Jazz Records (les chroniques de l'année en cours)
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JAZZ RECORDS • Chroniques de disques en cours • Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.4 choix possibles: Chroniques en cours (2021), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2021 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2021 sur internet), Hot Five de 2020 et 2021.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique. Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite; nous avons choisi d'ajouter, en 2019, un niveau (les curiosités) pour donner plus de nuances, car les lecteurs ne lisent pas toujours les chroniques en entier. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir. |
Au programme des chroniques
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2021 >
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2020 >
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Des
extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur
Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes
signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2021
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Joey DeFrancesco + The People
Project Freedom
Imagine (prelude), Project Freedom, The Unifier, Better Than
Yesterday, Lift Every Voice and Sing, One, So Near-So Far, Peace Bridge, Karma,
A Change Is Gonna Come, Stand Up
Joey DeFrancesco (org, kb, tp), Jason Brown (dm), Troy
Roberts (ts, ss), Dan Wilson (g)
Enregistré à New York, date non précisée (prob. 2016-2017)
Durée: 1h 04’ 20”
Mack Avenue 1121 (www.mackavenue.com)
Joey DeFrancesco
More Music
Free, Lady G, Just Beyond the Horizon, In Times of
Reflection, Angel Calling, Where to Go, Roll With It, And If You Please, More
Music, This Time Around, Soul Dancing
Joey DeFrancesco (org, tp, ts, p, voc), Michael Ode (dm),
Lucas Brown (g, org, kb)
Enregistré les 16-18 janvier 2021, Tempe, AZ
Durée: 1h 05’ 21”
Mack Avenue 1186 (www.mackavenue.com)
Joey DeFrancesco aime passionnément la musique et le jazz en
particulier, il adore jouer, et ça se sent aussi bien sur scène que dans ses
enregistrements. Il appartient à la grande famille des organistes de jazz qui
réunissent le drive, le blues, le spiritual, l’expression, le «groove» car
c’est souvent ce terme qui réunit les organistes. Même pour les néophytes ou le
grand public qui ne connaît pas la source biographique qui fonde cet amour et
cette implication dans la musique de jazz en particulier, cette énergie est
perceptible, comme pour n’importe quelle oreille, dans ces deux disques en
particulier. Car la famille DeFrancesco, c’est plusieurs générations
dévouées à la musique, avec un père, Papa John Francesco, déjà organiste
reconnu et dont Joey est la continuation sans aucun hiatus. Joey, c’est un
gamin surdoué dans cet environnement familial qui joue dès son jeune âge avec des musiciens de haut niveau à
Philadelphie (il est né dans un faubourg de Philadelphie, à Springfield, PA, en
1971), Hank Mobley et Philly Joe Jones entre autres, et sa compréhension intime
de l’esprit du blues, des codes du jazz («Stand Up»), n’est donc pas un sujet d'étonnement.
Si ce gourmand de musique pratique tous les instruments avec
bonheur, y compris le chant, comme ces enregistrements en témoignent, c’est à
l’orgue qu’il nous procure les plus profondes sensations comme sur «Project Freedom»
ou «Stand Up» du premier disque. Dans ce disque, l’adjonction d’un excellent
Troy Roberts et du virtuose Dan Wilson (g) apporte ce surcroît de profondeur,
cette épaisseur («Karma», «A Change Is Gonna Come») qui naît de l’échange par
rapport au second disque où Joey DeFrancesco est un peu l’homme-orchestre, et
où il se (nous) fait vraiment plaisir,
peut-être pour compenser cette triste époque. Sans doute que la localisation de
l’enregistrement en Arizona du second disque explique-t-elle cette réalité. Les
batteurs, Jason Brown et Michael Ode, en l’absence de bassiste (basse au pied
par l’organiste), sont efficaces et sobres. Sur
le second disque, un organiste, guitariste, Lucas Brown, vient parfois seconder
avec bonheur Joey DeFrancesco, quand le leader adopte le saxophone, la
trompette ou le piano sur lequel il est évidemment très virtuose («In Times of
Reflection») ou plus largement les claviers.
Joey DeFrancesco est un musicien sans surprise;
entendons-nous, sans mauvaise surprise. Ses enregistrements, ses concerts, sa
personnalité ont ces qualités de générosité, de simplicité et puissance
expressive qui garantissent toujours un contenu de jazz naturel, direct, un
jazz populaire qui enthousiasme. L’orgue Hammond B3 est aussi dans le jazz une
tradition qui est rarement décevante, et si on peut résumer le groove à la
recette des organistes, disons qu’il y faut l’élaboration du jazz, l’esprit du
blues, la conviction du spiritual, la danse du funk, l’énergie du drive, et un
peu de folie sonore savamment mêlée dans les rouleaux de la tradition afro-américaines
possédée par les «cookers». Joey De Francesco est né dans ce bain, et sa
musique, complexe et naturelle, possède tous ces ressorts, toutes ces qualités:
de la grande musique populaire. En cette période d’absurdité sans limite, Mack
Avenue continue d’enrichir le catalogue du jazz de beaux enregistrements, bravo
et merci à eux, ils sont parmi les rares à garder des repères.
© Jazz Hot 2021
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Dino Plasmati-Antonio Tosques GuitArt Quartet
On Air
Airegin, Everything I Love, Lazy Bird, Boundless Energy, In
Your Own Sweet Way, I’ve Accustomed to Her Face, My Secret Love, When Sunny
Gets Blue, Who Can I Turn To?, Turnaround
Dino Plasmati, Antonio Tosques (g), Bruno Montrone (org),
Marcello Nisi (dm)
Enregistré les 21 et 22 juillet 2020, Matera (Italie)
Durée: 1h 04’ 14’’
Caligola Records 2287 (https://dinoplasmati.wixsite.com/jazzman)
The Untouchable Band
Sammy' n' Action
Fancy Pants*, Tall Cotton, Front Burner**, Quintessence, 88
Basie Street, Basie Straight Ahead, Fun Time, Ya Gotta Try… Harder°
Dino Plasmati (lead, g), Tony Santoruvo, Marco Sinno (tp),
Franco Anguilo, Antonio Pace (tb), Gianni Binetti (as), Francesco Lomangino
(ts), Enzo Appella (bar), Michele Campobasso (p), Nico Catacchio (b), Vito
Plasmati (dm) + Nicola Cellai*, Fabio Morgera** (tp), Massimo Morganti (tb)°,
Michael Rosen (ts)**
Enregistré en février et mars 2021, Matera, Bari (Italie)
Durée: 38’ 10’’
Angapp Music 165 (https://dinoplasmati.wixsite.com/jazzman)
Dino
Plasmati est né le 9 juillet 1972 à Matera, dans le sud
de l’Italie en Basilicate, une cité de 60000 habitants classée au
patrimoine de l'Unesco en 1993 et Capitale européenne de la culture en
2019, où Pier Paolo Pasolini tourna L'Evangile selon Saint Mathieu, et contribua, à sa façon (un coup de gueule) à la protection de l'héritage populaire, les Sassi,
les quartiers populaires menacés par l'urbanisation sauvage. Dino
Plasmati est devenu un activiste de la scène culturelle locale depuis
déjà près de vingt ans. Fils d’un musicien amateur, il a baigné très tôt
dans le jazz. Il débute l’apprentissage de la guitare à 9 ans et monte
son premier groupe à
15 –Meridiana– avec lequel il tourne et enregistre quatre albums.
Diplômé du
Conservatoire de Matera, il suit à l’été 1989 un stage du Berklee
College of
Music à Pérouse. Il se forme également auprès de plusieurs musiciens à
l’occasion
d’autres master-classes de Pat Metheny, du regretté Pat Martino ou
encore du compositeur et arrangeur Larry Blank. Dino Plasmati cultive
ainsi son lien avec
la terre de naissance du jazz –où il s’est produit– tout en restant
implanté dans sa ville, dont il anime la scène jazz depuis 2006, à
travers
l’association Mifajazz, et où il a également fondé un festival de big
bands en
2009; son activité de musicien se partageant entre petites formations et
direction
de grands orchestres, comme en témoigne les deux excellentes productions
dont
il est ici question. Ajoutons que parmi ses très nombreuses
collaborations on
compte Bobby Watson (invité sur un précédent album en big band), Chris
Potter, Randy Brecker, Steve Grossman, Brian Charrette ou encore Paolo Damiani
et Paolo Fresu.
Sur On Air, Dino
Plasmati est en tandem avec un autre guitariste, Antonio Tosques,
soutenu par
un orgue Hammond et une batterie. Les deux guitaristes, de sensibilité
très proche, se répondent et entremêlent leur jeu avec une finesse
extrême (l'enregistrement stéréo permet néanmoins de les distinguer chacun par un canal audio différent), Dino
Plasmati se révélant cependant un peu plus volubile que son partenaire. Hormis une jolie
balade signée de Dino Plasmati, «Boundless Energy», l’album est constitué essentiellement
de compositions du jazz et s’ouvre sur le dynamique «Airegin» de Sonny Rollins
où, d’emblée, le soutien rythmique apporté par l’orgue et la batterie révèle tout
son intérêt; son intensité doit beaucoup au drive musclé de Marcello Nisi,
auteur de réjouissantes interventions. Mais c’est avant tout le duo de guitares
qui fait le charme de cet enregistrement effectué dans une esthétique bop et
donnant lieu à des reprises très personnelles et fort réussies («Lazy Bird» de
John Coltrane) avec aussi une touche de blues («Turnaround» d’Ornette
Coleman). La douce et légère poésie qui parcourt le disque (superbe version du «Everything
I Love» de Cole Porter) paraît presque irréelle en ces temps de totalitarisme
sanitaire mondialisé.
Avec Sammy’ n’ Action,
Dino Plasmati, à la tête de son Untouchable Band –un ensemble qui compte
onze
musiciens (sans les invités), dont le frère du leader, Vito, à la
batterie– rend hommage à l’arrangeur et compositeur de la productive
communauté italo-américaine Sammy Nestico (1924-2021), l’enregistrement
intervenant un mois seulement après sa disparition le 17 janvier 2021.
Sammy
Nestico est connu pour sa collaboration avec Count Basie entre
1968 et 1983: le fait est que l’esprit du Count irrigue cet album dont
le
répertoire, quasi exclusivement de la main de Sammy Nestico (à
l’exception de
«Quintessence» que l’on doit à Quincy
Jones, mais dont Sammy Nestico cosigna les arrangements) est pour l’essentiel
gravé sur des disques de Basie: «Basie Straight Ahead» et «Fun Time» de Basie Straight Ahead (Dot, 1968), «Tall
Cotton» et «Front Burner» de Basie Big Band (Pablo, 1975), «88 Basie Street» et «Fancy Pants» de deux
albums éponymes (Pablo, 1983). Le bon collectif animé par Dino Plasmati insuffle
un swing tonique porté par les interventions dynamiques des soufflants, de même
que par l’excellent Michele Campobasso, dont le piano est ici basien à souhait.
On retiendra également un fort joli solo de Dino Plasmati sur «Fun Time», toujours
empreint d’un grand raffinement. Un album que ces musiciens ont voulu comme une
«explosion d’espoir» (dixit le livret) et à la vitalité aussi revigorante que bienvenue.
© Jazz Hot 2021
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Pat Bianchi Trio
A Higher Standard
Without a Song, Blue Silver, So Many Stars, The Will of
Landham, Some Other Time, Bohemia After Dark, Very Early, Satellite, Blues
Minus One, From the Bottom of My Heart
Pat Bianchi (org), Craig Ebner (g), Byron Landham (dm)
Enregistré à Exton,
PA, date non précisée (prob. 2015)
Durée: 57’ 30”
21-H Records 001 (www.patbianchi.com)
Tim Warfield
Jazzland
Lenny's Lens, Theme for Malcolm, Sleeping Dancer, Sleep On, Ode
to Billie Joe, He Knows How Much I Can Bear, Tenderly, Shake It for Me, Wade in
the Water, Hipty Hop
Tim Warfield (ts, ss),
Terell Stafford (tp, flh), Pat Bianchi (org), Byron Landham (dm), Daniel
Sadownick (perc)
Enregistré le 22 septembre 2017, Brooklyn, NY
Durée: 1h 08’ 45”
Criss Cross Jazz 1400 (www.crisscrossjazz.com)
Vince Ector Organatomy Trio+
Theme for Ms. P
Love Won't Let Me Wait*, Dex Blues*, The Courtship*, Theme
For Ms. P, Wives & Lovers, To Wisdom The Prize, Renewal Revisited*, Sister
Ruth
Vince Ector (dm), Bruce Williams (as,ss), Pat Bianchi (org),
Paul Bollenback (g)*
Enregistré le 26 octobre 2018, Paramus, NJ
Durée: 47’ 23”
American Showplace Music 5042 (www.vincentector.com)
Le dénominateur commun le plus évident de ces trois
enregistrements est la présence de l’excellent organiste Pat Bianchi qui tire
l’orgue du registre blues et spirituel, une belle tradition dont le «King» est
sans doute Jimmy Smith, vers le post bop, le jazz straight ahead, avec une personnalité assez forte pour donner une
unité à ces trois enregistrements réalisés pourtant par trois leaders
différents: dans l’ordre chronologique, le premier par l’organiste lui-même, le
second par Tim Warfield et le troisième par Vince Ector. C’est la scène autour
de New York, qui comprend aussi le New Jersey et une partie de la Pennsylvanie,
dont Philadelphie. Le blues y est toujours présent comme une couleur de base,
mais le jazz, celui post bop, est l’autre dominante, l’autre point commun, qui prévaut dans ces expressions, pour une
musique d’excellente qualité, toujours swing, toujours ouverte parce qu’elle
exploite le répertoire du jazz avec naturel, sans maniérisme, avec ce caractère
direct qui donne toujours de l’authenticité propre à cette esthétique, et par
conséquent du plaisir aux auditeurs, par une vraie modernité, sans qu’il
soit besoin d’un discours car les fondements du jazz sont présents.
Pat Bianchi, qui a accompagné régulièrement le regretté Pat
Martino qui vient de disparaître, un chef de file de ce jazz sophistiqué,
créatif et pourtant proche des racines, se place dans cette filiation d’un jazz
virtuose et inventif toujours coloré par le blues. Pat Bianchi, même en
sideman, prend beaucoup de place en raison du caractère particulier de son
instrument, un Hammond B3, qu’il utilise dans ses chorus avec beaucoup
d’originalité sans aucunement renoncer à la tradition de l’instrument, et dont
il use avec science pour donner le ton, même en sideman dans les deux autres
enregistrements. C’est aussi lui qui assure la basse au pied.
Le batteur de Philadelphie Byron Landham, son complice dans
le trio et dans beaucoup d’autres enregistrements, est aussi présent dans le
disque de Tim Warfield. La présence de la guitare (les bons Paul Bollenback et
Craig Ebner) enfin, dans deux des trois enregistrements, n’étonnera pas non
plus dans ce type de configuration du trio avec orgue. L’enregistrement sous le
nom de Tim Warfield se passe lui de la guitare et lui préfère une front line de
cuivres avec Terell Stafford, un musicien hot, qui donne une coloration plus
typiquement jazz straight ahead, mais sans perdre cette couleur blues, en fait
avec des arrangements qui se placent dans la lignée des Jazz Messengers post
Wayne Shorter.
Dans
les deux disques de Vince Ector et de Tim Warfield, la
présence d’un saxophone, toujours dans cette lignée, donne une réelle
proximité
aux deux enregistrements, bien sûr accentuée par l’orgue Hammond mais
aussi par
le jeu hérité de Wayne Shorter, tant de Tim Warfield au ténor et au
soprano,
que dans celui de Bruce Williams à l’alto et au soprano. Les petites
touches
d’originalité dans le disque de Tim Warfield sont la présence d’un
trompette et
d’un percussionniste qui donne un côté latin, même si Vince Ector, en
tant que batteur, possède à lui-seul, la couleur percussive et le côté
latin dans son
jeu très souple et plein d’accents. Et même si le disque de Pat Bianchi
en trio
propose l’épure, par son répertoire, sa tonalité, et par le jeu même
personnel
de Pat Bianchi, on finit par retrouver une proximité d’atmosphère pour
ces
trois disques qui nous ont conduits à les réunir, au-delà de la relative
concomitance de leur réception à Jazz Hot.En résumé, trois disques de qualité qui tirent leurs racines dans une esthétique
qui doit beaucoup à l’alliage spécial Art Blakey/Wayne Shorter qui a été si
fécond depuis un demi siècle, et qui continue de séduire les musiciens de jazz
avec raison. L’excellence des musiciens sans exception, auteurs de chorus et
d’ensembles parfaits, comme la couleur apportée par Pat Bianchi, personnalisent
et rapprochent ces enregistrements réussis.
© Jazz Hot 2021
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The Cookers
Look Out!
The Mystery of Monifa Brown, Destiny Is Yours, Cat's Out the
Bag, Somalia*, AKA Reggie, Traveling Lady, Mutima
The Cookers: Eddie Henderson (tp), David Weiss (tp),
Donald Harrison (as), Billy Harper (ts), George Cables (p), Cecil McBee (b),
Billy Hart (dm), chœur des musiciens*
Enregistré les 11-12 avril 2016, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 54’ 36”
Still Hard Boppin’/Gearbox Records 1571 (The Orchard/www.gearboxrecords.com)
Chacun de ces musiciens, à l’exception de David Weiss,
l’excellent trompettiste, arrangeur de
la plupart des thèmes et producteur de ce disque, a été en couverture et
longuement interviewé dans Jazz Hot,
parfois plusieurs fois. Cela dit l’accomplissement d’un parcours d’excellence
dans le jazz depuis les années 1960-70 pour les plus anciens. Retourner à leurs
interviews est un bon accompagnement de l’écoute de ce disque. Ils sont réunis
dans ce all stars depuis dix ans, dans l’esprit de ces belles moyennes
formations qui ont tant apporté au jazz depuis les années 1950, en particulier
dans les années 1970-1980, quand le jazz a trouvé, dans les musiciens en
particulier de cette génération et quelques autres de la tradition, la force de
prolonger une épopée artistique et humaine à nulle autre pareille, malgré le
rouleau compresseur de la consommation de masse de musique commerciale.
