1h 06’ 15’’
Blue Engine Records 0020 (http://blueenginerecords.org)
Les concerts de Noël du Jazz at Lincoln Center Orchestra donnés
au Frederick P. Rose Hall du Lincoln Center (sous le titre «Big Band Holidays»)
sont une tradition à laquelle Wynton Marsalis et ses musiciens s’adonnent
toujours avec un plaisir enfantin, bonnets rouges sur la tête. Alors que cette
année la fête est gâchée par une assignation mondiale à résidence, ce Big Band Holidays II, rassemblant des extraits live, pris sur les années 2015 à 2018, restitue
quelques bribes de ces grandes soirées, qui sont avant tout une fête pour le
jazz orchestrée par l’un des meilleurs big bands de la planète. Cet album vient après un
premier volume couvrant les années 2013 et 2014 où les chanteurs Cécile McLorin
Salvant, Gregory Porter, René Marie et déjà le guitariste James Chirillo
étaient les invités du JLCO. Sur ce volume 2, ces guests restent de haut niveau avec en particulier, lors des
concerts de décembre 2015, l’intervention très émouvante de la grande Aretha
Franklin (disparue
en 2018), s’accompagnant seule au piano pour une version gospel de
«O Tannenbaum» («Mon beau sapin»), chant traditionnel d’origine allemande
qu’Aretha interprète d’ailleurs en partie dans la langue de Goethe (elle l'avait
déjà enregistré pour l’album collectif A Very Special Christmas 2, en 1992, avec une sirupeuse section de cordes). Toujours sur ces concerts de 2015, nous
avons également affaire à deux excellents vocalistes: Denzal Sinclaire et
Audrey Shakir. Le premier (qu’on entend seul sur «We Three Kings»), né en 1969
à Toronto, est également pianiste, guitariste, batteur et comédien. Son timbre
chaleureux et velouté évoque celui de Nat King Cole qu’il a d’ailleurs interprété dans une comédie musicale (Unforgettable), outre de multiples
collaborations allant de Dee Dee Bridgewater au Count Basie Orchestra. Audrey
Shakir s’inscrit quant à elle dans une belle filiation avec Sarah Vaughan. Originaire
de Cleveland, OH, mais résidant à Atlanta, GA, elle a fait ses classes à New
York notamment auprès de Barry Harris. Nous apprenons par ailleurs, à
l’occasion de cette chronique, qu’elle a sorti en 2009 un album (If You Could See Me Now, Hot Shoe
Records) avec Kenny Barron. Leur duo sur un «Silent Night» très blues, grâce aussi à la contribution de James Chirillo, est
l’un des très bons moments de ce disque.
Les plages tirées des concerts de 2016 offrent trois titres instrumentaux, dont
le très dynamique «Brazilian Sleigh Bells» arrangé par Carlos Henriquez qui a
donné à la composition du Canadien Percy Faith, inspirée par les mariachis
mexicains, un habillage harmonique scintillant. Deux autres thèmes («What Will
Santa Claus Say?» et «Silver Bell») laissent le champ libre à l’expression hot de Catherine Russell. C’est encore une forte personnalité vocale qui
s’impose ici face au grand orchestre. Elle intervient également sur «Cool
Yule», seul enregistrement pour l’année 2017, où elle donne la réplique à
Walter Blanding et Sherman Irby. Un morceau au swing incandescent qui rappelle
les riches heures du Count Basie Orchestra. Enfin, l'album propose deux extraits captés en 2018: un instrumental, «It’s the Most Wonderful Time of the Year», profitant également d’un bel arrangement –signé de Wynton Marsalis
également auteur de plusieurs interventions superbes– et un morceau vocal, «(Everybody’s Waitin’ for) The Man With
the Bag»assuré par Veronica Swift, une jeune
pousse révélée par JALC et qui confirme son talent.
Un disque qui donne l'occasion de rappeler que Wynton Marsalis est, tout au long de l'année (y compris en période de crise), un véritable Père Noël pour les amateurs de jazz.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Hot Sugar Band & Nicolle Rochelle
Eleanora: The Early Years of Billie Holiday What a Night, What a Moon, What a Girl, It’s Like Reaching for
the Moon, The Way You Look Tonight, Fine and Mellow, Did I Remember, Moanin’
Low, With Thee I Swing, A Sailboat in the Moonlight, No Regrets, Mean to Me,
The Man I Love, What a Little Moonlight Can Do, Yesterdays
Corentin Giniaux (cl, ts), Julien Ecrepont (tp),
Jean-Philippe Scali (as, cl), Vincent Simonelli (g), Bastien Brison (p), Julien
Didier (b), Jonathan Gomis (dm) + Nicolle Rochelle (voc)
Enregistré les 7, 8 et 9 septembre 2019, Villetaneuse (93)
Durée: 56’ 09’’
CQFD 33020 (L’Autre Distribution)
Encore une formation qui propose une relecture dynamique du
répertoire jazz! Fondé il y a dix ans, le Hot Sugar Band, possède la
particularité d’être lié de près à l’univers de la danse et du lindy-hop et
s’est produit, ces dernières années, dans de multiples festivals et événements
swing à travers l’Europe et même l’Asie. L’orchestre affirme ainsi puiser son
inspiration chez John Kirby, Artie Shaw et Count Basie (liste non limitative, of course). Il est aujourd’hui animé par le clarinettiste, saxophoniste (et
aussi claviériste) Corentin Giniaux, un musicien partagé entre des mondes
musicaux fort éloignés, de la tradition Django à la musique électronique. Après
la sortie de son troisième album, Wondering
Where, en 2017, le Hot Sugar Band a entamé l’année suivante une
collaboration avec Nicolle Rochelle autour du premier répertoire –celui
des années 1930– d’Eleonora Fagan, dite Billie Holiday. Régulièrement invitée par des big
bands (Duke Orchestra, Barcelona Jazz Orquestra…) pour son talent scénique
alliant énergie, charme et humour, Nicolle Rochelle avait déjà incarné Lady
Day pour le spectacle Le Blues de Billie
Holiday (2015) avec le Swiss Yerba Buena Creole Rice Jazz Band.
Si son
grain de voix n’est pas très loin de celui de Billie (sans atteindre bien sûr
sa dimension expressive hors norme), la chanteuse et comédienne se rapproche ici
au plus près de la personnalité vocale de son modèle sans verser totalement dans
l’imitation ni perdre son caractère propre.
Sa performance bluffante, comme la qualité des solistes de
l’orchestre et celle de l’écriture des arrangements, font de cet Eleanora un hommage plein de vie, de
blues et de swing, par ailleurs respectueux de la musique originale. Le livret
remet brièvement dans son contexte les titres joués: certains incontournables
comme «The Man I Love» (belle version entièrement instrumentale), d’autres un
peu moins connus, tel «It’s Like Reaching for the Moon» que Nicolle restitue
avec intensité. De même, sur «Fine and Mellow», elle confirme son aisance sur
le blues qui imprègne également le jeu de Bastien Brison ainsi que celui de Corentin
Giniaux et Jean-Philippe Scali aux saxophones. Ces derniers font également deux
bonnes interventions (cette fois à la clarinette et à l’alto), de même que
Julien Ecrepont, sur une version très enlevée de «What a Little Moonlight Can
Do», fidèle à l’esprit de l’enregistrement de 1935 (Brunswick 7498) avec Teddy Wilson, Benny
Goodman, Ben Webster et Roy Eldridge. Nicolle Rochelle excelle également dans
ce registre très swing (bravo aussi à la section rythmique) où sa truculence fait
merveille quand Billie (20 ans à l’époque) y mettait une nuance de blues qui
traduisait l’expérience d’une vie marquée par les épreuves. Cette évocation
très réussie de Lady Day et des musiciens qui partagèrent avec elle la scène et
les studios à l’orée de sa carrière, imagine même une rencontre avec Django par
l’entremise de Vincent Simonelli (joli duo guitare/voix sur «A Sailboat in the
Moonlight»). Un très bon travail collégial,
porté par une artiste décidément surprenante.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Gabriel Latchin Trio
I'll Be Home for Christmas Winter Wonderland, Jingle Bells, Santa Claus Is Comin’ to
Town, I’ll Be Home for Christmas, A Toast to Friends, The Christmas’ Song,
White Christmas, God Rest Ye Merry Gentlemen, Have Yourself a Merry Little
Christmas, Rudolph the Red-Nosed Reindeer, Silent Night
Gabriel Latchin (p), Dario Di Lecce (b), Josh Morrison (dm)
Enregistré le 4 août 2020, Londres
Durée: 51’ 38’’
Alys Jazz 1503 (www.gabriellatchin.com)
C’est une jolie découverte que nous faisons avec le jeune
pianiste britannique Gabriel Latchin, lequel nous présente ici son troisième
album, un disque de Noël dans la grande tradition du jazz. Initié au piano et
au jazz par sa grand-mère à l’âge de 9 ans, il se tourne d’abord vers le jeu
d'Oscar Peterson. D’autres maîtres (d’Art Tatum à Bill Evans) nourriront plus
tard son expression, en particulier Barry Harris et Cedar Walton qu’il tient aujourd’hui
pour ses deux principales influences. Après avoir suivi de sages études
d’économie, Gabriel Latchin se frotte à la scène jazz d’Edimbourg puis
parachève sa formation musicale à Londres, à la Guildhall School of Music and
Drama. Il compte parmi ses mentors Aaron Goldberg, Peter Bernstein et Grant
Stewart qui n’est sans doute pas étranger à sa sensibilité à l’univers
rollinsien. Un cursus qui aura amené Gabriel Latchin à maîtriser avec talent le
langage du jazz. Christian McBride, qui n’est pas le premier venu, ne s’y est
d’ailleurs pas trompé et a fait appel à lui en 2016 pour un prestigieux concert
au Wigmore Hall, avec la chanteuse lyrique Renée Fleming. Depuis, le pianiste s’est
imposé dans le paysage jazz londonien où il se produisait régulièrement à la tête
de son trio jusqu'au début 2020.
Le
swing aérien de Gabriel Latchin, son jeu élégant et subtil, puisant
dans le blues et le gospel, sont un véritable régal. Il est de plus
entouré de solides
partenaires: l’Italien Dario Di Lecce, basé à Londres depuis 2012, a
notamment
enregistré avec George Garzone; Josh Morrison, londonien de naissance, a
étudié
à Berklee et a accompagné la fine fleur du jazz britannique, outre des
collaborations avec Grant Green, Eric Alexander ou Andrea Pozza. Avec
beaucoup
d’énergie et d’inventivité, le trio renouvelle le plaisir d’entendre ce
beau
matériau que constituent les christmas
songs et les restitue avec une variété
de couleurs qui conserve le plaisir intact tout au long de l’album: du très
monkien «Santa Claus Is Comin’ to Town» à un «Jingle Bells» et un «Rudolph the
Red-Nosed Reindeer» dont les fulgurances évoquent tant Hank Jones qu’Ahmad
Jamal, en passant par un «Silent Night» enraciné dans le gospel. Un disque très réussi et une chaleur artistique nécessaire en cette fin d'année 2020 réduite à la survie déshumanisée.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Teodross Avery
Harlem Stories: The Music of Thelonious Monk Teo°, Monk's Dream°, Ruby My Dear°+, Evidence, Rhythm A-Ning°,
In Walked Bud*, Ugly Beauty*, Pannonica*, Trinkle-Tinkle*, Boo Boo's Birthday*
Teodross Avery (ts, ss, arr), Anthony Wonsey (p)°,
D.D.Jackson (p)*, Corcoran Holt (b), Willie Jones III (dm)°, Marvin Bugalu
Smith (dm)*, Allakoi Mic Holden Peete (cajón)+
Enregistré le 14 janvier 2020, Brooklyn, New York, NY
Durée: 1h 03’ 25”
WJ3 Records 1024 (http://wj3records.com)
Teodross Avery, un post coltranien par l’esprit, l’énergie
et la manière –bien qu’au niveau du son de ténor on puisse aussi faire
référence à Sonny Rollins– (cf. After the
Rain: A Night for Coltrane),
se met ici en tête de retrouver l’esprit et la puissance d’Harlem, l’un des
cœurs du jazz depuis l’origine dans le récit du jazz. Il a choisi la musique de
Thelonious Monk pour ce voyage dans le temps à Harlem qu’il prolonge en 2020.
Il réarrange un répertoire, savamment sélectionné en fonction des qualités de
ses formations en 2020, dans l’œuvre de Thelonious Monk. Difficile de dire
quels albums en particulier ont servi pour le choix de Teodross, car Thelonious reprenait
souvent ses thèmes pour les triturer à sa manière. On pense à Underground pour «Boo Boo's Birthday» et
«Ugly Beauty» ou à Monk pour «Teo»,
peut-être Brilliant Corners pour «Pannonica», mais pour le reste difficile à
dire. On vous conseille un petit retour sur la discographie complète de
Thelonious Monk parue dans le n° Spécial
1998, à laquelle il
conviendra d’ajouter les inédits parus depuis, notamment le récent restitué d’un concert à Palo Alto en 1968.
Deux
quartets se partagent cinq thèmes chacun, avec de
splendides musiciens dans les deux cas. Même si on retrouve à travers
les
compositions le monde particulier du célèbre pianiste, car Teodross
Avery a
voulu rester près du texte, et en particulier du swing très marqué de
Monk, la
manière est celle de musiciens de 2020 qui jouent comme ils sont. Les
deux
pianistes, qui ont la lourde charge du piano dans cette production, ne
font pas
du Monk, mais une relecture très personnelle, et comme Anthony Wonsey et
D.D.
Jackson, qu’on est heureux de retrouver en disque, ont des styles très
particuliers, ça fonctionne parfaitement. Teodross Avery développe sa
manière,
et s’il évoque Charlie Rouse parfois dans son exposé des thèmes, très
littéral comme le souhaitait Monk de ses saxophonistes, même John
Coltrane, il
s’affranchit aussi très vite de toute reproduction pour laisser libre
cours à
une imagination débridée, servie par une technique et une puissance hors
norme.
C’est un splendide saxophoniste de jazz dans la grande tradition. La
première série est réalisée avec un pianiste trop méconnu,
Anthony Wonsey, et Willie Jones III, le brillant batteur qui faisait la
couverture du Jazz Hot n°669,
et qui est aussi producteur et patron de son propre label, WJ3 Records, sur
lequel est produit ce disque. Le bassiste Corcoran Holt, comme Teodross Avery, est présent
dans les deux groupes. Les cinq titres de Monk repris par ce quartet, bien que
réarrangés par le leader, et magnifiés par son drive coltranien au ténor, atteignent
une sorte de classicisme dans la manière bien que les musiciens fassent preuve
et de leur personnalité et de leur créativité: si les thèmes sont marquants,
ils ne brident nullement l’imagination. Ils permettent l’expression élégante de
Wonsey et le foisonnant du jeu de Willie Jones III. Le gros son au ténor et le
débit vertigineux de Teodross Avery font merveille et sur la version «Ruby, My
Dear», un percussionniste, Allakoi Mic Holden Peete, vient rappeler Rubbie Richardson, l’amie cubaine
qui inspira ce thème à Thelonious. Changement d’atmosphère dans l’autre quartet où D. D. Jackson
vient apporter son tempérament de feu par son jeu en block chords devenant
parfois clusters, en arpèges et en déboulés de notes –quel pianiste!–, et son
jeu impétueux, qui peut rappeler Don Pullen ou parfois Jaki Byard dans son
introduction à «In Walked Bud», convient parfaitement à Monk et à cette
relecture. Il y a dans cette partie du disque, un renouvellement plus marqué des
compositions de Monk par une expression plus vive où le drive et l’intensité sont
plus accentués. Le choix des thèmes est encore judicieux, avec cette belle
interprétation de «In Walked Bud», «Ugly Beauty», «Trinkle Tinkle». On découvre
aussi un excellent batteur, Marvin «Bugalu» Smith, très à l’aise sur ce
répertoire.
Ce qui ressort de ces deux fois cinq titres, c’est un swing
permanent, une inventivité enracinée dans la tradition, et cette puissance qui
se dégageaient aussi de l’original. Teodross Avery n’a pas cherché à provoquer
ou à détourner une belle œuvre, il l’a au contraire honoré en en donnant une
version personnelle digne de l’originale. En restant lui-même, en choisissant
des musiciens à fortes personnalités musicales, connaisseurs de l’univers de
Monk, il a réalisé un bel enregistrement. Signalons que Teodross Avery alterne au soprano sur les
thèmes «plus féminins»: «Ruby, My Dear», «Ugly Beauty» et «Pannonica», mais pas
sur «Boo Boo’s Birthday» (la fille de Thelonious) comme on aurait pu l’attendre
où son timbre au ténor s’éclaircit cependant (dans les aigus). D. D. Jackson y
donne un chorus à sa façon, passionnant.
Un beau voyage dans le Harlem de Thelonious Monk qui se
termine par la corne en double sonorité façon John Coltrane, un petit clin d’œil!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Félix Hunot
And The Jazz Musketeers Ostrich Walk, My Pretty Girl, Lazy Bones, Froggie More,
Adrian’s Dream, Mississippi Mud, Memories of You, I’m Walkin’, Cryin’ All Day,
Japanese Sandman, Thanks for the Memory, Mamanita, Tiger Rag, Ballad Medley R.
Wagner
Félix Hunot (g, bjo, voc), Malo Mazurié (cnt, tp), David
Lukàcs (cl, ts), Attila Korb (bs, voc)
Enregistré les 17 et 18 février 2020, Beaumont-sur-Oise (95)
Durée: 47’ 30’’
Autoproduit ([email protected])

Jazz Age Centenaire
Edition: 1920 Whispering, Avalon, Waiting for the Sun to Come Out, After
You Get What You Want You Don’t Want It, I Never Knew I Could Love Anybody
(Like I’m Loving You), Swanee, Let the Rest of the World Go By, Crazy Blues,
Look for the Silver Lining, When My Baby Smiles at Me, St. Louis Blues, (I’ll
Be With You in) Apple Blossom Time, Alcoholic Blues, Ain’t We Got Fun
Scott Emerson (voc), Jérôme Etcheberry (tp), Félix Hunot (g,
bjo), Raphaël Dever (b)
Enregistré en octobre 2019, Paris et en juillet 2020,
Villennes-sur-Seine (78)
Durée: 48’ 56’’
Klarthe 032 (www.klarthe.com)
Ces deux bons disques de jazz dit «traditionnel» ont en
commun la présence du guitariste, banjoïste et chanteur Félix Hunot (né en 1985
dans le Var) appartenant à cette nouvelle génération de musiciens qui
s’approprie avec fraîcheur et enthousiasme le riche patrimoine issu du jazz des
origines. Au demeurant, Félix Hunot se présente en leader sur l’album The Jazz Musketeers; une première pour
celui qu’on a découvert avec le trio Three Blind Mice (voir Jazz Hot n°677 et 2019)
aux côtés de Sébastien Girardot et de Malo Mazurié, lequel est présent
ici. Au cours de son cursus universitaire, l’enseignement de
Jean-François Bonnel à Aix-en-Provence n’est certainement pas étranger à
l’ancrage dans le jazz
classique du jeune homme qui monta ses premiers groupes avec sa condisciple Cécile
McLorin-Salvant.Quant aux deux autres mousquetaires du disque, le Néerlandais David
Lukàcs, qui s’inscrit dans la tradition Benny Goodman, et le Hongrois Attila
Korb, instrumentiste à la polyvalence impressionnante (trombone, trompette,
saxophone basse, piano…) ce sont, comme Malo Mazurié, des partenaires réguliers
depuis 2013, date à laquelle remonte leur rencontre avec Félix Hunot, tout
juste alors arrivé de Provence. Ils ont depuis partagé bien des aventures musicales,
notamment aux côtés d’Harry Allen et Scott Hamilton. En l’absence de piano, de
contrebasse et de batterie, Félix Hunot assure le soutien harmonique du quartet
ainsi que le soutien rythmique avec le saxophone basse qui reprend l’emploi du
soubassophone dans les fanfares. La sonorité du groupe n’en est pas moins
riche, d’autant que l’alliage du banjo, du cornet et de la clarinette lui donne
des couleurs chatoyantes comme sur l’excellent «Tiger Rag». Félix Hunot se
révèle aussi être un agréable chanteur, notamment sur les morceaux plus lents
comme «Lazy Bones».
Sur le second disque, on retrouve le banjoïste au
sein d’un autre quartet pianoless,
Jazz Age Centenaire, sans leader affiché. Il y donne la réplique à des
musiciens un peu plus avancés en âge et en expérience, à commencer par
les
solides Jérôme Etcheberry et Raphäel Dever. Le chanteur, Scott Emerson,
originaire de Los Angeles, poursuit depuis plus de vingt-cinq ans, en
France, une carrière entre opéra et comédie musicale qui explique sa
façon
d’aborder, à la mode de Broadway, les thèmes de cette Edition: 2020. L’album est basé sur un concept intéressant:
reprendre, cent ans plus tard, des «hits» de l’année 1920 ayant connu par la
suite des fortunes diverses: certains ont intégré le répertoire des standards
du jazz («St. Louis Blues» publié en 1914 par W.C. Handy, «Whispering» de
Malvin et John Schonberger…) d’autres, au contraire, ont disparu des mémoires,
comme «Alcoholic Blues», chanson humoristique d’Edward Laska et Albert Von
Tilzer, enregistrée par le populaire ténor Billy Murray (1877-1954) en janvier 1919,
un an tout juste avant la mise en application de loi sur la Prohibition. De
manière très pertinente, le livret précise synthétiquement l’historique de ces
succès phonographiques qui ont ouvert les Années Folles. Une démarche savante
qui va de pair avec un traitement respectueux du matériau musical, sans
condescendance, mais renouvelé via un beau travail collectif d’arrangement et
une interprétation pleine de swing.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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 Thelonious Monk
Palo Alto Ruby, My Dear, Well-You Needn't, Don't Blame Me, Blue Monk, Epistrophy,
I Love You Sweetheart of All My Dreams
Thelonious Monk (p), Charlie Rouse (ts), Larry Gales (b),
Ben Riley (dm)
Enregistré le 27 octobre 1968, Palo Alto, CA
Durée: 47’ 20”
Impulse! 00602507112851 (Universal Music)
Encore une nouveauté concernant une légende du jazz. La
technologie, en dehors de la 5G et de la surveillance policière du trou du cul
du monde, peut aussi produire de l’essentiel et de la libération, quand il
s’agit de restaurer en particulier la mémoire (sonore et visuelle), et c’est à
ça qu’on devrait la limiter en totalité pour éviter de se tromper dans des
entreprises totalitaires comme celle que nous vivons, et pour couper l’herbe
sous les pieds des mégalomanes qui nous y dirigent.
Voici donc une belle nouveauté d’un
autre temps où l’on venait juste encore de rêver d’alternative, malgré la
présence du Général de Gaulle qui après avoir créé les conditions de notre enfermement en
2020 (la constitution), s’accrochait encore au pouvoir après un naufrage
conformiste et démocratique dont les Français-es sont encore coutumiers en 2020. Mais, car il y a un mais, le 27 octobre 1968, Thelonious Monk est encore là dans
un paysage du jazz qui compte toujours beaucoup de ses fondateurs, même si les
rangs commencent à s’éclaircir: après les départs d’Art Tatum, Billie Holiday,
Lester Young, les dernières générations en particulier ont perdu, dans la
tourmente du temps, deux des pères du bebop (Charlie Parker et Bud Powell), et
John Coltrane vient juste de quitter la scène pour les Verts Pâturages.
Louis,
Duke, Count, Earl, Ella, Dizzy, Blakey, Max, Mingus sont
encore au sommet de leur art dans un jazz qui compte des centaines de
musiciens
d’exception. Thelonious Monk joue toujours avec son quartet de fidèles,
Charlie
Rouse, Larry Gales et Ben Riley, l’une de ses formations tout entière au
service de l’art si particulier du pianiste, qui ne fait qu’approfondir
son sillon, avec
l’obstination d’un Van Gogh, dans une sorte de perfection atteinte
dont il donne à chaque apparition une version, comme un peintre produit
parfois
plusieurs chefs-d’œuvre sur le même thème. Nulle nouveauté au sens
convenu par
le Ministère de la Culture depuis Jack Lang, nulle création au sens
d’inouï,
pas même les thèmes mille fois joués par Monk. Mais voilà, et c’est la
beauté
et tout le mystère de l’Art, écouter ce quartet ou ce pianiste en solo,
c’est
toujours de l’Art, magique, jamais pareil exactement bien que très
proche,
comme ici les splendides versions en quartet de «Well, You Needn’t»
(chorus magnifique de Larry Gales à l’archet et la voix, à la Slam
Stewart, perfection du
jeu de batterie de Ben Riley qui accentue de ses baguettes
ultra-précises les
discours de tous, avant un chorus toujours essentiel, virtuose sur les
caisses,
Charlie Rouse dont le discours s’entoure comme une liane autour de
l’arbre
monkien, tortueux, anguleux), de «Blue Monk», «d’Epistrophy» tout aussi
magnifiques
ou de «Don’t Blame Me» et «I Love You Sweetheart» en solo. L’Art et la
création, en live comme ici, avec
toute l’énergie d’un moment de grâce et de conviction, ce n’est pas écouter du
nouveau par principe, mais écouter un artiste, Thelonious Monk, jouer avec sa
formation du Thelonious Monk, comme il l’a toujours fait, avec tout ce qui fait
l’extraordinaire de son expression, et c’est un ravissement de l’âme, un absolu.
Il fut un temps où les amateurs de jazz, qui avaient
pourtant des disques en moins grand nombre, connaissaient le jazz jusqu’au bout
des sillons, aimaient à découvrir en live leurs artistes préférés pour ce qu’ils sont, et non pour être surpris ou
provoqués. Les artistes n’étaient pas là pour déstabiliser leur public
mais pour communier, au sens de mettre en commun l’art dont ils étaient les
dépositaires, avec un public qui le comprenait, l’appréciait et les
remerciait de cette authenticité. Et c’est justement à ce public qu'on doit ce disque, incarné en cette
occasion par un adolescent lycéen de 17 ans, Dany Scher, «juif» est-il
précisé à l'entame du texte de livret, sans qu’on sache à ce moment si
ce détail a une importance.
Quand on connaît l’histoire du jazz, on sait que c’est important, mais
si on
précise, on doit faire l’effort de l’explication. Cela dit, pour ceux
qui veulent
creuser, il faut lire le livret en entier et préciser qu’on trouve en
coproducteur
Zev Feldman, qui donne actuellement au jazz pour le plaisir des oreilles
et du cœur,
quelques restaurations, redécouvertes absolument splendides de l’âge
d’or du
jazz (cf. les chroniques récentes de Johnny Griffin et Eddie Lockjaw Davis,
et Eric Dolphy). Dany Sher, malgré son âge, est déjà amateur de jazz depuis
ses 10 ans, et dans sa high school de
Palo Alto, il a décidé de promouvoir le jazz, alors qu’aujourd’hui il aurait
fait de la programmation pour ordinateur: autres temps, autres mœurs. Batteur
amateur, son ambition est surtout l’histoire et la promotion de cet art. Malgré
son orchestre dixieland, sans œillères, il propose des cours et des écoutes du
jazz des origines jusqu’au free jazz, la branche expressive née à son époque.
Le jazz est sa passion, qu’il assouvit en jouant mais aussi en simple spectateur-amateur dans les
clubs, en concerts, à la radio et, dès qu’il le peut, il récolte les numéros de
téléphones des musiciens pour pouvoir organiser des concerts à Paly (Palo
Alto), pour financer de bonnes œuvres et un club où il invite des musiciens de jazz. Il a deux idoles:
Duke Ellington et Thelonious Monk, et malgré son jeune âge, avant le Quartet
de Monk, il a déjà fait venir, avec succès, Jon Hendricks (voc), Cal Tjader
(vib), Vince Guaraldi (p). Il contacte alors avec l'inconscience de l'amateur le manager de Monk, Jules Colomby,
signe un contrat pour 500 dollars, et organise ce concert avec un prix d’entrée
de 2 dollars. Les places ne se vendent pas bien, le pays est encore sous le choc de la
tragédie de la mort de Martin Luther King, Jr. et de Robert Kennedy. Comme il s’en
souvient (notes de livret), son école, blanche principalement par la
fréquentation et le quartier, promeut l’une des principales formes d’expression
noire, mais il en est alors inconscient, complétement «color blind» sur le plan musical. La police l’a prévenu de ne pas
afficher dans le quartier noir (l’Est de Palo Alto) afin de ne pas attirer
d’Afro-Américains pour le concert qui se déroule à l’école et dans le quartier
blancs. Le jeune Dany n’obéit pas, car sa première préoccupation, en
bon organisateur, est que la salle soit pleine, et il vend de la publicité à
des commerçants dans son programme pour promouvoir plus largement le concert au
bénéfice (éventuel si la recette le permet) des œuvres de la High
School.