Marchant
avec assurance et profondeur dans les pas de John
Coltrane et plus largement de l’esprit de cette musique portée par une
histoire
populaire, ils apportent à chaque enregistrement, à leurs prestations
sur les scènes une conviction, une puissance expressive qui sont
devenues
la marque de fabrique du groupe. Billy Harper (n°504, 658), Cecil McBee (n°482, 581, 607), George Cables (n°575, 680), Donald Harrison (n°644), Billy Hart (n°624), Eddie Henderson (n°594, 678) ont une telle personnalité –elle se traduit dans leur sonorité, dans
l’esprit de leur composition, dans le drive et la conviction de leur jeu– que la musique culmine
à un niveau d’intensité presque «saturé» en permanence, à laquelle on trouvera
quelques précédents aussi forts, comme John Coltrane-McCoy Tyner, Art
Blakey-Lee Morgan-Bobby Timmons, Charlie Parker-Bud Powell, Louis Armstrong,
Duke Ellington, Billie Holiday, Ella Fitzgerald et Mahalia Jackson pour ne
retenir que les artistes les plus connus…
Cette intensité est même selon notre feeling ce qui est la
caractéristique première de ce groupe, et les compositions elles-mêmes de Billy
Harper, Cecil McBee et George Cables contribuent à identifier ce groupe au-delà
des musiciens qui l’animent. C’est une musique qui tend au spiritual comme
celle de John Coltrane, avec ce renouvellement de la modernité de leur
génération qu’y ont apporté les artistes des années d’après guerre, Art Blakey,
Horace Silver notamment pour ce groupe par le type d’arrangements, de
compositions. Plusieurs musiciens (Billy Harper, Eddie Henderson, George
Cables, Donald Harrison) ont d’ailleurs fait partie de ces Jazz Messengers
portés pendant quelques décennies par Art Blakey. La synthèse que réalisent les musiciens à la fois dans ce
collectif fort (beaux arrangements sur mesure de David Weiss) et par la
puissance de leur individualité qui transparaît dans leur chorus. Billy Harper,
Donald Harrison et George Cables sont profonds dans leurs interventions et
Eddie Henderson et David Weiss apportent une dimension aérienne et
brillante aux ensembles et dans leurs chorus. Cecil McBee et Billy Hart créent une toile de fond
rythmique au niveau de l'intensité, sans prendre un chorus.Il y a ici une
résultante des plus abouties du génie
du jazz, de ce récit exceptionnel d’un siècle de musique populaire qui
possède
ces fonds de blues, de swing, d’expressivité et de spiritualité qui
donnent le
meilleur jazz, celui qui parvient à mettre l'authenticité au cœur du
projet artistique. La complexité et les nuances de cette expression
n’empêchent
jamais le lyrisme et l’ouverture de cette musique à tous les publics par
la
beauté directe, parfois sombre, parfois lumineuse, des climats. Une
musique qui
remue jusqu’au fond de l’âme.
© Jazz Hot 2021
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Erroll Garner
Symphony Hall Concert
A Foggy Day (In London Town), But Not For Me, I Can't Get
Started With You, Dreamy, Lover, Moments Delight, Bernie's Tune, Misty, Erroll's
Theme
Erroll Garner (p), Eddie Calhoun (b), Kelly Martin (dm)
Enregistré le 17 janvier 1959, Boston, MA
Durée: 35’ 59”
Octave Music/Mack Avenue 1169 (www.mackavenue.com)
Octave et Mack Avenue poursuivent avec cet inédit de 1959,
enregistré au Symphony Hall de Boston, MA, dans un concert organisé par George
Wein qui vient de disparaître (cf .Jazz
Hot 2021),
le grand chantier de la redécouverte d’un géant du jazz à nul autre pareil,
comme toujours pour les musiciens de cette dimension, Erroll Garner. Le visuel
du disque nous apprend que le concert se déroulait à 20h30 et que les billets
étaient en vente au Storyville, le club de George Wein à Boston. Nous parlons de redécouverte, car si le public a plébiscité (en live et dans les ventes de disques) le
grand pianiste de son vivant, la critique et les revues de jazz des années
1960-70, en France en particulier, ont parfois fait la fine bouche, mésestimé
son apport original sur les plans
instrumental, artistique et du jazz. Dès sa disparition en 1977, Erroll Garner
a fait l’objet d’un oubli des médias à l’exception de quelques revues comme Jazz Hot (cf. Jazz Hot Spécial 2000).
Dans Jazz Hot n°341, en septembre
1977, l’hommage lui fut rendu par Francis Paudras, un invité de la rédaction à
sa demande, qui, en pianiste connaisseur et, comme on le sait, ami et protecteur
de Bud Powell au début des années 1960, remit «les pendules à l’heure», non
seulement par un texte mais aussi par des réponses à des chroniques
journalistiques méprisantes parues en France. Randy Weston, en grand pédagogue
comme toujours, releva aussi ces indignités, et beaucoup de pianistes et autres
instrumentistes, et non des moindres, prirent la plume pour décrire le génie de
cet artiste, lui rendre justice de son œuvre et de son talent. Il y avait parmi
eux des musiciens de toutes le générations et styles, comme Joe Turner, Archie
Shepp, Max Roach, Philly Joe Jones, Bill Evans, Kenny Clarke, Charli Persip, et
en France, Georges Arvanitas, Martial Solal, René Urtreger, Maurice Vander,
Eddie Louiss, Claude Bolling, Bernard Maury… Cet épisode, inhabituel pour un décès, n’empêcha pas un
oubli médiatique postérieur que le génie éternel du pianiste de Pittsburgh
combattit lui-même post mortem grâce aux
rééditions en CD de son œuvre qui connurent toujours un succès respectable
auprès du public, toujours fidèle et connaisseur, même si la jeune génération
d’alors passa à côté.
Ce grand retour sur Erroll Garner est donc essentiel. Il a
été entrepris au sein de l’Institute of Jazz Studies de Pittsburgh, dirigé
alors par la regrettée Geri Allen, grâce à Susan Rosenberg, la nièce et
héritière de Martha Glaser, la productrice et compagne d’Erroll Garner depuis
le début des années 1950 jusqu’à son décès, et qui créa Octave avec Erroll
avant de devenir la conservatrice de ce patrimoine inestimable. La collaboration déterminante de Mack Avenue, un excellent label
de Grosse Pointe Farms, à la périphérie de Detroit, MI (cf. les chroniques
précédentes, Jazz Hot n°685, 2020-1 et 2020-2) a été la touche finale de ce
grand retour d’Erroll Garner sur les platines des amateurs, avec un bon travail
de restauration (versions complètes, livrets…).
Cet inédit de 1959 vient enrichir l’histoire complice du
jazz et d’Erroll Garner par 36 minutes, la taille d’un LP, toujours exceptionnelles du pianiste dans un
haut-lieu musical de la ville, le Symphony Hall, maison du Boston Symphony
Orchestra et du Boston Pops Orchestra, construit en 1900, réputé pour son
acoustique. C’est l’inattendue Terri Lyne Carrington (dm), originaire de
la région de Boston, qui rédige les notes de livret, courtes et claires,
rappelant la nécessité de contextualiser une œuvre et un artiste, avant de
commenter chaque thème, puis de conclure: «La
découverte de cet enregistrement nous aide à comprendre clairement que la
liberté d'interprétation du rythme et de la mélodie de Garner, combinée à sa
maîtrise de l'instrument, le rendait non seulement en avance sur son temps,
mais aussi une véritable force visionnaire de la musique moderne.» On est
loin des commentaires d’une partie de la presse française en 1977, et tant
mieux car ce disque vaut toujours le détour.
Erroll Garner en trio, avec les fidèles Eddie Calhoun et
Kelly Martin, est toujours ce musicien qui, quoi qu’il joue, habite l’œuvre, la
pénètre dans ses moindres détails pour la restituer comme du Garner. Comme les
grands artistes, quel que soit le sujet, c’est du Garner, de celui qui enivre
l’auditeur par sa pulsation, sa liberté rythmiques et sa mise en scène
grandiose de la mélodie. Ce n’est jamais la même chose et pourtant tout lui
appartient, donc tout est familier pour l’amateur connaisseur comme tout est
exaltant pour le néophyte grâce à la profondeur stylistique, la personnalité.
On ne va pas réécrire les chroniques déjà évoquées sur son jeu de piano, sa
gestion du temps, son style cinématographique ou ses envolées rhapsodiques, mais
s’arrêter pour cette fois à son imagination, sa personnalité, sa générosité
artistique capables de faire de chacune de ses prestations une fête pour
l’amateur de jazz, soixante ans après comme au premier jour en 1959, sans
l’ombre d’une ride.
© Jazz Hot 2021
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Relief: A Benefit for the Jazz Foundation of America's Musicians Emergency Fund
Back to Who (Esperanza Spalding/Leo Genovese), Brother
Malcolm (Christian McBride), Easy Come, Easy Go Blues (Cécile McLorin Salvant), Joe
Hen's Waltz (Kenny Garrett), Sweet Lorraine (Jon Batiste), Green Tea Farm [2020
Version] (Hiromi), Facts (Joshua Redman), Lift Every Voice and Sing [Live] (Charles
Lloyd), Gingerbread Boy [Live] (Herbie Hancock/Wallace Roney/Jimmy Heath/Buster
Williams/Albert Tootie Heath)
Enregistré entre 2012 et 2020, New York, Hillsboro, Los
Angeles, St. Louis, Belgrade, Japon
Durée: 50’ 52”
Mack Avenue 1185 (www.mackavenue.com)
La mission de la Jazz Foundation aux Etats-Unis est de
soutenir les artistes de jazz qui, parce qu’ils sont vieux ou malades, sont
confrontés aux difficultés de vie les plus diverses dans un pays qui a oublié
le volet social dans ses principes, alors qu’il est a priori le plus riche du
monde, l’un des plus inégalitaires aussi. Avec le temps, les catastrophes
naturelles comme les ouragans à New Orleans et ailleurs, ou avec les
catastrophes programmées et provoquées comme l’épisode Covid, ses missions se
sont considérablement étendues à la solidarité pour l’ensemble des musiciens. Les
recettes nettes de Relief, une compilation d'œuvres de plusieurs artistes, sont destinées au Fonds d'urgence des musiciens créé au printemps 2020 par la Jazz
Foundation of America pour faire face à l’arrêt brutal des scènes de jazz. Un
arrêt destructeur selon nous et pas à cause du Covid, mais bien de décisions
liberticides et culturellement, humainement dévastatrices, pour les besoins
d’un ordre nouveau mondialisé, dont la culture, et le jazz en particulier, sont
des ennemis fondamentaux (cf. nos
éditoriaux de 2020).
Joe Petruccelli, le directeur exécutif de JFA, l’un des deux
producteurs pour la JFA avec Geoffrey Menin, qui n’en est pas là de ses
réflexions, déclare avec réalisme:«Alors
que les restrictions liées à la pandémie continuent de se lever, nous avons
conscience que les musiciens devront faire face à une reprise particulièrement
longue. Ils ont été parmi les premiers à être touchés par les effets de la
crise et seront parmi les derniers à retrouver un véritable sentiment de
normalité ou de stabilité. Nous et nos partenaires sommes là pour le long
terme.» Avec
pragmatisme et imagination, des ressorts de la société américaine, la JFA a
réuni autour de ce projet un consortium de labels, et une pléiade d’artistes a
prêté son concours à la publication de cet album (1CD ou 2 LPs).
Disque spécial donc (il y a eu d’autres initiatives), puisque
nous avons ici à faire à une œuvre collective en soutien à la Jazz Foundation
of America (jazzfoundation.org), dont nous vous parlons depuis quelques années (cf. Jazz Hot
n°668, 2014), et qui est
présente depuis, en permanence sur la page d’accueil de Jazz Hot, en
solidarité avec les artistes et les
acteurs de la Jazz Foundation of America qui font un travail formidable,
alternatif,
pour préserver non seulement les conditions matérielles des artistes de
jazz mais aussi spirituelles, en offrant un cadre large d’activités qui
permettent
aux artistes âgés ou jeunes, pauvres et aisés, de se solidariser, de
vivre
ensemble autour de la musique et des échanges. Un centre social du jazz à
l’échelle des Etats-Unis, et c’est bien ce caractère alternatif qui fait
de la
Jazz Foundation of America une réalité de première importance,
fidèle à cette image du jazz, riche de son histoire, de son patrimoine
collectif, de sa transmission, de son imagination et de sa générosité.
Nous
sommes au-delà de la charité, même si les Etats-Unis sont plus enclins à
cet
élan qu’à celui de la solidarité, une qualité native en revanche du jazz
et de
l’Afro-Amérique, et c’est toute la «magie» de cette symbiose au sein de
la JFA,
et pour ce projet en particulier. Car c’est ici un travail dynamique
d’une rare
intelligence, humaniste qui préserve la dignité des artistes de jazz
dans leur
ensemble, y compris dans la dimension de leur art, et quand on sait
quelle
épreuve inhumaine, insensée, a constitué le confinement imposé aux
vieilles
personnes en particulier, la fermeture des scènes, les mesures
autoritaires de
toutes natures, on ne peut que saluer ces enregistrements d’un «indispensable». Indispensable à la vie.
Cette production a été réalisée avec le concours technique de
Mack Avenue, le label de Detroit, où est édité le disque, autour duquel se sont fédérés Blue Note, Concord Jazz, Nonesuch,
Telarc, Verve et de grands artistes du jazz comme Christian McBride, Buster
Williams, Herbie Hancock, Cécile McLorin Salvant et Sullivan Fortner,
Hiromi, Kenny
Garrett, Joshua Redman,
Charles Lloyd, Esperanza Spalding, Leo Genovese, Jon Batiste, et
d’autres
encore, dont certains ont disparu en 2020 comme Jimmy Heath et Wallace
Roney… Mais ne nous y trompons pas, en achetant ce disque vous
exercez non seulement votre solidarité avec ce qui est votre passion et
les
acteurs de cette passion, mais la Jazz Foundation of America a poussé le
perfectionnisme jusqu’à faire de cet enregistrement une bonne
compilation
représentative du jazz. On est loin d’un objet-prétexte à charité, car
les artistes ont apporté une excellente contribution au projet, soit
enregistrée spécialement,
soit déjà enregistrée préalablement. Chaque thème mérite l’attention,
et si on ne va pas répéter la notice ci-dessus, signalons celles que
nous avons
particulièrement appréciées, comme le «Brother Malcolm» de Christian
McBride,
le «Gingerbread Boy» d’Herbie Hancock/Wallace Roney/Jimmy Heath/Al
Tootie Heath,
enregistré à l’Apollo Theater en hommage à Clark Terry, le «Easy Come,
Easy Go
Blues» de Cécile McLorin Salvant et Sullivan Fortner et le «Sweet
Lorraine» d’un
Jon Batiste in the tradition…
D’autres préféreront d’autres thèmes, car tout est de grande qualité. Ce
qui importe au fond est que ce type d’initiative, de qualité, trouve un
écho
parmi les amateurs de jazz du monde entier, et que cette œuvre
orchestrée par
la Jazz Foundation of America serve de modèle à d’autres initiatives du
même
ordre, un peu partout dans le monde, pour le jazz et pas seulement, pour
l’art
et pas seulement, car ce qu’ont détruit les oligarchies financières et
pharmaceutiques, dans ces deux années et dans un enfermement qui n’en
finissent
plus jusqu’à l’absurdité, dépasse largement le cadre du seul jazz: c’est
une
véritable volonté d’effacement de la mémoire humaine par un chaos
organisé, et
la réponse qu’y donne la JFA, toute modeste soit-elle par rapport à
l’ampleur
des dégâts, a le mérite de l’imagination et de la qualité. Cela dit
aussi que
le jazz et sa communauté d’origine, l’Afro-Amérique, restent une
histoire très
particulière, fondée dans les racines de la lutte pour l’émancipation,
l’égalité et la justice, assez vivace encore pour générer, au-delà même
de sa
communauté d’origine, de bons réflexes de résistance face à une
situation aussi
sombre, pour ne pas dire désespérée.
Quand
les politiques renoncent à la solidarité-égalité comme
idée fondatrice dans une société, ce qui revient à renoncer à la
démocratie, il
faut que les peuples se saisissent de ce qui leur reste de liberté (leur
intelligence et leur mémoire individuelles et collectives) pour générer
des
alternatives, profondément d’une autre nature que cette captation
exclusive du pouvoir par quelques-uns, des initiatives même les plus
modestes, opposant la dignité et
l’intégrité matérielle et spirituelle des individus à cet ordre nouveau
qui a
élevé le pouvoir, la richesse sans limite et les privilèges des élites
au rang
de valeur première et unique, et promu, jusqu’à l’absurdité et par la
peur, la
soumission des masses, des victimes souvent consentantes, comme nous en
avons, chaque jour, la triste démonstration.