Les gens, même dans le quartier Est, restaient septiques quant à la venue de Thelonious
Monk, une célébrité dans le jazz, déjà présent sur la Côte Ouest, à San
Francisco. Monk qui doit aussi se produire à San Francisco en soirée s’inquiète
de la manière dont il va pouvoir se rendre dans ce «bled» et en repartir, et
c’est le frère de Dany, assez âgé pour conduire qui part chercher l’orchestre
dans la voiture familiale, le manche de la contrebasse dépassant par la vitre
de la portière. Le concert, en après-midi, va commencer, mais Monk, à son
arrivée, comme d’habitude, a faim, et les parents de Dany font la
cuisine. Le concert se déroule parfaitement sur le piano dont l’accord a été
réalisé par un concierge amateur de jazz, qui obtient le droit d’enregistrer
sur son magnéto, ce qui nous vaut aujourd’hui le privilège d’écouter une
magnifique musique… Ceux qui ont organisé des concerts de jazz, en France en particulier, dès
cette époque, se retrouveront dans tous ces détails épiques et pittoresques
d’un bricolage d’amateurs passionnés d’un art, encore possible en ces temps de
relative grande liberté comparés à notre époque «réglementée» et «sécurisée» jusqu'à la mort, dimensions qui expliquent la
richesse humaine, artistique et participent du caractère populaire au sens
noble du jazz, la proximité des musiciens et des publics entre autres qualités. La qualité et
l’engagement des musiciens dans la musique à ce concert (ça s’entend) est aussi
une extraordinaire leçon artistique, le retour en cadeau des musiciens à l'accueil de ce public, de cet adolescent.
Dany avoue avec honnêteté qu’il n’avait jamais réfléchi aux
ramifications politiques et raciales (dixit)
d’un concert, mais ce 27 octobre 1968, Palo Alto et East Palo Alto étaient
réunis pour écouter Thelonious Monk, et c’est ce qu’avait permis la musique.
En mars 1969, il invitait Duke Ellington, rentrait au
College après son diplôme, puis poursuivit à Stanford l’organisation de
concerts à partir de sa chambre d’étudiant jusqu’à ce que Bill Graham, un organisateur
de San Francisco, l’engage dans son agence où il travaillera pendant 24 ans. Il
avait ainsi réalisé son rêve de jeune adolescent d’organiser des concerts de
jazz, de promouvoir un art découvert à l’enfance dans une famille soudée autour de son projet. Sans doute, ces éléments
tirés du livret, éclairent-ils la précision du début,
par beaucoup de détails, comme la belle affiche restituée aujourd'hui
dans le livret (pliée), mais au-delà, ils racontent ce qui a fait la
beauté et l’essentiel du jazz, la rencontre d’artistes populaires et de
ce
génie du bricolage par des amateurs savants, et c’était parfois encore
vrai,
bien que plus rarement, avant le confinement du monde occidental de
2020. Pour le futur,
on en reparlera, mais on peut en douter. Le jazz, son expression, ont
besoin de
la démocratie, ils en sont même un des arts majeurs, la partie la plus
avancée.
Pour finir, un grand bravo au travail de restauration des
bandes qu'on imagine sans peine. Le son est bon avec du relief, un bon travail de production avec un
livret qui dit l’essentiel, la reproduction de l’affiche du concert qui nous
apprend qu’un concert de première partie proposait Jimmy Marks Afro-Ensemble
avec Eddy Bo (fl). Une nouveauté du quartet de Thelonious Monk, c’est un
beau cadeau, indispensable. Merci, Dany!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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The Royal Bopsters
Party of Four
But Not for Me, On a Misty Night/Gipsy°°, How I Love You
(Let Me Count the Reasons), Lucky to Be Me°, Why’d You Do Me the Way You Did?,
Day Dream, Cuando te vea*°°, Baby You Should Know It**, Our Spring Song, Rusty
Dusty Blues, Infant Eyes*, My Shining Hour
Amy London (voc soprano), Holli Ross (voc alto), Pete
McGuinness (voc tenor), Dylan Pramuck (voc bass), Steve Schmidt (p), Cameron
Brown (b) except°, Steve Williams (dm), Steven Kroon (perc)* + Bob Dorough**,
Sheila Jordan (voc)°, Christian McBride (b)°°
Enregistré entre juin 2017 et juin 2019, Teaneck, NJ
Durée: 58’ 37’’
Motéma 0372 (www.motema.com)
Fondé en 2012, le quartet
vocal new-yorkais The Royal Bopsters s’inscrit dans une filiation directe avec
le groupe phare du vocalese, Lambert,
Hendricks & Ross; Jon Hendricks et Annie Ross comptaient d’ailleurs parmi
les invités de leur premier disque, The
Royal Bopsters Project (2012-13, Motéma). La sortie de ce second album est
endeuillée par le décès d’un des membres du groupe, Holli Ross (de son vrai nom
Wasser; Ross étant son nom de scène, choisi sans doute en référence à Annie
Ross) décédée d’un cancer en mai dernier. Originaire du New Jersey, enseignante
et «voice therapist», co-créatrice du
trio vocal féminin String of Pearls, Holli Ross avait sorti un disque sous son
nom en 2011, You’ll See (Miles High
Records), à l’issue d’une vingtaine d’années de carrière. Elle dévoile un joli
timbre comme soliste, sur le thème de Tito Puente, «Cuando te vea», un des bons
moments du disque, au cours duquel Pete McGuinness donne un solo de «mouth trombone» dans la grande tradition
des imitations vocales d’instrument. Ce dernier, qu’on connaît d’abord comme tromboniste,
compositeur, arrangeur et chef d’orchestre, a débuté sa carrière en
1987 à New York (il est né dans le Connecticut). Il a ajouté le chant à ses
activités à la fin des années 2000 et rejoint les Royal Bopsters en 2016 (en
remplacement du ténor Darmon Meader). Amy London, soliste sur «On a Misty
Night/Gipsy» et «Why’d You Do Me the Way You Did?», ne manque pas non plus de
caractère. Elle enseigne le jazz vocal depuis 1984 et a publié il y a quelques
temps un CD (Bridges, FiveCat
Records) réunissant ses enregistrements des années 1980 et 1990 avec de
multiples partenaires, dont Fred Hersch, Dr Lonnie Smith et Victor Lewis.
Enfin, Dylan Pramuck révèle de bonnes qualités d’expression sur «Rusty Dusty
Blues» avec l’accompagnement du solide trio constitué de Steve Schmidt (ancien
pianiste de Mark Murphy, l’un des parrains du groupe), Cameron Brown (Jazz Hot n°648)
et Steve Williams (Jazz Hot
n°624). Du côté des guests, Chris McBride assure le soutien
rythmique sur deux titres, avec un beau chorus sur «On a Misty Night/Gipsy».
Déjà présente sur le premier enregistrement, Sheila Jordan (Jazz Hot n°623), avec une voix
étonnamment claire pour ses 92 ans, intervient sur «Lucky to Be Me», un thème
de Leonard Bernstein où Dylan Pramuck a intégré un solo de Bill Evans sur
lequel il a également écrit des paroles. Autre invité à revenir, le
chanteur et pianiste Bob Dorough (1923-2018) apporte une touche de fantaisie à
ce Party of Four qui réjouira les
amateurs de vocalese.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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 Ella Fitzgerald
Ella: The Lost Berlin Tapes Cheek to Cheek, My Kind of Boy, Cry Me a River, I Won't
Dance, Someone to Watch Over Me, Jersey Bounce, Angel Eyes, Clap Hands, Here
Comes Charlie!, Taking a Chance on Love, C'est Magnifique, Good Morning
Heartache, Hallelujah, I Love Him So, Hallelujah, I Love Him So (reprise), Summertime, Mr. Paganini, Mack
the Knife, Wee Baby Blues
Ella Fitzgerald (voc), Paul
Smith (p), Wilfred Middlebrooks (b), Stan Levey (dm)
Enregistré le 25 mars 1962,
Palais des sports, Berlin
Durée : 1h 04’ 04”
Verve 00602507450137 (Universal Music)
Ella à Berlin, c’est une histoire discographique qui
commence en 1955 (sa première tournée européenne dans le cadre d’un all stars
USA), puis qui se prolonge en 1960 par le célèbre Ella in Berlin (Verve, avec Paul Smith déjà), par le Ella Returns to Berlin (Verve, avec Lou
Levy) en 1961, et s’arrête, sous réserve d’autres inédits, en ce printemps
1962, avec ces bandes «perdues» lors d’une tournée qui a traversé l’Europe. Un
autre mystérieux inédit était paru il y a 3-4 ans chez Frémeaux (Ella Live in Paris, 1957-1962)
restituant pour notre plaisir cette fin d’hiver et début de printemps 1962 où
Ella est à Paris le 16 mars au sommet de son art, car de 1955 à 1962, sous la
baguette attentive de Norman Granz, par un travail d’enregistrement et de
tournées d’une intensité sans équivalent dans l’histoire du jazz pour une
chanteuse, Ella Fitzgerald est passée, du statut de grande chanteuse à celui de
diva du jazz qu’elle ne quittera plus.
Cet enregistrement à Berlin témoigne qu’Ella est hors norme
car son tour de chant du 25 mars est presque intégralement différent de celui de
Paris, 10 jours avant, avec en commun 2 titres seulement sur les 17, «Mack the
Knife», qu’elle se fait un devoir de chanter à tous ses passages à Berlin
(petite provocation, d’Ella ou de Norman?), avec son imitation du King Louis
qui impressionne toujours, et «C’est Magnifique», qui s’impose plus à Paris
qu’à Berlin. Ella est, comme en 1960, accompagné par les excellents Paul
Smith, Wilfred Middlebrooks et Stan Levey a remplacé Gus Johnson (dm). En cette
année 1962, elle a déjà enregistré en janvier un Rhythm Is My Business (Verve) d’anthologie, avant de s’attaquer au grand orchestre de Nelson Riddle au printemps,
et de donner à l’été un extraordinaire Twelve Nights in Hollywood (Verve) au
Crescendo Club, avec la même équipe, et pour finir l’année un Sings Broadway (Verve) avec l’orchestre
de Marty Paich. Une année 1962 bien remplie, comme les précédentes et les
suivantes, donc. Son engagement dans ses prestations sur scène et en studio est
tel que la chanteuse y laisse quelques miettes de sa santé, mais la force de
caractère et de travail d’Ella, qui fait l’admiration de Norman Granz, un autre forcené du travail,
est l’un des fondements qui ont rendu possible ce parcours exceptionnel. On
vous recommande un détour par le Jazz
Hot n°682 qui
propose une synthèse longue et détaillée de l’histoire de la First Lady of Jazz ou of Song, selon les moments,
discographie, vidéographie et filmographie comprises. Dans le répertoire de cet enregistrement, on trouve les
classiques du jazz ou du song book comme «Summertime», «Mr. Paganini», «Mack the Knife», «Angel Eyes», etc., mais
aussi les plus rares «Cry Me a River» et «Good Morning Hearthache»,
immortalisée par l’amie Billie Holiday disparue en 1959, et qu’Ella a repris à
partir de 1961 pour ne plus la lâcher jusqu’à 1989, son dernier disque. Il y
a encore cette reprise d’un succès de Ray Charles, «Hallelujah, I Love Him So»,
où Ella, en féminisant le titre, rappelle son tempérament de feu dans ce
registre où la danse n’est pas loin.
Un inédit d’Ella, c’est toujours un événement
discographique majeur, et le jazz à ce niveau, c’est un délice des dieux.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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 Harry Allen / Mike Renzi
Rhode Island Is Famous for You Rhode Island Is Famous for You, Ev’rything I Love, Swingin’
Down the Lane, The Last Dance, Walk It Like You Talk It, Who Can I Turn To, The
Last Best Year, I Know Your Heart (Like the Black of My Hand), Poor Little
Rhode Island, Happy You Happened to Me, There’s a Rainbow ‘Round My Shoulder,
Out of Rangoon, Where Do You Start
Harry Allen (ts), Mike Renzi (p), Paul Del Nero (b), Rodney
Green (dm)
Enregistré les 2 et 3 juillet 2018, Portsmouth, RI
Durée: 1h 05’ 27’’
GAC Records 008 ([email protected])

Harry Allen
The Bloody Happy Song The Bloody Happy Song, Sweet Little Things, I Got Lost in
His Arms, Too Close for Comfort, The Summer Knows, More, Somebody I Just Met,
Should I?, The Single Petal of a Rose, I Get Along Without You Very Well
Harry Allen (ts, kb + electronics)
Enregistré en mai et juin 2020, North Bergen, NJ
Durée: 45’ 07’’
GAC Records 009 ([email protected])
A
l’instar de Scott Hamilton, de douze ans son aîné –avec
lequel il a joué et enregistré à plusieurs reprises–, Harry Allen (né en
1966) poursuit
un parcours qui ignore superbement l’air du temps. Inspiré par la
sonorité d’un
Ben Webster plutôt que par l'esthétique post-coltranienne qui ont plus
souvent l’oreille des musiciens, il s’inscrit dans une filiation du
ténor depuis Lester Young à
laquelle se rattache également Stan Getz, Zoot Sims, Al Cohn. Harry
Allen creuse ainsi impassiblement son sillon avec sérénité
et conviction, celui d’un jazz straight
ahead enraciné, référencé, original dans son expression. Avec tout
autant de cohérence, il partage depuis plus de trente ans la scène et les
studios avec des partenaires dans le même esprit: Warren Vaché (tp), John Pizzarelli, Howard Alden (g), Bill
Charlap, Benny Green, Rossano Sportiello (p), Joe Forbes (b), après des débuts
auprès de grands anciens comme Ray Brown ou Hank Jones. Les deux
enregistrements, dont il est ici question, ont été réalisés dans des contextes
radicalement différents. Le premier, à l’été 2018, de façon traditionnelle, en
studio, autour d’une équipe de musiciens et de techniciens; le second, seul à
domicile, pendant le confinement du printemps 2020 qui a privé de liberté et de soins la moitié
de l’humanité, sans véritable résistance, et se renouvelle déjà à l’automne à
travers l’Europe comme un nouveau mode de gouvernance appelé à s’installer
durablement.
Sur Rhode Island Is
Famous for You, Harry Allen a invité Mike Renzi, né en 1946 justement dans
le Rhode Island. Sideman chevronné, le pianiste est connu pour avoir
accompagné de nombreux vocalistes (Mel Tormé, Peggy Lee, Lena Horne, Blossom
Dearie, Liza Minnelli, Annie Ross, entre autres) de même que pour ses
collaborations au cinéma et à la télévision (Woody Allen, Sesame Street…). La section rythmique est complétée par un autre
musicien d’expérience, Paul Del Nero qui a fréquenté la scène blues comme
celle de Broadway et a joué avec Mose Allison (p, voc), Charlie Rouse, Buddy
Tate (ts), Donald Byrd (tp) et au sein du Artie Shaw Orchestra. Enfin, Rodney
Green est déjà connu des lecteurs de Jazz
Hot (n°669). Benjamin de ce quartet, il n'en n'est pas moins à la tête d’une
belle discographie où l’on croise Greg Osby (as), Eric Reed, Mulgrew Miller
(p), Charlie Haden (b) et Terell Stafford (tp). Outre l’évocation du Rhode
Island (où a été créé en 1954 le Newport Jazz Festival) à travers deux jolis
thèmes –«Rhode Island Is Famous for You» (Arthur Schwartz) et «Poor Little
Rhode Island» (Jule Styne)– la personnalité de Mike Renzi a inspiré pour ce
disque un répertoire de standards issus des comédies musicales et de la chanson
populaire américaine, sur lesquels se déploie la sonorité à la fois lyrique et
profonde d’Harry Allen. Le trio emmené par Mike Renzi, dont le jeu se rapproche de l’école Bill
Evans, fournit avec sobriété un bel
habillage rythmique. A noter au programme deux ballades originales d’Harry
Allen: «The Last Best Year» et «Happy You Happened to Me» aux accents getziens.
Pour The Bloody Happy
Song, Harry Allen s’est changé en homme orchestre et en ingénieur du son,
assurant seul, en plus du ténor, toutes les parties instrumentales (à l’aide
d’un synthétiseur relié à un matériel informatique). En fait, l’idée d’un album homemade en solo trottait déjà dans
la tête du saxophoniste qui s’était préalablement équipé afin de pouvoir
superposer les pistes sonores. L’isolement du confinement et l’arrêt brutal de
ses activités ayant précipité ce projet (et un autre en parallèle avec David
Blenkhorn, voir chronique). Un
contexte qui fait de ce disque un acte de résistance instinctif autant
que de
création, à rapprocher d'autres initiatives engagées par ailleurs. Sur
le plan de l’écoute, le résultat est globalement bluffant.
Particulièrement quand Harry Allen se démultiplie et donne l’impression
d’entendre un véritable tenor summit (comme
sur le très dynamique «The Bloody Happy Song» de son cru ou sur «Too Close for
Comfort»). Usant de moins d’artifices, les titres joués en saxophone solo («The
Summer Knows», «The Single Petal of a Rose») ou à deux saxophones («More»,
«Should I?»), sans accompagnement, sont au final les plus intéressants par leur
simplicité essentielle: Harry Allen y occupe tout l’espace avec une musicalité
exceptionnelle. A l’inverse, l’usage de l’électronique pour introduire un piano
électrique et une rythmique bossa («I Got Lost in His Arms») ou une section de
cordes («I Get Along Without You Very Well») est moins convainquant. Tout aussi bon musicien que soit Harry Allen et
spectaculaires les technologies aujourd’hui qu'utilise ici avec brio Harry Allen, le jazz, apparu avec
l’apogée démocratique du XXe siècle, nécessite
des interactions humaines libres. La conviction des gardiens de
la flamme comme Harry Allen risque de ne plus suffire…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Champian Fulton
Birdsong Just Friends°, Yarbird Suite*°, This Is Always°, Star Eyes°,
Quasimodo, All God’s Chillun Got Rhythm, Dearly Beloved°, Out of Nowhere*°, If
I Should Lose You*°, My Old Flame°, Bluebird*°
Champian Fulton (p, voc), Stephen Fulton (flh)*, Scott
Hamilton (ts)°, Hide Tanaka (b), Fukushi Tainaka (dm)
Enregistré le 24 septembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 06’ 35’’
Autoproduit CR003 (www.champian.net)
Les rendez-vous discographiques avec Champian Fulton sont
réguliers et l’on ne s’en plaindra pas. Cette fois, c’est à travers le
répertoire écrit ou joué par Charlie Parker –dont on célèbre le centenaire en 2020– qu’elle s’exprime. Un choix qui n'est pas fortuit puisque son père Stephen –une fois de plus présent à ses côtés– lui faisait écouter Charlie Parker With
Strings, quand elle était encore dans le ventre de sa mère, nous apprend le livret. En outre, on retrouve à la section rythmique des musiciens
d’expérience, tous deux japonais, new-yorkais d’adoption et presque homonymes:
le bassiste Hide Tanaka (qui a accompagné Walter Bishop Jr., Cecil Payne, Hank Mobley, Jaki
Byard, Junior Mance…) et le batteur Fukushi Tainaka, longtemps sideman de Lou
Donaldson (mais aussi de Dizzy Gillespie, Woody Shaw, Benny Green, Barry
Harris, James Moody…). Et enfin s’ajoute un invité de marque, le grand Scott Hamilton (Jazz Hot n°635) dont c’est le
second enregistrement avec Champian (après
un live capté en Espagne, en 2017). C’est donc un maître
classique du ténor qui
évoque ici le légendaire altiste bebop. Scott Hamilton démontre ainsi
une nouvelle fois,
avec un brio qui ne cesse d’éblouir, que les chapelles en jazz ne sont
que des constructions artificielles quand le swing, le blues et
l'expression sont là, et même si le jazz a autant d’accents que de
musiciens.
Ce Birdsong compte trois thèmes qui figuraient sur Charlie Parker With
Strings: «Just Friends», «Out of Nowhere» et «If I Should Lose
You». De la même façon, Champian Fulton reprend «This Is Always» que Bird
avait enregistré en 1947 avec Erroll Garner, une de ses principales références
stylistiques, tout à fait perceptible à première écoute; elle y déroule très joliment la mélodie que Scott Hamilton
magnifie de sa sonorité chaude et suave. Le disque offre aussi une bonne
version d’un original de Parker, «Yarbird Suite» (1946), en quintet avec
Stephen Fulton qui laisse encore une fois apparaître sa proximité musicale avec Clark Terry dont
il était l’ami. A l’inverse, «Quasimodo» –autre composition
parkérienne– est proposée en trio. Une occasion d’apprécier le swing
enthousiasmant de la pianiste sur cette interprétation instrumentale.
C’est également le cas de «All God’s Chillun Got Rhythm», un thème
immortalisé par une version éblouissante d'un autre génie du bebop, Bud
Powell, écrit spécialement
par Walter Jurmann, Gus Kahn et Bronisław Kaper pour Ivie Anderson qui
l'a interprété dans le film des
Marx Brothers, Un jour aux courses (1937), et inspiré d'un traditionnel qui fut repris par Paul Robeson dans une pièce de théâtre dès 1924. Champian Fulton le restitue superbement bien épaulée
par sa section rythmique.
Avec Scott Hamilton,
la jeune femme s’est trouvé un
partenaire de choix dont elle partage un abord enraciné du jazz,
imperméable à
toute mode. Cette fraîcheur et cet enthousiasme naturel dans sa relation
au jazz est ce qui rend Champian Fulton très appréciable.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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 Charlie Parker
The Hits Coffrets 3CDs, 70 titres
Charlie Parker dans de multiples configurations, avec entre
autres tp : Dizzy Gillespie, Miles Davis, Red Rodney; ts: Coleman Hawkins;
p: Thelonious Monk, Bud Powell, Hank
Jones, John Lewis, Walter Bishop Jr., Al Haig, Duke Jordan, Dodo Marmarosa,
Erroll Garner ; b: Charles Mingus, Percy Heath, Tommy Potter, Curley
Russell, Ray Brown, Red Callender, Nelson Boyd, Teddy Kotick; dm: Max Roach,
Buddy Rich, Harold Doc West, Roy Porter, Kenny Clarke, + orchestres à cordes
Enregistré de 1947 à 1953, New York, Detroit, Toronto
Durée: 1h 18’ 41” + 1h18’ 01” + 1h 18’ 48”
New Continent 648064 (DistriJazz)
Le pauvre Charlie Parker est l’une des victimes de cette
année 2020, désastreuse pour la création, car son centenaire pour lequel étaient
prévus de très nombreux hommages musicaux, sur disques et sur scènes, s’est
finalement résumé à quelques sorties de disques qui avaient eu la bonne idée de
devancer le calendrier, et, cet été entre les deux tours de l’enfermement
planétaire, est sortie cette compilation à point nommé pour rappeler que le
saxophoniste alto, né le 29 août 1920, est un génie du XXe siècle tous arts
confondus.
Tout en n’étant pas ce qu’on a fait de plus luxueux en
matière de réédition, ce n’est pas non plus le pire puisqu’il y a une édition
vinyle parallèle à ce coffret, pour la nostalgie, avec moins de titres. Le
livret de ce coffret, sans être un monument, est quand même précis dans les
renseignements, ce qui est rare pour une compilation. Il y a également quelques
images et dessins, bien choisis, images historiques déjà connues, mais on
suppose que cette compilation est destinée à la découverte des nouvelles
générations et donc le tout est plutôt bien choisi. La sélection des titres propose la reprise d’enregistrements
Verve, bien représentés, notamment par l’enregistrement avec cordes qui reste
le monument du jazz en la matière, en raison du nuage d’altitude où se trouve
Charlie Parker, avec le Bird & Diz,
où Dizzy Gillespie et Thelonious Monk contribuent à l’inoubliable, et une
sélection d’autres albums toujours passionnants. Pour Savoy, c’est une
sélection, comme pour le label Dial de Ross Russell, où de nombreux musiciens
exceptionnels apportent leur concours à Bird: Lucky Thompson, Erroll Garner,
Miles Davis, Duke Jordan, Max Roach… Il y a le concert At Massey Hall de Toronto, de 1953 avec Bud Powell, Charles Mingus
et Max Roach, durement concurrencé par un grand combat de boxe de poids lourds,
comme quoi le sens des valeurs a besoin de l’épreuve du temps pour s’imposer.
On doit d’ailleurs à Charles Mingus lui-même, prévoyant et venu avec son
magnétophone, la restitution de ce concert, à l’origine chez Debut, son label.
C’est donc une bonne et large sélection pour les néophytes,
de 1947 à 1953, pour découvrir l’extraordinaire artiste qu’est Charlie Parker,
toujours bien secondé par des musiciens de haut niveau (nous avons essayé
d’être complets dans la notice ci-dessus). Le répertoire est fait d’originaux de Charlie Parker (40
titres sur les 70), de compositions du jazz (Dizzy Gillespie, Miles Davis…), de
standards magnifiquement mis en valeur, avec toujours ce son puissant et pulsé,
aigrelet et ce débit vertigineux –le Tatum de l’alto– qui n’empêche pas une
expressivité de tous les instants, un relief et une poésie phénoménale trempée
dans le blues le plus radical, la matière principale dans laquelle le Bird
roule ses notes. Si on n’aime pas le blues et les racines, il vaut mieux
s’intéresser à un autre musicien, voire à une autre musique. Charlie Parker et
le blues, c’est tout un. Les formations sont toujours exceptionnelles, le contraire
serait étonnant vu les musiciens, avec un caractère intense dans
l’expression
qui tient à l’époque, qui tient autant à ce besoin d’expression de ces
artistes
qu’à une époque tendue où le monde afro-américain essaie de se faire une
place dans une société américaine qui continue de la lui refuser. Là
aussi, sortir Parker de son temps, comme de son
blues, c’est passer à côté de l’artiste.
Il reste la particularité des compositions de Charlie
Parker, qu’il a fallu quelques années aux amateurs pour en comprendre la
beauté. On doit à la relecture des enfants, nombreux, de Charlie Parker, sur
tous les instruments, la prise de conscience de la beauté spéciale de ses
compositions et des atmosphères enfiévrées qui sortaient de ces monuments de
musique. L’intensité parkérienne est, comme pour ses contemporains Bud Powell
et Thelonious Monk, de celles qui ne laissent pas indifférent, qui dérangent même
les personnes qui ne sont pas prêtes à rentrer dans un monde où le jazz n’est
pas un jeu.
Pour finir et pour alterner avec les chefs-d’œuvre d’interprétation qui illuminent cette œuvre, comme «Lover
Man», «Stars Eyes», etc., on vous recommande le blues de Charlie Parker, le «K.C.
Blues» des racines, ou le gigantesque «Parker’s Mood», un monument à lui tout seul de
l’histoire du jazz, bien que la courte route de Charlie Parker soit balisée de
dizaines de monuments inoubliables.
Une compilation-hommage qui devrait inciter les connaisseurs
et les néophytes à (re)découvrir, en ces temps de conformisme, de
normalisation, de sécurité imposée jusqu’au délire et de disette sur le plan de l’art, la grande œuvre subversive
(parce qu’alternative) du Bird en version originale (les albums d’origine),
un artiste hors normes qui reste à ce jour l’un des plus influents, malgré sa
marginalité extrême, de toute l’histoire de la musique et du jazz en
particulier. Trois heures de création en totale liberté est bien plus
recommandable pour la santé qu’un vaccin de Pfizer, pour ceux qui ne jouent pas
en bourse, et pour prolonger cette découverte, il y a encore Jazz Hot...
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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 Dave Blenkhorn
Mother Earth Junco Partner, Mother Earth, Don’t Think Twice It’s
Alright*, Bye Bye Blackbird°, When My Dreamboat Comes Home, Azalea, Night Life,
What Is This Thing Called Love, Blue Eyes Crying in the Rain*, Skylark, Just a
Lucky So and So, Do You Know What It Means to Miss New Orleans
Dave Blenkhorn (g, voc), David Torkanowsky (p), Grayson
Brockamp, George Porter Jr.* (b), Herlin Riley, Jamisson Ross*° (dm), Pedro
Segundo (perc)°
Enregistré en février 2019, New Orleans, LA, et en juin
2019, Bordeaux (33)
Durée: 47’ 21’’
Autoproduit (www.davidblenkhorn.com)

Chris Hopkins Meets the Jazz Kangaroos
Live! Vol.1 Can’t We Be Friends?, Blue Lou, Moonlight in Vermont,
Russian Lullaby, Swing 42, A Hundred Years From Today, Blues in the Closet,
What I Am Here For?, When Lights Are Low, Fine and Dandy
Chris Hopkins (p), Dave Blenkhorn (g), Mark Elton (b),
George Washingmachine (vln, voc)
Enregistré les 17 et 18 juillet 2019, Hattingen (Allemagne)
Durée: 53’ 43’’
Echoes of Swing Productions 4512 2 (www.hopkinsjazz.com)

Dave Blenkhorn / Harry Allen
Under a Blanket of Blue There’s a Small Hotel, We’ll Be Together Again, Dindi,
Bewitched Bothered and Bewildered, Under a Blanket of Blue, Street of Dreams, La
Mer, Imagination, The Bloody Happy Song, Solitude
Dave Blenkhorn (g), Harry Allen (ts)
Enregistré entre avril et juin 2020, Noaillan (33) et North
Bergen, NJ
Durée: 47’ 21’’
GAC Records 010 ([email protected])
Etabli en France depuis une quinzaine d’années, l’Australien
Dave Blenkhorn (1972) est aujourd’hui bien installé dans le paysage jazz.