© Jazz Hot 2021
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Kirk Lightsey
I Will Never Stop Loving You
I'll Never Stop Loving You, Fee-fi-fo-fum, Pee Wee, Infant
Eyes, Goodbye Mr. Evans, Giant Steps, Wild Flower
Kirk Lightsey (p)
Date d’enregistrement non précisée (prob. 2019-2020), Meudon
(92)
Durée: 36’ 25”
Jojo Records 001
Kirk Lightsey est l’un de ces très grands artistes du jazz
qui ont fait le cadeau à la France d’y séjourner très souvent. Son art
s’élabore dans les plus hautes sphères du jazz où il côtoie, pour les vivants
et seulement pour les pianistes, Barry Harris, Kenny Barron… Si on étend le champ
de la tradition du piano jazz à ceux qui nous ont quittés, il est de la trempe
des Tommy Flanagan, Hank Jones, Kenny Drew, Randy Weston, McCoy Tyner, et
beaucoup d’autres car cette tradition est d’une richesse infinie. Ce n’est pas une raison pour justifier le manque d’attention
que les amateurs du jazz ont pour ce géant du piano. Il a passé sa vie à nous
apporter une musique essentielle, de racines, celles de Detroit en particulier,
une Capitale du jazz, avec une vitalité, une générosité et une modestie qui
sont toujours la marque des très grands artistes. Il est aussi un artiste original, aux confins de Claude
Debussy et de Billy Strayhorn sur le plan harmonique, d’une tonicité rythmique,
d’une subtilité sur le plan du toucher, et d’une imagination comme il en
existait au XXe siècle, qualités qui en font un géant de cet instrument, un
concertiste, comme le remarquait lors d’un concert à Foix Benny Golson, en
introduction d’un moment d’exception du pianiste en soliste qui réunissait tous
les ingrédients d’une expression hors d’âge.
Né en 1937, Kirk Lightsey a subi de plein fouet, comme tous
les Anciens du jazz, cette privation de liberté organisée planétairement par
des bureaucrates manipulateurs, avec la conséquence qu’on sait en matière
d’isolement, de privation de relation artistique et de santé au premier degré
quand on sait que la musique, l’expression et l’échange sont les meilleurs
remèdes contre l’âge.
Après ce moment, sort ce disque émouvant en soliste, enregistré
juste avant ou pendant (le livret ne le dit pas), qui a un ton intime, introspectif
accentué, et d’abord dans son titre en forme de
message adressé peut-être à son épouse, Nathalie, peut-être à ses ami(e)s disparus. Le message de Kirk Lightsey s’adresse
peut-être aussi à son public. De tout cela, rien n’est dit dans le livret, sans doute un
manque de moyens et de perfectionnisme qui est quelque peu discordant en
regard de la perfection musicale. Il y a une seule courte phrase de
Kirk Lightsey sur les
vertus de la patience. Pour la curiosité à propos de son long parcours,
il
faudra vous replonger dans vos Jazz Hotauquel Kirk a accordé plusieurs interviews à caractère bio-discographique et
artistique (Jazz Hot n°482, 520,612).
Le répertoire a été choisi avec soin chez le
meilleur Wayne Shorter: trois splendides thèmes présents dans l’album Speak No Evil du saxophoniste enregistré
pour Blue Note en décembre 1964: «Fee-fi-fo-fum», «Infant Eyes», «Wild
Flower», une belle valse jazzée, un thème de Tony Williams, un de John Coltrane et un de Phil Woods à
côté du titre qui ouvre le disque et qui a déjà été enregistré par Kirk
Lightsey (Isotope, Criss Cross,
1983). Un standard, des compositions du jazz, plutôt rarement reprises
avec autant de bonheur, et un «Giant Steps» qui est devenu très
introspectif, tout en nuances,
avec une série d’accords magnifiques en introduction. Les harmonies
modernes,
au sens du début du XXe siècle, pleines d’éclats, cristallines sous les doigts
savants de Kirk, se combinent avec les
qualités d'expression du pianiste et son imaginaire pour 36 minutes d’une
exceptionnelle beauté.L’intensité, la profondeur de l’expression, la
puissance de l’imagination font de ce disque une belle œuvre.
© Jazz Hot 2021
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Charles Lloyd
8: Kindred Spirits, Live From the Lobero Theatre
Dream Weaver, Requiem, La Llorona, Part 5: Ruminations
Charles Lloyd (ts, fl), Gerald Clayton (p), Julian Lage (g),
Reuben Rogers (b), Eric Harland (dm)
Enregistré le 15 mars 2018, Santa Barbara, CA
Durée: 59’ 47” (un DVD présente le concert en images)
Blue Note 00602508001543 (Universal)
Enregistré
dans un lieu emblématique, le Lobero Theatre de
Santa Barbara, puisque c’est le plus ancien théâtre de Californie,
toujours en
activité depuis sa fondation, en 1873, par un immigré d’origine
italienne, Jose
Lobero, qui l’avait conçu comme un opéra, ce concert marquait les 80 ans
de
Charles Lloyd, le saxophoniste, flûtiste né à Memphis, TN. C’est un lieu
cher à
Charles Lloyd qui, selon le livret, y a délivré le plus grand nombre de
ses
concerts dans un même lieu au cours des ans. Précisons qu’il a été
reconstruit
en 1924, que son architecture jouit de la considération des amateurs
d'architecture, que l’acoustique y est des plus remarquables, qu’il est
actuellement un actif lieu culturel (plus de 250 événements par an) avec
notamment une tradition de musique de chambre qui fait sa réputation et
une
programmation régulière de jazz. La famille Brubeck y a aussi un
programme
régulier. Enfin, Marian Anderson y a chanté et laissé une trace
glorieuse en
1940, ce qui est peut-être une des explications du titre de cet album, Kindred Spirits (âmes sœurs). C’était donc un moment spécial pour le célèbre
saxophoniste. La beauté des harmonies, la sérénité, qui émanent de cette
musique, viennent
conforter l’impression de fête que donne déjà une production qui n’a pas
lésiné
sur les moyens (un riche livret de 40 pages dos carré), abondamment
illustré,
même s’il n’est pas aussi bien réalisé sur le plan de l’information,
défaillante à beaucoup d’égards. Un DVD permet d’écouter et voir ce
concert
pour le même prix. Même si Charles Lloyd a un long parcours depuis les
années
1960, une vraie personnalité, et des moments nous le racontent
(«Requiem»),
c’est une musique marquée par la forme coltranienne («Dream Weaver»), au
même
titre que celle de Pharoah Sanders. On retrouve effectivement une
proximité entre ces deux artistes, dans le traitement du son autant que
dans les
harmonies.
L’oreille peut s’arrêter à cette parenté évidente pour jouir
d’une heure précise de belle musique. On apprécie en effet une formation
de qualité où l’on retrouve un excellent Gerald Clayton (p), né en Hollande en
1984, le fils de John Clayton (b) et neveu du regretté Jeff Clayton disparu en décembre
2020.
Gérald est déjà réputé, et c’est un artiste qui a parfaitement digéré son McCoy
Tyner pour en faire une évocation décalée sans servilité, qui synthétise
parfaitement l’art du piano d’aujourd’hui au service d’une tradition, celle de
John Coltrane et celle du piano jazz. Ses interventions comme sur
«Requiem», son introduction à
«La
Llorona» donnent par leur caractère profond, sans étalage de notes, avec
la forme d'expression, une dimension supplémentaire à l’ensemble. La
rythmique avec Reuben Rogers (b) et Eric Harland (dm) est
évidemment (Charles Lloyd choisit ses orchestres avec soin) de haut
niveau, à
la hauteur de l’événement, de la musique jouée et sans aucune esbroufe,
juste
ce qu’il faut pour cette musique, là où il faut, sans en rajouter. Les
chorus
de Reuben Rogers et d’Eric Harland parlent de musique, de jazz et ne
versent à
aucun moment dans la démonstration. La curiosité vient de l’introduction
d’un guitariste, Julian
Lage, dans ce contexte habituellement sans. Julian Lage est un beau
guitariste,
très fin et suffisamment intelligent au sens musical pour se glisser
dans cet
ensemble, avec ses qualités mais en respectant une tradition de laquelle
il est
habituellement distant. Son intervention sur
«Requiem» est magistrale et in the
tradition. Le résultat dans son ensemble est digne d’éloges, car ça n’a
rien de facile de se couler dans la musique d’un autre, et qu’il ne vient pas
diluer l’esprit de la musique tout en donnant une idée précise de son talent et
sa qualité d’écoute (contre-chant du pianiste sur «La Llorona»). Une découverte dans ce contexte, déjà classique pour nous. Quant au Maître de cérémonie de cet anniversaire, le leader
Charles Lloyd, on a plaisir à le retrouver au sommet de son art, tout en
douceur et sérénité, avec un très beau son, une imagination toujours aussi
vive, et une profondeur dans son langage qu’il n’avait certainement pas dans
sa jeunesse, comme il le dit lui-même. On le répète, le jazz a cette
particularité de permettre aux artistes de donner libre-cours à leur expression
jusqu’au dernier jour de leur vie, et cela développe une dimension essentielle
de l’art, celle du vécu. Le dernier thème, «Part 5, Ruminations», dans une forme plus
libre post Ornette Coleman, permet au leader et à Julian Lage de faire
apprécier une autre dimension de leur talent, moins intense à notre sens, mais
très virtuose car n’en doutons pas, cette musique est très sophistiquée. La section
rythmique, au service, est sans faille, quel que soit le registre choisi.Signe que la musique
est une matière complexe, malgré
la communauté d’inspiration coltranienne, cette musique est pourtant
différente de celle de Pharoah Sanders malgré notre rapprochement. Cela
vient que ce sont deux artistes authentiques et que, malgré
l’inspiration commune, la personnalité est là pour
conférer à l’expression cette originalité qui signale la vraie création.
© Jazz Hot 2021
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Henry Robinett Quartet
Jazz Standards Volume 1: Then
I
Hear A Rhapsody, Yellow Days (La Mentira), The Days Of Wine And Roses, The Way
You Look Tonight, III Wind, East Of The Sun, Invitation, Soul Eyes, Why Do I
Love You?, Pinocchio
Henry
Robinett (g), Joe Gilman (p), Chris Symer (b), Michael Stephans (dm)
Enregistré
les 19 et 20 avril 2000, The Hangar, Sacramento, CA
Durée:
1h 02’ 49’’
Nefertiti
Records N121619 (https://henryrobinett.com)
Henry Robinett Quartet
Jazz Standards Volume 2: Then Again
Yours
is My Heart Alone, Like Someone In Love, I Thought About You, On The Street
Where You Live, Milestones, Body And Soul, How Am I To Know, Darn That Dream, I
Love You, It Could Happen To You, Monk’s Mood, San Francisco Holiday (Worry
Later)
Henry Robinett (g), Joe Gilman (p), Chris Symer (b), Michael Stephans (dm)
Enregistré
les 19 et 20 avril 2000, The Hangar, Sacramento, CA
Durée:
1h 07’ 43’’
Nefertiti
Records N121620 (https://henryrobinett.com)
Le
jazz est fait quelquefois de paradoxes, de choix de carrière qui
malheureusement briment la créativité et l’exigence dans les projets
artistiques. Celle du guitariste Henry Robinett est plutôt ancrée dans une
esthétique de fusion commerciale mêlant pop, jazz et world dans un esprit
évoquant le Pat Metheny Group d’où l’agréable surprise de découvrir une facette
plus intime du musicien qui, dans un contexte straight ahead, est tout à fait convaincant. Beaucoup
de musiciens de fusion se sont essayés à un jazz plus authentique et proche de
ses racines, avec plus ou moins de réussite, on pense à Larry Coryell dans les
années 1980 sur le label Muse Recordsavec des collaborations prestigieuses telles qu’Albert Dailey, George Mraz,
Billy Hart, Buster Williams, Stanley Cowell. Stanley Jordan sur Blue Note ou Mike Stern avec Al Foster
et Jay Anderson pour une relecture de standards ou un hommage à Miles Davis
avec George Coleman, Ron Carter et Jimmy Cobb en passant par John McLaughlin
lors de son expérience avec Elvin Jones et Joey DeFrancesco pour une relecture
du répertoire coltranien, ont également réussi ce nouveau virage. Henry
Robinett s’inscrit dans cette tradition, lui qui, depuis les années 80, est à
la tête de sa formation pour une musique fusion intégrant diverses formes
musicales développant l’aspect mélodique. Il est devenu au fil du temps une
figure majeure de la scène fusion de la côte ouest, tout en explorant à titre
personnel un jazz post bop.
Né
en 1956 à Sacramento, CA, il est issu de la classe moyenne afro-américaine, son
père St. Elmo Robinett est diplômé en philosophie à Berklee et en mathématiques
à l’USC, mais il est surtout le cousin germain de Charles Mingus, dont la
musique berce le foyer musical. Comme tout adolescent de sa génération, il
découvre la musique de Jimi Hendrix et décide de jouer de la guitare. Il prend
des cours avec le guitariste classique Jack Warren qui lui enseigne la rigueur
des partitions et la découverte de l’instrument, puis il perfectionnera son
étude auprès de Lee Havens dont l’enseignement des compositeurs tels que Bach,
Paganini, Mendelssohn à travers la guitare électrique jouée avec un médiator, lui
ouvrira de nouveaux horizons. Lee Havens, qui avait assisté à de nombreux
séminaires du guitariste de jazz Howard Roberts, lui enseigna également la
méthode de ce dernier. Le jeune musicien en devenir qu’est Henry Robinett est
alors pris en main par un professeur de musique Nick Anguilo, qui l’aidera en
terme de carrière et de confiance en soi. Alors
qu’il se fait un nom sur la scène du jazz fusion, il quitte sa formation pour
s’installer chez Mingus pendant plus de trois mois en 1978 au Manhattan Plaza de New York. Il plonge
dans un contexte délaissant le côté artificiel de la fusion de l’époque pour un
jazz de culture où il rencontre au quotidien Dizzy Gillespie, Sonny Rollins,
Leonard Feather ou Nat Hentoff. D’ailleurs, lors de l’anniversaire de Sue Mingus,
il jamme devant Sonny Rollins et Mingus avec le saxophoniste Paul Jeffrey sur
une thématique monkienne.
Une
période d’apprentissage va s’ouvrir pour Henry Robinett dans un contexte
strictement jazz, dont nous n’avons
malheureusement aucune trace discographique mis à part une participation en
1981 à l’album de l’excellente pianiste Jessica Williams Orgonomic Music avec le trompettiste Eddie Henderson. Les clubs de
jazz, où il collabore avec le pianiste Hal Galper, les saxophonistes Frank
Strozier et Clifford Jordan et le guitariste Ted Dunbar, vont le forger en tant
que musicien. Il travaille également avec la formation d’avant-garde Manhattan Plaza, avec Muhal Richard
Abrams, George Lewis, Chico Freeman, Ronnie Boykins et Ricky Ford. Mingus lui
fait travailler les partitions qu’il a écrites pour l’album Mingus de Joni Mitchell.
A cette époque, Mingus était affaiblit par la maladie et c’était principalement
Paul Jeffrey ou Jimmy Knepper qui faisait le travail de transcription. Une
fois, c’est Phineas Newborn qui s’installa toute une journée au piano pour
jouer la musique écrite par Mingus devant les yeux ébahis du jeune Henry
Robinett. Chez Mingus, il a l’occasion de discuter longuement avec Sonny Rollins, Ornette
Coleman, Dizzy Gillespie, George Coleman, Woody Shaw, Carter Jefferson et
surtout Dexter Gordon qui habitait au rez-de-chaussée dans le même bâtiment.
A
son retour en Californie, il joue au Keystone
Korner et collabore avec les pianistes Mark Soskin, Jessica Williams ou le
saxophoniste Pony Poindexter. Son expérience en leader va pourtant se
poursuivre dans le domaine de la fusion par le biais de son Henry Robinett
Group, avec lequel il enregistre cinq
albums à partir de 1986, puis décide de créer son propre label Nefertiti Records. L’histoire de ce
projet de standards en quartet acoustique a une histoire singulière, car elle
s’est passée à l’aube du nouveau millénaire au studio Hangar où Henry Robinett
travaillait comme ingénieur du son et producteur. Il décide de revenir aux
sources en jouant des standards et autres compositions de musiciens dans un
cadre strictement straight ahead. Pour cela, il s’est entouré de son ami et
membre de ses diverses formations le pianiste Joe Gilman. Né en 1962, lui aussi
à Sacramento, CA, il est un pur produit de l’enseignement américain ayant été
diplômé d’une licence en piano classique de l’université d’Indiana, puis une
maîtrise en jazz de l’Eastman School of
Music et enfin un doctorat en éducation à l’université de Sarasota. Il est
surtout connu comme pédagogue à temps plein à l’American River College de Sacramento et professeur adjoint d’études
de jazz à la CSU Sacramento, tout en
étant un intervenant régulier au Brubeck
Institute et au Stanford Jazz
Workshop. Il voue une véritable passion pour l’œuvre de Dave Brubeck même
si ses influences sont plutôt du côté de chez Herbie Hancock dans la période du
quintet de Miles, avec un toucher raffiné issu du classique et un sens
rythmique à la main gauche alternant les accords à la McCoy Tyner et les
longues phrases sinueuses toujours avec swing. Il a surtout une solide carrière
de sideman qui l’a fait enregistrer avec Bobby Hutcherson, Frank Morgan, Joe
Henderson, Robert Hurst, Jeff Tain Watts ou Al Tootie Heath, tout en partageant
la scène avec Woody Shaw, Richie Cole, Charles McPherson, Slide Hampton, David
Fathead Newman, Eddie Harris, mais aussi la génération actuelle dont Eric
Alexander, Russell Malone, Nicholas Payton, Wycliffe Gordon, Joe Locke ou
Anthony Wilson.
L’enregistrement
de ses deux volumes est resté une vingtaine d’années sur une étagère avant
qu’Henry Robinett ne décide de les réécouter et de les sortir enfin de l’oubli.