Accompagnateur solide (il a partagé la scène avec Jon Faddis, Lee Konitz, Scott
Hamilton, Ken Peplowski, Leroy Jones, Evan Christopher, Cécile McLorin Salvant…),
on le retrouve régulièrement aux côtés de Michel
Pastre (ts), Jérôme Etcheberry (tp), Pablo
Campos (p, voc), mais aussi Harry Allen, de même qu’avec ses compatriotes, Nicki Parrott (b, voc), Hetty Kate (voc) et surtout Sébastien
Girardot (b) en compagnie duquel il a monté, en trio avec son voisin du
Sud-Ouest Guillaume Nouaux (dm), la très réputée Section Rythmique (voir chroniques Frémeaux 2014 et Frémeaux
2018). Dernier d’une fratrie de neuf enfants, David Blenkhorn a grandi dans
une ferme près de Tamworth (à 400km au nord de Sydney) et s’est initié à la
musique à travers les disques de ses frères aînés: jazz, country, rock &
roll et blues qui constituent le fondement de son jeu de guitare. C’est
Django qui lui donne envie de se mettre à l’instrument, assez tard, à 21 ans.
Il découvre à la suite le jazz new orleans et le répertoire des standards,
avant de s’intéresser à Charlie Christian, Wes Montgomery, Barney Kessel et
George Benson, alors qu’il a déjà commencé à jouer professionnellement depuis
le milieu des années 1990. En 2001, il effectue un premier séjour en Europe
pour rejoindre son mentor, Tom Baker (ts, 1952-2019), programmé au festival
d'Ascona (Suisse). L’expérience le marque profondément, et Dave Blenkhorn devient
un habitué du festival, multipliant les rencontres. Après quatre ans d’allers-retours
entre les deux continents, il se fixe à Londres puis en Gironde où il réside
depuis.
Peu
pressé de se mettre en avant, il a attendu février 2019
pour enregistrer un premier album sous son seul nom. La session a eu
lieu à New
Orleans, LA (hormis des parties vocales ajoutées ultérieurement) à
l’invitation
du pianiste David Torkanowsky qui a notamment rendu possible la présence
du
grand Herlin Riley. De ses premières amours jazz à la fréquentation
d’Ascona,
Dave Blenkhorn puise son inspiration dans la sphère musicale de Crescent
City, où il s’est rendu plusieurs fois, et c’est donc naturellement
qu’elle se
retrouve au centre de ce disque très personnel, Mother Earth (du nom d’un thème de Memphis Slim), avec une
forte
prédominance blues, assez différent de l’univers plus bop de la section
rythmique. Le chant est du même coup plus présent, mais c’est à la
guitare qu'il impressionne, partageant avec aisance le langage de ses
partenaires, dès le premier titre, le très swing et très blues «Junco
Partner»,
un des meilleurs avec «Mother Earth», «When My Dreamboat Comes Home» et
«Just a
Lucky So and So». Des morceaux portés par une même dynamique et
admirablement
servis par le bluesissime David Torkanowsky et un Herlin Riley au drive
d’enfer. Les ballades sont aussi bien amenées, comme l’incontournable
«Do You
Know What It Means to Miss New Orleans» qui vaut avant tout pour le beau
chorus du guitariste.
En juillet suivant, c’est avec un autre familier d’Ascona
que Dave Blenkhorn enregistrait un concert au Wesserburg Haus Kemnade de
Hattingen (près de Düsseldorf): le pianiste Chris Hopkins (né en 1972 dans le
New Jersey mais élevé en Allemagne) que l’on connaît déjà comme altiste
au sein de son quartet Echoes of Swing. Deux autres jazzmen australiens étaient
de la partie: George Washingmachine (avec lequel Dave Blenkhorn venait de se
produire à Ascona, accompagné de David Torkanowsky, voir notre compte-rendu) et Mark Elton. Le premier, violoniste,
guitariste et chanteur, est basé à Sydney. Les Parisiens ont pu l’entendre à
plusieurs reprises au Caveau de La Huchette. Egalement tubiste, le second
tourne aussi régulièrement en Europe parallèlement à d’autres activités
musicales au théâtre. Cette rencontre entre Chris Hopkins, ancré dans la
tradition du stride, Dave Blenkhorn, inspiré par Django,
et
George Washingmachine, donne au guitariste l’occasion d’exploiter une
autre
belle facette de son jeu, trouvant chez le violoniste le partenaire
idoine; ce dernier s’inspire davantage de Stuff Smith que de Stéphane
Grappelli. La synthèse est particulièrement réussie sur «Russian
Lullaby» où Hopkins
et Washingmachine rivalisent de verve et de swing tandis que, jusque
dans l’évocation
de Django, le jeu de Blenkhorn reste très imprégné de blues. George
Washingmachine est aussi un chanteur qui ne manque pas de caractère, et
cela
contribue sans doute à son succès auprès du public. Pour autant, c’est
dans ses
parties instrumentales que le disque reste le plus intéressant.
Moins d’un an plus tard, Dave Blenkhorn retrouvait Harry Allen sur la scène du
Caveau de La Huchette (voir
notre compte rendu) et une semaine après, le club fermait ses
portes en raison des mesures liberticides de l'année 2020. Pendant que
seul chez lui, le saxophoniste réalisait un disque en solo (cf. chronique), du fait du «shutdown», les deux musiciens enregistraient à distance en duo Under a Blanket of Blue. Quand
sur son album en solo Harry Allen cherche parfois
à sonner comme un septet, le duo joue la carte de la sobriété, se
limitant au
soutien harmonique des cordes et à la douce volubilité du saxophone,
donnant l’illusion réussie que les deux partenaires ont partagé le même
studio. L’épure
de ce bel enregistrement profite autant aux mélodies, ramenées à
l’essentiel,
qu’aux protagonistes qui livrent une interprétation d’une grande
profondeur.
Dave Blenkhorn y est d’une rare justesse face à un Harry Allen enrobant
les
thèmes; des ballades, à l’exception de l’excellent
original du ténor, «The Bloody Happy Song», dont une autre version est
donc livrée
ici. Un filet de lumière dans les ténèbres du «monde d'après»
post-démocratique et le plus abouti des trois disques présentés ici.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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John Coltrane
Giant Steps: 60th Anniversary Edition
CD1: Giant Steps*, Cousin Mary*, Countdown*, Spiral*, Syeeda's
Song Flute*, Naima°, Mr. P.C.*
CD2: Giant Steps (Alternate Take 1, incomplète), Naima
(Alternate Take), Like Sonny (Alternate Take), Countdown (Alternate Take)*, Syeeda's
Song Flute (Alternate Take)*, Cousin Mary (Alternate Take)*, Giant Steps
(Alternate Take 5), Giant Steps (Alternate Take 6)*
26 mars 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Cedar Walton
(p), Paul Chambers (b), Lex Humphries (dm)
*4-5 mai 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Tommy
Flanagan (p), Paul Chambers (b), Art Taylor (dm)
°2 décembre 1959, New York, NY: John Coltrane (ts), Wynton
Kelly (p), Paul Chambers (b), Jimmy Cobb (dm)
Durée: 37’ 29” + 39’ 58”
Atlantic R2 625106/603497848393 (Warner Music)
La réédition pour le 60e anniversaire de cet album est une bonne idée, et c’est un privilège du jazz de pouvoir
encore écouter et chroniquer un enregistrement aussi réussi dans l’œuvre de
John Coltrane qui en compte beaucoup d’autres, dans une mouture qui semble
reprendre l’ensemble des prises de ces sessions de l’année 1959 éditées à
l’origine sur deux LPs. Qui semble, mais ne le fait pas tout à fait, puisqu’il
existe à l’origine deux LPs, John
Coltrane: Giant Steps, Atlantic 1311 et John
Coltrane: Alternate Takes, Atlantic 1668, et que deux titres figurant à
l’origine sur le LP 1668 ont été supprimés («I'll Wait and Pray» du 24 novembre
1959, avec Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy Cobb, et «Body and Soul» du 24
octobre 1960 avec McCoy Tyner, Steve Davis, Elvin Jones) remplacés dans cette
édition des 60 ans par deux alternate
takes supplémentaires de «Giant Steps» des séances de 1959 (l’une incomplète
avec Cedar Walton, Paul Chambers et Lex Humphries, l’autre avec Tommy Flanagan,
Paul Chambers et Art Taylor).
On comprend, en fonction du texte d’Ashley Kahn et du point
de vue de Dave Liebman, que ces deux thèmes, deux standards, viennent
contrarier la thèse (en partie fondée, pas besoin de modifier l’histoire
discographique pour ça) que le «nouveau» Coltrane de Giant Steps devient l’auteur de ses thèmes. Dans la réalité, les
choses sont moins caricaturales et moins en rupture comme toujours. Car dès Blue Train chez Blue Note (15 septembre
1957), l’essentiel des thèmes est de John Coltrane (4 sur 5), et dans la
période Prestige (1957-58), si John Coltrane joue effectivement des standards, il
joue aussi des compositions personnelles. Chez Atlantic par la suite, et même
chez Impulse!, Coltrane continuera d’explorer les standards ou d’autres
compositeurs du jazz, en leader ou en coleader. Ce qui fait John Coltrane, ce
n’est pas toujours le thème, c’est d’abord la manière, les racines,
l’inspiration de la musique religieuse et profane afro-américaine, le spiritual
et le blues omniprésents dans son art, la conviction de son expression, son
intensité donc qu’on retrouve aussi en effet dans ses compositions.C’est vrai dans Blue Train (1957)
comme dans Giant Steps (1959) ou Love Supreme (1964). Giant Steps est une étape dans l’œuvre,
pas une rupture.
Pour cette édition du 60e anniversaire, le visuel
original du LP Atlantic (1311) a été repris en couverture, mais le LP Atlantic
des Alternate Takes (1668) a été
oublié, on vous le restitue dans le cours de ce texte. Le livret reprend le
texte d’origine de Nat Hentoff qui dans sa conclusion cite Zita Carno: «La seule chose qu’on attend de John John
Coltrane, c’est l’inattendu» tout en remarquant que «la qualité qu’on attend toujours de Coltrane est l’intensité.»
Effectivement, cette intensité vient de ce fonds culturel, et c’est ce qui fait
sa voix, son originalité, comme on peut le dire, depuis Louis Armstrong, des
grands artistes du jazz, ils sont nombreux, même si la voix de Coltrane est
l’une de celles qui puise dans le spiritual une force particulière, biographie
et époque obligent. Dans le livret, on trouve donc en première lecture le texte
d’Ashley Kahn, le spécialiste actuel imposé depuis qu’il a consacré un ouvrage
au ténor. Giant Steps n’est pas le
premier album enregistré chez Atlantic par John Coltrane, mais le premier à
paraître en début d’année 1960. Le premier l’a été avec Milt Jackson (Bags and Trane, Atlantic 1368, 15
janvier 1959), et inaugure en 1959 le nouveau contrat d’enregistrement avec le
label d’Ahmet et Nesuhi Ertegun qui se prolongera jusqu’en 1961. La matière de
ce double CD et des deux LPs originaux 1311 et 1668 a été enregistrée tout au long de l’année
1959, jusqu’en décembre 1959 pour un thème, «Naima», avec Wynton Kelly, Paul
Chambers et Jimmy Cobb, l’une des plus belles sections rythmiques de l’histoire
du jazz.
La discographie mentionne que la première session
d’enregistrement est le 26 mars 1959 (et non le 1er avril comme notée
jusqu’ici), avec Cedar Walton, Paul Chambers et Lex Humphries (1936-1994) et
non Les Humphries, comme répété dans
cette édition à plusieurs reprises; quatre thèmes qui ne figurent pas sur le Giant Steps original mais sur l’Alternate Takes. Les 4 et 5 mai 1959 se réunit la mouture du
quartet avec Tommy Flanagan, Paul Chambers et Art Taylor qui grave la matière
du Giant Steps (1311), un disque complété par
le thème avec Wynton Kelly de décembre 1959. Sept thèmes, tous de la main de
John Coltrane, qui proposent un John Coltrane dans la continuité de Blue Train chez Blue Note et de sa
production chez Prestige, virtuose, au sommet d’une expression hard bop où ses
phrases acrobatiques n’empêchent pas un niveau d’expression exceptionnel,
quelques thèmes fondés sur les modes et toutes ses signatures. «Giant Steps» et
«Count Down» sont des modèles du genre, des archétypes de l’expression
coltranienne, qui ont inspiré des générations de saxophonistes par leur
énergie, leur puissance, leur virtuosité. Eric Alexander aujourd’hui continue
de s’inspirer de cette manière de John Coltrane. On trouve le thème dédié à Mary
Lyerly Alexander, «Cousin Mary», décédée en 2019. On trouve aussi le très spiritual «Naima» dédié à sa
première épouse, Juanita Grubbs, dont c’était le surnom, comme le «Syeeda's
Song Flute» qui est dédié à sa fille. Enfin, «Mr. P.C.» est dédié au contrebassiste, le magnifique Paul
Chambers, qui l’accompagne dans tous ses enregistrements en 1959, et qui mérite
l’admiration et la dédicace de John Coltrane dans un blues up tempo à la John
Coltrane.
Cet album est une perfection de l’expression coltranienne de
cette période, et il reste l’un des plus connus, ancrés dans l’oreille des
amateurs. Les signatures coltraniennes comme ses chapelets de notes pour chaque
note, ce ton incantatoire qui ne fera que s’accentuer avec le temps, sont là et
personnalisent l’art de John Coltrane, comme la voix rocailleuse de Louis, les
accents ellingtoniens, les éclats monkiens, la sourdine de Miles. On reconnaît John
Coltrane en une phrase. Les thèmes sont de splendides mélodies, parfois modales
(«Naima»), des blues la plupart du temps, des défis techniques et d’expression
sur des tempos rapides («Giant Steps», «Countdown», «Mr. P.C.») car John
Coltrane est un instrumentiste hors pair. Contrairement à ce que disait Miles,
si John Coltrane joue beaucoup de notes, c’est qu’il a beaucoup à dire et il le
dit bien. Tommy Flanagan, pianiste d’une élégance extraordinaire, fournit le
contrepoint mélodique parfait, et le reste de la section rythmique, les
magnifiques Paul Chambers et Art Taylor, est à l’unisson pour faire de cet
enregistrement un des points cardinaux de l’œuvre coltranienne qui en compte
plus de quatre…
Les alternate takes (les prises non retenues sur le disque Giant
Steps, éditées plus tard, on l'a vu, sur le second LP intitulé Alternate Takes)
constituent la matière
du second CD, et montrent tout le travail que constitue un tel
enregistrement
sur une année. Avec Cedar Walton, la musique n’est pas moins
intéressante, mais
les conditions d’enregistrement avec Tommy Flanagan, sur deux jours avec
plus de thèmes, permettaient l’édition d’un disque entier et cohérent. Un indispensable parmi les indispensables…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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 Nicki Parrott
From New York to Paris I Love Paris, There’s a Boat Dat’s Leavin’ Soon for New
York, I Will Wait for You, On Broadway, The Brooklyn Bridge, If You Go Away (Ne
me quitte pas), Under Paris Skies, Manhattan, Broadway, April in Paris, Do You
Miss New York?, Slaughter on Tenth Avenue, If You Love Me, La Mer
Nicki Parrott (voc, b), Harry Allen (ts), Gil Goldstein
(acc), John Di Martino (p), Alvin Atkinson (dm)
Enregistré à Paramus, NJ, date non précisée
Durée: 58’ 54’’
Arbors Records 19466 (https://arborsrecords.com)
Arbors
Records a été fondé en 1989 à Clearwater, FL par Matt
Domber (1928-2012) et son épouse, Rachel, aujourd’hui seule à la tête du
label de
«jazz classique»; elle continue, fort heureusement, d’alimenter son
catalogue.
C’est à l’issue d’une carrière dans l’immobilier que Matt Domber,
amateur de
jazz depuis l’enfance (son père l’avait emmené à New York voir Pee Wee
Russell,
cl, et Muggsy Spanier, cnt), s’était lancé dans l’aventure avec le désir
de
documenter et de soutenir la scène jazz «traditionnelle» des Etats-Unis
(dans
sa dimension essentiellement euro-américaine). Arbors a ainsi dépassé
les 450
références parmi lesquelles on retrouve le fleuron des musiciens
évoluant dans
cette esthétique: Dan Barrett (tb, cnt), Ken Peplowski (cl, ts), Bucky
Pizzarelli (g), Warren Vaché (tp), Bob Wilber (cl, s), Ruby Braff (tp),
Joe
Cohn (g), Ralph Sutton (p) mais aussi quelques Européens, parfois
américains d'adoption, comme Rossano
Sportiello (p), Louis Mazetier (p) ou Jacob Fischer (g), pour n’en citer
que
quelques-uns. Matt Domber avait également mis sur pied en 1992 The
Statesmen of
Jazz, un collectif à géométrie variable qui, dans sa première mouture,
comprenait les légendaires Benny Waters (as), Buddy Tate (ts), Clark
Terry, Joe Wilder (tp, flh), Al Grey (tb), Claude Williams (vln), Jane
Jarvis (p),
Milt Hinton (b) et Panama Francis (dm), un all stars de rêve. Le groupe
fit évidemment l’objet d’un
enregistrement (Arbors 201, 1994), de même que sa version élargie qui
suivit
avec notamment Houston Person (ts), Johnny Frigo (vln), Louie Bellson
(dm) sous la direction de Clark Terry (Arbors 202, 2003). En outre, Matt
Domber aura
également organisé toutes sortes d’événements (cf. la chaîne YouTube d'Arbors Records), comme les soirées «March of
Jazz» (1994-2003) célébrant les anniversaires des musiciens, notamment Bob
Haggart (b), Dick Hyman (p) et Flip Phillips (ts, cl).
Des jazzmen australiens gravitent également dans la galaxie
Arbors. Récemment, nous vous présentions le clarinettiste Adrian Cunningham (voir chronique).
Voici la contrebassiste
et chanteuse Nicki Parrott qui, elle aussi, s’est déjà produite à
Paris au Caveau de La Huchette (en compagnie d’un autre Australien, Dave
Blenkhorn). Elle est née en 1970 à Newcastle, au nord de Sydney. Elle
débute l'apprentissage de la musique dès l'enfance et adopte la
contrebasse à 15 ans. Après des
études au conservatoire complétées par des rencontres avec Ray Brown et
John
Clayton, elle démarre son activité de sidewoman. Titulaire d’une bourse,
elle
s’installe à New York en 1994 où elle a l’occasion de jouer avec Randy
Brecker, Scott Hamilton, Houston Person, Michel Legrand, Clark Terry
et d’autres familiers d’Arbors comme Bucky Pizzarelli, Ken Peplowski,
Dick
Hyman ou encore Harry Allen également présent sur ce disque. En outre,
elle
accompagne, à partir de 2000, Les Paul (g, 1915-2009) pour ses lundis
soirs à l’Iridium, le club new-yorkais. C’est lui qui l’encourage à chanter. Elle a déjà gravé sous son nom
près de trente albums, chez Arbors et sur le label japonais Venus.
Pour ce nouvel opus, elle s’est entourée, outre Harry Allen,
de trois solides musiciens: Gil Goldstein (1950, Baltimore, MD) intervient dans
des contextes variés et, outre ses collaborations avec Pat Martino, Lee Konitz,
Gil Evans, Wayne Shorter, Ray Barretto, Steve Swallow ou encore Michel
Petrucciani, il a composé des musiques de film. John Di Martino (1959,
Philadelphie, PA) possède un parcours non moins riche, ayant accompagné Jon
Hendricks, Billy Eckstine, Freddy Cole, Houston Person, Ray Barretto, c’est un
ancien élève de Lennie Tristano. Initié à la musique d’église, Alvin Atkinson
(1972, New York, NY) n’est pas en reste, s’étant trouvé aux côtés d’Ellis et Branford
Marsalis, Benny Green, Jimmy Heath, Barry Harris, Steve Turre, T.K. Blue, Roy
Hargrove ainsi qu’Harry Allen. La qualité des accompagnateurs comme celle des
arrangements constituent l’intérêt principal de ce From New York to Paris qui alterne des titres (standards,
compositions du jazz et chansons françaises) évoquant chacune des deux villes.
New
York et Paris, plus que tout autre ville au monde, ayant produit un
imaginaire qui a habité les grands créateurs du jazz et, visiblement,
Nicki Parrott qui vit dans la première et a fréquenté la seconde. Le disque débute avec une belle version de «I Love
Paris» (Cole Porter) ponctuée de citations de l’indicatif de James Bond (une fantaisie propre à Harry Allen qui a même sorti un album 007 Songs en 2010!). C’est bien fait et très
drôle! Pour créer une différence d’atmosphère entre les deux cités, Gil
Goldstein n’intervient que sur les thèmes liés à Paris, l’accordéon
conservant
un pouvoir de suggestion dans les représentations habituelles de la
ville-lumière. D’autant que pour ce voyage transatlantique Nicki Parrott
a convoqué
quelques grandes figures de la chanson française ou francophone: Edith
Piaf («If You Love
Me/L’Hymne à l’amour»), Charles Trenet («La Mer»), Edith Piaf, Juliette
Gréco, Yves Montand… («Under Paris
Skies/Sous le ciel de Paris», immortalisée dans le film de Julien
Duvivier, 1951, du même titre), Michel Legrand («I Will Wait for You/Je
ne
pourrai vivre sans toi») et Jacques Brel («If You Go Away/Ne me quitte
pas»). Sans doute pour ajouter au charme, «La Mer», qui conclut l’album,
est
chantée dans la langue de Molière et surchargée du bruit de la houle.
Côté
New
York, centre mondial du jazz et de la comédie musicale, le swing se
libère avec plus
d’intensité, notamment sur le très énergique «Broadway» (Wilbur
Bird/Teddy
McRae/Henri Woode) où les quatre instrumentistes sont à leur meilleur
–en
particulier Harry Allen formidablement aérien– mais aussi Nicky Parrott
ailleurs
plutôt discrète à la contrebasse, outre une introduction à l’archet sur
«I Will
Wait for You». Sur le plan vocal, elle s’inscrit dans une forme de
filiation
avec Peggy Lee, tout comme sa compatriote et consœur Hetty Kate. Un
disque attachant où la chanteuse et contrebassiste donne une
démonstration de ses qualités, entourée d’excellents musiciens.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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 Lana Gray
The Colors of My Soul Follow Me, The Horn Player, Você, Un rêve si doux, I Had a
Nightmare, Soul Eyes, Between the Devil and the Deep Blue Sea, The Lost Child,
Melancholy, The Colors of My Soul
Lana Gray (voc), Philippe Baden Powell (p, g, voc), Patrick
Laroche (b), Thomas Delor (dm) + selon les titres, Franck Delpeut (tp), Roland
Seilhes (ts, fl), Amina Mezaache (fl)
Enregistré en octobre 2019, Meudon (78)
Durée: 43’ 59’’
Autoproduit (www.lanagray-jazz.paris)
Après un EP (disque 6 titres) sorti en 2018, la chanteuse
Lana Gray présente aujourd’hui son premier véritable album. L’absence de livret
et d’informations détaillées sur internet nous renseignent assez peu sur son
parcours: elle est issue d’une famille d’artistes aux racines variées (Sénégal,
Vietnam, Italie, Corse…) et a été formée à la Bill Evans Piano Academy de Paris. Elle
est l’auteur des sept originaux interprétés par son quartet (fondé en 2015) et
leurs invités. Fils du grand guitariste Baden Powell (1937-2000), génie de la musique brésilienne, Philippe
Baden Powell (1978, Paris) a d’abord étudié le piano classique en Allemagne
avant d’être initié par son père à l’improvisation et de suivre un cursus académique
entre Rio et Paris. Patrick Laroche (1962, Paris), outre un apprentissage au
conservatoire, a eu l’occasion de recevoir l’enseignement de Jean Bardy, Yves
Torchinsky, Scott Colley et Dave Holland;
co-créateur en 2009 de la jam du 38 Riv’ (rue de Rivoli à Paris), il se déploie dans de
nombreuses activités en tant que pédagogue et sideman. Batteur autodidacte et
ancien professeur de mathématiques, Thomas Delor (1987, Nice) a, depuis 2011, une
carrière bien remplie (Philip Catherine, Ugonna Okegwo, Miroslav Vitous…) avec notamment deux
albums en leader sortis chez Fresh Sound New Talent.
Lana Gray privilégie les atmosphères douces avec un sens du
swing aux accents souvent latins («Follow Me») quand ce n’est pas
directement le Brésil qui est évoqué («Un rêve si doux», «Você» en duo avec
Philippe Baden Powell). De fait, ce sont les ballades qui dominent sur ce disque,
bien mises en relief par la section rythmique, où Thomas Delor ne manque pas de
subtilité, et relevées aussi par la présence des soufflants avec une belle intervention
de Franck Delpeut sur «The Horn Player» probablement écrit sur mesure. Deux compositions permettent de gagner
en intensité: sur le registre intimiste, le magnifique «Soul Eyes» de
Mal Waldron met particulièrement en valeur le beau piano de Philippe Baden
Powell, tandis que le standard «Between the Devil and the Deep Blue Sea» (Harold Arlen),
introduit par Patrick Laroche, avec également un bon chorus de Thomas Delor,
permet d’apprécier les qualités d’expression de Lana Gray sur tempo plus rapide, de
même que l’excellente intervention de Roland Seilhes au ténor.
Un album séduisant.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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 Gypsy Dynamite
Cafe Dynamite Dead End, Parisian Avenue, Cafe Dynamite, After Vera,
Mocheville, Stray Cat, Laugh Often*, The Unstable Kind, A Clear Morning,
Eclissi
Giulio Romano Malaisi, Filippo Dall’Asta (g), Umberto
Calentini (b) + Dominique Durner*, Francesca Confortini* (voc)
Enregistré durant l’été 2019, Londres
Durée: 42’ 04’’
Autoproduit GDCD01 (www.thegypsydynamite.com)
Le
duo formé par Giulio Romano Malaisi et Filippo Dall’Asta,
deux jeunes guitaristes italiens installés à Londres, est l’une des
manifestations
de la vitalité de la scène Django dans cette ville, laquelle se
concentre
notamment, depuis 2003, autour du QuecumBar dans le quartier de Batte.
Rappelons que Django Reinhardt se produisit et enregistra à plusieurs
reprises à
Londres entre 1934 (d’abord aux côtés de Jean Sablon), 1939 (où la
déclaration de guerre sépara Django de Stéphane) et 1946-48 (avec
Stéphane
Grappelli qui y avait séjourné durant toute la guerre) et qu’à
l’occasion de
ses différents passages, il a manifestement semé quelques graines. Quant
à nos
deux Italiens, ils ont suivi des parcours parallèles: Giulio Romano
Malaisi,
originaire des Marches, s’est établi à Londres à l’âge de 18 ans;
Filippo
Dall’Asta est lui venu de Parme (Emilie-Romagne) en 2010, à 23 ans. Tous
deux
ce sont intégrés à la vie jazzique anglaise à travers diverses
collaborations.
C’est en 2012 qu’ils créent Gypsy Dynamite, formation à géométrie
variable car
au duo de base se greffent régulièrement des partenaires comme le
Canadien Dom
Durner et la Milanaise Francesca Confortini pour des formules en trio
allant
jusqu’au quartet et au quintet avec l’ajout d’un clarinettiste, d’un
contrebassiste ou d’un batteur. Le groupe a ainsi sorti trois
enregistrements
depuis ses débuts, dont un Live at Le
QuecumBar (2014, Le Q Records), gravé en quartet.
Ce Cafe
Dynamite –sans doute le Quecumbar– est donc le quatrième opus de
Gypsy Dynamite, principalement
enregistré en trio guitares-contrebasse, plus un titre, «Often», avec
les deux
chanteurs invités. Sur les dix originaux présentés, on préféra les
titres les
plus énergiques, comme «Dead End» et «Cafe Dynamite» ainsi qu’une jolie
ballade, «The Unstable Kind». L’ensemble pourrait être un peu plus
dynamique, d’autant que le groupe revendique par son nom cette
caractéristique, et
inventif. Cet enregistrement, qui prolonge une belle
tradition, est sympathique, même si on peut supposer que Gypsy
Dynamite s’apprécie encore mieux en live dans la chaleur hot du Cafe Dynamite en question.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Harold Mabern
The Iron Man: Live at SmokeCD1: A Few Miles From Memphis, I Get a Kick Out of You, I
Know That You Know, I Remember Clifford, T-Bone Steak, Almost Like Being in
Love, Dear Lord
CD2: Nightlife in Tokyo, She's Out of My Life, How
Insentive, Mr. P.C., On a Clear Day (You Can See Forever), You Are Too
Beautiful, Rakin' and Scrapin'
Harold Mabern (p), Eric Alexander (ts), John Webber (b), Joe
Farnsworth (dm)
Enregistré le 7 janvier 2018, New York, NY
Durée: 49’ 17” + 53’ 52”
Smoke Sessions Records 1807 (UVM Distribution)

Harold Mabern
Mabern Plays MabernMr. Johnson, The Iron Man, Lover Man, The Lyrical Cole-Man,
Edward Lee, It's Magic, The Beehive, Rakin' and Scrapin'
Harold Mabern (p), Steve Davis (tb), Vincent Herring (as),
Eric Alexander (ts), John Webber (b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 5, 6 & 7 janvier 2018, New York, NY
Durée: 1h 09’ 48”
Smoke Sessions Records 2001 (UVM Distribution)
Le premier mérite du label Smoke Sessions est d’enregistrer
les prestations en live de nombreux
musiciens dans leur club où la programmation est aussi relevée, d’un jazz de
culture sans l’ombre d’une hésitation, et de documenter ainsi la vie d’un club
new-yorkais dans les années 2000-2020 avec une qualité d’enregistrement
certaine et une dynamique propre au live. Le second mérite est d’avoir documenté aussi bien l’œuvre de
nombreux musiciens, de ceux qui produisent le meilleur jazz qui se fait de nos
jours: il suffit de consulter le catalogue du label pour en prendre conscience,
car il fourmille de merveilles discographiques, et dans nos années, un tel
niveau de production est rare. Le troisième mérite est de documenter ici les dernières
années artistiques d’un pianiste de légende, Harold Mabern, qui vient de nous
quitter, il y a un an seulement, le 17 septembre 2019, et dont la discographie
en sideman, très importante, ne permettait pas d’avoir une idée complète en
leader, bien qu’en jazz le sideman est souvent un co-producteur de l’œuvre.
Harold Mabern est un contemporain de McCoy Tyner avec lequel il partage
beaucoup d’options esthétiques et stylistiques dans la manière d’aborder le
clavier («Nightlife in Tokyo»). Ils ont aussi disparu à peu de temps l’un de
l’autre. Harold Mabern appartient à la famille des musiciens de Memphis (Booker
Little, George Coleman, Charles Lloyd, Frank Strozier, Louis Smith…) qui a
donné au piano tant de talents de premier plan depuis le légendaire Phineas Newborn,
jusqu'aux regrettés James Williams, Mulgrew Miller, et aujourd’hui encore la
dynastie des Brown, Donald et Keith Brown, Geoff Keezer…
Ces trois disques, un double et un simple sorti
postérieurement, reprennent un engagement d’Harold Mabern au Smoke Jazz and
Supper Club de New York, sur trois jours au début de l’année 2018. Sur le
double CD, Harold Mabern est en quartet avec le trio de l’énergique ténor Eric
Alexander – le bassiste Jon Webber et le batteur Joe Farnsworth– et, sur le
disque complémentaire, la formation est augmentée par deux éléments, le
saxophoniste Vincent Herring et le trombonisteSteve Davis qui sont tous deux des familiers du club comme tous ces
musiciens. Ils ont gravé chacun des enregistrements sous leur nom pour le label
du club. C’est donc dans une formule all stars que se sont déroulées ces
soirées.
Harold Mabern a déjà tant donné dans divers albums historiques (cf. Jazz Hot n°650, n°666, n°681, n°2019)
qu’il sera utile de relire ses interviews et sa discographie pour mieux évaluer
la trajectoire de ce musicien dans le jazz. Le lyrisme, la puissance
rythmique, la qualité d’écoute, l’omniprésence du blues, du swing dans l’expression,
font d’Harold Mabern un sideman émérite, et de sa musique un véritable plaisir
pour les amateurs de jazz et de piano. Son registre, comme on peut l’entendre
dans ces enregistrements, s’étend du classicisme d’Erroll Garner et d’Hank
Jones («I Remember Clifford») au monde post coltranien, à l’univers de McCoy
Tyner, sans aucune rupture, car il appartient à cette grande famille des pianistes du hard
bop qui suit immédiatement les trois grands initiateurs du bebop (Thelonious Monk, Bud Powell, Elmo Hope).
La section rythmique, l’une des plus réputées de New York,
avec Jon Webber et Joe Farnsworth, celle en fait d’Eric Alexander et
alternativement d’Harold Mabern, apporte au pianiste un soutien parfait, avec
la plénitude de son et une sobriété essentielle, toute entière au service de la
musique.
On connaît mieux Eric Alexander, qui a déjà fait deux couvertures
de Jazz Hot (n°585 et n°666).
C’est un ténor post-coltranien, du Coltrane de la période Atlantic le plus
souvent (cf. «Almost Like Being in Love», «Dear Lord» pris avec une touche
latine, «Mr. P.C.») qui a le talent d’avoir repris cette esthétique virtuose et
de l’avoir développée pour se forger une identité bien à lui, une expression
généreuse, débordante d’énergie, de swing, et conservant en permanence son
ancrage dans la tradition, le blues. Doué d’une belle sonorité chaude, il est
aussi capable d’un lyrisme certain («She's Out of My Life», «You Are Too
Beautiful»). Le mariage intergénérationnel de ces énergies (Mabern et
Alexander) est l’un des plus réussis de ces dernières années, car ils ont très
fréquemment échangé sur scène et sur disque avec une complicité de tous les
moments. Eric Alexander est un cheval fougueux, et s’engage dans la musique
sans calcul: leader ou sideman n’est pas pour lui une question ou une raison de
mesurer son expression, et Harold Mabern ne se pose plus cette question depuis
de longues années, ce qui fait des deux artistes, deux torrents impétueux
partageant beaucoup en matière de jazz: «How Insensitive» est un modèle de ce
que peut produire d’exceptionnel cette réunion. Pour apprécier l’excellence
pianistique et l’inventivité d’Harold Mabern, on recommande l’écoute de «Mr.
P.C.» (dédié à Paul Chambers par John Coltrane) en trio ou du très blues
«Rakin’ and Scrapin’» de sa composition en quartet sur le premier disque ou en
sextet sur le second pour conclure les sets, un régal!
Curieusement, c’est sur le troisième album, publié
postérieurement, de ces trois jours au Smoke que se trouve le titre «The Iron
Man» qui sert de titre d’album aux deux premiers. «The Iron Man» a été écrit
par Eric Alexander; c'est le sobriquet qu’Harold Mabern gagna dans le North
Side de Chicago dans un set où il étourditle jeune saxophoniste, alors dans sa vingtaine, Eric Alexander,dans un thème de 25’. Commencé par le tynérien «Mr. Johnson» (dédié à Jay Jay
Johnson), une splendide composition d’Harold Mabern mise en valeur par le
volume plus important d’un sextet, «The Iron Man» propose une attaque du
pianiste avec une évocation de Phineas Newborn, un blues où Eric Alexander,
l’auteur, fait merveille, avant Steve Davis, Vincent Herring, toujours très
parkérien, sans oublier la section rythmique.
Après
un «Lover Man» de belle facture, classique, un morceau
à haut voltage avec une autre composition d’Harold Mabern, «The Lyrical
Cole-Man», dédié à George Coleman, le copain de jeunesse de Memphis, une
longue
et belle pièce où se jette naturellement Eric Alexander avec son appétit
et son
énergie habituels. C'est un autre grand moment de ces trois jours au
Smoke car, derrière le saxophoniste, le pianiste est omniprésent pour
donner du volume,
pour pousser tel un autre Art Blakey. S’il est une qualité que partage
Harold et Art, c’est ce drive impressionnant, en live en particulier, qui
pousse au dépassement, et Eric Alexander ne se fait pas prier. Ted Panken, sur
le second livret, remarque qu’il était un «messenger»,
un de ceux qui transmettent, qui poussent les plus jeunes pour renouveler la
tradition, comme il le disait lui-même sur le premier livret relaté par Mark
Ruffin: «I’ve been teaching jazz for 38
years.»
«Edward Lee», dédié à Lee Morgan, une autre composition
d’Harold Mabern, poursuit dans la même veine, avec de beaux ensembles de
cuivres. «Beehive», composé encore par Harold Mabern, en référence au club du
South Side de Chicago où Harold découvrit en live Charlie Parker en 1955, est joué avec
de beaux arrangements sur un tempo d’enfer où les saxophonistes échangent avec
maestria, et confirme toutes les qualités musicales déjà énoncées et un talent
moins souvent mis en avant pour le pianiste, celui de compositeur (8 thèmes sur
les 22 joués dans ces enregistrements sont écrits par Harold). Ces thèmes
définissent vraiment son apport esthétique et stylistique.
Durant ces trois jours, Harold, comme à son habitude, laisse
beaucoup de place à l’expression de chacun des musiciens, privilégiant toujours
la musique, et pourtant sa présence est énorme à tous les niveaux. Comme le dit
Donald Brown, ce qui impressionne chez Harold Mabern, c’est la spiritualité et
la conviction. C’est à la lumière de tels enregistrements, qu’on peut
imaginer la dépression qu’a causée la disparition d’Harold Mabern (cf. Jazz Hot 2019)
non seulement pour le jazz et pour les amateurs de jazz, non seulement pour la
scène new-yorkaise, ce club en particulier, dont il était devenu une figure tutélaire, mais aussi pour les
musiciens qu’il côtoyait avec son éternel sourire et son allure de géant bienveillant,
pour des artistes comme Eric Alexander dont il a certainement
été un guide spirituel au sens le plus noble. Harold Mabern nous manque.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Christian McBride Big Band
For Jimmy, Wes and OliverNight Train, Road Song, Up Jumped Spring, Milestones, The
Very Thought of You, Down by the Riverside, I Want to Talk About You, Don Is,
Medgar Evers' Blues, Pie Blues
Christian McBride (b, arr), Joey DeFrancesco (org), Mark
Whitfield (g), Frank Green (tp), Freddie Hendrix (tp), Brandon Lee (tp), Nabate
Isles (tp), Anthony Hervey (tp), Michael Dease (tb), Steve Davis (tb), James
Burton (tb), Douglas Purviance (btb), Steve Wilson (as), Todd Bashore (as), Ron
Blake (ts), Dan Pratt (ts, cl), Carl Maraghi (bar), Quincy Phillips (dm)
Enregistré à Montclair, NJ, date non précisée
Durée: 1h 11’ 48”
Mack Avenue 1152 (www.mackavenue.com)
Comme souvent avec le big band de Christian McBride (cf. The Movement Revisited),
c’est du jazz de haut niveau, superbement arrangé et joué par des musiciens de
haute volée. Comme on dit, ça déménage, ça swingue, c’est explosif avec
toujours cette chaleur d’expression, cette puissance du blues qui le distingue
d’autres big bands, «techniquement» aussi relevés, mais qui manquent de ces
dimensions hot qui font pour nous le meilleur du jazz. Ici, le projet de Christian McBride qui n’en manque pas, est de rendre
hommage à trois grands prénoms –For Jimmy,
Wes and Oliver– dont la combinaison ne laisse aucun doute sur l’identité car
ils sont trois légendes qui ont marié leur talent: Jimmy Smith, le «king» de
l’orgue Hammond, Wes Montgomery, la légende n°1 de la guitare jazz, et Oliver
Nelson, un arrangeur et leader de big bands parmi les plus originaux des années
1960-70, beau saxophoniste (cf. Screamin’ the Blues, Prestige/New Jazz, 1960), même si ses qualités d’arrangeurs ont pris le
dessus dans son activité au cours de sa carrière. Oliver Nelson a donné quelques disques, en
moyenne ou grande formation, et quelques thèmes en particulier, qui figurent
dans le panthéon du jazz enregistré, soit en leader soit comme arrangeur pour
d’autres, Jimmy Smith notamment (The
Blues and the Abstract Truth, Straight Ahead, Afro-American Sketches, Full
Nelson, More Blues and the Abstract Truth, Black, Brown and Beautiful).
La rencontre enregistrée de ces trois légendes est gravée en
1966 sur un disque, The Dynamic Duo,
sous le nom de Jimmy Smith et Wes Montgomery, pour lequel Oliver Nelson apporte
son big band et ses arrangements comme il l’a souvent fait pour Jimmy Smith depuis
le début des années 1960 et quelques enregistrements extraordinaires (Bashin', Hobo Flats, Who's Afraid of Virginia Woolf, Got My Mojo Workin', Monster, Peter and the Wolf, Hoochie
Coochie Man) et il continuera jusqu’en 1968 (Livin' It Up), année de la mort
de Wes…
Il ne faut pas chercher bien loin ce qui réunit profondément
ces trois artistes, il n’y a qu’à lire les titres et écouter quelques thèmes,
ensemble ou séparément: c’est le blues! Le blues comme esprit, comme matière,
comme inspiration, le lieu d’une transe commune pour une expression ancrée au
plus profond de ces trois hommes. Pour Jimmy Smith, on peut parler d’une
évidence traduite en musique; pour Wes, c’est ce qui fait le fond de son expression,
virtuose par ailleurs; pour Oliver, c’est ce qui donne à sa musique un ancrage des plus profonds, cette
puissance jusqu’à une certaine saturation, densité urbaine qui correspond à
l’atmosphère tendue d’époque, se combinant avec son éternelle modernité de son,
d’arrangements qu'il a cultivée grâce aux musiciens qu’il a côtoyés (Eric Dolphy, Freddie Hubbard,
Paul Chambers… aussi bien qu’Hank Jones, Joe Newman, George Duvivier, Charli
Persip, Bill Evans…) et qu’il a tous entraînés dans son amour du blues accentué et réinventé sous tous les angles possibles.
Voilà pour l’histoire de cette rencontre dont a rêvé
Christian McBride, et que, jeune amateur, il a certainement aimée à en user les
sillons. Il n'est pas le seul. C’est ce rêve qu’il remet en scène avec ses arrangements, ou souvent
ici ceux d’Oliver Nelson lui-même (1932-1975), une évidence pour lui rendre
hommage. La réincarnation de Jimmy Smith (1925-2005) a été confiée à Joey
DeFrancesco, ce qui peut paraître une autre évidence tant ce musicien contribue
à la perpétuation et l’actualisation de l’amour pour l’orgue Hammond B3 que
Jimmy Smith a rendu célèbre. Il y a de nos jours de magnifiques instrumentistes
dans le jazz et une vraie tradition bien vivante du Hammond B3. Enfin, la
guitare selon Wes Montgomery (1923-1968), est représentée par l’un de ceux qui,
selon nous, en est le plus formidable descendant, Mark Whitfield, qui faisait,
encore jeune, la couverture de Jazz Hot
n°530, en 1996. Sa
carrière ne nous a pas semblé avoir la même intensité dans le jazz que celle de
son aîné, une question d’époque et d’atmosphère, mais il possède cette manière
extraordinairement blues et virtuose à la fois qui fait la particularité et
l’excellence de son expression et de celle de son aîné.
On ne doutait pas que Christian McBride, formidable
musicien, arrangeur et leader de big band, doublé d’un sens peu commun de la
mémoire, ne réalise avec son excellent big band des prouesses pour restituer la
puissance, la conviction de cette musique, et le résultat est effectivement
digne de tous les éloges. Les musiciens de haut niveau vont au-delà de la
technique pour apporter une dimension sonore, qu’on apprécie d’autant mieux sur
une chaîne de qualité avec un volume sonore adhoc.
Certaines musiques nécessitent une écoute particulière en rapport avec la volume de l'orchestre. Le shuffle ponctué par
les sections d’instruments avec un tel brio, selon les arrangements d’Oliver
Nelson –un enfant de Count Basie faut-il le rappeler?– c’est du grand Art! Joey DeFrancesco est littéralement en transe dans son
évocation de Jimmy Smith. Là encore, on n’est pas surpris mais
simplement ravis
de trouver chez un musicien, avec une carrière si importante, une telle
envie
de musique, un tel amour du Maître Jimmy Smith qu’il apporte à son
évocation une conviction sans fard, et autant d’éléments documentaires
sur la manière de Jimmy
Smith, avec la science de son art, car Joey est un grand organiste de
jazz. Pour finir, Mark Whitfield délivre ses chorus, des joyaux,
de la guitare virtuose et blues, comme il convient, mais à la Mark Whitfield,
et c’est le complément idéal pour explorer les grands thèmes «Night Train», le «Milestone»
de Miles Davis transfiguré par Oliver Nelson, «Down by the Riverside» réactualisé
par Oliver, Jimmy and Wes , ou encore «Road Song» immortalisé par Jimmy and Wes. La
relecture de ces thèmes par Christian McBride, son big band, Joey et Mark est
un bel hommage.
Christian McBride personnalise aussi quelques arrangements,
Joey apporte deux compositions, Mark Whitfield, une, et avec quelques belles
compositions («Up Jumped Spring», «I Want to Talk About You» en quartet), ils
prolongent en 2020 l’esprit de cette rencontre de 1966. Christian McBride, avec
sa faculté de développer des projets originaux qui font appel à la mémoire du
jazz, est l’un de ceux qui font la permanence du jazz aujourd’hui, la transmission, la
préservation de son esprit.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Kenny Washington
What's the HurryThe Best Is Yet to Come, S’Wonderful, Stars Fell on Alabama,
I’ve Got the World on a String, I Ain’t Got Nothin’ But the Blues, Bewitched
Bothered and Bewildered, Invitation, Here’s to Life, Sweet Georgia Brown*, No
More Blues (Chega de saudade), Smile
Kenny Washington (voc), Josh Nelson (p), Gary Brown (g,
except*), Lorca Hart (dm) + selon les titres Mike Olmos (tp), Victor Goines
(ts, cl), Jeff Cressman (tb), Jeff Massanari (g), Dan Feiszli (b)*, Peter
Michael Escovedo, Ami Molinelli-Hart (perc)
Enregistré à Berkeley et El Cerrito, CA, dates non précisées
Durée: 46’ 15’’
Lower 9th Records 2020-1 (www.kennywashingtonvocalist.com)
Le chanteur Kenny Washington, 63 ans, compte parmi les
trésors cachés dont regorgent les scènes locales américaines et dont nous n’entendons
parler, souvent bien tardivement, qu’à l’occasion de la sortie d’un disque bénéficiant
d’un travail de promotion à l’international. Artiste discret par tempérament,
Kenny Washington a jusqu’ici peu enregistré sous son nom (Live at Anna's Jazz Island, 2008, autoproduit, et Moanin’. Live it Jazzhus Montmartre,
2015, Storyville). D’où ce titre malicieux, What’s
the Hurry, comme le manifeste d’un musicien qui prend son temps et n’a pour
ambition que de vivre sereinement son art. Originaire de New Orleans (peut-être la raison de ce côté détendu), Kenny
Washington a été formé au chant à l’église et a également appris le saxophone. Il
découvre véritablement le jazz lors d’un concert donné dans son lycée par Alvin
Batiste (cl) accompagné pour l’occasion de jeunes élèves-musiciens parmi
lesquels les frères Branford et Wynton Marsalis. Etudiant, il suit un cursus
musical à la Xavier University of Louisiana (une université catholique privée
qui accueille principalement depuis 1925 des étudiants afro-américains et
amérindiens) et commence à se produire en public. Sans projet précis, il entre
dans la marine à 26 ans et intègre son orchestre en tant que saxophoniste avant
d’y révéler son talent de chanteur. Après neuf ans de service, il s’établit dans
la région de la baie de San Francisco au début des années 1990. Fréquentant les
soirées «open-mic», il s’y fait remarquer décrochant notamment un engagement
dans un restaurant chic de San Francisco où il officie durant huit ans. Sa
réputation allant croissant, Kenny Washington est recruté en 2000 dans une
comédie musicale, Off-Broadway, puis débute une collaboration au long-court
avec le ténor californien Michael O’Neill (trois albums parus), lequel lui
présente Joe Locke (vib) qui l’invite à plusieurs reprises au sein de son
groupe programmé régulièrement au Dizzy’s Club de Jazz at Lincoln Center (et
sur son album For the Love of You,
2010). C’est ensuite au tour de Wynton Marsalis de convier le chanteur pour
des représentations avec le Jazz at Lincoln Center Orchestra (notamment pour la
suite Blood
on the Fields en 2013 et un hommage à Ella
Fitzgerald en 2017).
Désormais
davantage dans la lumière, Kenny
Washington propose un bel album de standards, d’une grande sobriété dans les
arrangements laissant toute sa place à son talent vocal exceptionnel se
caractérisant par une expression naturellement swing et une saisissante
intensité émotionnelle. Celle-ci est à son sommet sur «Stars Fell on Alabama» où
l’excellent Victor Goines, un membre du Jazz at Lincoln Center Orchestra, lui donne la
réplique au ténor. La section rythmique qui officie est à la hauteur,
soulignant les nuances dessinées par le chanteur. On note de belles interventions du
pianiste Josh Nelson sur «I Ain’t Got Nothin’ But the Blues» tout comme du
trompettiste Mike Olmos, deux musiciens de la région de San Francisco. A
l’aise sur différents registres jusqu’à la musique latine avec «Chega de
saudade», composition d’Antonio Carlos Jobim traduite en anglais par Jon
Hendricks, Kenny Washington est aussi bon scatteur («Sweet Georgia Brown»). Un
bel interprète du jazz qu’il était temps de découvrir.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Gradischnig-Raible Quintet
Plays the Music of Elmo Hope: Searchin' for Hope Stars Over Marakesh, Carvin the Rock, Nieta, Race for the
Space, Bellarosa, For Heaven's Sake, Mo Is On, Exploring the Future, Something
for Kenny, Into the Orbit, Roll On
The Gradischnig/Raible Quintet: Steve Fishwick (tp), Herwig
Gradischnig (ts), Claus Raible (p), Giorgos Antoniou (b), Matt Home (dm)
Enregistré les 14-15-16 avril 2015, Hagenberg (Autriche)
Durée: 1h 06’
Alessa Records 1042 (www.alessarecords.at)

Fishwick/Gradischnig/Raible/Antoniou/Home
The Music of Elmo Hope. Vol. 2: Mo Is On So Nice, Hot Sauce, Invitation, Chips, Abdullah, Mirror-Mind
Rose, McBrowne’s Galaxy, Dearly Beloved, One Down
Steve Fishwick (tp), Herwig Gradischnig (ts), Claus Raible
(p), Giorgos Antoniou (b), Matt Home (dm)
Enregistré le 20 mars 2018, Londres
Durée: 47’ 37”
Trio Records 604 (triorecords.co.uk)
Il n’y a pas souvent d’hommages ou de références à la
musique d’Elmo Hope, comme nous le rappelait Bertha Hope-Booker (Jazz Hot n°673)
qui fut son épouse et sa partenaire dans un enregistrement (Hope-Full, Riverside, 1961). Elmo Hope
était un pianiste-compositeur d’un niveau exceptionnel sur le plan instrumental
et créatif, le troisième élément d’un trio d’amis avec Thelonious Monk et Bud
Powell, qui ont grandi ensemble à New York et mûri l’élaboration d’un nouveau
souffle du piano jazz, dans le prolongement en particulier de l’œuvre d’Art
Tatum si déterminante pour le bebop, Charlie Parker compris (cf. Ross Russell, Bird Lives!). Ils partagent non
seulement cette fraternité et cet apprentissage en commun (pratique, écoute des
disques…), avec une connaissance approfondie et une pratique de la musique
classique dans laquelle Elmo Hope fit ses premières apparitions sur scène
–Bach, Chopin, Satie et Debussy semblent avoir eu leur préférence.
Si Bud Powell et plus largement encore Thelonious Monk ont
laissé une empreinte forte sur leur descendance, il semble donc qu’Elmo soit
moins souvent joué, malgré ses talents de compositeur –75 compositions, soit
sensiblement le même nombre de pièces que Monk– et une œuvre enregistrée non
négligeable où il côtoie alors le meilleur du jazz de cette génération: John
Coltrane, Clifford Brown, Sonny Rollins, Jackie McLean, Lou Donaldson, Kenny
Dorham, Curtis Counce, Harold Land, Johnny Griffin, Philly Joe Jones, Paul
Chambers, Jimmy et Percy Heath, Frank Foster, etc.
Bertha Hope a enregistré en 1991 un Elmo’s Fire (SteepleChase), et elle a constitué en 1999 un groupe,
intitulé «ELMOllenium» pour un hommage, pas enregistré malheureusement. Eric Reed
a rendu un bel hommage en 2001 (cf. Jazz
Hot n°671, avec
une vidéo en deux parties: https://www.youtube.com/watch?v=xQNNQXfzUCs et https://www.youtube.com/watch?v=tYFJEfSt4vQ),
pas enregistré en disque non plus, même s’il est encore disponible sur internet
en vidéo. Benny Green a joué régulièrement quelques thèmes d’Elmo Hope, dont
«Bellarosa», «Crazy», et il possède aussi dans son art cette qualité
d’intensité propre au trio d’amis.
On apprécie d’autant que Claus Raible (Trio!),
qui organise son œuvre depuis quelques années autour d’une lecture personnelle,
avec autant de science que de sensibilité et d’intensité, de cet univers propre
aux trois pianistes de génie du bebop, ait convaincu un beau quintet (on le suppose parce qu’il est le pianiste,
mais il se peut que les musiciens se soient retrouvés autour d’Elmo Hope)
de revisiter l’univers d’Elmo Hope, une sorte de complément
indispensable d'un moment-clé de l’évolution du piano jazz à l’orée des
années 1940 qui a
marqué si profondément l’histoire du jazz. Car le jazz vit encore, de nos jours, sous l’emprise de ce
trio de créateurs: Thelonious Monk (1917), Elmo Hope (1923) et Bud Powell (1924). Le benjamin,
Bud, a disparu encore jeune en 1966, suivi de près par Elmo en 1967, et si
Thelonious est mort en 1982, il a disparu des scènes et des studios en 1973.
Leur descendance est, malgré la brièveté relative de leur vie, splendide,
nombreuse et sans fin, et indique tout le poids que ces artistes ont eu dans l’évolution du
piano jazz, notamment dans le domaine harmonique et rythmique.
Dans
ce projet d’un collectif européen en deux volets autour
de la musique d’Elmo Hope, on retrouve le pianiste Claus Raible
(Karlsruhe, 1967) un familier de ces univers puissants, Steve Fishwick
(Manchester, 1976), Herwig Gradischnig (Bruck an der Mur, 1968,
Autriche, un
membre du Vienna Art Orchestra aujourd’hui en sommeil), Giorgos Antoniou
(Athènes,
1970) et Matt Home (Hudderfield, Royaume-Uni, 1973). Il y a chez ces
musiciens
non seulement le respect de l’artiste, mais aussi une sensibilité à
l’esprit de
cette musique et une capacité à évoquer tout en gardant une grande
liberté
dans l’expression, dans la technique et la sonorité des instruments,
comme c’est
le cas pour le brillant trompettiste Steve Fishwick, le saxophoniste
Herwig
Gradischnig, le musical Matt Home. Ces musiciens ont des sonorités
d’aujourd’hui, mais ils savent, dans les ensembles et les chorus,
acclimater cette
tonalité de sombre beauté d’époque sans amoindrir leur liberté, sans
gommer leur personnalité. Le bassiste est
précis, et offre avec le batteur, le fondement d’un quintet où Claus
Raible, déterminant dans le quintet parce qu’il en est le pianiste,
démontre ses facultés à s’accaparer l’univers d’Elmo Hope, ses
atmosphères intenses, avec sa touche
personnelle, quelques signatures stylistiques où il mêle fréquemment les
frères Monk et Bud. Il possède surtout la grande aisance
rythmique et technique pour donner à cet enregistrement la clé de voûte
indispensable, sans faute de goût ou modernisme obligé, sans copie. Elmo
Hope, Bud et
Monk, étaient des virtuoses, même si cette évidence s’efface devant la
force de
l’expression, et pouvoir les relire en restant proche sans fadeur, sans
simplification, est une performance.
Les liner notes écrites, pour l’un des deux livrets, par le trompettiste Steve
Fishwick et pour l’autre par Hans-Jürgen Schaal, s’attachent à indiquer les
enregistrements originaux des différents thèmes qui ont servi de base aux
arrangements et à l’enregistrement, une excellente idée. Ils ajoutent quelques
commentaires sur l’environnement musical et d’époque; c’est sobre et précis. Le
second des deux enregistrements reprend pour visuel l’esthétique du Blue Note
5029 original (Elmo Hope Trio), avec
une photo de Ray Avery (CTSImages) pour parfaire cette réalisation.