Il faut dire que l’on est dans un climat décontracté autour d’arrangements
simples mettant en valeur l’aspect mélodique d’un répertoire intemporel. Dans
cette sorte de jam improvisée, le guitariste démontre qu’il est à la base un
musicien de jazz pour qui le langage bop est quelque chose de naturel, même
s’il ne le pratique pas dans ses diverses productions. Son jeu élégant en
single note et son phrasé bopisant est fait de longues phrases où la tension
rebondit sous forme de cascades de notes. Sa virtuosité et sa sonorité restent
proches du Pat Metheny jazzman, avec un
discours qui reste fortement ancré dans un jazz de culture. L’album débute par
une belle version de «I Hear A Rhapsody» où le leader maîtrise à la perfection
l’art de la mélodie dans l’exposition du thème. Cela se vérifie dans l’ensemble
de la thématique du disque et dans sa capacité à sublimer les standards où
virtuosité et musicalité sont au programme. «Yellow Days» est l’occasion
également de remarquer l’excellent chorus de Joe Gilman avec une superbe main
gauche et surtout un jeu en block chords à la Phineas Newborn. Tout au long de
ses deux volumes issus de la même session d’enregistrement, il y a une sorte de
relâchement donnant un esprit de jam de fin de set avec une forme de jubilation
à jouer un répertoire intemporel qui est la base du jazz. La rythmique est
également l’une des grandes satisfactions du quartet avec une belle cohésion et
un véritable sens du swing. Michael Stephans, né en 1945 à Miami, est un
batteur à la grande musicalité avec un jeu mélodique qui donne souvent à
l’auditeur une sensation de solo permanent, pédagogue averti, il a longtemps
collaboré avec Dave Liebman, Joe Lovano et Bob Brookmeyer. Son jeu se vérifie
notamment sur des thèmes monkiens tels que «Monk’s Mood» ou «San Francisco
Holiday (Worry Later)» ainsi que sur «Like Someone In Love» sur un tempo
medium. Quant à Chris Symer, il cultive un jeu tout en souplesse et autorité,
avec une superbe sonorité ronde et boisée. Les deux ballades «Soul Eyes» et
«Body and Soul» relient les deux volumes au niveau de l’expression du jeu
d’Henry Robinett qui démontre une netteté de l’attaque, avec une articulation
claire doublée d’un jeu où les lignes mélodiques mettent toujours le thème en
valeur. Ce visage peu connu de la personnalité musicale du leader nous fait
regretter une discographie où le jazz n’est qu’un élément d’un discours hybride
propre au jazz fusion. On attend avec impatience la sortie des volumes 3 et 4
qui sont en préparation avec le même quartet.
© Jazz Hot 2021
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Pierre Christophe / Hugo Lippi
Flowing
Le Belvédère, Ondas, Summer Skies, Beloved Child, Tidal
Birds, Daisies, Lands of Duke, Late Night Dream, Campfire By the Lake, Prairie
Song, Billet Galant, Flowing, O Grande Rio, Brume Automnale
Pierre Christophe (p), Hugo Lippi (g)
Enregistré les 21-23 avril 2021, Meudon (92)
Durée: 58’ 34”
Camille Productions 042021 (camille-productions.com/Socadisc)
Pierre Christophe et Hugo Lippi font maintenant partie des
aînés de la scène française du jazz à laquelle ils contribuent avec excellence
depuis leurs débuts. On connaît leurs univers ancrés dans la tradition du jazz,
avec un attachement à la note bleue des origines, d’outre-Atlantique, et ils
continuent à l’animer dans ce monde post-covid avec leurs qualités de
virtuosité et de sensibilité habituelles. Mais ce disque surprendra les amateurs familiers de leur
monde. Il est comme une randonnée hors des chemins balisés de leurs références
habituelles.
Pierre Christophe est l’architecte-compositeur de cette rencontre
à deux. Déjà, le choix d’une rencontre piano-guitare n’est pas aussi fréquent
qu’on pourrait le penser. Le duo incite plutôt au dialogue, et si nous avons
parlé de covid, c’est pour dire qu’il y a comme un parfum particulier dans cet
enregistrement, comme un début de nostalgie, un regard complice extériorisé sur
un avant qui signale que la maturité est arrivée, et, avec elle, la volonté de
parler soi-même avec son cœur de ce qui fait l’essence de la vie.
Le ton est donc bien plus européen, même dans les deux
évocations brésiliennes, avec un souci de douceur, de mélodie, qu’on retrouve
dans le style valsée ou rhapsodiant (une réminiscence de Jaki Byard), comme on
le trouvait chez d’autres aînés, qui pour être américains (Bill Evans et Jim
Hall), n’en étaient pas moins au fond très européens dans leur manière. Les compositions de Pierre Christophe appartiennent ainsi
bien plus à la tradition locale, et Hugo Lippi, chantant avec ses
qualités de mélodiste, entrelace son discours autour de celui de Pierre
Chrisophe. Si le jazz y perd parfois un peu de son esprit d'outre-Atlantique, du
swing et
totalement du blues auquel nous ont habitués nos deux compères, la
musique en
général y gagne un album de beau piano et de belle guitare, pétri de
poésie, de
mélodies, de cette atmosphère de nostalgie et de rêve («Le Belvédère»,
«Tidal
Birds», «Late Night Dream», «Flowing», «Brume Automnale») qui nous
rappelle nos cousins de Belgique avec leur amour de la
guitare et de la poésie. Si on remonte encore un peu dans le temps,
l’art d’Hugo Lippi se rattache à la longue tradition de Django riche de
cet art poétique,
plus par la musicalité que par la lettre.
Pierre Christophe se révèle un compositeur de talent capable
de proposer à un guitariste le cadre d’une rencontre harmonieuse, parfaite pour
un dialogue généreux en toute liberté. Leur qualité d’écoute réciproque fait le
reste.L’originalité du projet nous a
fait pencher pour une découverte malgré le parcours déjà long des complices de Flowing.
© Jazz Hot 2021
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Nicholas Thomas 4
Plays the Music of Hank Jones
Minor Conception, Angel Face*, Recapitulation, Vignette,
Hank’s Vibe, Beaches in the A.M., Odd Number, Things Are so Pretty in the
Spring, Chant, We’re All Together
Nicholas Thomas (vib), Alain Jean-Marie (p), Michel
Rosciglione (b),
Mourad Benhammou (dm) + Viktorija Gečytè (voc)*
Enregistré en mars 2019, Villetaneuse (93)
Durée: 41’ 09’’
Fresh Sound 5111 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Le vibraphoniste italien Nicholas
Thomas présente son troisième album sous son nom, après deux disques en
co-leader avec le ténor Marco Ferri, dont un avec la participation du
trompettiste new-yorkais, Joe Magnarelli. Né en 1981 à Reggio Emilia, petite
ville du nord de l’Italie, entre Modène et Parme, il sort diplômé en
percussions classiques de l’Istituto Superiore di Studi Musicali di Reggio
Emilia avant de terminer sa formation jazz à Paris –au conservatoire mais aussi
à travers plusieurs master-classes du maître Barry Harris–, ville où il s’établit et dont il investit
la scène jazz. C’est d’ailleurs par la fréquentation de ses aînés qu’il
approfondit sa pratique du «métier»: Jorge Rossy, Phil Abraham, Nivo
& Serge Rahoerson, Laurent Marode (il est un membre régulier de son nonet),
Gene Perla (au sein de son trio accompagnant Viktorija Gečytè, invitée ici sur
un titre) ou encore deux piliers des sections rythmiques parisiennes présents
sur cet enregistrement: Alain Jean-Marie et Mourad Benhammou (qui l’a intégré à
son groupe Soulful Drums). Un autre musicien d’expérience, Michel Rosciglione,
complète le solide quartet de Nicholas Thomas.
Il n’en fallait pas moins pour rendre hommage à
l’immense Hank Jones (1918-2010, dont Jazz Hot propose une
discographie intégrale en sideman à télécharger), à travers ses compositions, la
première étant «Minor Conception», tirée de l’album Hank Jones’ Quartet (Savoy, 1956). Les couleurs et la
profondeur du vibraphone permettent d’évoquer, sans chercher à l’imiter,
l'intensité swing du grand pianiste. L’intérêt de cette relecture doit
aussi beaucoup aux
interventions d’Alain Jean-Marie, toujours d’une grande finesse, et au
soutien aussi
énergique que subtil de Mourad Benhammou, omniprésent dans la production
jazz
française ces derniers temps. Naturellement, on pense à l’association
entre
Hank Jones et Milt Jackson, représentée par le titre «Angel Face»,
qu’ils
enregistrèrent à plusieurs reprises, même si pour cet hommage c’est la
version
de 1992 avec Abbey Lincoln (Where There
Is Love, Gitanes), auteur des paroles, à laquelle il est fait référence
puisque c’est ici qu’intervient la
chanteuse Viktorija Gečytè dont le timbre chaleureux enveloppe ce magnifique
thème. Outre l’idée excellente de mettre en avant ce répertoire pas si
fréquenté, Nicholas Thomas s’impose ici
comme un instrumentiste expressif, en particulier sur la jolie ballade «Things
Are so Pretty in the Spring» (Urbanity,
Clef, 1947-53) qu’il introduit en solo avant d’être rejoint par une section
rythmique d’une extrême délicatesse. Parmi les compositions du maître, le
leader a par ailleurs glissé un original dans l'esprit: «Hank’s Vibe» qui est
aussi l’occasion d’apprécier la belle sonorité de Michel Rosciglione à travers
une prise de parole très mélodique.
Un bon tribute qui rappelle une nouvelle fois la richesse sans limite du corpus
jazzique toujours source de création pour chaque génération de
musiciens.
© Jazz Hot 2021
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Junior Mance Trio
Live at Café Loup
Broadway, Blue Monk, For Dancers Only, What Is This Thing
Called Love?, Georgia on My Mind*, Going to Chicago*, Happy Times
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Jackie Williams (dm),
José James (voc)*
Enregistré le 17 juin 2007, Café Loup, New York, NY
Durée: 58’ 19”
Café Loup/JunGlo Music, Inc. 01 (www.juniormance.net)
Junior Mance Quintet
Out South
Broadway, Dapper Dan, Emily, Hard Times, I Wish I Knew How
It Would Feel to Be Free, In a Sentimental Mood, Out South, Smokey Blues,
Smokey Blues-Reprise
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Jackie Williams (dm),
Ryan Anselmi (ts), Andrew Hadro (bar)
Enregistré le 6 décembre 2009, Café Loup, New York, NY
Durée: 1h 08’
JunGlo Music, Inc. 02 (www.juniormance.net)
Junior Mance Quintet
Letter From Home
Holy Mama, Home on the Range, Jubilation, Letter From Home,
The Uptown, Medley: Sunset and the Mocking Bird, A Flower Is a Lovesome Thing
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Kim Garay (dm), Ryan
Anselmi (ts), Andrew Hadro (bar)
Enregistré le 6 mars 2011, Café Loup, New York, NY
Durée: 1h 04’ 08”
JunGlo Music, Inc. 03 (www.juniormance.net)
Junior Mance
The Three of US
Broadway, Whisper Not, Tin Tin Deo, Emily, Jubilation, Idle
Moments, Harlem Lullaby,
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Michi Fuji (vln)
Enregistré le 15 avril 2012, Café Loup, New York, NY
Durée: 1h 08’ 12”
JunGlo Music, Inc. 04 (www.juniormance.net)
Junior Mance
For My Fans, It's All About You
Emily (Solo), Home on the Range (Solo), All Blues, Sunset
and the Mocking Bird,
Home on the Range (Trio), Hard Times, 9:20 Special
Junior Mance (p), Hidé Tanaka (b), Michi Fuji (vln)
Enregistré les 18 et 20 février 2015, New York, NY
Durée: 44’ 42”
JunGlo Music, Inc. 06 (www.juniormance.net)
La disparition récente le 17 janvier 2021 de ce monument du
jazz, une incarnation intemporelle de cette musique dont il possède tous les
codes dans son jeu, du blues et spiritual à l’extrême modernité, celle qui n’a
pas d’âge et ne dépend pas des modes, celle de la liberté de création née de la
tradition populaire, nous a donné véritablement le blues malgré son grand âge
et le fait que nous sachions qu’il vivait ses derniers jours pendant ce
changement d’année. Il incarnait l’archétype de l’artiste de jazz, accessible
au public le plus populaire bien que sans concession sur son expression qu’il
n’a cessé d’ancrer sur les racines les plus essentielles de l’Afro-Amérique, le
blues. L’hommage que Jazz Hot lui a rendu témoigne d’un parcours exceptionnel, riche qu’il est encore
possible d’imaginer à travers une discographie conséquente et une vidéographie
qui immortalisent quelques moments de Junior Mance dans une vie très remplie et
qu’il a lui-même embellie.
Nous avons ici cinq disques parmi les derniers
enregistrements (cf. la discographie qui
accompagne l’hommage) de ce Maître du piano jazz, et du blues («Blue Monk»)
car c’est la couleur indispensable du jazz, de 2007 à 2015, sur le label qu’il
cofonda au tournant des années 2000 avec Gloria Clayborne-Mance, JunGlo Music
(contraction de Junior et Gloria), réalisés en live au Café Loup pour 4 des 5 CDs, un lieu très frenchy, y compris par la restauration
et les photos de Paris vu par Brassai. Ces enregistrements témoignent de la
vitalité incroyable de l’octogénaire autant que de son talent artistique si
personnel. Gloria Clayborne-Mance a par ailleurs été à l’origine d’un
documentaire sur Junior (à paraître)
où on le découvre dans les toutes dernières années de sa vie, toujours l’œil
vif et le sourire éclatant à l’évocation de ses souvenirs ou à l’écoute de la
musique de sa vie, peu avant sa disparition et l’épisode Covid.
En 2007, l’année du premier disque dans l’ordre chronologique,
Junior Mance, 79 ans, est toujours au sommet d’un art, le jazz, qu’il n’a pas
quitté déjà depuis 66 ans de carrière et, en 2015, à 87 ans, il est encore
fidèle à ses exigences, sans faiblesse. Dans ces disques, on retrouve certains
thèmes communs («Hard Times», «Emily», «Broadway», «Home on the Range»), mais
dans des versions renouvelées en solo, trio ou quintet. Junior est partout
accompagné par le fidèle et bon contrebassiste Hidé Tanaka. Jackie Williams est
le batteur sur les deux premiers, et deux saxophonistes, Ryan Anselmi (ts) et
Andrew Hadro (bar) viennent apporter «de la chair» dans les deux disques en
quintet. Sur les deux derniers enregistrements, une violoniste, Michi Fuji, apporte
un contrepoint original, avec une teinte d’automne.
On ne va pas séparer dans l’appréciation globale ces
enregistrements de la dernière période de Junior Mance, et même si certains
moments sont plus brillants que d’autres, Junior Mance est partout égal à
lui-même, un grand artiste du piano jazz à la forte personnalité, d’une
remarquable constance dans la qualité. C’est un trait qu’il partage avec tous
les Anciens du jazz, les Vénérables, à la veille de leur disparition, de
posséder encore et toujours une force d’expression, une intensité d’autant plus
émouvantes que l’âge avance. Cela donne du poids à chacune de leur note. On se
souvient d’un autre Chicagoan, Von Freeman, qui lui aussi témoignait dans ses
derniers enregistrements, de cette intense fragilité source d’une émotion sans
pareille, et le cas est fréquent pour nous rappeler ce que le jazz a
d’exceptionnel.
La synthèse entre bebop, blues et swing que
Junior Mance a réalisée, est le point essentiel qui définit son art et sa
personnalité. Il aborde le répertoire du bebop («Broadway», «What Is This Thing
Called Love?» sur Live at Café Loup, «Tin Tin Deo» en souvenir de Dizzy Gillespie,
sa référence et son ami, «Whisper Not», sur The
Three of Us), sa génération, avec le naturel d’une musique dans laquelle il
a grandi. Il peut aussi aborder tout aussi naturellement le blues le plus
radical («Going to Chicago» sur Live at
Café Loup, «Smokey Blues» sur Out
South), le mainstream («For Dancers Only» sur Live at Café Loup), le blues & boogie («Out South» sur Out South), le spiritual («I Wish I Knew
How It Would Feel to Be Free» sur Out
South), Duke Ellington («In a Sentimental Mood» sur Out South) ou Count Basie («9:20 Special» sur For My Fans) et Ray Charles («Georgia» sur Live at Café Loup), avec tout autant d’aisance, de familiarité. Plus,
il parvient à entremêler, tisser toutes ces inspirations dans une expression
tout à fait personnelle, le style du grand Junior Mance, une musique au drive
impressionnant («Out South», «Smokey Blues»…) qui ne peut manquer de vous
soulever de la chaise comme pour une expérience de lévitation. En ce sens, il
est un alter ego d’un autre monument du piano jazz, Ray Bryant, tout aussi
géant dans cette synthèse du jazz. La vie les a parfois assis sur le même banc devant
le même piano (cf. la vidéographie) pour
partager, avec complicité en communion avec le public, cette compréhension en
profondeur, ce feeling de ce qui fait l’essence de cette musique.
Junior Mance, comme Ray Bryant, Ray Charles, Erroll Garner, Ella Fitzgerald, Art
Blakey, est un symbole, une icône de cette musique dans son entier. Peu importe
les différences de notoriété, un même génie les habite, celui d’un siècle de
jazz dans toutes ses dimensions.
Aucun disque n’est totalement en solo, un exercice où Junior
a brillé tout au long de sa vie, mais quelques thèmes sont en soliste. Certains
autres le sont le temps d’une longue introduction ou pendant un chorus («Blue
Monk»…).