C’est enfin une invitation très réussie à redécouvrir l’œuvre d’Elmo Hope pour les amateurs
et les musiciens de jazz car notre quintet n’a pas épuisé la source.Bertha Hope-Booker dans son interview parue en 2015
déjà citée plus haut, disait: «Je trouve
que son écriture (celle d’Elmo) est à
son meilleur quand il écrit pour un quintet». On a donc la chance
pour ces
deux enregistrements d’avoir la configuration idéale pour mettre en
valeur un
splendide artiste du jazz quelque peu oublié, servi et réinventé par des
musiciens actuels de talent; un beau projet parfaitement réalisé.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Wawau Adler
Happy Birthday Django 110 Twelfth Year, The Best Things in Life Are Free, I Love You
for Sentimental Reasons, My Blue Heaven, Lune de miel, My Melancholy Baby, How High
the Moon, Duke and Dukie, I Will Wait for You, The Man I love, Time on My Hands,
Mélodie au Crépuscule, Django's Tiger
Wawau Adler (g), Alexandre Cavalière (vln), Hono Winterstein
(g), Joel Locher (b)
Enregistré à Stutensee (Allemagne), date non précisée (prob.
2019)
Durée: 45’ 37
GLM EC 589-2 (http://wawau-adler.com)
Le hasard de la chronique fournit parfois des coïncidences
qui n’en sont peut-être pas… Wawau Adler, le magnifique guitariste de la
tradition de Django qui donne cet hommage au Maître Django à l’occasion du 110e anniversaire de sa naissance est né à Karlsruhe en Allemagne, la même année
1967 et dans la même ville que Claus Raible, le formidable pianiste qui rendait
récemment des hommages aux trois génies fondateurs du piano de la période
bebop, Thelonious Monk, Bud Powell et Elmo Hope. Karlsruhe, la ville moyenne du
Bade-Wurtemberg produit donc autre chose que des expertises constitutionnelles,
et si on en juge par le niveau exceptionnel de ces deux artistes, la ville
pourrait l’indiquer dans son Wikipédia,
plutôt que des banalités. Comme son concitoyen au piano, Wawau Adler est, une habitude
de cette tradition, un virtuose, à la guitare, et met son talent au service de
l’expression, ce qui est plus rare.
Pour cet hommage, il s’est entouré
d’Alexandre Cavalière que les lecteurs de Jazz
Hot commencent à bien connaître, car cela fait plus d’une vingtaine
d’années que le violoniste, précoce (il jouait déjà en concert dès sa dizaine
d’années, et pas pour faire le spectacle mais la musique), parcourt avec son père, les festivals de
Belgique d’abord où nous l’avons découvert et du monde aujourd’hui. Né en 1985,
à Mons en Belgique à une demi-heure de Liberchies (la ville de naissance de Django), Alexandre a croisé la route
de Babik Reinhardt et Didier Lockwood, ce qui lui a ouvert les scènes
internationales. Son jeu, dans la filiation du Maître sur son instrument,
Stéphane Grappelli, est parfait pour cet hommage. Hono (Paul) Winterstein, né en 1962, à Forbach en Alsace,
est le doyen de la séance, et cela fait des années que sa contribution à
l’univers de Django est des plus remarquables. Il est connu pour ses grandes
qualités de guitare rythmique et, à ce titre, il a accompagné le gotha des
héritiers de Django: les magnifiques Tchavolo Schmitt et Dorado Schmitt,
parmi les plus passionnants de cette tradition sur le plan de l’expression, et
le virtuose Biréli Lagrène, qui partage son origine alsacienne. Hono nous
donnait en leader récemment un bon enregistrement, Horizon,
où figure l’une des compositions présente sur ce disque («Lune de miel»). Wawau
l’a choisi pour sa qualité de rythmicien, si important dans l’univers de Django,
et on peut dire qu’Hono a accepté car Wawau Adler possède cette excellence dans
l’expression à même de rendre hommage à Django. Joel Locher est un bassiste né en 1982 à Stuttgart, toujours
dans le Bade-Wurtemberg. Musicien précoce, grâce à son père qui lui enseigne la
contrebasse dès ses 10 ans, il est ensuite contrebassiste soliste de
l'Orchestre de chambre des jeunes de Stuttgart et en 2001-2002 membre
de l'orchestre du festival de l'Académie internationale Bach de Stuttgart. En 2004-2005,
il est stagiaire à l'Orchestre philharmonique de Stuttgart. Autant dire qu’on a
affaire à un musicien précoce et d’un niveau exceptionnel sur le plan
académique. Il a, depuis, accompagné une multitude de musiciens de Philip
Catherine à Biréli Lagrène, Martin Taylor, Stochelo Rosenberg, Scott Hamilton,
Evan Christopher, Dusko Gojkovich, Tania Maria… La liste est sans fin, et dans
la tradition de Django également. La musique de Django a cette particularité de réunir autour
de sa tradition des savants, quelle que soit leur formation à condition que
l’expression soit au centre. On se souvient de défunt Poulette qui occupait un
pupitre dans l’orchestre du Châtelet, qui enseigna à Django, Matelo et Baro
Ferret (Elios Ferré, cf. Jazz Hot n°500). On se souvient aussi que Django est né en Belgique, avec,
peut-être, un passeport français, dans une famille de Manouches gatskénés,
c’est-à-dire marqué par un long séjour allemand (Michel Lefort, cf. Jazz Hot
n°500), et on ne s’étonnera pas plus que la musique de Django transgresse sans
hiatus les frontières de cette partie de l’Europe et plus largement, comme le
jazz le fait pour le monde entier: c’est un signe d’universalité. C’est le
pourquoi de cette belle réunion autour de Django.
Wawau Adler, qui en est à son septième enregistrement en
leader et a rencontré beaucoup de musiciens (Marian Petrescu, Didier Lockwood,
Pee Wee Ellis), possède dans son cœur la clé magique de ce monde de Django
Reinhardt, et sa virtuosité lui permet de se couler dans un
répertoire où se mêlent des compositions de Django («Twelfth Year», «Django’s
Tiger»), de Stéphane Grappelli et Django («Mélodie au crépuscule»), mais aussi
des standards que Django illustra, de Gershwin («The Man I Love», etc.), une
composition de Hono Winterstein («Lune de miel»), enfin tout ce qu’il faut pour
que Django y soit à son aise pour ses 110 ans; un siècle de musique qui n’a pas pris une ride grâce
au poète Wawau Adler («Time on My Hands») et à des artistes au service d’une
expression originale, la branche la plus généreuse qui soit née du jazz hors
des Etats-Unis, à la fois par le nombre de ses talents et par la qualité des
œuvres. Et comme Django appartient aussi à la grande famille de Jazz Hot, bon
anniversaire, Django!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Fapy Lafertin New Quartet
Atlântico Torontoi emlek, La Belle vie, My Romance, Vibracoes, The
Baltic, Turn, Cinzano, Fantaisie en sol, It's Alright With Me, Pixinguinha em
Lisboa, Japanese Sandman, Platcherida, Carnation
Fapy Lafertin (g, g
portugaise), Alexandre Tripodi (vln), Cédric Raymond (b), Renaud Dardenne (g)
Enregistré en août 2017, Tintigny (Belgique)
Durée: 58’ 04”
Frémeaux et Associés 8576 (Socadisc)
Dans la veine poétique des héritiers de Django, Fapy
Lafertin est certainement l’un des plus beaux descendants. Son lyrisme fait de
chacun de ses disques un événement pour les amateurs de cette tradition que
Django Reinhardt ancra au jazz dans une époque qui s’y prêtait, et qui en est
devenue aujourd’hui une dimension à part entière. Fapy atteint aujourd’hui le
club des septuagénaires, et sa musique conserve une éternelle jeunesse, possède
la patine des ans qui donne tant de profondeur à une expression qui se renouvelle
sans jamais rompre avec ses racines. Il a fait très tôt le choix, dans les années 1970 en
compagnie de l’excellent Koen de Cauter (le quartet Waso), de marier cette
tradition avec une poésie personnelle qui le rapproche du Maître Django par
l’esprit, bien qu’elle renouvelle et enrichisse la tradition d’un monde
imaginaire qui n’appartient qu’à Fapy. Dans cet enregistrement, il exploite parfois la technique de la mandoline sur la
guitare portugaise («Vibracoes» de Jacob de Bandolim, «Fantaisie en sol», le
beau «Pixinguinha em Lisboa») dans un registre qui s’éloigne du répertoire du
jazz autant que de sa respiration rythmique, tout en gardant dans sa liberté
d’exécution, son improvisation, dans le phrasé, un lien avec la tradition de
Django mâtinée d’influences des musiques populaires (Portugal et Brésil) ou de la
musique classique.
Dans ce disque, enregistré au cœur du Luxembourg belge, où
ses partenaires, plus jeunes, apportent
une partie du répertoire («Baltic», «Fantaisie en sol», «Pixinguinha em
Lisboa»), on voyage, comme le titre le suggère, entre Portugal et Brésil, mais
plus largement en Europe et Amérique du Nord et du Sud, des couleurs dont joue
Fapy Lafertin avec son habituelle poésie, son sens du récit musical, sa
maestria. Fapy apporte quatre compositions très émouvantes marquées par la
tradition tzigane («Turn», «Cinzano», «Platcherida», «Carnation») et ne renonce
pas pour autant à quelques standards du jazz («La Belle Vie» de Sacha Distel,
«My Romance», «It’s Allright With Me» avec une belle introduction, «Japanese
Sandman») repris dans la filiation de Django. Alexandre Tripodi, Cédric Raymond et Renaud Dardenne, en
plus de compositions originales, apportent leur fraîcheur avec la tension nécessaire
pour répondre à l’intensité qui se dégage de la musique de Fapy Lafertin. Ce dernier, qui est tombé très jeune dans la
marmite de l'héritage de Django, est bien entendu un guitariste
virtuose, mais de cette virtuosité qui ne s’impose pas à la musique parce
qu’elle est au service de l’imagination, de la poésie, de l’expression.
Fapy
Lafertin, l’artiste musicien, est un trésor caché, c’est un privilège de
pouvoir le découvrir sur disque de temps en temps.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Phil Abraham Quartet
Beauty First I'll Remember April, Charlie
Et Le Pam, Watermelon Man, Vals Para Mani, New Orleans Comphilation, Esquisse,
Up Jumped Spring, Faut Voir
Phil Abraham (tb, voc), Fabien Degryse (g), Sal La Rocca (b),
Thomas Grimmonprez (dm)
Enregistré les 30-31 mai 2019, Beersel (Belgique)
Durée: 53’ 23”
Autoproduction (www.philabraham.com)
C’est dans le registre de l’expressivité que Phil
Abraham a développé une sonorité à nulle autre pareille, vocalisant au maximum
sur son instrument et y combinant parfois la voix (rarement ici) avec une réussite
et un talent certain («Charlie Et Le Pam»). Beaucoup de
chroniqueurs renvoient l’utilisation d’effets
expressifs sur les instruments, trombone et trompette en particulier, au
registre du jazz traditionnel ou «vieux style» comme on dit en Belgique,
y voyant
une forme primitive et parfois rudimentaire. Total contresens, car
l’utilisation d’effets et d’une sonorité personnelle est en soi déjà une
prouesse technique, même quand elle est naturelle, et c’est même à la
base de
l’expression qui fait qu’on aime le jazz (on identifie les sonorités des
artistes individuellement), et qu’on aime Phil Abraham, un magnifique
tromboniste et soliste, de jazz, qui place son art dans le sillon des
grands
solistes de toutes les époques. On peut l'identifier sur son instrument
pour sa
vélocité qu’il ne prive jamais d’expression. Il joint en effet à la
richesse de
l’expression une virtuosité certaine qui lui donne une liberté
stylistique
rare, une amplitude de répertoire (du traitement de «Watermelon Man» à
«Comphilation») restant lui-même, évitant tous les sectarismes de
génération, stylistiques, privilégiant la musique et, comme il le dit
dans le titre, la
recherche de la beauté.
Phil
Abraham a de plus la faculté de développer des projets cohérents,
de construire ses disques avec une recherche d’originalité dans le
répertoire, d’imaginer
des formations à géométrie variable et des alliances sonores inattendues
comme
sur ce dernier opus, autoproduit, avec la guitare de l’excellent Fabien
Degryse, maintenant un ancien de cette galaxie des six cordes, si riche
au-delà
des Ardennes depuis Django et René Thomas, et qui possède entre autres
qualités
qui la rendent précieuse à nos yeux: la poésie et la musicalité. Fabien
Degryse
marie avec science ses accords au chant du trombone avec sa douce
sonorité, parfois avec quelques accents blues («Watermelon Man»). Le
lyrique Sal La Rocca,
un pilier du jazz en Belgique, est aussi, à la contrebasse, un
prolongement de cet esprit,
de ces atmosphères chantantes qu’il développe sur ses beaux chorus, ce
qui
convient parfaitement au leader du disque qui est aussi vocal sur son
trombone, dansant («Vals Para Mani»,
«Watermelon Man», «Up Jumped Spring»), et c’est un vrai régal. Thomas Grimmonprez se fond bien dans cet ensemble, avec le
souci de souligner sans ostentation les couleurs de manière adaptée selon les
climats (la caisse claire sur «Comphilation», les cymbales sur «Watermelon
Man», les balais sur les valses).
C’est un disque de belle musique et comme c’était la volonté
de son auteur clairement affichée dans le titre, autant dire que c’est
parfaitement réussi. Phil Abraham possède une sonorité profonde sur son instrument, il est doué d’une imagination
et d’un lyrisme qui en font un musicien toujours passionnant à écouter en live comme sur disque.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Charles Tolliver
Connect Blue Soul, Emperor March*, Copasetic, Suspicion*
Charles Tolliver (tp), Jesse Davis (as), Keith Brown (p),
Buster Williams (b), Lenny White (dm) + Binker Golding (ts)*
Enregistré en novembre 2019, Londres
Durée: 39’ 25”
Gearbox 1561 (www.gearboxrecords.com)
C’est à Londres dans les studios RAK fondés en 1976 par
Mickie Most (1938-2003), plus connu dans les milieux du rock & roll (Most
Brothers), et qui y enregistra entre autres The Animals, Jeff Beck, Donovan,
que Charles Tolliver fait son retour enregistré, profitant d’une tournée en
novembre 2019 passant par la capitale du Royaume-Uni, en compagnie d’un all
stars. C’est un quintet avec un invité local sur deux titres: Binker Golding
(ts). On connaît les déjà légendaires Buster Williams (Jazz Hot n°581)
et Lenny White qui ont tous les deux côtoyé ce que le jazz a de meilleur, même
si Lenny White n’a pas hésité à déborder largement de ce cadre, et pas toujours
pour le meilleur. On ne présente pas non plus Jesse Davis, qui a fait la
couverture de Jazz Hot n°569,
et dont nous avons publié régulièrement des interviews (Jazz Hot n°504, 522, 630, 655), un alto de grand talent, déjà un
classique.
Keith Brown baigne dans le jazz depuis sa naissance,
puisqu’il s’agit du fils d’un réputé pianiste de jazz, Donald Brown, qui a
participé à la légende du piano à Memphis, celle initiée dans les années 1940 par
Phineas Newborn, Jr., et qui compte une descendance d’une richesse
extraordinaire. Seulement pour le piano, on rappellera outre les Brown et les
Newborn, les regrettés James Williams (1951-2004), Mulgrew Miller
(1955-2013), Harold Mabern (1936-2019). Le
jazz dans cette ville, on le sait, ne se limite pas au piano (B. B. King,
George Coleman, Booker Little, Louis Smith…). Keith Brown, dont la mère est
aussi une pianiste accomplie, est le digne héritier de cette tradition, et il a
à son actif des collaborations avec Dezron Douglas, Sherman Irby, Steve Slagle,
Terreon Gully, Bill Saxton, Joe Farnsworth, Greg Tardy, John Clayton, Benny
Golson, Bobby Watson, T. K. Blue, Darryl Hall, Jeremy Pelt, Nicholas Payton,
Kenneth Brown, etc.
Binker Golding est un saxophoniste londonien, de formation
classique, et qui, dans ses productions personnelles, alterne écriture et
improvisation libre inspirée du free jazz américain. Dans le cadre de ce disque,
il s’intègre parfaitement à la musique de Charles Tolliver, peut-être le fait
que le trompettiste soit lui-même un compositeur et arrangeur émérite, séduit-il
un musicien dont le registre au saxophone s’apparente plus, en effet, à
l’expressivité américaine, avec du relief et une base rythmique accentuée, qu’à
la manière européenne de la musique improvisée, en général plate et a-rythmique.
On connaît mieux Charles Tolliver depuis le Jazz Hot n°677,
compositeur qui fait le bonheur de ses pairs depuis le début des années
soixante (Jackie McLean, Max Roach, Gerald Wilson, Horace Silver…), arrangeur
de qualité qui a dirigé des big bands dans l’esprit du jazz le plus inventif
des années 1970, un contemporain émule des Freddie Hubbard, Woody Shaw, un
protagoniste aussi de la préservation du jazz dans ce qu’il a d’essentiel et
d’original avec le label Strata-East, cofondé avec Stanley Cowell, et dont il
dirigea le big band. Le retour à l’enregistrement d’un musicien de cette
importance est une bonne nouvelle pour le jazz en cette année qui n’en compte
pas beaucoup.
Ce CD d’une quarantaine de minutes, un format temps de 33
tours, est à l’image de Charles Tolliver: de belles compositions dans la lignée
du Wayne Shorter des années 1960, avec une dynamique rythmique plus relevée et un
plus grand naturel expressif, une intégrité, qui correspondent au tempérament de
Charles Tolliver, un proche de Freddie Hubbard par la sonorité et la manière.
Les arrangements sont aussi dans cet esprit, et ces musiques qui se fondent
surtout sur les modes, développent de belles atmosphères où beaucoup de place
est laissée aux chorus, à l’inventivité des musiciens, la section rythmique
apportant le fondement, le climat, la texture. D’après ce qu’on lit sur les liner notes,
une page dépliante et une excellente idée pour changer
des livrets souvent illisibles, le premier titre («Blue Soul») aurait
mieux mérité le titre «Emperor March» et le second y aurait aussi gagné
(une
impression d’oreille). C’est un excellent moment d’une expression toujours très
sophistiquée, lyrique, toujours originale, où la recherche de beauté est
étroitement liée à la profondeur de l’expression, d’une musique parfaitement
mise en valeur par des musiciens de haut niveau.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Always Know Monk / Yves Marcotte
Humph Brake's Sake/Little Rootie Tootie*°, Monk's Dream/Friday the
13th, Brilliant Corners*°, Conduit. Flip for Real, Coda: Round Lights*°,
Reflections/Monk's Mood, Bright Mississippi*, Interlude. Dig It°, Humph/Skippy,
In Walked Bud, Abide With Me+*°
Yves Marcotte (b, arr), Shems Bendali (tp), Zacharie Canut
(ts,as+), Nathan Vandenbrulcke (dm) + guest Nils Wogram (tb)*, Christophe
Monniot (as)°
Enregistré les 25-26 novembre 2019, Winterthur (Suisse)
Durée: 52’ 43”
Autoproduction AKM 002 (InOuïes Distribution)
Le second excellent disque de ce
groupe se consacre à relire les compositions de Thelonious Monk à travers de
brillants arrangements et à la lumière de certains suiveurs comme Booker Little
(Shems Bendali sur plusieurs thèmes), Eric Dolphy (Zacharie Canut sur
«Humph/Skippy), Charles Mingus (Yves Marcotte lui-même aussi bien pour les
arrangements que pour la basse essentielle et sombre). C’est une manière de
vous répéter que cet ensemble, animé par le bon bassiste et original
arrangeur Yves Marcotte, mérite les grandes scènes des clubs et des festivals
car le résultat artistique est une relecture-réappropriation spectaculaire et
parfaitement mise en musique de ce monde. Plutôt qu’une reproduction de
l’esprit et de la lettre (ce qui serait déjà une performance mais pas à la
portée de tous), ou un détournement de l’esprit et de la lettre (un
appauvrissement, c’est fréquent), Yves Marcotte comme on vous l’a déjà dit pour le premier opus Always Know Monk,
donne une autre vie à un grand répertoire –on le sait aujourd’hui– plus par la
qualité que par la quantité, qui offre d’infinis développements pourvu que
l’imagination soit de la partie, pourvu que les musiciens y respectent les
fondements du jazz, le blues (l’esprit), le swing (le phrasé) et le relief
expressif. Yves Marcotte n’en manque pas (d’imagination), et il a l’intelligence,
l’érudition et l’intégrité rare de nos jours où le statut d’auteur prend autant
de place, de choisir de développer un monde dont il connaît la puissance plutôt
que d’écrire. Le jazz a cette histoire, cette faculté de faire des
artistes-interprètes les co-auteurs de leurs œuvres, même quand ils n’en sont pas les auteurs.
Le jazz offre tant de développements possibles
par la puissance de sa création et la fulgurance de son évolution au XXe siècle, la richesse
encore inexploitée de son héritage, qu’on peut éviter l’inflation, souvent d'un niveau contestable, de
compositions.
«Reflections/Monk's Mood» est l’occasion d’un
arrangement savant mêlant deux thèmes qui se croisent et s’entrelacent où la
voix de Zacharie Canut (ts) se tricote avec celle de Shems Bendali (tp), l’un
faisant alternativement le contre-chant de l’autre, Yves Marcotte jouant de sa
basse, sans acrobatie, mais fondamentale, parfois accompagnant l’énoncé du
thème, et Nathan Vandenbulcke apportant une touche tout en nuances sur ses
cymbales, ses caisses, le tout finissant sur un bref ensemble de voix à la
tierce bien imaginé. «Brake's Sake/Little Rootie Tootie», en ouverture, rythmiquement marqué, en sextet donc avec plus de
volume et un jeu hyper-expressif de Nils Wogram, reprend cette manière
d’entrelacer les thèmes tout en laissant place à des développements très
classiques dans l’esprit mingusien, avec le ténor sombre et inspiré de Zacharie
Canut. «Monk's Dream/Friday the 13th» combine également deux
thèmes, mais en quartet, le duo basse-batterie y prend une place plus
importante, les cuivres apportant en dehors de l’exposition et du retour au
thème final, de petits contre-chants, des animations, des interludes et le
contraste d’un jeu arythmique quelques secondes. «Brilliant Corners», en sextet, exploite la géométrie
angulaire des compositions de Thelonious Monk, une sorte de logique
mathématique, le tout sur un support rythmique accentué par une expressivité
renforcée des cuivres avant de lâcher la bride aux chorus sur tempo plus
rapide, avec la voix d’Yves Marcotte qui survole le tout à la manière de
Charles Mingus. On peut ainsi analyser l’ensemble des thèmes avec les voix
supplémentaires des invités, les réputés Nils Wogram (tb) et Christophe Monniot
(as), et de vraies réussites rythmiques sur l’ensemble des thèmes comme «Bright
Mississippi» que le thème appelle, c’est vrai, mais qui sont très bien exploitées.L’étonnant dans cet ensemble est la liberté, malgré
l’écriture soignée et complexe, qui est laissée à chacun des musiciens et
l’osmose autour de ce projet. Quand le collectif s’enrichit de la liberté
individuelle des musiciens, et réciproquement, le jazz atteint sa plénitude:
c’est la dimension «démocratique» du jazz, cette capacité à inventer une
organisation où l’exigence de chacun conduit à la liberté de tous, un modèle
philosophique.
Il y a des partis pris rythmiques originaux comme «In Walked
Bud» pris sur tempo très lent, martelé par le batteur, où un accent
expressif marqué par le sax et la trompette donne une atmosphère inédite au
thème, celui d’une marche (qui évoque donc le titre du thème), mais qui donne
par l’hyper-expressivité une couleur néo-orléanaise renforcée par
l’improvisation collective, un Hot Four très enthousiasmant, qui laisse une petite place au chorus de la basse mate du
leader pour cette marche où Nathan apporte quelques roulements bienvenus dans
la tradition, le tout finissant comme une œuvre de Charles Mingus, un collectif
free, avant le retour à la marche initiale.
La conclusion sur «Abide With Me» fait évidemment
référence à l’hymne de William Henry Monk en ouverture de Monk’s Music, cet ensemble de saxophones avec Coleman Hawkins, John
Coltrane, Gigi Gryce tout en contrepoint sur l’énoncé de Ray Copeland (tp).
Repris ici avec quelques décalages harmoniques et variantes, mais dans le même
esprit de beauté épurée, il est en quelque sorte une signature d’Yves Marcotte
(le contrepoint) qui nous dit, à sa façon, on peut l’imaginer même si ce n’est
pas le cas, que l’étendue de la richesse de Monk était non seulement d’être un
compositeur mais un harmonisateur (les arrangements) de première importance, un
harmoniste de premier plan (la sonorité) et qu’il a ouvert des pistes infinies,
pour peu qu’on soit doué d’imagination et qu’on respecte l’esprit de cette
musique. C’est clairement le cas des deux premiers enregistrements d’Yves
Marcotte, bravissimo!!!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Swingin' Bayonne / Arnaud Labastie
Swingin' BayonneIsn’t She Lovely, Capitaine Flam*, Lu’s Bounce, Medley
Ballades (The Nearness of You**/Angel Eyes°), Summerwind, Drum Boogie**°, The
River, Blues for JD, Take the ‘A’ Train*°°, Place du Tertre*, Montreux Medley
(Nite Mist Blues/Work Song/Feelings/Battle Hymn of the Republic)
Arnaud Labastie (p), Patrick Quillart (b), Jean Duverdier
(dm) + Philippe Chagne*, Claude Braud**, Jean-Louis Cas° (ts), Antonin Puyo
(tb)°°
Enregistré du 2 au 5 janvier 2020, Mouguerre (64)
Durée: 53’ 59’’
Black & Blue 1087.2 (Socadisc)
Depuis 2015, le trio Swingin’ Bayonne évolue sur les scènes
du Pays-Basque et d’ailleurs, notamment à Paris au Caveau de La Huchette. Il
est animé par Arnaud Labastie, né à Bayonne en 1972, qui dirige l’école de
musique de la ville de Tarnos et assure la programmation de son festival (Jazz
en Mars). Il est également à la tête de l’Alexander Big Band, dont le nom
évoque à n’en pas douter le pianiste jamaïcain, Monty Alexander, dont il est féru. Ses deux
complices (et aînés), Patrick Quillart et Jean Duverdier, ont eux développé une
vie professionnelle en parallèle du jazz. Le premier, kinésithérapeute (en
retraite), s’est mis à la contrebasse à l’âge de 40 ans et a participé à
plusieurs orchestres locaux avant de monter en 2009 un trio avec le jeune Pablo
Campos (p, voc) et l’ami Jean Duverdier. Ce dernier, fameux dessinateur (notamment
pour Jazz Hot), est tombé dans le
jazz dès l’enfance, par la grâce de parents qui recevaient chez eux les
musicien américains en tournée, dont le légendaire Papa Jo Jones qui lui a donné la
vocation de la batterie. Jean ne cesse d’ailleurs d’alterner les baguettes et
le crayon, assurant des remplacements dans diverses formations.
Le cercle amical du trio s’ouvre volontiers à des invités,
comme c’est le cas sur ce premier disque qui marque ses cinq années
d’existence. Trois ténors s’y succèdent: Philippe Chagne, Claude Braud et Pilou
Cas, ainsi qu’un tout jeune trombone de 16 ans, Antonin Puyo. Si le répertoire comprend
majoritairement des compositions du jazz comme «Take the ‘A’ Train» (sur lequel Antonin Puyo révèle une verve prometteuse), «The River»,
ballade poétique de Maître Monty Alexander, «Place du Tertre», très beau
thème de Biréli Lagrène (superbement exposé par Philippe Chagne) ou le
dynamique «Lu’s Bounce» (vrombissante introduction de Jean Duverdier) de Dan Nimmer, le jeune pianiste du Jazz at Lincoln
Center Orchestra: un régal de swing pour une section rythmique. Après avoir
ouvert l’album avec «Isn’t She Lovely» de Stevie Wonder (solo groovy de Patrick
Quillart), un morceau déjà adopté de longue date par les jazzmen (Sonny Rollins,
Monty Alexander…), intervient une curiosité: le générique du dessin animé des
années 1980 Capitaine Flam. Philippe
Chagne, aux accents getziens, donne à la mélodie de Jean-Jacques Debout, prise
sur un tempo bossa, une dimension inattendue. Seul original, «Blues for JD» d’Arnaud Labastie. Le pianiste y
est à son meilleur: juché sur les racines du blues, il donne à son expression
une ampleur particulière avec le soutien solide de Jean Duverdier à qui ce thème est vraisemblablement dédié. Claude Braud
et Pilou Cas, qui alternent sur le joli medley «The Nearness of You/Angel
Eyes», sont à l’unisson, avec l'ampleur d'une section de big band, sur le très swing «Drum Boogie»
de Gene Krupa et Roy
Eldridge (titre originellement enregistré en 1941 avec Anita O'Day),
l'un des très bons moments de disque. Le duo de ténors, y improvise un
dialogue frénétique façon «battle», assurant le spectacle. Enfin, «Montreux Medley» expose la belle complicité rythmique entre
Arnaud Labastie et Jean Duverdier, qui déploie tout son savoir-faire sur «Work
Song», medley qui, après un passage en douceur sur «Feelings» de Loulou
Gasté, se conclut en beauté avec le très
enlevé «Battle Hymn of the Republic».
Un album plein de drive, enraciné dans la tradition et non dénué de fantaisie…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Danny Grissett
The In-Between Blue J, Seven Tune, The Kicker, Winter Silence, The
In-Between, Mr. Wiggle Worm, Dreamsville, Stablemates, How Deep Is the Ocean, Sweetest
Disposition
Danny Grissett (p), Walter Smith III (ts), Vicente Archer
(b), Bill Stewart (dm)
Enregistré le 29 avril 2015, New York, NY
Durée: 1h 06’ 02”
Criss Cross Jazz 1382 (www.crisscrossjazz.com)
Les lecteurs de Jazz
Hot connaissent mieux Danny Grissett depuis le n°681 et
l’interview qu’il nous a accordée où il évoquait cet album déjà enregistré.
Mais c’est seulement le premier disque que nous chroniquons de lui, et il date
déjà de 2015. Né en 1975 sur la Côte Ouest,
il a un solide passé derrière lui, comptant de nombreuses tournées et plus
d’une quarantaine d’albums à son actif, en leader ou sideman avec beaucoup de
ceux qui font l’actualité du jazz de culture (Billy Higgins, un aîné qui l’a
inspiré, Vincent Herring, Tom Harrell qu’il accompagne depuis plus de dix ans, Jeremy
Pelt, Steve Nelson, Jérôme Sabbagh, sur deux des meilleurs labels du jazz:
HighNote et Criss Cross Jazz). Il se place résolument dans la grande tradition
du piano jazz, dans le sillage des meilleurs, McCoy Tyner, Kenny Barron, Mulgrew
Miller, Cyrus Chestnut, c’est-à-dire dans la veine du jazz marqué par les
racines, le blues et l’expression, dans un registre post bop.
Son
répertoire est équilibré entre originaux (cinq des dix
compositions sur ce disque), compositions du jazz (la belle version de
«The
Kicker» de Joe Henderson, l’original «Stablemates» de Benny Golson), les
standards («Dreamsville», d’Henry Mancini, «How Deep Is the Ocean»
d’Irving
Berlin). Ses propres compositions offrent un climat très personnel,
présent dans tous
les thèmes, dans un esprit aérien entre McCoy Tyner et Joe Henderson,
avec moins
de relief, d’emphase et de puissance que son aîné pianiste, ce qui n’est
pas
une critique mais une différence de climat qui relève de sa
personnalité. Sur ce cinquième enregistrement pour Criss Cross Jazz, il
est entouré de contemporains (Walter Smith III, 1980, Houston, TX,
Vicente
Archer, 1975, Woodstock, NY) et d’un aîné, le bon Bill Stewart (1966, Des Moines, IO), un habitué du
groupe de Danny. Tous ses musiciens partagent assez
largement ce type d’esthétique du jazz. Si «Winter Silence» et «Sweetest
Disposition» manquent d’originalité dans un registre jarrettien assez plat (il
s’éternise sur une thématique pauvre sur le plan mélodique et rythmique), c’est
dans l’ensemble un bon disque de jazz ou Vicente Archer, un compagnon régulier
du pianiste, est très solide, et où le ténor Walter Smith III fait preuve d’une
qualité d’invention à l’égal du pianiste. «The In-Between» est de bien
meilleure facture et Danny Grissett démontre sur les standards comme sur les
thèmes les plus joués une capacité de personnalisation («Dreamsville»), avec
une tonalité bien à lui, lyrique, mélodique autant que rythmique
(«Stablemates», un beau dialogue avec Bill Stewart, «How Deep the Ocean» sur
tempo swing soutenu). Son apprentissage classique a bien entendu laissé quelques
traces dans l’inspiration et la manière, et il est aujourd’hui intégré à son
expression pour ajouter quelques nuances harmoniques ou de toucher à son
expression, à condition d’éviter l’écueil d’une musique sans relief comme ici
sur deux thèmes.
Le piano jazz fourmille de bons instrumentistes, et
Danny Grissett, l’un deux, s’il accentue l’esprit de garder un lien avec la
tradition (blues, swing et expression), peut enrichir cet art du piano jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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Big Band Brass
Claude Cagnasso. He Never Met You Indicatif, A Musset, Scarborough Fair, He Never Met You,
Working the Blues, Ballade, Antony, Why Not, Top n°2
Big Band Brass: Dominique Rieux (dir, tp, flh), Nicolas Gardel (lead tp), Alain Cazarra, Tony
Amouroux, Eric Duroc (tp), Denis Leloup (lead tb), Rémi Vidal, Michel Chalot,
Olivier Lachurie (tb), Christophe Mouly (lead as), Ferdinand Doumerc (as),
Jean-Michel Cabrol, David Pautric (ts), Gael Pautric (bar), Florent Horthal
(g), Thibaut Dufoy (p), Julien Outhu (b), André Neufert (dm), José Rodriguez
(perc) + Pierre Bertrand (ss), Alain Hatot (fl), Denis Badault (p)
Enregistré les 17 et 18 février 2020, Toulouse (31)
Durée: 58’ 39’’
Carabancelle (www.claudecagnasso.com)
Pianiste, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre
autodidacte, Claude Cagnasso (1939-2015, voir
nos Tears) eut un parcours foisonnant, d’abord marqué par la musique latine
et les variétés avant que le jazz ne le saisisse, dans les années 1960, à
l’écoute de Stan Kenton. Lui-même fera vivre son propre big band de 1969 à 1981,
participant ainsi au renouvellement en France des grandes formations de jazz,
parallèlement à ses activités de «requin» de studios. Musiciens confirmés
(Roger Guérin, Georges Arvanitas…) et jeunes talents (Christian Escoudé,
François Chassagnite…) se succédent dans son grand orchestre. Ce disque
s’inscrit dans la lignée d’un hommage préparé par son épouse Cécile, auquel
nous avions assisté en décembre 2018 au Conservatoire de Paris, rue de Madrid
(8e) où quatre compositions inédites avaient été jouées par
le big band du conservatoire, auquel s’étaient joints quelques «anciens» (Tony
Russo, Joël Chausse, tp, Bernard Duplaix, Alain Hatot, Claude Thirifays, fl,
Jacques Bolognesi, acc, et Christian Lété, dm), sous la direction de Denis
Leloup et avec la participation de Pierre Bertrand et Stéphane Tsapis (p). Quelques
mois après, Cécile Cagnasso demandait à Dominique Rieux et à son Big Band Brass
de graver sur un album neuf originaux du répertoire de Claude, jamais enregistrés
en studio (le big band Cagnasso n’ayant que deux LPs à son actif: Head Under Legs, Vega, 1969, et Five Compact/Plein jazz, 1-2-3 Records,
1976-77). Quatre invités viennent en renfort (dont trois déjà présents en 2018):
Pierre Bertrand, Denis Leloup, Alain Hatot ainsi que Denis Badault, un familier
de Claude Cagnasso, un leader de big band également.
Cette matière qui restait jusque-là inexploitée révèle un
travail de compositeur et d’arrangeur d’une grande finesse avec des harmonies
rutilantes, les accents latins et l’éclat d’une composition comme «Antony»
évoquent aussi le «Soul Bossa Nova» de Quincy Jones. Au programme des ballades,
on retiendra deux beaux thèmes: «A Musset» co-écrit avec Claude Nougaro qui
l’avait chanté en 1971 et «He Never Met You», dédié à Cécile. Mais se sont les
morceaux plus rapides (dont les excellents «Indicatif» et «Working the Blues») qui restent les plus
savoureux par leur swing énergique, impeccablement restitué par le bon big band
de Dominique Rieux.
Un hommage utile à la mémoire du jazz en France.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Harry Connick, Jr.
True Love: A Celebration of Cole Porter Anything Goes, I Love Paris, I Concentrate on You, All of
You, Mind If I Make Love to You, Just One of Those Things, In the Still of the
Night, Why Can't You Behave, Begin the Beguine, You'd Be So Nice to Come Home to,
True Love, You're Sensational, You Do Something to Me
Harry Connick, Jr. (voc, p, dir, arr), Neal Cain (b), Arthur
Latin (dm), Andrew Fisher (clav), Mark Braud (tp), Seneca Black (tp), Wayne
Bergeron (tp), Bob Schaer (tp), Dion Tucker (tb), Andy Martin (tb), Alan Kaplan
(tb), Lucien Barbarin (tb), Bill Reichenback (tb), Geoff Burke (sax), Jerry
weldon (sax), Dan Higgins (sax), Bob Sheppard (sax), Greg Huckins (sax), Bruce
Dukov (chef de l’orchestre à cordes de 24 musiciens: 13 vln, 7 avln, 4 cello)
Enregistré à Los Angeles, CA, date non précisée
Durée : 50’ 33”
Verve 00602577992148 (Universal)
Cet excellent enregistrement vaut certainement un
indispensable dans le registre des variétés internationales (il est d’ailleurs
répertorié dans cette catégorie par l’industrie phonographique), car il touche
à la perfection dans le genre, du jamais vu en quelque sorte. On sait qu’Harry
Connick, Jr. possède dans son vécu et dans son expression une proximité avec le
jazz qui n’est pas que de forme, puisqu’il fut en particulier l’élève d’Ellis
Marsalis à New Orleans où il est né en 1967. On sait également qu’il aurait pu
faire une très honorable voire brillante carrière de pianiste de jazz car il
possède tous les codes de cette musique, plus la voix, l’imagination et le rêve: sa
version de «Begin the Beguine» longuement introduite en piano solo avant
l’explosion du big band en témoigne.
Mais voilà, il est aussi doué d’une très belle voix, avec
une maestria dans l’expression, qui plonge dans la tradition de la grande
variété américaine teintée fortement de jazz, de Bing Crosby à Frank Sinatra,
et c’est dans ce registre que cet excellent artiste a orienté son œuvre. Il
n’est pas question de regretter ce choix qui lui correspond. Il possède une
belle diction, un phrasé remarquable et exploite le répertoire du song book américain (ici le généreux
Cole Porter) avec non seulement ses racines mais aussi avec une profondeur
rarement atteinte. Il possède en effet en tant que musicien accompli (instrumentiste,
arrangeur, orchestrateur, chanteur) un sixième sens pour donner à ses œuvres
une perfection absolue… qu’on ne trouve que dans le jazz à ce degré de
sophistication, et ce n’est pas la réunion de 24 instruments à cordes
classiques dans cet enregistrement qui va altérer la couleur jazz, car il joue
de cette combinaison –c’est lui qui a fait les orchestrations– comme peut-être
aucun artiste n’a été capable de le faire avant lui grâce à sa maîtrise de
l’ensemble du projet.
Dans le super big band jazz (19 musiciens), la couleur
néo-orléanaise est représentée, avec des musiciens confirmés dans le jazz (Mark
Braud…), notamment le grand et regretté Lucien Barbarin récemment
disparu (cf. Tears),
auteur de deux beaux chorus dont le splendide «Why Can't You Behave» qui
est
aussi indispensable par la manière virtuose dont Harry Connick, Jr. joue
de
tous les registres (violons, big band jazz, expressions jazz et variété)
avec
une telle perfection qu’on en oublie que ces registres appartiennent à
des
cultures différentes: une magnifique synthèse avec beaucoup de naturel.
Sa
connaissance approfondie du jazz et le fait d’avoir choisi d’étoffer son
big
band (5 trompettes, 5 trombones, 5 saxophones), la beauté complexe de
ses
arrangements qui réunit la dynamique du jazz, le lyrisme des cordes («I
Concentrate on You») donnent un résultat rarement atteint dans ce
registre. Il y a enfin l’expression vocale elle-même, résolument dans
la tradition des voix euro-américaines, mais qui a su capter
les enseignements de ce que le jazz a apporté de meilleur sur le plan de
l’expression
vocale dans la manière de poser les syllabes, les mots, les silences,
avec une
forme de naturel (même si cette manière est très savante) de
l’expression non
dépourvue de swing, avec cette qualité aussi de savoir ne pas abuser des
vibratos et des notes tenues pour garder la dynamique du fond jazz.
En résumé, un grand disque de variété internationale
de la tradition américaine ancrée dans le jazz, par l’un des plus
remarquables chanteurs de l’histoire de la variété américaine inspirée par le jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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New Fly / Julien Bertrand
Free Revolution Zone Le Petit nouveau, Free Revolution Zone*, A ta façon, The
Peacocks, Can You Dig It, Work of Arth, Fly Little Byrd Fly, Mr. Bojangles, Can
You Dig It (alt. take)**, Le Petit nouveau (alt. take)
Julien Bertrand (tp, flh), Thibaud Saby (p, clav),
François-Régis Gallix (b), Arthur Declercq (dm) + Jean-Salim Charvet (as)*,
Stefan Moutot (ts)**
Enregistré les 7 et 8 octobre 2018, Sonnay (38)
Durée: 51’ 43’’
Fresh Sound New Talent 583 (Socadisc)
La scène jazz qui s'articule entre la grande métropole
lyonnaise et le pôle d'activités culturelles et pédagogiques que
constitue, à l'année, le festival Jazz à Vienne (malgré une direction
artistique inégale et une programmation d'année en année plus pauvre au
niveau du jazz), s'avère un creuset d'où émergent de jeunes musiciens s’exprimant dans un jazz
de culture bien assimilé et méritant une écoute attentive. On a ainsi découvert le trompettiste Julien
Bertrand (1980) auprès du saxophoniste-clarinettiste Vincent Périer et de la chanteuse Célia Kaméni (voir chronique).
Dans ses activités de leader, il dirige le quartet New Fly, formation
de qualité qui assoit sa créativité sur l'évocation renouvelée de l’esthétique post-bop. Fils d’un professeur de conservatoire (qui lui a
enseigné la trompette) et ayant suivi un cursus institutionnel qui l’a conduit
de Bordeaux à Boulogne-Billancourt, puis à Chambéry avant qu’il ne s’établisse à
Lyon, Julien Bertrand revendique en particulier l’influence du regretté Wallace
Roney (voir nos Tears), auquel le
thème fort réussi «Can You Dig It» est dédié. Autre partenaire occasionnel de Vincent Périer et Célia Kaméni, le pianiste Thibaud Saby (1989, Vienne) a été formé au Conservatoire municipal de Vienne avant
de suivre, bac en poche, l'enseignement de Mario Stantchev au
Conservatoire régional de Lyon. Il partage aujourd'hui ses activités
entre jazz, reggae et l'accompagnement en solo de films muets. De la
même génération et également ancien élève du Conservatoire de Lyon, le
batteur Arthur
Declercq participe à diverses formations jazz ou rock, notamment Les
Acharnés du Swing, un quartet qui se consacre au jazz de Django depuis
2013. Il est aussi membre du groupe Les Permutants, nonet à double
section basse-batterie fondé par François-Régis Gallix,
l'aîné du quartet New Fly. Originaire de Mâcon, il y a créé en 1994,
avec d'autres musiciens, le jazz-club Le Crescent; de cette association
naîtra le collectif MU. S'en suit une riche carrière de sideman (Michel
Graillier, Alain Jean-Marie, Christian Vander, Steve Grossman...).
Ce Free Revolution Zone –titre en référence à la situation politique actuelle en France et aux
Etats-Unis– est essentiellement constitué d’originaux de la main du
leader, excepté «The
Peacocks» de Jimmy Rowles, «Mr. Bojangles» de Jerry Jeff Walker (deux
titres où
Julien Bertrand se distingue par un jeu plein de profondeur et de
sensibilité)
et «Fly Little Byrd Fly» de Donald Byrd. Les compositions, qui
rappellent l'esprit du catalogue Blue Note des années 1960, ne manquent pas d'intérêt. Le groove Thibaud Saby (clav) apporte une certaine densité sur «Free Revolution Zone», l'un des morceaux où le groupe use avec réussite d'un jazz électrifié. L’énergique «Work of Arth» doit beaucoup au drive d'Arthur Declercq, tandis que la jolie ballade «A ta façon» permet d’apprécier la finesse de chacun des membres de ce quartet qui ne manque
pas de conviction et qui, loin
de chercher à «réinventer le jazz» (comme certains musiciens et promoteurs
incultes en ont la prétention), développe un discours relié à l'histoire et original.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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Johnny Griffin & Eddie "Lockjaw" Davis
Ow! Live at the Penthouse Intermission Riff (introduction), Blues Up and Down, Ow!, Bahia,
Blue Lou, Second Balcony Jump, How Am I to Know, Sophisticated Lady, Tickle Toe,
Intermission Riff
Johnny Griffin (ts), Eddie Lockjaw Davis (ts), Horace Parlan
(p), Buddy Catlett (b), Art Taylor (dm)
Enregistré les 30 mai 1962 et 6 juin 1962, Seattle, WA
Durée: 58’ 38”
Reel to Real 003 (wwwcellarlive.com)
En regardant récemment une production de Norman Granz Live
at Montreux de 1977, on
découvrait autour de Count Basie en petite formation, non seulement Roy
Eldridge et Louis Bellson, ce qui n’étonne pas, mais aussi Milt Jackson,
Niels-Henning Ørsted Pedersen et Johnny Griffin (1928-2008), et le moins qu’on
puisse dire est que ces musiciens avaient un langage commun, le jazz, et que
tout baignait dans le blues. Quand on sait qu’Eddy Lockjaw Davis (1922-1986),
après un passage éclair en 1952, fut un membre régulier du big band de Count
Basie de 1964 à 1972 (après cet enregistrement), et régulièrement un membre de
ses all stars jusqu’à sa disparition (1984), on comprend aisément que ces musiciens,
de générations légèrement différentes, puissent se retrouver sans aucun de ces
hiatus ou aucune de ces ruptures dont a parlé une partie de la critique de jazz
par nombrilisme, effet de mode et par méconnaissance culturelle.
Cet
enregistrement se situe dans la grande tradition des
«batailles» de ténors qui ont émaillé l’histoire du jazz dès l’époque de
New Orleans, d’Harlem, de Kansas City de 1910 à 1940, et qui s’est
prolongée dans l’après-Seconde Guerre, depuis Dexter Gordon et Wardell
Gray (The Hunt, The Chase); Dexter Gordon et Teddy Edwards (The Duel); Dexter Gordon et Gene Ammons (The Chase!); Gene Ammons et Sonny Stitt (Boss Tenors); Johnny Griffin et Sonny Stitt (Battle of Birdland); Sonny Rollins et Sonny Stitt (Sonny Side Up avec Dizzy Gillespie);
etc., la liste est longue et il n’était pas
rare que ces joutes se déroulent au sein même des big bands… Il
y a dans ces échanges une dimension particulière de la
société afro-américaine, la lutte et la joute comme élément essentiel de
la vie, non pas
comme un élément négatif de destruction de l’autre, mais comme une
émulation
propre à permettre d’exprimer le meilleur de soi pour obtenir le
meilleur
collectivement, et pour cela un dépassement de soi propre à la société
afro-américaine grâce à son héritage de la transe, grâce au rêve
d'accomplissement et de liberté qui se sont traduits dans une lutte pour
la vie et dans ce langage commun intergénérationnel fondé sur le blues.
Cet enregistrement se classe dans cette tradition qui a valu
aux amateurs de jazz, en live ou par le disque, beaucoup de moments
inoubliables parce qu’ils conjuguent le spectaculaire à l’exaltation, à
l’admiration de l’imagination et du dépassement des limites par les artistes, un
sentiment d’une liberté sans borne, des sentiments électriques, des ondes qui
se communiquent corporellement, et donc sans masque et sans écran, comme ça
existe dans l’ensemble des expressions artistiques afro-américaines, le jazz en
premier lieu.
Le Penthouse où a été enregistrée cette session diffusée à la
radio, est un club de Seattle qui a ouvert en 1962, donc au moment de ces
enregistrements, fondé par Charlie Puzzo, et qui proposa de fameux artistes et
concerts de jazz de John Coltrane et Wes Montgomery à Little Richard et Aretha
Franklin à l’entresol du Kenneth Hotel, à l’angle de Cherry Street et de First
Avenue. Le concert de John Coltrane de 1965 avec le quartet (McCoy Tyner, Jimmy
Garrison, Elvin Jones) augmenté de Pharoah Sanders, Carlos Ward est
partiellement immortalisé chez Impulse! et RLR Records. Les émissions étaient
diffusées sur la radio King FM dans le cadre, semble-t-il, des Thursday Nights.
Le club a fermé ses portes en 1968, une année décidément difficile aux
Etats-Unis et, depuis, l’immeuble a été démoli pour faire place à un parking.
Autant dire que cet enregistrement de Johnny Griffin & Eddie Lockjaw Davis
est aussi un pan de la mémoire du jazz pour cette raison. Dans le bon livret, de nombreux textes re-situent cet
enregistrement: un petit texte de Charlie Puzzo, Jr., le fils donc du fondateur
du club, un texte de l’ingénieur du son, Jim Wilke, qui se chargeait à l’époque
des enregistrements pour la radio.
Chez Reel to Real, qui nous a déjà valu quelques
enregistrements rares toujours bien documentés, on retrouve Zev Feldman, un
producteur déjà à l’origine de disques rares chez Resonance Records (Eric Dolphy, Musical Prophet, Jazz Hot 2019) qui remercie le
coproducteur, Cory Weeds, qu’il a entraîné dans cette aventure, deux amateurs
de jazz à l’ancienne qui connaissent en profondeur le caractère précieux de
cette musique, même quand il s’agit de bandes oubliées sur une étagère. Ted Panken
contextualise cet enregistrement dans le jazz de cette époque et dans le cours
des carrières des deux leaders. Un texte du pianiste Michael Weiss évoque sa
collaboration avec Johnny Griffin de 1988 à 2000. Pour Eddie Lockjaw et Johnny
Griffin, Zev Feldman et Cory Weeds ont eu la bonne idée d’une interview de
James Carter, un savant du saxophone et un musicien de haut niveau, qui plonge
ses racines dans cette histoire, c’est très bien observé, en particulier pour
la puissance expressive. James Carter relate quelques éléments de l’histoire
des ténors, depuis Herschel Evans et Lester Young, de leur rivalité fertile, et pousse même jusqu’à l’étude de la
sonorité en fonction des instruments dont chacun, Eddie et Johnny, jouait à
l’époque. Il met aussi en avant l’apprentissage autodidacte d’Eddie Lockjaw
pour dire qu’il faisait une musique parfois intranscriptible, le tout avec
quelques anecdotes personnelles de ses rencontres avec les deux ténors. Le livret présente une bonne iconographie, des photos
originales de Charlie Puzzo, Jr., dont celle de la devanture du Club, The
Penthouse, des images de Don Schlitten (un producteur de disques renommé), mais aussi de
Lee Tanner et de Burt Goldblatt grâce à CTSimages, la connexion californienne. Dans cet enregistrement, qui n’est pas le premier pour les
deux ténors, puisqu’ils avaient déjà enregistré Tough Tenor en 1960, Ils sont accompagnés par Horace Parlan (1931-2017), Buddy Catlett (1933-2014), un héros local de Seattle où il est
enterré, et Art Taylor (1929-1995), soit trois musiciens aux carrières
exceptionnelles ayant côtoyé le meilleur du jazz de toutes les époques. La
formation est un vrai all stars.
Le répertoire fait bien sûr place à quatre tempos rapides
(«Blues Up and Down», «Blue Lou», «Second Balcony Jump» et le «Tickle Toe» de
Lester Young), grand moment de ces échanges dans la tradition, mais aussi à
autant de tempos médium où l’expression des ténors n’en est que plus profonde,
avec un beau «Sophisticated Lay» de Johnny Griffin. Le «Tickle Toe» final, très
enlevé, nous ramène au début de cette chronique et au fait que pour avoir été
des artisans d’une génération d’après-guerre, les deux ténors sont ancrés dans
la tradition et le sont restés tout au long de leur brillante
carrière. Un excellent enregistrement, un pan de mémoire du jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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K Quintet
Something Else Exactly Like You*, The Letter, Days of Wine and Roses, Bye
Bye Blackbird*, Ain’t It Peculiar, Something Else, Just Squeeze Me*, My Major
Is Minor, Drivin’, Have You Met Miss Jones, Robbins’ Nest
Ksenia Parkhatskaya (voc)*, David Duffy (b), Juan Mar Saque
(tp), Gabriel Amargant (ts), Marc Martin (p), Xavi Hinojsa (dm) + Carlos Sarduy
(tp)*, Jake Klamberg (dm)*
Enregistré à Barcelone, date non communiquée (prob. 2019)
Durée: 54’ 50’’
Jazzville Productions (https://jazzfuel.com)
K Quintet a été créé en 2019 par la danseuse, chorégraphe,
actrice et chanteuse russe Ksenia Parkhatskaya et son mari, le contrebassiste
et compositeur irlandais David Duffy. Née en 1981, formée à la danse classique,
Ksenia s’exprime depuis près de quinze ans dans différents styles de danse
jazz, dont le charleston, sa spécialité, ainsi qu’au théâtre. On la retrouve sur
des projets très variés: avec le trio de Chris McBride à Berlin, en 2014, pour célébrer
les 100 ans de Frankie Manning (disparu en 2009, voir Jazz Hot Spécial 2004, n°649), avec le Barcelona Jazz Orchestra de
même que dans des festivals de musique classique (notamment en France). Né en
1984, David Duffy est d’abord connu pour son travail de compositeur (cinéma,
télévision, publicité, danse…) combinant musiques classique et électronique. En
tant que contrebassiste, il a participé à divers orchestres jazz et
symphoniques et dirige son propre quartet (à la basse électrique). Il est
également producteur.
C’est donc un couple ayant investi de nombreux domaines qui
propose ce Something Else, mêlant
standards et originaux bien faits dans une esthétique jazz mainstream qui
paraît correspondre avant tout aux affinités musicales de Ksenia Parkhatskaya
(qui cosigne les compositions), laquelle se révèle d’ailleurs également une
chanteuse au swing irréprochable. Pour autant, elle n’est présente que sur
trois titres (sans doute, en live, danse-t-elle sur les morceaux instrumentaux).
C’est assez pour apprécier sa façon d’exposer les thèmes avec une sensualité
feutrée («Bye Bye Blackbird», «Just Squeeze Me»). Le reste du quintet est
complété par une jeune et talentueuse équipe barcelonaise, dont l’excellent pianiste
Marc Martin (épatant sur les titres en trio: «Ain’t It Peculiar», «Have You Met
Miss Jones»). Quant à David Duffy –qui prend peu de solos, si ce n’est une
bonne intervention sur «The Letter»– il se tient en retrait au sein de la
rythmique.
Une formation qui sera à découvrir sur scène pour sa
dimension danse. Si le jazz se remet de la catastrophe sanitaire et démocratique de cette année 2020.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2020
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 Wynton Marsalis
BoldenCome on Children, Make Me a Pallet on the Floor,
Gone My Way, Creole Belles, Bolden Jump, Timelessness (short), You Rascal You,
Russian Lullaby, Stardust, Timelessness, Phantasmagoric Bordello Ballet, Shake
It High Shake It Low, Red Hot Mammas, Whoa You Heifer, Don't Go Away Nobody,
All the Whores Go Crazy About the Way I Ride, Basin Street Blues, Dinah,
Muskrat Ramble, Black and Blue, Tiger Rag, Making Runs, Whip It, Funky Butt (I
Though Heard Buddy Bolden Say), Didn't
He Ramble, Buddy's Horn
Wynton Marsalis (cnt, tp), Marcus Pintrup (tp),
Vincent Gardner (vtb), Wycliffe Gordon (vtb, tb), Michael White (Bb-cl), Victor
Goines (C-cl, as), Walter Blanding (Bb-cl, ts), Ted Nash (as), Dan Nimmer (p),
Don Vappie (g, voc), Carlos Henriquez (b), Ali Jackson (dm), Julie Bruskin
(cello), Catherine Russell, Reno Wilson, Brianna Thomas (voc)
Enregistré à Wilmington, New York, Los Angeles,
New Orleans, dates non précisées
Durée: 1h 10' 22''
Blue Engine 0015 (www.blueenginerecords.com)
Ce disque pose un problème. La mention
«indispensable» offerte ici à la musique peut cautionner le film Bolden de
Daniel Pritzker (2019) auquel elle est destinée. Ce que nous ne souhaitons pas. Ce
film se complait dans les inexactitudes biographiques sur Charles Joseph
«Buddy» Bolden (1877-1931). D'après le texte du livret signé de Michael White,
Bolden «n'avait fait l'objet que d'une
biographie et de quelques livres». Il y a au minimum trente-six
publications qui le concernent. On relira d'ailleurs l'article de Robert Goffin (Jazz
Hot n°11, décembre 1946). Si l'on excepte un texte de 1936 dû à E. Belfield
Spriggins, la légende de Buddy Bolden est lancée par le premier livre sur
l'histoire du jazz, Jazzmen co-signé par Frederic Ramsey et Charles
Edward Smith, sorti en 1939. Dans les deux cas, c'est le tromboniste Willie
Cornish (1875-1942) qui en fait un héros. Cornish ayant joué avec Bolden, il se
place ainsi lui-même dans l'histoire du jazz. Bolden n'était pas une star de
son temps (on n'a retrouvé qu'une seule annonce de concert, février 1903). Il
n'a été professionnel que peu de temps (1900-1906). Manuel Perez a dit à Robert
Goffin que Buddy Bolden «fut d'abord un accordéoniste». Or comme le disait
justement King Oliver, il faut huit ans pour obtenir une bonne sonorité au
cornet. Toutefois, la virtuosité d'un Marsalis n'est pas anachronique pour 1900
car Herbert L. Clarke, soliste de John Philip Sousa, avait la même: qualité de
son, souplesse, registre aigu. Le fait que Bolden ait été un homme à femmes et
qu'il soit devenu fou à partir de mars 1906, était suffisamment «commercial»
pour faire le sujet d'un film «grand public». Il n'était pas nécessaire de
reprendre toutes les anecdotes aujourd'hui connues des spécialistes recyclés
comme fausses (on connait des confrères peu intéressés par l'histoire qui
restent sur ce qui est dit dans Jazzmen). Non, Bolden n'était pas
barbier, non il n'a pas édité une feuille à scandale (The Cricket), il
n'a jamais sauté d'un ballon dirigeable (c'est Buddy Bartley).