En trio classique (basse, batterie) en 2007, Junior propose
ce qui se fait de mieux en la matière. En trio à cordes avec basse et violon,
pour les derniers enregistrements (2012-2015), c’est assez inattendu (notamment
le «Home on the Range», grand classique du western américain, «spiritualisé»
par Junior et qui garde grâce au violon cette touche western) et réussi car
Junior est un maître de la synthèse. Tout ce qu’il adopte prend la couleur
blues, celle de Junior qui aurait mérité le surnom de «blue fingers».
On pourrait détailler chaque thème, car chaque thème est un
récit, comme ses splendides «What Is This Thing Called Love», «Jubilation», son
incroyable «Whisper Not», son «Georgia» qui ne pâlit pas des versions
précédentes, car il faut noter que Junior a cette capacité d’entraîner ses
compagnons dans son monde, et ses enregistrements en quintet possèdent un drive
qui en dit long sur le jeune homme qu’est resté Junior jusqu’à ses derniers
jours, sur la force de conviction, l’authenticité que possède son expression
capable de transcender ses compagnons… et le public auquel il dédie son dernier
enregistrement avec cette volonté de ponctuer lui-même son œuvre jusqu’à la
dernière note, avec ce souci de perfection qui est aussi la marque du jazz.
Cinq disques, cinq heures de plaisir, de nostalgie,
d’émotion, de blues, swing & spiritual, qui se terminent symboliquement par
le «9:20 Special» d’Earle Warren, un retour aux sources du Count Basie
Orchestra, pour rêver à ce modèle d’artiste de jazz et à tout ce qu’à
d’essentiel le jazz, une musique populaire, de racines, d’exigence et de
liberté à ce moment de chaos planétaire où ces repères, ces valeurs s’effacent
à grande vitesse.
© Jazz Hot 2021
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Funky Ella featuring Leslie Lewis
I Put a Spell on You
I Put a Spell on You, Have You Seen the Child, Hallelujah,
Work Song, To Love Somebody, Sinnerman, Come Together, Feelin’ Good
Leslie Lewis (voc), Gerard Hagen (p), Nicolas Peslier (g), Peter Giron (b), Mourad Benhammou (dm), Jean-Philippe Naeder (perc)
Enregistré les 14 décembre 2020, 19 janvier et 1er mars 2021, Meudon (78)
Durée: 44’ 09’’
Ahead 839.2 (Socadisc)
Installés à Paris depuis 2012, Leslie Lewis et Gerard Hagen forment un couple musical qu’on a coutume d’entendre le plus souvent Rive
Gauche, notamment Chez Papa ou au Café Laurent, et qui tourne aussi
régulièrement à travers la France et l’Europe. Si Leslie est l’une des plus
belles voix de la capitale, son expression enracinée ne doit rien au hasard:
originaire d’Orange, NJ, elle intègre le chœur de l’église familiale dès ses 3
ans, se révélant déjà comme soliste sur l’Ave
Maria. A 9 ans, elle assure son premier engagement professionnel pour un
mariage et multiplie les participations à des comédies musicales et des
concerts de gospel durant sa scolarité. Autour de 21 ans, en 1978, elle
s’installe à Los Angeles pour prendre un poste de chanteuse-danseuse au parc
Disneyland ce qui l’amènera à occuper d’autres emplois de ce type à Nashville,
TN, à Orlando, FL, et à jouer la comédie pour la télévision et le cinéma. On la
retrouve également auprès de plusieurs orchestres de jazz: The Cleveland Jazz
Orchestra, The Jazz Tap Ensemble ou The Tom Kubis Big Band. C’est en 2005,
qu’elle débute son association avec Gerard qui lui est originaire d’une famille
très musicale de Bismarck, ND. Outre le piano, il s’est initié dès l’enfance au
trombone, à la guitare électrique et, au collège, prend sur l’heure du déjeuner
des cours d’harmonie avec son professeur de musique. A 14 ans, ses parents lui
offrent un orgue avec lequel il monte un groupe de rock. Plus tard, il joue de
la basse électrique dans l’orchestre de jazz du lycée. Diplômé en piano
classique à l’issue d’études universitaires incluant également le jazz, il emménage
à Los Angeles, CA où, durant trente ans, il mènera une carrière de musicien,
d’arrangeur et de pédagogue.
Le présent album est le sixième enregistrement commun de
Leslie Lewis et Gerard Hagen, mais contrairement à l’habitude, ils n’y sont pas
en duo ou simplement accompagnés du trio de Gerard dont l’excellent Peter
Giron et l’incontournable Mourad Benhammou sont des membres réguliers qu’on
retrouve d’ailleurs fort logiquement ici. Pour cette formule en sextet, se sont
rajoutés deux autres protagonistes également bien connus des lecteurs de Jazz Hot: Nicolas Peslier –qu’on a
beaucoup entendu dans le big band de Claude Bolling, mais aussi avec Rhoda
Scott (qui signe le livret), Dany Doriz, Laurent Mignard, François Laudet–, et Jean-Philippe
Naeder, le fidèle complice de Paddy Sherlock, également impliqué dans diverses
formations: Les Haricots Rouges, Pink Turtle ou le Mégaswing de Stéphane Roger.
L’intitulé du groupe, Funky Ella, est transparent quant à la filiation qu’il
revendique. Pour ce qui est du répertoire –plutôt celui de la musique populaire
américaine et anglo-saxonne des années 1950 à 1980– bénéficiant d’une relecture
entre jazz, blues et rhythm & blues, il rappelle celui des trois albums
gravés par la grande Ella entre 1969 et 1971 (Sunshine of Your Love, Prestige; Ella, Reprise; Things Ain’t
What They Used to Be, Reprise; voir la discographie de notre dossier «Le
Siècle d’Ella Fitzgerald») dans lequel elle reprenait, en se les
appropriant parfaitement, plusieurs succès du moment comme «Hey Jude» des
Beatles, «Get Ready» de Smokey Robinson ou encore «Sunny» de Bobby Hebb. Pour
autant, c’est plutôt Nina Simone qu’évoquent les deux titres ouvrant et
clôturant l’album: «I Put a Spell on You» (Sreamin’ Jay Hawkins) et «Feelin’
Good» (Anthony Newley/Leslie Bricusse) qu’elle a inscrit dans les mémoires. On
pouvait craindre que de telles références n’écrasent les interprètes d’aujourd’hui,
Leslie Lewis en tête, d’autant que le traitement jazz/blues de tubes pop, une
marotte de la production jazzique, est souvent décevant, sauf à s’appeler Ella
Fitzgerald justement… Force est de constater que Leslie Lewis et ses partenaires
ont enjambé avec succès ces difficultés car ce I Put a Spell on You est une réussite! L’ancrage blues du
morceau-titre, introduit par Peter Giron (qui a tourné plusieurs années avec
Luther Allison), enluminé par les riffs de Nicolas Peslier et les block chords de Gerard Hagen, offre à
Leslie Lewis un support parfait. Chanteuse de caractère, elle s’impose avec naturel.
Idem sur le thème soul-funk d’Al Jarreau, «Have You Seen the Child», autre pépite
blues de ce disque. L’adaptation rhythm & blues des morceaux les plus
éloignés du jazz –«Hallelujah» de Leonard Cohen, «To Love Somebody» de Barry
& Robin Gibb (du trio Bee Gees) et «Come Together» de John Lennon/Paul
McCartney– fonctionne bien. Sur «Come Together» le soutien des deux
rythmiciens est d'ailleurs déterminant, donnant à la mélodie des saveurs inédites. Ceux-ci,
en renfort de Nicolas Peslier, donnent aussi une couleur soul intéressante au
spiritual «Sinnerman». Quant à l’unique composition jazz de l’album, «Work
Song» (Nat Adderley/Oscar Brown, Jr.), bien amenée par Mourad Benhammou et
Nicolas Peslier, elle est bien servie et sans fioritures, avec
en prime un bon solo de Gerard Hagen, dans l’esprit de son mentor Tommy
Flanagan (accompagnateur historique d’Ella, notamment sur deux des trois albums
cités plus haut). De même, «Feelin’ Good» est donné dans une version assez
proche de l’original, sans pour autant sombrer dans l'imitation.
Bravo donc à Leslie Lewis et aux musiciens de Funky Ella dont le parcours
musical de chacun a permis de mener à bien collectivement un projet loin d’être
évident.
© Jazz Hot 2021
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Mahalia Jackson
Complete Mahalia Jackson: Intégrale Vol. 19 1962
Lord, Don't Let Me Fail, I Couldn't Keep It to Myself, It's
in My Heart, It Took a Miracle, No Other Help I Know, Without God I Could Do
Nothing, Joy to the World, O Little Town of Bethlehem, O Come, All Ye Faithful
(Adeste Fideles), What Can I Give, Go Tell It on the Mountain, Silent Night-Holy
Night, Hark! The Herald Angels Sing, Christmas Comes to Us All Once a Year, A
Star Stood Still (Song of the Nativity), Sweet Little Jesus Boy
Mahalia Jackson (voc), avec de 1 à 6: Edward C. Robinson
(cond, p), Albert A Goodson (org), Al Hendrikson (g), Joe Mondragon (b), Shelly
Manne (dm), Johnny Williams (dm) + chorale de Thurston Frazier et de 7 à 16
Orchestre de Johnny Williams avec chœur, non détaillé
Enregistré les 23 mars 1962 et 24-25 juillet 1962,
Hollywood, CA
Durée: 1h 06’ 36”
Frémeaux Associés 1329 (Socadisc)
Alerte! Il semblerait, d’après le texte du livret de Jean Buzelin,
que le volume 19 soit le dernier de l’intégrale Complete Mahalia Jackson commencée il y a plus de 20 ans en 1998,
et qui s’arrête en queue de poisson à 1962 pour cause de loi européenne. C’est
d’ailleurs pourquoi, il inclut dans son texte une discographie complémentaire
jusqu’à 1969, son dernier enregistrement semble-t-il, avant son décès le 21
janvier 1972, de même que quelques compléments biographiques jusqu’à son décès.
Merci à l’auteur, mais on souhaiterait pour la cohérence que le travail se
poursuive dans la même collection, même s’il faut attendre pour cela 2029.
Si nous n’avons pas reçu le précédent volume 18, nous avions commenté les 4 précédents.
Les 6 premiers titres prolongent donc la séance du 23 mars 1962 du volume 18 (à
trouver par vos soins), à l’origine sur un même album LP Make a Joyful Noise Unto the Lord. La suite des enregistrements
n’est pas moins révélatrice du talent multidimensionnel de Mahalia: une
voix et une expression en absolu comme on peut le dire d'Ella
Fitzgerald, de la Callas ou de Billie Holiday. Il s’agit de gospels, de
chants de Noël, dans un
style très classique au sens aussi bien de traditionnel et de musique
classique, où la voix de Mahalia est au niveau des grandes
cantatrices d’opéra par sa puissance expressive autant que par la mise
en place
et une nature d’expression très solennelle, émouvante comme peu de
cantatrices
en ont le pouvoir («What Can I Give»). La voix est miraculeuse de
clarté, de
diction et de majesté.
Quand on se remémore l’actualité afro-américaine de ce début
des années 1960, à laquelle prend part la grande chanteuse aux côtés de Martin
Luther King, Jr. souvent, on peut supposer qu’une telle expression n’a pas été
pour rien dans la puissance du message afro-américain à l’Amérique tout
entière, d’autant que la chanteuse est aussi courtisée par le pouvoir américain
central de Washington dans son souci de gestion d’une crise aiguë pour laquelle
il a besoin de passerelles avec le monde afro-américain.
Mahalia
Jackson, comme Martin Luther King, Jr., en ce temps,
par la puissance de leur verbe et de leur art vocal, autant que par la
religiosité qui habille leur message (un langage commun des Etats-Unis),
étaient sans doute les manières les plus adaptées de faire enfin
partager à
l’autre partie de l’Amérique l’idée que le monde afro-américain ne se
limitait
pas à un monde parallèle invisible au service du monde dominant ou en
rivalité avec les pauvres Euro-Américains. D’autant
qu’une part du répertoire de Mahalia Jackson est commun aux mondes afro
et
euro-américains. Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Ray Charles, Duke
Ellington
et le jazz en général ont eu aussi cette mission civilisatrice de
l’ensemble de
l’Amérique, car l'Amérique dans son ensemble est une terre de
colonisation (on l'oublie souvent). Il est dommage pour l’ensemble des
Américain/es que cette dynamique
se soit progressivement éteinte à partir de la seconde partie des années
1960, par le rouleau compresseur de la société de consommation de
masse, y compris de la musique, aboutissant à cette normalisation encore
plus effrayante par sa puissance que celle, déjà totalitaire, des pays
de l'Europe de l'Est., et qu’on se trouve, encore en 2021, à la
juxtaposition de communautés qui se regardent en chiens de faïence
plutôt que d’être fondues en une maison commune généreuse, comme le jazz
l’a tenté et réussi souvent, et d’autant plus
riche, comme la musique et le jazz en ont donné heureusement des
témoignages, comme ce disque et plus largement des œuvres comme celle de
Mahalia Jackson.
Un bel album de plus de la Diva des Divas, la grande, l'unique Mahalia
Jackson, et on espère qu’il ne sera pas le dernier malgré l’annonce
«refroidissante» de Jean Buzelin concernant l’arrêt de cette intégrale.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Esaie Cid Quintet
The Kay Swift Songbook Vol. 2
Femme fatale, A Moonlight Memory, Nevermore, Sixpense and a
Smile, If I Could Write You a Melody Like Rodgers or Kern, Velvet Shoes,
Prayer With a Beat, Write a Song for Me, John Likes It When the Wind Blows
Esaie Cid (as, cl), Jerry Edwards (tb), Gilles Réa (g),
Samuel Hubert (b), Mourad Benhammou (dm)
Enregistré le 15 octobre 2020, Paris
Durée: 41’ 32’’
Swing Alley 044 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Après un premier
volume qui avait permis de mettre en lumière la méconnue compositrice
et arrangeuse Kay Swift (1897-1994), Esaie Cid revient avec son bon quintet, reconduit à l’identique, afin de
poursuivre l’exploration du
répertoire de celle qui fut aussi la partenaire et la compagne de George
Gershwin, dont elle n’a cessé d’honorer la musique jusqu’à la fin de ses
jours,
évitant par son dévouement au long court que certaines de ses pièces ne
soient
perdues. Comme pour le précédent disque, le livret détaille l’histoire
de
chacun des morceaux sélectionnés par l’altiste, dessinant le portrait
d’une artiste
dont la liberté d’être et de création devrait inspirer notre époque
post-démocratique tristement soumise. Quand on sait le vif intérêt
d’Esaie Cid
pour les grands romans du XIXe siècle et en particulier pour son très cher
Honoré de Balzac (à qui l’album est notamment dédié), on comprend qu’il se soit
penché sur la vie et le travail de ce personnage hors norme qu’est Kay Swift!
Toujours très finement arrangés par le saxophoniste, on retrouve des
titres
appartenant au domaine de la comédie musicale, pour certains jamais ou
rarement joués sur scène comme
«Femme fatale» (1948), composé d’après le personnage d’Aunt Sarah
imaginé par l'ami de Kay Swift, l’écrivain Frank Sullivan qui avait été
membre de l’Algonquin Round Table,
un cercle d’auteurs, de critiques et d’acteurs (dont Harpo Marx!) qui se
réunissait quotidiennement entre 1919 et 1929 à l’Algonquin Hotel, à
Manhattan, pour échanger des traits d’humour, jouer et se faire des farces qui
étaient rapportées dans la presse nationale; ce cercle, dit «vicieux», fut un creuset de création. Le personnage d’Aunt Sarah fera
l’objet, en 1953, d’un épisode télévisé burlesque, où la chanson
«Femme fatale» est reprise. Cette trace unique du titre écrit par Kay Swift a
permis à Esaie Cid d’en relever la mélodie, et d’en proposer une version au
swing raffiné, portée par le drive de Mourad Benhammou. On découvre par
ailleurs dans ce second volume du Kay
Swift Songbook, une dimension plus intime de la compositrice qui
écrivait
aussi pour ses proches: enfants, petits-enfants et même pour son
troisième mari: la jolie ballade «Write a Song for Me» (1967),
délicatement introduite par
Gilles Réa, où le duo sax-trombone développe des interventions à la
sensibilité aiguë. Plus insolite, «Nevermore» (1956), ballade
initialement
écrite pour piano, se trouve habillée par le mambo. Enfin, «Prayer With a
Beat», composé pour l’Exposition universelle de Seattle, WA, de 1962,
illustre
la diversité des travaux effectués par Kay Swift qui ne craignait
d’ailleurs
pas de prendre ses commanditaires à rebrousse-poil (cf. livret). Notons que
pour excaver ces raretés –comme le sont la plupart des titres présentés dans ce second
volume– le bopper a consulté les archives de l’Université de Yale où sont
conservées ses partitions.
L’important et passionnant travail de recherche et de
reconstitution de l’œuvre de Kay Swift poursuivi ces dernières années par Esaie Cid, excellemment
servi par le quintet, a le grand mérite de réactiver un
pan de la mémoire du jazz, celle du monde artistique euro-américain
vivant au
contact de la communauté afro-américaine et de sa culture musicale,
s'enrichissant sur le plan artistique de cette curiosité, et dont le
jazz illumina en retour la production: de Porgy and
Bess de Gershwin (1935) et A Day at
the Races (1937) des Marx Brothers aux multiples relectures, interprétations de
cette rencontre heureuse par le génie du jazz dans son ensemble.