Quant au jazzman, il est dommage que le cylindre
Edison qu'a gravé Oscar Zahn de l'orchestre Bolden ait été cassé, car Cornish a
dit que c'était «probablement une marche
plutôt qu'un blues ou un stomp». Le problème induit par ce film est de
faire croire que Bolden ait été le premier jazzman. Evidemment, là se place une
fois de plus un problème de définition pour savoir quand ça commence (et quand
ça cesse d'en être). Si l’on considère comme Michael White que c'est la
«liberté», «l'improvisation» alors oui, Bolden –qui savait se rattraper en
brodant quand il ne se souvenait plus d'un morceau– est un «jazzman» (et il est
loin d'être le seul même avant lui et partout dans le monde). Si selon les
critères d'identification clairs décrits depuis 1934, le jazz est une façon de
jouer qui associe un traitement particulier du son (hot, issu du blues)
et une mise en place spécifique du rythme (dite swing), Bolden et tous ceux de
sa génération ne sont pas (encore) des jazzmen. Pas de trace de blues à New
Orleans avant 1905 et la musique rag ou apparentée est en 2/4, plus sautillante
que propice au swing. L'émulsion se fait dix ans après l'internement de Bolden,
et le pionnier serait alors Buddy Petit. Dix ans c'est beaucoup, que l'on
compare 1935 à 1945, ou 1955 à 1965. En tant que cornettiste, Bolden fut de son
temps moins célèbre que Manuel Perez. Buddy Bolden fut l'«un des pionniers du
ragtime, je dirais ça...il ne m'a pas beaucoup impressionné à l'époque, vous
savez» (Albert Nicholas, 1972), «pas hot, juste ordinaire» (Johnny St Cyr), «il était plutôt un showman» (Sidney
Bechet, Treat It Gentle). Il n'y a pas place ici pour plus d'arguments;
on se reportera à l'étude du signataire, Buddy Bolden. Légende et réalité (27 mai 2019, ISBN: 978-2-9549741-6-3). Il est évident que placer Bolden comme
inventeur du jazz arrangeait du monde, sinon comment choisir entre les vrais
fondateurs que furent notamment Jelly Roll Morton, Sidney Bechet et Louis
Armstrong sans créer polémique et injustice? Le film est une fiction
«romantique». En 1931, Bolden n'était pas en état d'écouter Louis Armstrong à
la radio! Dès 1925, les résultats d'un examen psychiatrique sont: «Délires
paranoïaques...hallucinations auditives et visuelles». Mais c'est tellement
beau d'inventer une filiation Bolden-Armstrong! Louis Armstrong a écrit en
1954: «Oui, nous jeunes [«Rookies»] comme
moi – étions ravis à l'idée de s'assoir dans la chaise des gros calibres comme
-Freddie Keppard-Manuel Perez-Joe «King» Oliver-Bunk Johnson, etc». Tiens,
Louis «oublie» Bolden!
On a demandé à Wynton Marsalis de concevoir la
musique de ce film. Il n'est pas un historien. Quand trouverait-il le temps
d'être «rat de bibliothèque» alors qu'il écrit des symphonies, assume des
concerts, des master classes, etc.? Comme Maurice André qui donnait une idée
artistique de la musique baroque, sans chercher l'authenticité, Wynton Marsalis
propose une évocation artistique de ce passé. On voit qu'il ne cherche pas
l'authenticité rien qu'au fait qu'il utilise un cornet et une embouchure
actuels. Il n'a pas oublié «Making Runs» que Bunk Johnson a enregistré en 1942
et 1943 pour illustrer la façon de jouer, très ragtime, de Bolden. C'était déjà
un «à la manière de» artistique alors même que, c'est prouvé maintenant, après
avoir été contesté, Bunk a joué avec Bolden. Wynton joue ces «Making Runs»
d'une façon parade swinguée post-Olympia Brass Band (Milton Batiste, 1963). Ce
«Didn't He Ramble» mérite d'être comparé à la version en 6/8 du Bunk Johnson
Brass Band (18 mai 1945). La seule recherche de crédibilité, ce sont les
arrangements de Wynton Marsalis selon l'instrumentation de la photo de
l'Orchestre Bolden où l'on voit un trombone à pistons (Cornish) et deux
clarinettes dont une en ut. Humphrey Lyttelton a eu la même idée dans les
années 1980. Mais on sait maintenant que Willie Warner remplaçait le violoniste
titulaire! Reste donc la musique de ce CD où nous avons du très grand Wynton
Marsalis. Le grand art, c'est l'appropriation. Quand Maurice André jouait
Joseph Haydn c'était Haydn et André. Quand Wynton joue Armstrong, c'est
Armstrong et Marsalis. Car en fait, ce CD c'est un formidable hommage à Louis
Armstrong. L'un des plus réussis qui existe et absolument indispensable car
susceptible de transmettre le «chant de Louis» au public d'aujourd'hui peu
porté sur le passé. Wynton n'a pas, et personne ne l'a jamais eu, l'ampleur de
son et le glorieux panache de Louis. Mais à travers sa sonorité ronde, plus
mate, un jeu plus en souplesse, on retrouve malgré tout l'art de Louis, surtout
le sens de la mise en place rythmique. S'il n'y a pas de recherche historique,
il y a beaucoup de soin musical.
Le premier titre, «Come on Children», composition
originale, peut surprendre en partant d'un bruit puis d'un appel de cornet avec
un vibrato très marqué avant l'ensemble orchestral à la Bolden syncopé (vtb, 2
cl). Michael White y prend un bon solo très jazz. Le «Make Me a Pallet on the
Floor» (possiblement joué par Bolden) par Catherine Russell est exprimé avec
une dimension blues sur un ostinato de violoncelle (les copines de Bolden
étaient plutôt chanteuses lyriques). Russell chante la jolie complainte écrite
par Wynton, «Buddy's Horn» exposée avec délicatesse au cornet seulement
accompagné par Don Vappie (g). «Gone My Way», composition originale, est
musicalement anachronique. C'est de la parade jouée avec swing en collectif;
le cornet très virtuose se détache avec autorité. Le ragtime «Creole Belles» de
Bodewalt Lampe (1900) est swingué par Wynton comme par Michael White. Il est
intéressant de retrouver ici le ragtime «Whoa You Heifer» d'Al Verges (1904)
qui fut enregistré par le Columbia Orchestra (1905, Columbia 3097). Le tempo
est un peu ralenti pour le swinguer. Le vibrato de Wynton même marqué est
propre et «classique» («Timelessness» n°1). «Don't Go Away Nobody» n'a pas été
composé par Chris Barber (!), mais c'est un «traditionnel» enregistré en mai
1945 par Wooden Joe Nicholas (tp) qui a connu Bolden, tout comme le
pornographique «All the Whores Go Crazy About the Way I Ride» que l'on attribue
à Big Eye Louis Nelson Delisle et que chantait Lorenzo Staultz dans l'Orchestre
Bolden dirigé par Frankie Duson en 1906. Nous ne pouvons pas tout citer car il
n'y a aucun déchet. Lorsque Wynton reprend l'instrumentation de l'orchestre de
Zilner Randolph pour Louis (deux trompettes, trombone, trois sax), c'est le
sommet. Reno Wilson assure le chant et Wynton la trompette pour faire un unique
Louis Armstrong. Face à l'effet que produit Reno Wilson dans «Basin Street
Blues», des commentaires sur internet démontrent qu'on ne connait plus Louis
Armstrong, car ce choc vient de la mise en place rythmique de la voix qui n'est
pas l'invention de Wilson mais 100% celle de Satchmo. Le beau «Timelessness»
n°2 (avec passages à 3 clarinettes, merci!) démontre combien le jeu de Wynton
Marsalis s'est imprégné de Louis dans la ferveur. Wynton Marsalis n'est devenu
exceptionnel qu'à partir du moment (1987 et après) où il s'est mis
progressivement à phagocyter Louis Armstrong. Cette assimilation est désormais
à maturité. Et cette ingestion ne l'empêche en rien de sonner actuel. Les aigus
en liaisons souples à la fin de «You Rascal You» et «Tiger Rag» sont le fruit
d'exercices lip flexibilities qui
n'existaient pas du temps où le jeune Louis étudiait le cornet. L'orchestre
joue bien mais accentue parfois trop les effets qui font caricatures («Russian
Lullaby»,...). Le travail avec le plunger dans «Phantasmagoric Bordello
Ballet», composition originale, vient plus de Cootie Williams sur tapis
ellingtonien que des bordels de New Orleans dont on a fait trop cas. Brianna
Thomas nous chante un blues très low down, «Red Hot Mammas» digne des Ma Rainey
et Bessie Smith, donc très postérieur à Bolden. Ce «Black and Blue» est beau
alors que la même chose par Armstrong en juillet 1929 est poignante. Tel
qu'enregistré par Jelly Roll Morton, ce «Buddy Bolden Blues», alias «Funky Butt»
(1939), est bien connu et est une vision artistique de Bolden. La seconde partie
est similaire à «The St. Louis Tickle»,
un ragtime Two Step composé par Barney et Seymore (1904) qui était joué par
John Robichaux au Lincoln Park, ainsi que par l'Orchestre Bolden (avec Bunk
Johnson!). L'arrangement de Wynton Marsalis est conforme à l'esprit de Morton,
en tempo plus lent (le chant est confié
à un créole, Don Vappie). Le meilleur est sans doute atteint ici dans
«Stardust», «Basin Street Blues», «Dinah», et, pas de doute, Wynton Marsalis
s'est inspiré des versions gravées par Louis Armstrong respectivement en
novembre 1931, décembre 1928, octobre 1933 (film qu'il faut voir!).
Un imitateur, c'est comme les sosies d'Hallyday,
on se rend compte tout de suite que c'est faux. Avec Marsalis, on le reconnait
lui, puis on se dit que la phrase est reprise note pour note à Armstrong, qui
reste le patron. Les plus curieux, après ce CD, iront (ré)écouter les versions
de Louis Armstrong, et alors cet album n'en sera que plus indispensable. La
créativité de Wynton Marsalis est à son apex dans toutes ces compositions
originales où la technique instrumentale est au service de la musique, et non
l'inverse contrairement à 90% des productions actuelles.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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 Luis Perdomo
Spirits and WarriorsThe Spirits and Warriors Suite:Face Up/Sensei/Aura/Ralph/Year One, Glass Bead Games,
Little Church, Portrait of Jenny
Luis Perdomo (p), Alex Sipiagin (tp, flh), Mark Shim (ts,
EWI), Ugonna Okegwo (b), Billy Hart (dm)
Enregistré le 18 février 2016, New York, NY
Durée: 1h 00’ 55”
Criss Cross Jazz 1387 (www.crisscrossjazz.com)
Luis Perdomo, originaire de Caracas (Venezuela) où il
est né en 1971, en dépit d’une carrière new-yorkaise de près de trente ans
puisqu’il est arrivé au début des années 1990, n’est pas le plus connu des
pianistes de ce côté de l’Atlantique, et on a tort (cf. Jazz Hot n°631).
Bercé par les rythmes dans un pays possédant cette fibre
latino-américaine qui
donne à la musique et au jazz de nombreux artistes, Luis a débuté une
vie
professionnelle très précoce en jouant de la salsa pour les bals locaux
dès
l’âge de 12 ans, puis rapidement pour la radio, la télévision, les
clubs. C’est
au sein d’une famille tournée vers la musique qu’il a découvert le jazz,
Bud
Powell, Oscar Peterson et surtout, comme souvent dans cette région du
monde,
Dizzy Gillespie, puis McCoy Tyner, Herbie Hancock… Il a rencontré sur
son
chemin, à Caracas, un pianiste d’origine autrichienne, Gerry Weil, qui
lui a
permis d’élargir son horizon et, à 18 ans, il était le pianiste
résidant du plus grand club de jazz de Caracas où il a rencontré Chucho
Valdés,
Pharoah Sanders, et beaucoup d’autres musiciens américains de passage.
C’est ainsi
qu’il est venu à New York compléter sa formation à la Manhattan School
of Music
avec Harold Danko et la pianiste classique Martha Pestalozzi, puis avec
le
grand Roland Hanna au Queens College dont il est diplômé. On entend dans
son
toucher et dans son aisance aussi bien rythmique que technique et
harmonique,
tout le profit qu’il a su tirer de ce background populaire et de cette
formation académique. Il a ensuite fait partie de l’orchestre de Miguel
Zenón qui possède la même fibre
latine, a partagé la scène avec d’autres musiciens de cette origine ou
sensibilité (Ray Barretto, David Sanchez…), avant d’intégrer le groupe
de Ravi
Coltrane pour une dizaine d’années au début des années 2000. Il a
également
côtoyé de nombreux musiciens de jazz réputés avec lesquels il a joué sur
scène
ou enregistré: Tom Harrell, Brian Lynch, Robin Eubanks, Steve Coleman,
Steve
Turre, Brian Blade, Henry Threadgill… Il compte à son actif plus de dix
enregistrements en leader, et plus de cent en sideman. Il n’a donc rien
d’un débutant
et l’écoute de ce disque très réussi serait la meilleure manière de le
découvrir pour ceux qui auront cette chance. Dans un registre
pianistique qui
rappelle par certains côtés le regretté Larry Willis (richesse
harmonique,
délicatesse du toucher, un swing non dépourvu d’accent blues), il
apporte un
bel opus avec The Spirits and Warriors
Suite, une intéressante suite de six thèmes dont il est l’auteur, dans un
esprit de composition moderne post Wayne Shorter. Il est brillamment soutenu
par une rythmique de haut niveau avec le maintenant légendaire Billy Hart (cf. Jazz Hot n°624),
et le bon Ugonna Okegwo (cf. Jazz Hot n°672). La réussite de
ce disque tient non seulement à son unité liée à cette suite, mais aussi au
fait que les arrangements très précis entraînent Alex Sipiagin et Mark Shim,
deux très habiles instrumentistes sur le terrain d’une musique plus hot dans l’esprit que celle dont ils
sont coutumiers en tant que leaders, y compris sur ce même label. C’est d’ailleurs un
plaisir de les entendre ainsi se livrer avec plus d’intensité, de lyrisme, d’accent
et d’énergie. Le beau piano du leader, jusqu’à une forme de classicisme moderne
dans le toucher et l’harmonie, vient parfois contraster avec la tension des
cuivres et du soutien rythmique de Billy Hart et Ugonna Okegwo. Il y a un vrai
lyrisme chez Luis Perdomo, sans fadaise ni facilité, une réelle virtuosité au
service de la musique, avec du caractère et de belles atmosphères. Inutile de
préciser que la mise en place est parfaite. Les trois derniers thèmes, qui ne
sont pas de sa plume (Clifford Jordan, Hermeto Pascoal et J. Russell Robinson),
ne font que confirmer ce «classicisme moderne», ce beau piano jazz qui
traversent tout ce disque, avec une belle intervention d’Alex Sipiagin sur
«Portrait of Jenny». Luis Perdomo peut prétendre, dans ce registre, poursuivre
la grande tradition des pianistes de jazz qui l’ont inspiré.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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 Claude Tissendier
New Saxomania3-2-1-0,
Self Help is Needed, Four, Early Autumn, Sister Sadie, Doodlin', Nica's Dream,
I Hope in Time a Change Will Come, Groove, Home Cookin', On Green Dolphin'
Street, After You've Gone
Claude Tissendier
(ss), Esaie Cid (as), Olivier Defaÿs, Philippe Chagne (ts), Eric Levrard (bar),
Gilles Rea (g), Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm)
Enregistré
les 19 & 20 janvier 2020, lieu non précisé
Duré: 1h 01'
23''
Autoproduit (www.claudetissendier.com)
Tout le monde devrait se souvenir de Saxomania, une formule gagnante de
Claude Tissendier, deux sax alto, deux sax ténor et une rythmique qui nous a
laissé de bons disques dont un avec Guy Lafitte en invité (Sax Connection,
Ida 038, 1994). Voici le «New» dont l'instrumentation, outre la rythmique sans
piano, est le quatuor classique de saxophones (soprano, alto, ténor, baryton)
augmenté d'un ténor supplémentaire. Bonne nouvelle, et c'est si rare
aujourd'hui, le programme nous épargne les compositions prétendues originales,
et, mieux, il y a de la culture (quatre thèmes d'Horace Silver, quatre d'Oliver
Nelson, quatre standards) et du swing. Alain Chaudron lance un «3-3-1-0»
d'Oliver Nelson, thème-riff très bien orchestré (les cinq sax sonnent comme un
big band, le baryton donnant la profondeur), puis c'est une succession de trois
excellents solos hard bop (Tissendier, Defaÿs, Rea) et une alternative des
mêmes avec la batterie. Le «Self Help Is Needed» est superbement exposé par
Esaie Cid qui sera la vedette de cette plage avec Philippe Chagne. On ne peut
pas dire que Tissendier tire la couverture à lui car dans cet efficace arrangement
de «Four» de Miles Davis bien swingué, il laisse la parole à Levrard, Defaÿs,
Cid et Chagne. Les passages en section de sax sont superbement écrits et joués.
Un travail remarquable! Les deux ténors ont une approche différente, Cid est
ici proche de Konitz, Levrard a du punch. Evidemment «Early Autumn» est un
choix parfait pour une telle équipe, la sonorité de Tissendier au soprano est
superbe. Olivier Defaÿs joue en premier avec une sonorité digne des «brothers»,
Philippe Chagne suit dans le même style peut-être un peu plus véhément.
L'accompagnement sobre genre Kenny Burrell de Gilles Réa est parfait, la
sonorité de Rebillard et le jeu de balais de Chaudron concourent à la réussite
collective. Avec «Sister Sadie» on retrouve en up tempo, Esaie Cid et Olivier Defaÿs,
très virtuoses (sans perdre le fil du swing). Beau solo linéaire de Gilles Rea
digne héritier des grands guitaristes des années 1950-1960. Le développement
orchestral de l'arrangement est très inspiré, parfaitement en place. Un
festival de saxophone! Beau solo de contrebasse, break parfait de batterie. Le «Doodlin'»
nous permet de retrouver Eric Levrard, solide et mulliganesque. Dans les
ensembles l'alliage soprano-alto sonne comme un seul homme. Esaie Cid prend un
solo sans surcharge inutile tout comme Tissendier qui parvient à faire aimer le
soprano. Tissendier expose «Nica's Dream» (le pont est harmonisé). Les solos
vont à Esaie Cid (articulation parfaite, véhémence) et Philippe Chagne qui ne
le cède en rien du côté de l'inspiration. Le solo de Rea sur le chemin royal de
Wes Montgomery est superbe tout comme l'intervention de Chaudron. Le programme
alterne bien les tempos et les climats. «I Hope in Time a Change Will Come»
d'Oliver Nelson calme le jeu. Tissendier expose avec une grande musicalité.
C'est le soprano qui est ici la vedette, non sans évoquer le Coltrane des
ballades. On retrouve Tissendier au premier plan dans le dynamique «Groove»
d'Oliver Nelson. Levrard, Chagne, Rea y ont aussi leur mot à dire. Sur un
superbe tempo médium propice au swing, «Home Cookin'» d'Horace Silver est un
bon tremplin pour Defaÿs, Cid, Levrard, Rebillard (superbe son). On ne
négligera pas d'entendre la guitare de Gilles Rea avec ses accords à la
Montgomery. Comme tous les autres, l'arrangement de «On Green Dolphin' Street»
est une réussite. On suivra les lignes de basse de Jean-Pierre Rebillard
(bonnes interventions de Chagne, Tissendier, Rea, Cid, Chaudron). On termine
sur du vif avec «After You've Gone» (Defaÿs, Tissendier, Levrard, Rea,
alternative avec Chaudron). Eh bien, on ne s'ennuie pas!
C'est un petit bonheur
dans la triste vie actuelle du chroniqueur de nouveautés. Indispensable au
moral et aux pieds.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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 Bobby Watson / Vincent Herring / Gary Bartz
Bird at 100
Klactoveedsedstene, Bird-ish, Lover Man, The Hymn, These
Foolish Things, Folklore, Bird Lives, April in Paris, Yardbird Suite
Vincent Herring (as), Bobby Watson (as), Gary Bartz (as),
David Kikoski (p), Yasushi Nakamura (b), Carl Allen (dm)
Enregistré les 30-31 août et 1er septembre 2019,
Smoke Jazz Club, New York, NY
Durée: 1h 12’ 16”
Smoke Sessions Records 1908 (UVM Distribution)
La peur panique et irrationnelle liée au Covid, savamment organisée
par les dictateurs qui nous gouvernent, aura privé le jazz et sa mémoire en
2020 de la célébration d’un de ses génies majeurs, Charlie Parker dont
c’est le 100e anniversaire. Quand on pense aux risques qu’ont pris
depuis cinq siècles les Afro-Américain(e)s pour survivre, exister, s’affirmer
et s’exprimer, notamment Charlie Parker, et le cadeau, le don qu’ils nous ont
fait d’un tel héritage de courage, de luttes et de beautés, il y a une
douloureuse nostalgie à constater qu’un siècle après sa naissance et 65 ans
après son décès, les peuples dans leur ensemble ont si peu de courage et de
capacité de résistance pour affronter la vie et ses constantes (les dictateurs,
une épidémie par exemple, mais plus largement le climat et la peur en général), prendre les
risques qui s’imposent pour faire exister une création, une
pensée et une philosophie, indépendantes et libres.
Heureusement, ces trois altistes de talent, une étrange
prémonition, ont choisi de devancer l’anniversaire de quelques mois et d’ouvrir
de la plus belle manière, la célébration d’un des grands artistes de l’histoire
du jazz, qui partage avec Benny Carter et Johnny Hodges le privilège d’être un
père fondateur de l’instrument, bien qu’il soit le cadet, un saxophone alto
qu’il a réinventé à sa façon après ses aînés. Ce disque enregistré en live au Smoke, à New York, dit plus musicalement que mon discours initial tout ce
que nous avons déjà perdu sur le plan de la création musicale sur des centaines
de scènes tout autour du monde de ce qui aurait dû être un moment exceptionnel
de l’année 2020. Les trois altistes ont fait la couverture de Jazz Hot: Vincent Herring (n°568,
2000), Gary Bartz (n°655, 2011), Bobby Watson (n°664, 2013) et parmi les
excellents membres de cette formation, Carl Allen également (n°584, 2001).
David Kikoski nous a fait le plaisir d’une interview dans le Jazz Hot de 2020, en ligne actuellement.
Il est donc possible de connaître en profondeur les membres de ce All Stars. Le
natif de Tokyo, le bon bassiste Nasushi Nakamura, est au diapason de cet
hommage. D’une famille investie dans la musique, il est arrivé aux Etats-Unis à
9 ans, il a déjà une belle carrière à son actif dans les années 2000, et une
solide formation à la Berklee School (2000) et à Juilliard dont il est diplômé
(2006) sous la direction de Victor Goines, Wycliffe Gordon et Carl Allen,
justement.
Le disque est savamment et classiquement construit avec neuf thèmes: trois compositions de
Charlie Parker avec un choix intéressant: «Klactoveedsedstene» ouvre et
«Yardbird Suite» ferme cet enregistrement. Sur les trois standards retenus,
Charlie Parker a donné deux versions immortelles («Lover Man» et «April in Paris»),
ce qui n’a pas découragé nos altistes, bien au contraire. Une composition de
Bobby Watson, «Bird-ish», et une de Vincent Herring, «Folklore», sont les
contributions des leaders et «Bird Lives» de Jackie McLean, un des altistes qui
ont le mieux capté et prolongé l’intensité parkérienne, complète ce répertoire
très équilibré. Les trois altistes ont choisi un thème en chorus solo («Lover
Man» pour Vincent Herring, «These Foolish Thing» pour Bobby Watson et «April in
Paris» pour Gary Bartz), trois interprétations splendides seulement
accompagnées par la section rythmique. L’ordre des chorus importe bien entendu pour apprécier les
altistes (1: BHW, 2: BHW, 3: H solo, 4: HWB, 5: W solo, 6: HBW, 7: HBW, 8: B
solo, 9: BWH), et bien entendu les membres de la section rythmique, David
Kikoski surtout, prennent leur part de chorus. Le bassiste est très présent, et
Carl Allen est magnifique par son drive et sa lecture très musicale de chaque thème où il souligne et commente son
soutien de multiples colorations, ponctuations sur les caisses et les cymbales,
car il excelle dans toutes les dimensions. Les saxophonistes sont bien sûr virtuoses, la musique le
demande, mais ils ont aussi l’expression soulful à même de transmettre
l’intensité, le caractère éternellement émouvant des interprétations
parkériennes. Les parties à trois voix sont particulièrement réussies sur
«Klactoveedsedstene», «The Hymn», monkien (cf. «Abide with Me») pendant
quelques mesures avec les trois voix de saxophones, après une introduction de
Kikoski et avant un développement acrobatique du sextet sur tempo rapide. Les
chorus passent sans rupture d’un à l’autre, et dans les trois thèmes choisis par
chacun, Vincent Herring propose un son pulsé et un débit important, quand Bobby
Watson est lyrique et Gary Bartz épuré et poétique, les trois altistes
présentant des facettes de la créativité parkérienne,
conservant cette intensité et ce fonds blues si important chez Parker et alternant
leurs qualités selon les thèmes. Ici, il n’est pas question de joute musicale
mais de mettre en valeur l’esprit et la manière d’une œuvre. La tension est là,
n’en doutons pas, Charlie Parker est un Everest que chacun de ses héritiers se
fait une mission de gravir avec l’engagement qui s’impose. Il n’y a rien de
ludique, c’est l’art brut qu’inspire encore et toujours l’un des génies musicaux
du XXe siècle.
Car il est des morts bien plus vivants que les vivants
passivement soumis de cette année 2020. Charlie Parker a pris dans sa vie les
risques indispensables à sa création, comme à des degrés variés la totalité des
grands artistes, du jazz en particulier. Ce courage de vivre ses choix, cette
intensité, qu’il a réussi à transmettre à l’ensemble de la communauté du jazz,
est une belle leçon de vie éternelle, et la beauté de la musique de ce disque
est une illustration qu’au-delà de la mort, Bird
lives! comme le clame la composition de Jackie McLean devenue leitmotiv
dans la communauté du jazz, à New York et dans le monde une fois par an à
l’occasion de son anniversaire fêté par des programmes non-stop sur certaines
radios jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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 Fletcher Henderson & His Orchestra
Les Trompettes de Fletcher 1923-1941Titres
communiqués sur le livret
Fletcher
Henderson's Orchestra, Bessie Smith, Ma Rainey, Maggie Jones, Trixie Smith,
Clara Smith, Ethel Waters, Dixie Stompers, Clarence Williams and his Blue
Seven, Connie's Inn Orchestra, Horace Henderson & his Orchesra, Fletcher
Henderson conducts Horace Henderson & his Orchestra, Fletcher Henderson All
Stars (personnels détaillés dans le livret)
Enregistré:
entre le 15 ou 20 mai 1923 et le 2 décembre 1957, New York, NY
Durée: 1h 13'
57'' + 1h 11' 32'' + 1 h 13' 39''
Frémeaux
& Associés 5754 (Socadisc)
Bonne façon
d'aborder une réédition. On pourrait aussi envisager les clarinettes de Jelly
Roll, etc. Mais de nos jours de tels projets ne sont pas évidents. Pour celui-ci,
Frémeaux & Associés a voulu une prévente par souscription qui lui évite de
prendre des risques. Le problème est que les amateurs de jazz ont
progressivement été remplacés par des consommateurs de «nouveautés». Le passé
fait peur. Et, pour les hommages, on préfère inventer à partir du présent plutôt
que de regarder le passé en face. Ce n'est pas qu'un rejet des moyens
techniques d'autrefois (on colorise les films noir et blanc, on numérise
l'analogique), c'est bien un problème de culture. Quand on voit que la soirée
de gala du Nice Jazz Festival télévisée,
diffusé le 21 août 2020, proposait Ben l'Oncle Soul, Nathalie Dessay, Ibrahim
Maalouf, Hugues Auffray, Angélique Kidjo, l'espoir n'est plus permis. Oh,
quelques noms survivent, comme celui du patron, Louis Armstrong. Mais il est
comme la photo d'un aïeul posée sur un buffet qu'on ne regarde plus. Notre cher
Pops est bien sûr à ce rendez-vous hendersonien. L'idée était justement de
présenter ces perles du XXe siècle au meilleur niveau technique à partir de
disques en bon état (Didier Périer, au son). Les amateurs de jazz chevronnés
connaissent tous ces enregistrements.