© Jazz Hot 2021
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Chick Corea & The Spanish Heart Band
Antidote
Antidote, Duende,
The Yellow Nimbus Part 1, The Yellow Nimbus Part 2, Prelude To My Spanish
Heart, My Spanish Heart, Armando’s Rumba, Desafinado, Zyryab, Pas de Deux,
Admiration
Chick Corea (p,
kb), Carlitos del Puerto (b), Marcus Gilmore (dm), Jorge Pardo (fl, s), Steve
Davis (tb), Michael Rodriguez (tp), Nino Josele (g), Luisito Quintero (perc),
Nino de Los Reyes (dancer), Ruben Blades (voc), Maria Bianca (voc), Gayle Moran
Corea (choir)
Enregistré à Los
Angeles, CA, date non communiquée (prob. 2018)
Durée: 1h 14’
33’’
Concord
Jazz/Stretch Records 00888072103351 (Universal)
Ce disque, qui compte parmi
les derniers de Chick Corea, récemment disparu, est l’un de ses projets les
plus aboutis hors de l’univers du jazz à proprement parler, sans nier jamais cette forte influence. Une cohérence artistique
doublée d’une véritable légitimité du leader qui n’a jamais caché
son attachement à ses racines hispaniques au sens large. De par son lyrisme et
la netteté de ses phrases, où chaque note se détache dans un jeu percussif, il
reste un lointain cousin de Bill Evans et de McCoy Tyner avec toujours cette
touche latine. Pour Antidote, il s’est inspiré de ses deux albums
incontournables dans la fusion latine mêlant diverses influences avec brio. Il
redonne ainsi de nouvelles couleurs à certains thèmes issus de My Spanish
Heart (1976) et Touchtone (1982) avec un travail remarquable au
niveau des arrangements qui subliment les cuivres et des jeux de
sections, avec l’apport d’invités incontournables dans ce projet. La vitalité
de son nouveau groupe The Spanish Heart Band respecte un certain
équilibre entre les différentes formes de musiques en évitant l’impression de
collages que l’on retrouve souvent dans la fusion. On aurait pu s’attendre à
une évocation singulière des influences autour du flamenco, or on est plus dans
un ensemble qui englobe aussi bien le joueur de conga Mongo Santamaria –avec lequel il a joué en 1960 pour son
premier engagement à New York–, que des musiciens tels que Tito Puentes,
Machito, Ray Barretto sans oublier bien entendu la tradition ibérique à travers
la guitare de Nino Josele et le danseur Nino de Los Reyes. Dès le premier
morceau, «Antidote», qui est le titre de l’album, on entre dans l’univers des
rythmes afro-cubains avec l’utilisation de la clave et des percussions, avec un
jeu de piano qui répond aux codes de l’idiome sous forme de «questions-
réponses» avec le chanteur de Panama Ruben Blades, dont la voix est d’une
grande expressivité doublée d’un vrai sens rythmique. Les interventions au
Fender Rhodes du leader sont plus ancrées dans le jazz tout comme le chorus de
Michael Rodriguez dans un jeu brillant et spectaculaire au phrasé boppisant
évoquant Dizzy Gillespie. Sa relecture de son classique «Armando's Rumba», en
hommage à son père, évoque l’univers des rythmes afro-cubain avec toujours ce
lyrisme exacerbé du pianiste volubile. Antonio Carlos Jobim est présent par le
biais de la composition «Desafinado» interprétée avec brio par la voix de Maria
Bianca sur des arrangements rythmiques qui transcendent la simple lecture de la
bossa. La première partie de «The Yellow Nimbus», qui a été écrit à l’origine
pour un duo entre Paco de et Chick Corea, explore ici une formule originale
avec la rythmique qui soutient la flûte de l’Espagnol Jorge Pardo, un ancien
partenaire de Paco de Lucia tout comme le guitariste Nino Josele lui aussi
présent. La seconde partie du thème se veut plus ancrée dans le flamenco avec
l’aspect percussif du danseur Nino De Los Reyes répondant à la polyrythmie de
Marcus Gilmore et de son superbe jeu de caisse claire crépitant. La polyphonie
vocale de Gayle Moran Corea, amène une version originale de «My Spanish
Heart» autour de la clave afro-cubaine et de la voix de ténor de Ruben Blades
chantant superbement en anglais avec une expressivité rappelant dans ce
contexte le regretté Kevin Mahogany. Sur «Zyryab», un thème de Paco de Lucia –du
nom du poète persan-africain qui avait introduit au IXe siècle, à la
cour d’Espagne, le luth qui donnera plus tard la guitare flamenca–,
l’atmosphère est plus enracinée dans l’évocation d’un flamenco imaginaire
laissant la place à la guitare acoustique de Nino Josele et à la flûte de Jorge
Pardo avec Nino De Los Reyes dont les pas de danse jouent un rôle de percussions
tel un tap dancer hispanique. La
cohésion du groupe est le point fort de l’album ainsi que les superbes
arrangements du leader qui laisse une part importante à la notion de collectif. Steve Davis que l’on a découvert chez les Jazz Messengers en 1990 puis à travers ses collaborations avec Harold Mabern, Larry Willis ou l’excellent collectif One for All est un
peu la caution jazz au sein du Spanish Heart Band, avec des improvisations portées par l’aspect
mélodique avec un phrasé bop et une sonorité veloutée évoquant son maître J.J.
Johnson notamment sur «Duende». Le travail autour de la mélodie sur ce thème
avec cette longue introduction percussion-piano, amenant progressivement la
flûte et les cuivres en contre-chant puis la rythmique dans une sorte de boléro
revisité par le jazz est un régal de musicalité, tout comme le final sur
«Admiration» qui est un condensé de l’album, sorte d’ode à la diversité des
rythmes. Cet album symbolise ainsi de belle manière une vie entièrement vouée à
la musique, avec toujours un haut niveau d’exigence artistique quel que soit le contexte.
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021
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Keith Brown Trio
African Ripples
Epigraph, Truth and Comfort, Nafid, Just You-Just Me, 512
Arkansas Street, African Ripples, Pt. 1, African Ripples, Pt. 2, Queen, Come
Back as a Flower, 118th & 8th, What's Left Behind, Song of Samson, Eye 2
Eye With the Sun, Prayer For My Nephews, African Ripples
Keith Brown (p, rhodes, synth), avec, selon les thèmes: Russell
Gunn (tp), Anthony Ware (ts), Dezron Douglas (b, eb), Terreon Tank Gully (dm),
Darrell Green (dm), Nêgah Santos (perc), Cyrus Aaron (récit), Melanie Charles
(voc), Camille Thurman (voc), Tamara Brown (back-voc)
Enregistré les 28-29 novembre et 9 décembre 2020, Astoria,
NY
Durée: 1h 11’ 08”
Space Time Records 2150 (Socadisc)
Keith Brown confirme chez Space Time pour son
troisième album African Ripples après Sweet & Lovely et The Journey (Space Time Records) qu’il
est un digne héritier du talent paternel et de la tradition du jazz… Dans une
formule qui flirte parfois avec la variété et le soutien de voix («Come Back as
a Flower», Melanie Charles et Tamara Brown), il parvient malgré tout à
conserver une respiration jazz pour l’ensemble d’un projet un peu touffu sur le
plan stylistique, allant jusqu’à un jazz des plus orthodoxes et intense dans
une version contemporaine («Just You, Just Me») du répertoire,
avec toutes les qualités qu’on attend de swing,
d’expression et d’intensité. C’est aussi un compositeur intéressant, un
improvisateur imaginatif («Truth and Comfort», «African Ripples», «118th
&
8th», «What's Left Behind», «Song of Samson», «Eye 2 Eye With the Sun»),
et
plus largement un pianiste d’excellent niveau, déjà apprécié puisqu’il
appartient à la formation de Charles Tolliver avec Buster Williams et
Lenny White, qu’il est le pianiste de la prometteuse Jazzmeia Horn
(voc), dont
on vous parlait dans le dernier opus du
regretté Ralph Peterson, et que parmi ses accompagnateurs sur ce disque se
trouvent outre le bon Russell Gunn, les réputés Dezron Douglas, Terreon Gully et Nêgah
Santos, une fameuse section rythmique. Un standard («Just You, Just Me») et
deux compositions de Fats Waller, «keithbrownisés» avec originalité,
c’est-à-dire relus et bien arrangés par Keith Brown, montrent que le répertoire
du jazz reste une source d’inspiration inépuisable quand les musiciens
possèdent cette inventivité. African
Ripples de Keith Brown est la belle confirmation d’une personnalité du
piano jazz à même de prolonger et d’enrichir la déjà longue histoire du jazz.
© Jazz Hot 2021
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Roy Hargrove / Mulgrew Miller
In Harmony
CD1: What Is This Thing Called Love?, This Is Always, I
Remember Clifford, Triste, Invitation, Con Alma
CD2: Never Let Me Go, Just in Time, Fungii Mama, Monk's Dream, Ruby, My Dear, Blues For
Mr Hill, Ow!
Roy Hargrove (tp, flh), Mulgrew Miller (p)
Enregistré les 15 janvier 2006, Music Center, New York et 9
novembre 2007, Williams Center for the Arts, Easton, PA
Durée: 52’ 35” + 50’ 48”
Resonance Records 2060 (resonancerecords.org)
C’est à Zev Feldman, un chasseur de trésors du jazz encore
inédits et à Larry Clothier, qui l’a enregistré –les deux producteurs– que nous
devons ce double disque essentiel, le plus beau cadeau de 2021, sans aucun
doute! Nous évoquons régulièrement Zev Feldman dans nos chroniques, notamment
de ce label, et il a encore eu la main chaude avec ces deux concerts réunissant
deux artistes exceptionnels: Roy Hargrove et Mulgrew Miller. Cette écoute est
aujourd’hui teintée de nostalgie et d’une tristesse certaine, car ces deux
musiciens nous ont quittés prématurément en pleine force de l’âge et de la
création: Mulgrew Miller en
2013 à 57 ans, et Roy Hargrove en 2018 à 49 ans. Des âges qui ne peuvent que nous laisser des regrets,
d’autant que le talent de ces deux artistes est de ceux qu’on peut qualifier de
miraculeux, sans exagération. On peut également se souvenir que l’un et l’autre
étaient des artistes d’une gentillesse et d’une générosité à la mesure de leur
art. Les publics du monde ont pu les apprécier régulièrement.
L’existence de ces bandes est évidemment un grand événement artistique
par la dimension créative de ces artistes, mais aussi parce qu’un duo
trompette-piano est relativement rare dans le jazz. Le dépouillement de la
musique, sans autre instrument, permet d’apprécier la musicalité, le lyrisme
des instrumentistes, et il n’est même pas question ici de parler de virtuosité
ou de technique, mais uniquement du son exceptionnel de cet ensemble, de la
chaleur de Roy Hargrove, à la trompette et au bugle, des torrents de perles
délivrées par Mulgrew Miller, de leur imagination sans limite, de leur
complicité au service de la seule beauté musicale. Le chant feutré de Roy
Hargrove est entrelacé avec les compléments rythmiques et commentaires de
Mulgrew Miller avec un naturel qui dissimule la complexité d’une
telle harmonie. Mulgrew apporte dans son chorus en soliste un supplément d’âme,
avant que le duo alterne des échanges qui dépassent, par leur profondeur,
l’exercice de style caractéristique du jazz. «Invitation» est d’une splendeur
sans équivalent. Si une musique peut être qualifiée de «soul», c’est
bien celle-là, celle aussi de «Never Let Me Go»! Au-delà des styles et
époques du jazz, cette musique est un de ces moments magiques qui condensent
par leur intensité l’histoire du jazz, qui font réfléchir à la générosité que
cette musique porte sur le plan humain, de l’élévation des sentiments, pour
parvenir à une telle perfection expressive.
«Monk's Dream» est une des plus fabuleuses interprétations
qui en a été donné depuis Thelonious Monk lui-même, sans aucun doute différente
mais d’une telle imagination! Chacun des treize thèmes recèlent tant de beautés
les plus diverses que la seule réalité qui s’impose est d’écouter et de
réécouter. Inutile d’analyser ici, ce serait réducteur. Le jazz, le blues, le
swing au service d’une expression si aérienne appelle une écoute attentive et
répétée pour en approcher le cœur.
Dans cette production de qualité, il faut signaler un très
copieux livret (68 pages), illustré de nombreuses photos (Jimmy Katz, John
Rogers, John Abbott, Brian McMillen, entre autres), introduit avec chaleur et
modestie par Zev Feldman –on ne peut que comprendre sa fierté, son excitation
d’être un des acteurs de cette œuvre d’art. Après un texte descriptif de Ted
Panken, Sonny Rollins, Ron Carter, Jon Batiste (qui se qualifie de musicien de
jazz, ce qu’il est, exceptionnel quand il ne l’oublie pas), Karriem
Riggins, Ambrose Akinmusire, Keyon Harrold, Chris Botti, Eddie Henderson,
Robert Glasper, Victor Lewis, Sean Jones et, pour finir, Kenny Barron, George
Cables apportent une contribution de fond car tous perçoivent le caractère
particulier de cette production. Common, un rappeur du South Side de Chicago,
qui a parfois travaillé avec Roy Hargrove, témoigne également. Chacun raconte
sa rencontre avec le trompettiste et/ou le pianiste, et les textes ont été
ainsi harmonisés, fourmillant d’informations, ressemblant à l’hommage des
musiciens que Jazz Hot a réalisé pour
Randy Weston en 2018, McCoy Tyner et Stanley Cowell en 2020. Ce genre de bon
travail est rare, et mérite l’attention des amateurs de jazz, car l’information
devient dynamique, se charge de sentiments, d’âme sur ce qu’est cette musique
de jazz, l’événement le plus abouti en matière d’art musical depuis la nuit des
temps, et parce que ces témoignages émanent directement des musiciens. Ron
Carter note par exemple avec clairvoyance la filiation avec Clifford Brown, évidente,
de l’expression musicale jusqu’au sourire éclatant, et cela nous rappelle l’une
de nos rencontres avec Roy Hargrove dans les années 2000 où nous lui avions
remis le numéro Spécial 2006 consacré
à Clifford Brown à la fin du sound check.
Roy, pressé de rentrer, s’était instantanément assis sur une chaise au milieu
de la salle, et s’était plongé directement dans la discographie, oubliant tout,
ponctuant d’exclamations sa lecture en commentant un album, un titre, rayonnant
du bonheur simple de l’amateur qui connaît intimement cette musique, et le
trompettiste se remémore en chantonnant tel thème, telle subtilité, sans jamais
être blasé car une œuvre d’art est éternelle.
Kenny Barron, dont on connaît la proximité avec Mulgrew
Miller, témoigne d’une émotion profonde, autant pour l’artiste que pour l’être
humain. Les musiciens de jazz, dans leurs témoignages, ne séparent pas la
dimension artistique et humaine car ils savent d’où ils viennent, et c’est ce
qui est appréciable. Sonny Rollins qui introduit l’ensemble des contributions,
après avoir, comme Ron Carter, établit le parallèle entre Clifford et Roy, élève
Roy au rang de divinité indienne.
Bravo aux producteurs d’être encore capables en 2021, dans
une époque de dictature planétaire et de peur-paralysie généralisées, de
mobiliser autant d’énergie et de moyens pour donner un tel exemple de ce que le
jazz, par une expression populaire et humaine, par le courage de sa communauté
de naissance, par le soutien d’amateurs aussi passionnés que le sont Zev
Feldman et Larry Crothier, est capable d’apporter d’harmonie(s), d’imagination
créatrice, de liberté aux êtres humains du monde. On doit enfin remercier Roy
Hargrove et Mulgrew Miller de leur don accessible à tous, comme ne manque pas
de le faire Christian McBride, qui remarque que jouer avec ces deux artistes «ce n’est pas travailler», et qui conclut
sobrement: «I’m grateful for these
recordings», ce que nous partageons.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Ralph Peterson
Raise Up Off Me
Raise Up Off Me!, The Right to Live, Four Play, I Want to Be
There for You, Bouncing With Bud, Blue Hughes, Tears I Can Not Hide, Naima's
Love Song, Jodi, Fantasia Brazil, Shorties Portion, Raise Up Off Me Too!
Ralph Peterson (dm, perc), Zaccai Curtis (p), Luques Curtis
(b), Eguie Castrillo (perc), Jazzmeia Horn (voc),
Enregistré les 7, 8, 9 décembre 2020, North Dartmouth, MA
Durée: 1h 18’ 25”
Onyx 0013 (www.ralphpetersonmusic.net)
Un album indispensable, pas seulement pour la qualité
musicale ou la conception et réalisation du projet dans son ensemble, mais
également parce qu’il est le dernier de ce grand Messenger du jazz, qui nous a prématurément –il avait moins de 60
ans– quittés le 1er mars 2021, laissant derrière lui une œuvre construite,
même si elle ne reste que partiellement accessible en Europe sur support
traditionnel en disque pour des raisons de distribution. Signalons
qu’il est possible d’en obtenir des versions numériques en ligne. Vous lirez dans l’hommage que nous lui rendons dans la
rubrique Tears les éléments que nous
avons réunis sur sa biographie, une discographie et une vidéographie qui vous
donneront sans doute envie d’écouter ce disque et d’approfondir votre
connaissance de ce musicien qui s’est battu avec ses arguments d’artistes
contre la maladie, mais aussi et surtout contre les travers de la société, américaine
mais pas seulement, apportant par son art une alternative de sensibilité et de
pensée en tous points remarquable.
Raise Up Off Me et
le visuel du livret en disent beaucoup et clairement sur le message de cet
homme, qui a pris très au sérieux son rôle de Messenger qu’il a conquis au côté d’Art Blakey dans les années 1980.