Autre bon
point, contrairement aux choses «postées» sur YouTube vierges de tout renseignement (destruction en règle des
contributions d'Hugues Panassié, Charles Delaunay, Brian Rust, Tom Lord, etc.),
nous avons ici, dans le livret, tout ce qui doit y figurer: nom de l'orchestre,
personnel, date et lieu d'enregistrement, titre, label, matrice, nom des solistes,
nom de l'arrangeur, un nota bene pour un point de vue. Ça, c'est du travail! La
sélection des titres (Laurent Verdeaux, aux choix) n'appelle pas de vraies
critiques. On regrette l'absence du Sextet Fletcher Henderson en décembre 1950,
depuis le Cafe Society, qui met en valeur en tant que soliste le négligé Dick
Vance («Stardust», «Bugle Blues») en experte compagnie (Eddie Barefield, cl,
Lucky Thompson, ts, Fletcher, p, John Brown, b, Jimmy Crawford, dm, Solid
Sender SOL 517). Certes Dick Vance, comme le non moins talentueux Joe Thomas
font du travail de section dans cinq titres de 1936 où Roy Eldridge est
soliste. On regrette l'absence de l'épouse de Russell Smith puis de Fletcher
Henderson, Leora Meoux (1891-1958) qui est 1ère trompette dans «Casa Loma Stomp»
du 11 mars 1932 (Bobby Stark, tp solo). Comme Jelly Roll Morton, Fletcher
Henderson (1897-1952), bon pianiste, est essentiel à l'histoire du grand
orchestre de jazz et à l'art de l'arrangement. Aujourd'hui, ces deux maîtres
sont regrettablement effacés par Duke Ellington. Issu de la bourgeoisie,
Fletcher Henderson était mis au même niveau que Duke par les intellectuels de
la Harlem Renaissance. Son orchestre après le passage de Louis Armstrong en son
sein est progressivement devenu le terrain de lancement de prototypes et de
références spécifiquement jazz de la trompette, du trombone (Jimmy Harrison,
Benny Morton), du saxophone (Coleman Hawkins), de l'arrangement (Don Redman,
Benny Carter, Fletcher lui-même). Sociologiquement, c'est aussi intéressant, car
il démontre que le jazz ne s'est pas fait en un jour. Qu'il y avait une
différence de culture instrumentale entre les musiciens de New York qui ont une
solide formation en technique musicale européenne avec ses raideurs solfégiques
et les gens du Sud qui ont une approche «lazy» de la mise en place rythmique.
De ce fait, il n'est pas légitime de dire que Fletcher Henderson était «commercial»
ou «imitait Paul Whiteman» dans ses premières faces orchestrales. Ils n'étaient
tout simplement pas encore «jazz». C'est bien d'avoir sélectionné des disques
d'hendersoniens accompagnant les chanteuses de blues. On ne dira pas
suffisamment combien ce fut l'école hot et swing pour les instrumentistes par
mimétisme du chant.
On débute
ici en 1923, période rejetée d'Henderson. Le trompettiste Elmer Chambers est un
instrumentiste «classique» et Howard Scott, cornet, un musicien de transition
(pour une séance d'Armand Piron, c'est lui qui remplace le 8 janvier 1924,
Peter Bocage). C'est Chambers qui est lead trompette dans les premières faces
du CD1 avec la même mise en place «exacte» (valeur de la note écrite) qu'un
Frank de Broite chez Jim Europe (1919) et Johnny Dunn qui pour l'emploi du
plunger est le premier modèle de Joe Smith (c'est lui le solo wa-wa et non Chambers
dans «Gulf Coast Blues», mai 1923). Joe Smith (1902-1937) fut un grand styliste
et une star avant Louis Armstrong. Cette compilation rend justice à cet artiste
de tout temps trop négligé des spécialistes et des amateurs. Joe et son frère
Russell Smith (1890-1966) sont issus d'une famille de trompettistes et ont une
solide formation classique. D'où la parenté de timbre et dans l'émission des
sons entre Joe et Russell. Russell, élève du fameux Herbert L. Clarke, a mis sa
technique au service du travail de lead des sections, notamment celles de
Fletcher Henderson (1923, 1925-34, 1941-42). Le «Charleston Crazy» démontre le
contraste entre le jeu tel que c'est écrit par Elmer Chambers et celui plus
jazz, non sans convergence avec Freddie Keppard, dans les breaks et le solo
d'Howard Scott. Les choses deviennent plus jazz encore au service des
chanteuses. Joe Smith a une sonorité incroyablement chantante avec le plunger
dans «Weeping Willow Blues» gravé par Bessie Smith. A la même époque, c'est un
vrai rival du jeune Louis Armstrong, plus volubile dans «See See Rider» avec Ma
Rainey (CD1, titre 5). Louis pulvérise tout le monde par le swing dans son solo
sur «Shangaï Shuffle» avec l'Orchestre Henderson (1924, bon solo de Charlie
Green, tb). Il fait son boulot de «soliste hot». A 23 ans, il a une grande
autorité dans l'exposé et dans son solo de «The Meanest Kind of Blues» (et
quelle belle note tenue!). Contraste parlant avec les courtes interventions de
Chambers et Scott à la fin du morceau. Et puis dans «Screamin' the Blues» avec
Maggie Jones, le soliste de jazz est désormais une réalité. Les commentaires de
cornet volubiles de Pops à la voix y sont remarquables: timbre, nuances,
vibrato bien dosé, aisance et inspiration. Toutes les interventions de Louis
Armstrong dans ce disque sont magistrales, le modèle à suivre. Pour mes
oreilles, il y a une résonnance des graves du piano, mais pas de tuba, ni sax
basse, ni sax ténor dans «Cake Walkin' Baby» par Bessie Smith avec Joe Smith. Si
Hawkins est présent c'est comme deuxième clarinette derrière Buster Bailey à la
fin du morceau. Le solo du Bean au ténor dans «Money Blues» est encore pataud
(mai 1925). Dans «What-Cha-Call-'Em Blues», Joe Smith fait une entrée pleine
d'autorité avec le plunger (solo musclé de Charlie Green, tb). A noter que
c'est l'autre face du Columbia 395-D qui propose «Sugar Foot Stomp»,
chef-d'oeuvre de Louis Armstrong. Deux stars dans l'orchestre, une face chacun.
A noter qu'à cette époque Louis Armstrong utilise le cornet-trompette Harry B.
Jay avec une branche et une embouchure de trompette, c'est donc plus proche de
la trompette que du cornet. On retrouve les caractéristiques de sonorité et de
phrasé «avec sentiment» de Joe Smith dans «Tell'Em About Me» par Ethel Waters.
Mais surtout son registre grave sonne presque comme du bugle et c'est très «vocal».
Je pense que pour faire ça, Joe utilisait une embouchure autre que la
percutante Bach 10C pour son travail chez Henderson: un grain plus gros et
bassin plus profond (écouter aussi «Baby Doll», «Young Woman's Blues»). On peut
utiliser ce titre (CD1, 16) pour mémoriser et analyser le style de Joe Smith.
La séance du 21 octobre 1925 a donné «TNT», un arrangement complexe de Don
Redman. Le lead des ensembles est le sautillant Elmer Chambers, les trois solos
de trompette de 16 mesures sont du jazz. Le premier est par Louis Armstrong
jouant avec retenue parce que concentré sur un motif écrit (Verdeaux l'attribue
à Smith), dans le second Louis joue plus librement avec plus de drive (qui
réveille Kaiser Marshall) et le troisième est typiquement Joe Smith avec son
plunger, ses émissions de notes nettes et une sonorité qui n'appartient qu'à
lui. A noter que c'est la même sourdine straight dans les deux premiers solos
et dans le solo de Louis dans le «Carolina Stomp» de la même séance, non retenu
ici. Certes Joe Smith a désormais assimilé un peu du punch de Louis Armstrong
mais c'est toujours délivré avec une propreté d'exécution d'un instrumentiste
classique: «Nobody's Rose» (solo de sax basse d'Hawkins; le caractère «vocal»
du lead confirme Russell Smith). Avec «The Stampede», l'Orchestre Fletcher
Henderson n'est plus en mutation, c'est le meilleur orchestre de jazz du moment
(octobre 1926). C'est l'entrée dans la lumière de Rex Stewart (cnt) plein de
drive dans son solo après un superbe trio de clarinettes. Le grand Joe Smith
l'a précédé avec dynamisme et une qualité de technique instrumentale
supérieure. Mais c'est le solo de Coleman Hawkins qui va inspirer un jeune
débutant, Roy Eldridge, dont on reparlera. Quand il s'agit de «chanter» avec
une «voix humaine», on confie le lead de section à Joe Smith («Jackass Blues»;
solo qui fit date de Benny Morton et de «débutant» de Rex qui essaye d'imiter
Joe). Rex s'essaye à copier Louis dans «Alabama Stomp» (lead impeccable de
Joe).
Le CD2, est
consacré au tandem Joe Smith et Tommy Ladnier («Fidgety Feet», «Sensation Stomp»,
«St Louis Shuffle», «I'm Coming Virginia», «St Louis Blues», «Hop Off»,...)!
Fletcher confie la vedette à Ladnier dans «The Chant». Elève de Bunk Johnson,
Ladnier s'y montre plutôt dans le sillon de King Oliver avec le plunger (des
notes ne sont pas toujours assurées). C'est dans l'autorité du discours qu'il
se rapproche de Louis Armstrong (début de «Clarinet Marmalade») ou s'impose
comme rival («Senegalese Stomp»). Robuste intervention de Jimmy Harrison (tb)
au «style trompette» dans «Baby, Won't You Please Come Home» et «Some of These
Days» (et excellent duo de trombones avec Benny Morton avant la trompette Olds
de Joe Smith). Il est amusant d'entendre avec quelle distinction Joe Smith joue
le break de King Oliver dans «Snag It». «Stockholm Stomp» permet d'apprendre à
distinguer Tommy Ladnier (1er solo, plus de ferveur) et Joe Smith qui enchaîne
(bons solos de Benny Morton et Jimmy Harrison). Même exercice au début de «Livery
Stable Blues» (Joe puis Tommy). Le CD3 illustre les successeurs: le vigoureux
et oublié Bobby Stark («Oh, Baby!», étonnant travail au plunger dans «Feelin'
Good», grande classe dans «My Pretty Girl», qualité de son avec sourdine dans «Singin'
the Blues» d'octobre 1931), les mieux connus Rex Stewart («I'm Crazy About My
Baby», «Singin' the Blues» d'avril 1931 où il reprend le solo de Bix, «Casey
Stew» en 1957), Red Allen (1933, «Minnie the Moocher», Dicky Wells, tb), Mouse
Randolph (1934, «Shanghaï Shuffle», précision diabolique de Russell Smith,
tp1), Roy Eldridge («Blue Lou», «You Can Depend On Me» avec Dick Vance, voc),
Emmett Berry au son ample («Shufflin' Joe», avec Pee Wee Jackson, Ray Nance en
section; «Ain't Misbehavin'», Archie Brown, né en 1915, ex-Nat Towles, tb),
Peanuts Holland («Let's Go Home», avec Alec Fila, Russell Smith en section). De
son côté Coleman Hawkins est désormais un géant (1931, «The House of David
Blues»; 1957, «Casey Stew») et maître d'«école» (Chew Berry, 1936, «Shoe Shine
Boy»). N'oublions pas les trombones (Claude Jones, J.C. Higginbotham, Dicky
Wells, Ed Cuffee, Archie Brown, Sandy Williams) et les batteurs (Kaiser
Marshall, Walter Johnson, Sid Catlett, Oliver Coleman, Jimmy Crawford).
Tout un pan
d'histoire indispensable à la connaissance du jazz.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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 Jazz at Lincoln Center Orchestra
The Music of Wayne Shorter
CD1: Yes Or No, Diana, Hammer Head, Contemplation,
Endangered Species
CD2: Lost, Armageddon, The Three Marias, Teru, Mama
"G"
Wayne Shorter (ts, ss) + Jazz at Lincoln Center Orchestra: Wynton
Marsalis (lead, tp), Ryan Kisor (tp), Kenny Rampton (tp), Marcus Printup (tp),
Vincent Gardner (tb), Chris Crenshaw (tb), Elliot Mason (tb), Sherman Irby (as,
ss, fl, cl), Ted Nash (as, ts, fl, cl), Victor Goines (ts, cl), Walter Blanding
(ts, ss, cl), Paul Nedzela (bar, as, bcl), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez
(b), Ali Jackson (dm)
Enregistré les 14-16 mai 2015, New York, NY
Durée: 40’ 50” + 46’ 47”
Blue Engine Records 0023 (blueenginerecords.org)
Enregistré en live au Lincoln Center, dans le Frederick P. Rose Hall, ce disque n’est publié qu’en
2020 et restitue heureusement une performance que peu d’amateurs de jazz ont pu
écouter, et cela vaut vraiment le détour. Pour cet hommage à l’œuvre de Wayne
Shorter, qui était présent sur scène devant le big band, et qui a pris un
chorus sur neuf des dix titres, tous de la main de Wayne Shorter, le leader de
l’orchestre, Wynton Marsalis, a partagé les arrangements entre les membres de
l’orchestre, comme il le fait assez souvent, se réservant «Teru». On connaît les qualités de compositeur de Wayne Shorter, et
sa première époque aux côtés de Wynton Kelly, des Messengers d’Art Blakey et
sous son nom de la fin des années 1950 à 1967, jusqu’à Schizophrenia (Blue Note, 1967) fut particulièrement prolifique et
exceptionnelle sur le plan qualitatif.
C’est d’ailleurs cette première partie
de son œuvre qui est plus particulièrement mise en valeur: «Mama "G"»
fut créé par le quintet de feu de Wynton Kelly (Kelly Great, Vee Jay, 1959), avec Lee Morgan, Wayne Shorter, Paul
Chambers et Philly Joe Jones. «Contemplation» (Buhaina's
Delight, Blue Note, 1961) et «Hammer Head» (Free for All, Blue Note, 1964) furent créés au sein des Messengers
d’Art Blakey avec Freddie Hubbard, Curtis Fuller, Wayne Shorter, Cedar Walton,
Jymie Merritt ou Reggie Workman. Les thèmes suivant furent créés par Wayne Shorter en
leader : «Armageddon» (Night Dreamer,
Blue Note, 1964), «Yes or No» (Juju,
Blue Note, 1964) avec rien moins que Lee Morgan, McCoy Tyner, Reggie Workman et
Elvin Jones; «Lost» (The Soothsayer, Blue
Note, 1965) avec Freddie Hubbard, James Spaulding, McCoy Tyner, Ron Carter,
Tony Williams; «Teru» (Adam’s Apple,
Blue Note, 1966) avec Herbie Hancock (p) Reggie Workman, Joe Chambers.
Sept des dix titres (retenus pour le disque, il y eut
trois soirées) appartiennent donc à cette première période du compositeur Wayne
Shorter, et on le comprend –on aurait pu se limiter à cette période tant la
matière est riche– car il y a dans cette période une veine, une inspiration,
une verve qui s’effacent progressivement de l’œuvre du compositeur qui passe
de la tension et de l’émulation de l’atmosphère new-yorkaise et philadelphienne
aux rives éthérées de la Côte Ouest. Les trois thèmes suivant choisis pour
compléter le répertoire «Diana» (Native
Dancer, Columbia 1974) et «Endangered Species», «The Three Marias»
(Atlantis, Columbia, 1985), dans leur version d’origine, sans être dénuées des
qualités mélodiques propres à Wayne Shorter –une véritable griffe– ne possèdent
pas l’esprit, la puissance qui ressortaient des compositions de la première
période, peut-être aussi en raison des orchestres eux-mêmes qui les ont créées.
Cela dit, car un hommage à Wayne Shorter, quelles que soient
ses qualités d’instrumentistes, est d’abord un hommage au compositeur. Wynton qui se prénomme ainsi probablement à cause de Wynton
Kelly et de son père de pianiste, le regretté Ellis, connaît ses Wayne Shorter,
Wynton Kelly et Art Blakey sur le bout des doigts, et le rendu orchestral du
Lincoln Center Jazz Orchestra sous sa baguette, même s’il n’est arrangeur que
d’un thème sur dix, ne peut manquer de refléter cette connaissance: «Hammer
Head» par exemple reprend la manière Blakey avec un bon Ali Jackson. La savante
utilisation des sonorités, toute ellingtonienne dans l’esprit (les couleurs des
sections) mais très marsalienne dans le résultat, est brillamment mise au
service de ces magnifiques compositions. On l’a vu, les originaux, ceux des années 1960, sont
exceptionnels car les musiciens sont à l’époque en pleine fièvre créatrice
collective, aidés en cela par des petits labels, Blue Note en particulier. Le
Lincoln Center Jazz Orchestra joue plus d’une re-création en utilisant le volume
de l’orchestre tout en respectant la voix individuelle du Maître lui-même,
Wayne Shorter, présent par ses chorus. Les arrangements privilégient un certain dépouillement pour
ne pas alourdir, par trop de masse orchestrale, une musique qui tire sa beauté
du caractère aérien des mélodies, des atmosphères, et qui fut figée dans
l’imaginaire collectif des amateurs pour l’essentiel en petite formation type
all stars. Les arrangeurs (Goines, Nash, Irby, Gardner, Blanding, Printup,
Henriquez, Crenshaw, Wynton) ont dû bien discuter ensemble et réfléchir au
projet, car ce souci d’aérer la musique est commun à tous, et cela donne un
aspect très cohérent au disque qui retrace un concert d’une heure et demi
environ, même si la matière a été retenue ici dans les trois soirées consacrées
à Wayne Shorter au Lincoln Center.
Le livret est clair et précis quant aux chorus et le
texte du livret est écrit par un expert, Christian McBride, à la fin de l’année 2019.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2020
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 Bobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, Jack Sels, Toots Thielemans, Fats Sadi
L'Age d'or du jazz belge. 1949-1962Titres
communiqués dans le livret
The Bob
Shots, Bobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, Jack Sels, Toots Thielemans,
Sadi, les Blue Stars (personnels détaillés dans le livret)
Enregistré entre
le 13 mai 1949 et fin 1961, Paris, Rome, Bruxelles, Cologne, New York
Durée: 1h 14'
25'' + 1h 15' 46'' + 1h 19' 02''
Frémeaux
& Associés 5744 (Socadisc)
Quelle est
la réalité d'un jazz belge à cette époque là? En Belgique comme en France ou en
Allemagne de l'Ouest, les jazzmen se mettaient naturellement dans les courants
expressifs américains ce qui n'étouffait ni leur personnalité, ni leur
créativité. D'ailleurs Philippe Comoy responsable de cette très utile sélection
écrit d'emblée: «sortant de la guerre et
accueillant les GI, le pays se met à l'heure américaine». Rien de
spécifique, c'est aussi la réalité notamment en France, où les Etats-Unis en
nous sortant, dans leur intérêt, de l'anéantissement économique nous injectent
leur société de consommation. En quoi
est-ce ici l'âge d'or du jazz par des musiciens belges? Peter Packay, David
Bee, Alphonse Cox, René Compère, Robert De Kers, Fud Candrix, etc. n'ont-ils
pas préparé le terrain? Pour Philippe Comoy, l'âge d'or commence avec le bop,
c'est mieux en le disant. La Belgique est un pays jeune (né en 1830) et avec
une particularité. Il y a les Wallons qui adorent les Français et les Flamands
qui les aiment moins et qui parlent néerlandais avec une prononciation
différente. Dans ce travail, on constate l'importance musicale de Liège,
capitale de la Wallonie. Y a-t-il en jazz une suprématie liégeoise sur
Bruxelles comme ce fut le cas pour la trompette classique? On salue ici le sax
Raoul Faisant (1917-1969), influence liégeoise. La maitrise de la langue française
par les Belges, leur a permis de s'intégrer facilement aux jazzmen français.
Pas que pour le bop, déjà Gus Deloof, Jos Breyre, Louis DeHaes jouaient chez
Ray Ventura. D'un autre côté, les jazzmen belges ont influencé, par leur
excellence, nos nordiques en début de carrière (Henri Van Haeke, Charles
Verstraete, Georges Grenu, etc). L'interaction est un fait. Petite correction,
page 8, ce ne sont pas vraiment les Bob Shots qui ont joué au premier festival
de jazz, à Nice, en 1948. Hugues Panassié y a invité pour représenter le bop,
l'orchestre du pianiste Jean Leclère qui comprenait Herman Sandy (tp), Bobby
Jaspar (ts), Jacques Pelzer (as), Pierre Robert (g) et Geo Steene (dm). Les Bob
Shots qui ont séduit Boris Vian (Combat, 22-23 août 1948) ouvrent le
programme avec «Boppin' at the Dodge» pour le label Pacific le 13 mai 1949 à...
Paris. Tout y est, thème à l'unisson, piano (Francy Boland) et drumming (John
Ward) bop, solo parkerien un peu raide de Jacques Pelzer, du Sadi à la Milt
Jackson et un Bobby Jaspar déjà proche de Jimmy Heath.
Le CD1 est
consacré à Bobby Jaspar (1926-1963) et à René Thomas (1927-1975). Toujours à
Paris, en 1953, Bobby Jaspar désormais «cool» enregistre sous son nom avec
Jimmy Gourley et Henri Renaud: les exposés à l'unisson ténor-guitare sont
excellents («Jeeper's Creepers», «Bernie's Tune»). Outre Stan Getz, Bobby a
sûrement écouté le Don Lanphere de la séance avec Fats Navarro («la fin d'un
roman d'amour»). A noter la participation du bassiste belge très actif chez
nous, Benoît Quersin (1927-1993). Grand ami de Roger Guérin, Jean-Louis Viale
officie à la batterie, et le merveilleux Sadi n'est pas en reste au vibraphone
(dynamique «Struttin' With Some Barbecue»). Les titres 10 à 16 sont consacrés
au quintet de René Thomas enregistré à Paris, pour Vogue, en 1954. Une rare
occasion d'entendre le trompette américain Buzz Gardner, alias Charles Guarnera
(1930-2004) qui s'inscrit dans la lignée de Shorty Rogers avec la même émission
des notes («Chicago», «Get Out of Town», «Thomasia»). La parenté esthétique
avec la séance Jaspar-Gourley précédente est renforcée par la présence d'Henri
Renaud et Jean-Louis Viale. René Thomas s'exprime très bien dans tous ces
morceaux, d'une façon linéaire influencée par Jimmy Raney et Jimmy Gourley. Jolie
introduction d'Henri Renaud à «'Tis Autumn», une ballade exposé avec
délicatesse et sensibilité par René Thomas bien soutenu par les lignes de basse
de Jean-Marie Ingrand et les balais de Viale (pas de trompette). Cette première
sélection se termine par trois titres enregistrés à Rome en 1961 par René
Thomas («Oleo») puis Thomas avec Jaspar («I Remember Sonny» au ténor désormais
plus charnu, «Theme for Freddie» à la flûte dont il fut spécialiste -influence
classique). Amadeo Tommasi (1935) est bon pianiste.
Le CD2 est
consacré aux saxophonistes Jacques Pelzer (1924-1994) et Jack Sels (1922-1970).
Les huit premiers titres permettent aussi d'entendre aux côtés de l'excellent
Pelzer, le méconnu trompette Herman Sandy de Bruxelles, conseillé par Gus Deloof
et Louis DeHaes, passé chez Fud Candrix, Bobby Naret, Yvon de Brie, et qui
s'est tourné vers le style Kenny Dorham (pour le phrasé et le contenu
harmonique). «There Will Never Be Another You» est dans la parfaite continuité
esthétique car exposé par René Thomas. Puis Jacques Pelzer démontre qu'il est
passé de Parker à Gigi Gryce et Lee Konitz. Sandy n'a pas une sonorité
flatteuse pour la ballade. «Whose Blues» de Lennie Niehaus (1955), up tempo,
lui convient beaucoup mieux: très bon solo avec sourdine commis avec métier
entre ceux de Pelzer et Thomas (bonne alternative Pelzer-Rudy Frankel, dm). La
séance suivante (Bruxelles, 1956) est très bien menée, en public, sans guitare,
sous l'ombre de Bud Shank, Shorty Rogers («Shank's Prank» -bons solos de basse
et batterie), Don Lanphere («Wailing Wall», la sonorité de Sandy surprend,
éloignée de celle de Navarro et même Dorham), Gigi Gryce («Salute the band box»,
enregistré en 1953 par Clifford Brown, ici très bien mené). Jean Fanis
(1924-2012) est un bopper au piano et Jean Warland (1926-2015) a un son de
contrebasse de grande qualité («Saul» composé par Sandy; «Confirmation»).
Benoît Quersin amène l'excellent «Don't Smile» sur tempo médium (1958) où
Pelzer est revenu à l'orthodoxie parkerienne. Jean-Pierre Gebler (bar) et Milou
Struvay (tp) y sont excellents. Jack Sels, au ténor, au son épais, évoque Buddy
Tate dans cette belle ballade de sa plume, «Rain on the Grand'place» jouée en
quartet avec Fanis, Warland, Frankel (1958). Ado Broodboom (tp) des Ramblers
intervient dans «Ginger» et «Minor Works» où Lucky Thompson (discret) et Sadi
font partie de la bonne équipe de Sels à Cologne en 1959. Ce CD2 se termine par
six titres de 1961 de Sels en quartet avec Lou Bennett (org), Philip Catherine
(g), Oliver Jackson (dm, vedette dans «African Dance»). C'est du bon mainstream
avec le sens du blues («Thunderstorm», «Blues for a Blonde»). La parenté avec
Buddy Tate est à nouveau patente («Black Velvet»).
Le CD3 est
consacré à Toots Thielemans (1922-2016) et à Sadi (1927-2009). On ne présente
plus Toots Thielemans qui flirte à l'harmonica avec les variétés dignes de
Larry Adler, Dany Kane, Max Geldray, Albert Raisner, ni plus ni moins (1951: «Red
Devils Boogie», «Harmonica Rag», «Harmonica Shuffle» avec Jean Warland,...). En
1955, Toots à l'harmonica réalise de bonnes séances à New York («On tha Alamo»
avec Oscar Pettiford, b, Cliff Leeman, dm; bons backgrounds de trombones dans «Stars
Fell on Alabama»; arrangement avec des anches dans «Let a Song»). Il y a dans
le livret des erreurs d'affectation: titres 8, 9, 11, 12 avec la section de
trombones (Lou McGarity, Al Godlis, Bill Rauch, Jack Satterfield) et titres 10,
14 avec les anches (Toots Mondello, Artie Beck, Carl Prager, Georges Berg).
C'est Toots qui prend les solos de guitare (re-recording) et Tony Mottola est à
la rythmique. Remarquables Ray Bryant (p) et Wendell Marshall (b) dans «Sonny
Boy» (1955). Le reste est consacré à Sadi. Tout d'abord 8 titres enregistrés à
Paris en mai 1953 de très haut niveau (pas de déchet) avec Sadi (vib), Roger
Guérin (tu, tp), Nat Peck (tb), Bobby Jaspar (ts), Jean Aldegon (bcl), Maurice
Vander (p), Jean-Marie Ingrand (b), Jean-Louis Viale (dm) et l'excellent
arrangeur belge Francy Boland (1929-2005). Les souffleurs n'interviennent pas
dans «Sweet Feeling». Roger Guérin ne joue de la trompette que dans «Karin»,
sinon il utilise un saxhorn baryton. En dehors de Sadi, le principal soliste
est Bobby Jaspar, très bon. Toute la séance est sous l'influence de Shorty
Rogers, Jimmy Giuffre, Shelly Manne. Le «Jumping at the Woodside» illustre le
travail du groupe vocal les Blue Stars: Christiane Legrand, Janine de Waleyne
(soprano), Blossom Dearie, Nadine Young (alto), Christian Chevallier, Bob
Martin, Fats Sadi (ténor), Roger Guérin (baryton) et Jean Mercadier (basse).
Ils chantent sur une bande car Roger Guérin est aussi le trompette solo de cet
orchestre de studio anonyme (Fred Gérard, lead tp; mai 1956). Dans le genre
MJQ, Sadi clôt cette anthologie avec deux de ses compositions («Dear Old Lady»,
«Hegor», 1961). Quelle époque!
Michel Laplace
© Jazz Hot 2020
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