Etre élu batteur aux côtés d’un des pères éternels de l’instrument ne peut être
un hasard, et pas seulement pour des raisons instrumentales. Ralph Peterson a
mis dans ce disque beaucoup de lui-même, sachant que son état de santé ne lui
laissait plus beaucoup de temps. Il a vécu ainsi intensément depuis 2014
sachant que le temps était limité. Il a réuni deux de ses fidèles et prometteurs disciples, les
frères Zaccai et Luques Curtis, et invité sur certains thèmes Jazzmeia Horn
(1991), une jeune chanteuse qui s’inspire de Betty Carter entre autres, le
pendant féminin d’Art Blakey pour toute une génération de musicien(ne)s de jazz.
Jazzmeia a été lauréate de la Thelonious Monk Competition en 2015. Sur «Tears I
Can Not Hide», et encore plus sur «Naima's Love Song», elle donne une idée
précise de ses belles promesses, si elle ne se perd pas en si bon chemin…
Autre invité, le percussionniste virtuose, Eguie Castrillo,
qui renoue, dans le langage de Ralph Peterson, avec cette belle tradition
initiée en particulier par Art Blakey d’enrichir sa musique de nombreux
percussionnistes et d’une couleur latine dans la seconde partie des années 1950
pour des albums inoubliables par leur drive,
dimension revivifiée par Ralph et Eguie dans le magnifique «Blue Hughes»
avec
cet ostinato rythmique incandescent qui termine un thème d’une rare
intensité,
original mais pleinement dans l’esprit d’Art Blakey. Eguie Castrillo est
aussi
à l’aise sur des compositions comme «Naima's Love Song» de John Hicks,
et avec
le concours de Ralph Peterson, donne ce puissant soutien qui fait la
beauté de
cette musique. Signalons à propos de ce thème que si le livret ne
mentionne pas
de trompettiste, il y en a un, d’un excellent niveau, et que c’est
peut-être
Ralph Peterson lui-même, qui possède aussi ce talent, car
l’enregistrement est
effectué dans son studio Onyx Productions à North Darmouth, MA. Sur le
plan
rythmique, Luques Curtis complète à merveille le jeu foisonnant de Ralph
Peterson, par une solide assise et de bons chorus («Jodi»). Signalons
également
le magnifique frère et pianiste, Zaccai Curtis, qui occupe une place
importante
dans cet enregistrement, aussi bien au piano acoustique qu’aux claviers
électriques. Il est partout essentiel («I Want to Be There for You» de
sa
composition), et parfois très brillant comme sur «Shorties Portion» ou
«Four
Play» (un blues de James Williams) où, dans un style très enlevé
post-tynérien,
il allume l’incendie que Ralph Peterson vient attiser, bien secondé par
Eguie
Castrillo. Signalons pour information qu'un 13e titre enregistré pendant
ces séances, «Please Do Somethin’», avec le concours de Jazzmeia Horn,
n'est pas gravé sur ce CD pour des raisons de limite de durée du CD,
mais qu'on peut le retrouver en ligne.
Il faut s’arrêter également sur le thème «Raise Up Off Me»,
qui ouvre longuement et conclut ce bel album, une improvisation collective
organisée par cette formation qui communie vraiment au sens premier, comme pour
un spiritual, même si dans la forme ce n’en est pas un au sens littéral-traditionnel,
mais plutôt dans son adaptation coltranienne. Ralph Peterson y fait admirer son
jeu luxuriant d’une musicalité extraordinaire, qui emprunte autant à Art Blakey
par son drive, son impulsion, la souplesse de ses press rolls, qu’à Elvin Jones
dans son art de remplir l’espace sans l’encombrer (jeu de cymbales), de tisser
des atmosphères (balais sur la caisse claire).
Le dernier opus de Ralph Peterson est à son image: plein de
cette volonté de transmettre jusqu’au dernier moment à la jeune génération (qui
l’entoure ici); exigeant jusqu’au dernier moment pour faire un ouvrage parfait;
combatif dans la moindre note pour prolonger l’histoire de ce message que porte
l’Afro-Amérique dans ses revendications d’égalité et de dignité («The Right to
Live»); jazz dans la tradition par des évocations directes de Bud Powell, James
Williams, John Hicks, ou indirectes de ses inspirateurs (Art Blakey, Elvin
Jones…); libre comme le jazz pour créer une musique toujours nouvelle et
intrigante, les pieds dans le blues; cohérent jusqu’à l’obsession comme l’était
Mr. Ralph Peterson, Jr.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Brian Charette
Groovin' With Big G
Stella by Starlight, Body and Soul, On a Misty Night,
Alligator Boogaloo, Maiden Voyage, Father and Son, Autumn Leaves, Never Let Me
Go, Tenor Madness
Brian Charette (org), George Coleman (ts), Vic Juris (g),
George Coleman, Jr. (dm)
Enregistré en décembre 2017, lieu non précisé
Durée: 1h 09’ 30’’
SteepleChase 31857 (Socadisc)
Brian Charette
Beyond Borderline
Yellow Car, Wish List, Chelsea Bridge, Girls, Good Tipper,
Hungarian Bolero, Prelude to a Kiss, Silicone Doll, 5th of Rye, Aligned
Arpeggio, Herman Enest III, Public Transportation
Brian Charette (org solo)
Enregistré en octobre 2018, lieu non précisé
Durée: 1h 02’ 31’’
SteepleChase 31880 (Socadisc)
Brian Charette
Power From the Air
Fried Birds, Elephant Memory, Harlem Nocturne, Silver
Lining, As if to Say, Power From the Air, Cherokee, Want, Frenzy, Low Tide
Brian Charette (org), Itai Kriss (fl), Mike DiRubbo (as),
Kenny Brooks (ts), Karel Ruzicka (bcl), Brian Fishler (dm)
Enregistré en décembre 2019, lieu non précisé
Durée: 1h 11’ 55’’
SteepleChase 31911 (Socadisc)
Musicien solide et expérimenté, Brian Charette est l’un des
nombreux représentants actuels de l’orgue Hammond, instrument dominé par la
figure tutélaire de Jimmy Smith, dont il se démarque sans la rejeter. Né en
1972 à Meriden, CT, Brian Charette a été initié au piano par sa mère et a pris
des leçons particulières jusqu’à ses 12 ans, surmontant des problèmes
d’audition qui ont marqué son enfance. Après s’être essayé à la guitare, il
revient au piano à 15 ans et intègre l’orchestre de jazz de son lycée ainsi que
différents groupes et commence à se produire régulièrement. Il se lie alors
avec un agent qui lui donne l’occasion d’accompagner Lou Donaldson, Houston
Person, les Blues Brothers. Il a à peine 17 ans. Il entre cependant à
l’université du Connecticut pour étudier le piano classique et suit également
l’enseignement de Kenny Werner et du pianiste et pédagogue Charlie Banacos
(1946-2009). Une fois diplômé, il part en tournée en Europe et séjourne quelques
temps à Prague où il donne des cours. A 21 ans, il s’installe à New York et
connaît une période de vaches maigres. C’est alors qu’il se met à l’orgue
Hammond qui lui permet de trouver davantage d’engagements et de développer une carrière
de sideman éclectique, souvent en dehors du jazz, ce qui l’amène à participer
et à produire des projets dans le rock et le rap, délaissant même l’orgue vers
2000, alors qu’il commence à enregistrer en leader. Brian Charette finira par se
recentrer sur le jazz et sur son instrument dans la seconde moitié de la
décennie et grave un premier album pour SteepleChase en 2008, alimentant depuis
sa discographie d’au moins un titre par an.
Ses trois dernières productions jazz datent respectivement
de 2017, 2018 et 2019 (l’album Like the
Sun, sorti chez Dim Mak en 2020 relevant de la musique électronique). Groovin’ With Big G rassemble autour de
l’organiste une fameuse équipe, à commencer par le grand George Coleman, alias
Big G, avec lequel Brian Charette collabore depuis 2011. A la batterie, son
fils George Coleman, Jr. assure avec subtilité le soutien rythmique. Si sur le
plan de la notoriété il est resté dans l’ombre de son père (sa mère, Gloria,
bassiste, pianiste, organiste et chanteuse ayant aussi contribué à en faire un
enfant de la balle), il n’en est pas moins un sideman très actif sur la scène
de New York et auprès des plus grands: Ray Bryant, Benny Green, Charles Davis,
Sonny Fortune, TK Blue, entre autres. Le dernier membre du quartet est le
regretté Vic Juris (1953-2019), un
autre fidèle de SteepleChase au jeu très coloré, notamment connu pour ses
collaborations avec Richie Cole, Dave Liebman ou Phil Woods.
Sur cet album,
presque exclusivement constitué de grandes compositions du jazz (choisies par
l’organiste et le ténor), Brian Charette laisse s’exprimer longuement ses
partenaires, pour des prises de parole successives, et en particulier George
Coleman, Sr., auquel il fournit un bel habillage harmonique qui peut évoquer
des univers forts différents: gospel sur son blues original, «Father and Son», post-bop
sur «Maiden Voyage» (thème d’Herbie Hancock, tiré de son album éponyme auquel
George Coleman avait participé en 1985 pour Blue Note) où une touche
d’onirisme est donnée par Vic Juris. Car c’est bien le ténor de George Coleman
qui domine l’enregistrement dès le premier titre (magnifique version de «Stella
by Starlight» de Victor Young) où l’organiste donne aussi un solo très
inventif. L’ensemble du disque est un régal du premier au dernier morceau, et
d’une grande variété avec des moments plus groove («Alligator Boogaloo» de Lou
Donaldson), plus swing («Tenor Madness» de Sonny Rollins) ou des ballades
(«Autumn Leaves» de Joseph Kosma).
A l’inverse, Beyond
Borderline est un album solo sur lequel Brian Charette occupe donc tout
l’espace. C’est le second du genre qu’il ait enregistré après Bordeline (SteepleChase, 2011). Il y déploie
l’éventail des possibilités de son instrument, mais la démonstration trouve ses
limites en raison d’un répertoire original (outre deux jolies reprises de Duke
Ellington, «Chelsea Bridge» et «Prelude to a Kiss») assez inégal et pas
toujours dans le domaine du jazz. On apprécie quand même la densité de la
pulsation swing sur «Yellow Car» et un autre bon thème, «Herman Enest III».
Avec Power From the
Air, Brian Charette revient à un album choral, davantage ancré dans le
jazz tout en conservant une large part de compositions personnelles. On y
retrouve l’excellent Mike DiRubbo à l’alto, déjà présent sur Music for Organ Sextette (SteepleChase,
2010) et qui a également déjà convié l’organiste sur ses propres projets, comme
sur son Live at Smalls (SmallsLIVE,
2017). Les autres membres du sextet nous sont peu connus. Le flûtiste (également percussionniste) israélien
Itai Kriss s’est installé à New York en 2002 où il a fréquenté les scènes jazz
et salsa. En 2008, il participe au programme Betty Carter’s Jazz Ahead du Kennedy
Center de Washington, DC, pour les jeunes interprètes et compositeurs, où il a
l’occasion de travailler avec Curtis Fuller, Nathan Davis et Dr. Billy Taylor.
Il se produit depuis sur la scène new-yorkaise principalement en compagnie de
musiciens latino-américains, de jazzmen israéliens ou avec sa propre formation.
Il est pour nous la révélation de ce disque. Originaire de Californie, le ténor
Kenny Brooks a été formé par George Garzone et a débuté sa carrière au début
des années 1990 avec des groupes mêlant hip-hop et jazz. Il a joué avec des
musiciens de styles divers, dont Charlie Hunter (g). Le saxophoniste Karel
Ruzicka, ici à la clarinette basse, est originaire de Prague où il a débuté sa
carrière au début des années 1990. Remarqué par Roy Hargrove lors d’une jam au
Smalls de New York en 1994, le trompettiste l’invite dans son quintet à l'occasion d’un
concert à Prague en 1996. L’année suivante, Karel Ruzicka s’installe à New York
dont il intègre la vie jazzique et s’est notamment produit à Jazz at Lincoln
Center. En revanche, on ne dispose que de peu d'informations sur le batteur Brian
Fishler, si ce n’est qu’il vient de San Francisco, CA. L’énergie du collectif est
présente dès le premier titre, le très réussi «Fried Birds», où les quatre
soufflants sont mis à l’honneur avec en fond le soutien harmonique du leader et
le drive impeccable de Brian Fishler. Si les autres compositions de Brian
Charette sont de bonne tenue, ce sont les deux reprises qui sortent du lot: sur
«Harlem Nocturne» (Earle Hagen) le duo orgue/flûte fonctionne à merveille, avec
un Brian Charette plus ancré dans le blues; il est tout en volubilité sur un «Cherokee»
(Ray Noble), superbe de musicalité avec encore une fois une série de bons
solos, notamment celui du virevoltant Itai Kriss, agrémenté d’une malicieuse
citation de Pierre et le loup de
Serge Prokofiev. Brian Charette a tracé son propre chemin à l’orgue Hammond à
la faveur d’une exposition précoce au jazz de culture et d’un éclectisme revendiqué,
que ce soit le lien jamais rompu avec la musique classique ou les expérimentations
électroniques. Cette versatilité, qui participe de sa richesse, est aussi la
raison d’un éparpillement qu’on peut regretter car il excelle dans le domaine du jazz enraciné.
© Jazz Hot 2021
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Sonny Rollins
Rollins in Holland: The 1967 Studio et Live Recordings, feat. Ruud Jacobs & Han Bennink
CD1: Blue Room, Four, Love Walked In, Tune Up, Sonnymoon
For Two, Love Walked In, Three Little Words
CD2: They Can't Take That Away from Me/Sonnymoon for Two,
On Green Dolphin Street/There Will Never Be Another You, Love Walked In, Four
Sonny Rollins (ts), Ruud Jacobs (b), Han Bennink (dm)
Enregistrés les 3 et 5 mai 1967, Arnhem, Hilversum et
Loosdrecht, Pays-Bas
Durée: 1h 03’ 23” + 1h 06’ 44”
Resonance Records 2048 (resonancerecords.org)
L’indispensable vaut à nouveau pour la qualité de production
de Zev Feldman, le chercheur de pépites, de cet inédit de Sonny Rollins
avec Frank Jochemsen et David Weiss. Voici un double album pour
restituer l’une des tournées de Sonny Rollins en Europe en
1967, au moment d’une éclipse du ténor à la recherche de lui-même et
d’un
déclin du jazz certain, submergé par le déferlement de la consommation
de masse
des musiques commerciales: de variétés, de rock ou pop (l’appellation de
cette
époque), comme le rappelle Aidan Levy, l’auteur du texte de présentation
de ce
livret plantureux de 100 pages! Bien illustré et comprenant une
interview des
deux sidemen néerlandais, le contrebassiste Ruud Jacobs et le batteur
Han
Bennink, retrouvé par Aidan Levy pour l’occasion (Ruud Jacobs est décédé
depuis, le 18 juillet 2019, et cette production lui est dédicacée). Il y
a pour finir
une interview avec Sonny Rollins en personne, du haut de son presque
siècle de
jazz, par Zev Feldman, sur les circonstances de cet enregistrement,
rappelant
cette période d’absence du ténor qui n’enregistra aucun disque de 1966
(East Broadway Run Down, Impulse! avec
Jimmy Garrison et Elvin Jones), jusqu’à Next
Album, six années plus tard en 1972, chez Milestone avec George Cables (p), Bob
Cranshaw (b) et Jack DeJohnette (dm) ou David Lee (dm) (cf. discographie dans Jazz Hot n°518).
Cela dit pour signaler qu’en 1967 et depuis 1958 (avec Oscar
Pettiford et Max Roach ou avec Henry Grimes et Charles Wright), Sonny Rollins affectionne
le trio sans piano qui laisse beaucoup de liberté à ses développements. Depuis
1965, en tournée européenne, il s’exprime le plus souvent en trio avec une
rythmique entièrement ou partiellement européenne: Niels-Henning Ørsted
Pedersen et Alan Dawson à Stockholm; Bibi Rovère et Art Taylor à Paris; ici, néerlandaise à Arnhem, Hilversum et Loosdrecht.
Comme Sonny Rollins le dit dans le livret, il a choisi deux bons
instrumentistes européens pour cette opportunité qui lui a été offerte dans une
période où il joue peu: Han
Bennink, fils de percussionniste classique et lui-même virtuose, ici
dans un registre quelque peu décalé par rapport à ce qui a fait le
principal de sa carrière (la musique improvisée comme système plus que
le jazz comme culture), car le blues n’est pas sa matière culturelle,
remplit bien l’espace, parfois trop, «gratuitement» à notre goût («Love
Walked In»), et Ruud Jacobs, un bon instrumentiste (1938-2019), fait
sobrement ce qui lui a été demandé dans un cadre surtout au service de
l’expression du leader. Ruud Jacobs est le frère de Pim Jacobs (p,
1934-1996), avec lequel il a formé un trio réputé en Hollande, et avec
lequel il a joué près de quarante ans avec une complicité fusionnelle.
Il a alterné une carrière de musicien, parfois éclectique (jusqu’à André
Rieu) avec celle de producteur (CBS, Phonogram, Universal), et cela
pendant plus de soixante ans.
Sonny Rollins a mis à profit cette période de crise dans le jazz
pour se rendre en Inde, et explorer d’autres dimensions, philosophiques notamment. La
musique de Sonny Rollins de ce temps met en place un concept musical propre à
Sonny Rollins qui le suivra jusqu’à ses toutes récentes productions sur scène
et sur disque: le monologue musical ad libitum et autobiographique sur un fond rythmique.
Sur ce disque, il y a en fait trois parties: la première en live à Arnhem, le 3 mai, la seconde en
studio, pour la radio à Hilversum, le 5 mai, et la troisième en live, le même jour mais le soir au Go-Go
Club de Loosdrecht. La musique de Sonny Rollins est faite de longs
développements (parfois si longs qu’ils sont interrompus, comme ici, pour les
besoins de l’édition en disque après 15’) conformes à ce qu’il jouait déjà dans
ce temps et dont il s’est fait une spécialité jusqu’à ses plus récentes
prestations, avec ce beau son profond et puissant si reconnaissable, ainsi que
ses attaques, ses impulsions et ses traits de virtuosité, le tout toujours
ancré dans le blues, dans une veine parkérienne par l’intensité en particulier,
mais au ténor. Il semble guidé par une mémoire de tout ce qui l’a conduit à
être Sonny Rollins, comme un grand collage de son répertoire, de ses traits
stylistiques récurrents, dans lequel il se balade avec les commentaires que lui
dicte son imagination sur le moment, une sorte d’écriture automatique ou de
free jazz ancré sur l’histoire du jazz telle qu’il l’a traversée et écrite: une
musique de mémoire au premier degré, avec des moments en soliste (sans
accompagnement), une dimension qu’il apprécie entre toutes. Ce n’est pas une
musique si facilement abordable a priori, mais le sens mélodique de Sonny Rollins,
la beauté du son, le blues, la qualité de l’expression éclairent cette jungle
musicale luxuriante pour la plupart des auditeurs.
Un inédit de Sonny Rollins, c’est toujours un cadeau!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Art Blakey & The Jazz Messengers
Just Coolin'
Hipsippy Blues, Close Your Eyes, Jimerick, Quick Trick, M&M,
Just Coolin'
Art Blakey (dm), Lee Morgan (tp), Hank Mobley (ts), Bobby
Timmons (p), Jymie Merritt (b)
Enregistré le 8 mars 1959, Hackensack, NJ
Durée: 38’ 58”
Blue Note 00602508650222 (store-bluenote.fr/Universal)
Un grand classique, les Jazz Messengers d’Art Blakey, au
sommet de leur art, qu’ils ne quitteront plus pendant les 30 années suivantes,
car le batteur a su, malgré les aléas des temps, renouveler constamment les
membres de cet orchestre mythique, sans hâte et sans jamais céder à aucun effet
de mode, comme cela a été le cas pour les formations les plus légendaires du
jazz: celles de Duke Ellington, Count Basie, Dizzy Gillespie, Charles Mingus,
Wynton Marsalis plus près de nous. Cet orchestre, devenu avec le temps
institution du jazz, en est alors à ses premiers temps, encore dans les années
1950, et déjà, il est composé de cinq musiciens d’exception, plus ou moins
reconnus, de la grande histoire du jazz. On ne les présente plus, notamment Lee
Morgan, le trompettiste virtuose, Bobby Timmons, le pianiste aux accents blues qui colora si particulièrement
cette mouture des Jazz Messengers, du regretté Jymie Merritt disparu récemment, qui incarna,
avec le leader, Lee Morgan et Bobby Timmons un des sons les plus
caractéristiques, de Philadelphie, de ce quintet.
L’originalité de cet enregistrement vient de la
présence d’un saxophoniste ténor Hank Mobley qui succéde alors à un autre citoyen de
«Philly», le compositeur et directeur musical Benny Golson. A cette période,
Benny dirige avec Art Farmer une autre fameuse formation, le Jazztet, où
alternent d’autres musiciens de la cité, comme McCoy Tyner, Al Tootie Heath et
le regretté Curtis Fuller venu, lui,
de Detroit. Hank Mobley (1930-1986) n’est pas un remplaçant «de fortune» (il
est l’auteur de 3 thèmes sur 5), mais un musicien, un artiste déjà confirmé qui
a fait ses classes chez Max Roach (1953), accompagné brièvement l’orchestre de
Duke Ellington, côtoyé Clifford Brown dans l’orchestre de Tadd Dameron, rejoint
Dizzy Gillespie avant d’intégrer la première version des Messengers avec Horace
Silver et Art Blakey (1954), et d’enregistrer avec Kenny Dorham (1955). C’est
avec Horace Silver (1956) qu’il oriente ensuite sa trajectoire, puis avec
Jackie McLean (1956, avec Elmo Hope et Mal Waldron) avant de confirmer une carrière de leader
commencée en 1955 avec justement Horace Silver et Art Blakey comme sidemen (Hank Mobley Quartet, Blue Note 5066). Il
enregistre ainsi abondamment (une dizaine d’albums en moins de deux ans) pour Prestige
(Hank Mobley’s Message), Savoy (Introducing Lee Morgan), souvent pour Blue
Note (Hank Mobley Sextet With Donald Byrd
& Lee Morgan, avec Paul Chambers, Charli Persip; Hank Mobley Quintet avec Art Farmer, Horace Silver, Art Blakey, Hank Mobley and his All Stars avec Milt
Jackson et Art Blakey; Hank avec
Donald Byrd, Bobby Timmons, Philly Joe Jones; Hank Mobley, avec Sonny Clark, Paul Chambers, Art Taylor),
etc. Le
jazz est alors une grande affaire philadelphienne, d’échanges, de
solidarité et
de réciprocité, d’émulation et d’excellence entre musiciens dont les
labels
indépendants –Blue Note, Prestige, Savoy, etc.– font leur bonheur et le
nôtre rétrospectivement.
Une époque véritablement épique sur le plan de la création musicale où
le génie
devient le pain du quotidien. Art Blakey a donc invité, non pas un
remplaçant, mais un
de ces titulaires éternels comme le sont ceux que nous avons cités,
comme le sont
Freddie Green pour Count Basie et Harry Carney, Johnny Hodges, etc.,
pour Duke,
Earl Hines pour Louis Armstrong, Dannie Richmond pour Charles Mingus,
entre de nombreux autres exemples. Parmi ces institutions consacrées par
le
temps, par le public et par les pairs, les Jazz Messengers d’Art Blakey
ont
leur place, et chacune des rééditions ou chacune des sessions inédites
comme
ici (la session est restée inédite jusqu’à 2020, cf. la grande discographie détaillée dans le Jazz Hot Spécial 2005 consacré
à Art Blakey) restent des événements de première importance, au-delà du plaisir toujours présent
d’écouter le message blues de Bobby Timmons, l’impulsion et le caractère explosif du
jeu de batterie d’Art Blakey, la dynamique des arrangements, le brillant des
solistes d’une front line d’exception, complice et virtuose («M&M»,
initiales de Morgan et Mobley) ou la puissance tranquille de Jymie Merritt. Art
Blakey est un monument du jazz. Signalons que Zev Feldman est encore le
producteur de cet inédit, à l’origine enregistrée dans le studio de Rudy
Van Gelder, et remercions-le.
© Jazz Hot 2021
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Archie Shepp & Jason Moran
Let My People Go
Sometimes I Feel Like a Motherless Child, Isfahan, He Cares,
Go Down Moses, Wise One, Lush Life, Round Midnight
Archie Shepp (ts, ss, voc), Jason Moran (p)
Enregistré les 12 septembre 2017, Paris et 9 novembre 2018,
Mannheim (Allemagne)
Durée: 58’ 42”
ArchieBall 2101 (L’Autre Distribution)
La formule du duo est toujours magnifiquement explorée par
Archie Shepp, et toujours avec des artistes exceptionnels comme Niels-Henning
Ørsted Pedersen (Looking at Bird,
SteepleChase), Max Roach (The Long March,
Hat Hut), Richard Davis (Body and Soul,
Enja). Dans le dialogue avec les pianistes, il y a également des rencontres
d’une profondeur rare: on se souvient de celle, remarquable, avec Ibrahim Abdullah,
alors appelé Dollar Brand (Duet, Denon),
et surtout des chefs-d’œuvre absolus en duo avec le regretté Horace Parlan (Goin’ Home et Trouble in Mind, SteepleChase, Reunion,
Bellaphon et First Set, 52e Rue East). Ces rencontres se plaçaient à la fin des années 1970 et dans les
années 1980. Elles sont des sommets dans l’œuvre du ténor qui n’en est pas
avare. Si du temps est passé depuis, cette rencontre avec Jason Moran se place
dans cette tradition, avec un répertoire balisé pour Archie Shepp, dont certains
des thèmes qu’il a le mieux honorés: deux traditionnels sans aucun doute en
hommage à Horace
Parlan décédé en 2017, où Archie chante de sa voix blues fragilisée
et embellie par l’âge («Sometimes I Feel Like a Motherless Child», «Go Down
Moses»), Duke Ellington, Billy Strayhorn, John Coltrane, Thelonious Monk. Il ne
manque que Charlie Parker présent cependant dans la coda de «Round Midnight»,
en lieu et place de l’originale… et Archie Shepp lui-même, présent simplement
par ce son à nul autre pareil. Jason Moran introduit son grain de sel avec une
belle composition, bâtie comme un hymne, à la manière de Dollar Brand bien que
le traitement soit original, «He Cares», jouée au soprano par Archie Shepp.
Archie Shepp apporte sa somptueuse sonorité au ténor et au
soprano, tour à tour feutrée, stridente, déchirée et déchirante avec cette
hyper-expressivité qui colore l’ensemble de son œuvre. Il atteint sur le «Wise
One» de John Coltrane une dimension expressive digne en tous points de
l’original, avec un Jason Moran à la hauteur de cette musique d’une rare
intensité. Jason Moran se fait en effet classique et essentiel pour
rentrer avec respect mais aussi beaucoup de personnalité dans l’œuvre de son
aîné. C’est –encore– l’un de ces grands pianistes du jazz qui devraient
illuminer nos scènes du jazz en France en lieu et place de l’indigne et
complaisante musique qui y était présentée la plupart du temps en cet été 2021.
Les deux dernières pièces sont enregistrées en live en 2018, en Allemagne, avec le beau
«Lush Life» de Billy Strayhorn et le non moins émouvant «Round Midnight» de
Thelonious Monk, joués au ténor par un artiste et avec une sonorité sans âge,
magnifiquement mis en scène par les interventions étincelantes, les
contrepoints ciselés et les chorus sobres de Jason Moran, à son meilleur par ce
sens de l’essentiel, de la profondeur et de l’intensité (son jeu «grandes orgues»
sur «Go Down Moses») qui conviennent à cette rencontre. Les duos d’Archie Shepp
font partie de la légende enregistrée du jazz, et Jason Moran y prend, à son
tour, une part digne de son art.
© Jazz Hot 2021
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Christopher Hollyday & Telepathy
Dialogue
Dialogue, Text Tones, You Make Me Feel So Young, Kiss Me
Right, On the Trail, Paid Time Off, Pau de Arara, Dedicated to You, Minor
Pulsation
Christopher Hollyday (as), Gilbert Castellanos (tp), Joshua
White (p), Rob Thorsen (b), Tyler Kreutel (dm)
Enregistré les 14-15 mai 2019, San Diego, CA
Durée: 44’ 36”
Jazzbeat Productions (christopherhollyday.com)
Nous annoncions ce disque dans la chronique du précédent de
Christopher Hollyday, Telepathy (Jazz Hot 2019)
du nom de ce quintet qu’il a constitué pour un come back dont nous vous
tracions les grandes lignes, après des débuts remarqués dans le New York de la
fin des années 1980 aux côtés des Cedar Walton, Ron Carter, David Williams,
Billy Higgins, entre autres. Après ces débuts, il s’est quelque peu absenté
pour se consacrer à l’étude puis à l’enseignement. Son œuvre enregistrée dans le
jazz y a certainement perdu.
Toujours autoproduit (que sont devenus les producteurs du
jazz?), ce disque est un peu plus long que le
précédent, mais la quantité n’est pas un critère artistique. Cette musique est
vraiment splendide, toujours dans l’esprit hard bop, une descendance
parkérienne qui s’entend aussi bien dans la virtuosité («Dialogue», «Minor Pulsation») que dans le
lyrisme de l’altiste et dans la puissance expressive qui se dégage du quintet
(«You Make Me Feel So Young», «Dedicated to You»), dans des formes parfois plus
classiques comme sur ces titres ou plus contemporaines comme sur «Dialogue»,
«Text Tones», «Minor Pulsation» et toujours avec cette excellence qui font de ce disque une
perfection musicale, avec un quintet de jazz parfaitement soudé autour d’un
projet: Gilbert Castellanos (tp, 1972, Guadelaraja, Mexique), fils d’un
chanteur et chef d’orchestre, apporte un contrepoint de qualité à Christopher
Hollyday. Il a accompagné Tom Scott, Anthony Wilson, Charles McPherson, un
voisin à San Diego, Willie Jones III, et il est membre du Clayton-Hamilton Jazz
Orchestra. Sa route a aussi croisé celle de Dizzy Gillespie, Wynton Marsalis,
Horace Silver, Christian McBride, Lewis Nash, Les McCann, parmi beaucoup
d’autres. Son jeu se rattache à la tradition de la trompette virtuose qui va de
Clifford Brown à Freddie Hubbard en passant par Lee Morgan, le plus proche à
nos oreilles sur ce disque. La section rythmique est en tous points remarquable, très
soudée car elle est aussi la base du trio de Joshua White avec Rob Thorsen et
Tyler Kreutel de San Diego, même si Joshua White
est habituellement moins jazz dans l’esprit pour ce qui est accessible en ligne
de son œuvre (une lecture du répertoire du jazz au filtre de la musique
contemporaine avec un phrasé jazz ou classique selon le moment). Ici, il
s’exprime dans l’esprit du jazz de culture, hot, blues et swing.
Christopher Hollyday fait preuve dans ce disque de son
habituelle énergie et d’un drive qui le rattache à la veine parkérienne, ce qui
fait de San Diego un haut lieu du saxophone alto de cette tradition hot, avec deux grands représentants
que sont Charles McPherson et Christopher Hollyday.
Il y a dans certains arrangements, un parfum de Jazz
Messengers («Kiss Me Right», «Paid Time Off»), parfois de song book comme sur «You Make Me Feel So Young» qui fut interprétée
par Frank Sinatra et Mel Tormé, Ella Fitzgerald et Michael Bublé plus près de
nous (Gilbert Castellanos est présent sur l’enregistrement de To Be Loved de
Michael Bublé). Le trompettiste est
peut-être aussi impliqué dans le choix de «Pau de Arara», aux couleurs
latines que Lalo Schifrin arrangea pour Dizzy Gillespie, où il nous
gratifie d’un chorus étincelant, brillamment relayé par un Christopher
Hollyday au diapason. Un autre grand moment de ce disque où l’ensemble
atteint
cet état de grâce qui tient d’une forme de transe collective (le nom du
groupe, Telepathy, évoque cette dimension magique de l'échange dans le
jazz) ou d’une maîtrise
absolue, et sans doute des deux à la fois. «Dedicated to You», qui fut gravé par Ella Fitzgerald avec le
quartet vocal des Mills Brothers, est un beau moment de lyrisme réservé au
saxophoniste alto, qui transforme ce quintet en quartet, avant une conclusion exaltante sur «Minor
Pulsation» qui comme les deux premiers thèmes est un vrai passage de virtuosité
collective, de drive, d’expression, où l’on constate que l’héritage de Charlie
Parker peut prendre une forme originale et contemporaine, sans perdre le message de l’intensité.
© Jazz Hot 2021
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Ray Gallon
Make Your Move
Kitty Paws, Out of Whack, Craw Daddy, Harm's Way, Back to
the Wall, I Don't Stand a Ghost of a Chance, That's the Question, Hanks a Lot, Yesterdays,
Plus One, Make Your Move
Ray Gallon (p), David Wong (b), Kenny Washington (dm)
Enregistré à New York, date non précisée
Durée: 57’ 50”
Cellar Music 103120 (www.cellarlive.com)
Le pianiste Ray Gallon, natif de New York (1958), sera une
découverte indispensable pour beaucoup d’amateurs de jazz de ce côté de
l’Atlantique malgré une carrière bien remplie de plus de trente années aux
côtés des musiciens de jazz parmi les plus réputés de l’histoire du jazz: Dizzy
Gillespie, Lionel Hampton, Milt Jackson, Harry Sweets Edison, Ron Carter (qui
introduit les notes de livret), George Adams, Charli Persip, TS Monk, Buster
Williams, Willie Jones III, Marvin Smitty Smith, Billie Drummond, Joe Chambers,
Art Farmer, Benny Golson, Peter Washington, Kenny Washington (qui l’accompagne
sur le présent enregistrement) et beaucoup d’autres artistes de jazz de talent.
La lecture de son «Curriculum Vitæ» sur son site (raygallon.com)
est édifiante de l’intensité de son activité. Autant dire qu’il œuvre plutôt au sein du jazz de culture,
ce qui n’étonne pas quand on sait que parmi ses enseignants il a pu compter
Hank Jones, John Lewis et Jaki Byard, Jimmy Rowles, Barry Harris, Steve Kuhn,
autant de maîtres du jazz et du piano.
L’étonnement n’en est que plus grand de découvrir que c’est
son premier enregistrement en leader à plus de 60 ans! Une originalité,
particulièrement pour un adepte du piano, un instrument qui se prête pourtant
plus qu’un autre à toutes les formules, du solo au big band. Et son CV, très
détaillé, indique pourtant qu’il a œuvré sur scène dans toutes les configurations, en
leader ou sideman, du solo au big band, celui par exemple de Lionel Hampton. Il
s’en excuse presque dans le livret avec humilité, en commençant à mettre en
valeur la dream team qui l’accompagne
pour ce trio (David Wong et Kenny Washington), et à remercier la longue liste
de ceux qui l’ont guidé et accompagné dans ce chemin de 30 ans. En tête figure
Ron Carter dont il est très proche car Ray Gallon l’a accompagné dans ses
formations. Il remercie également la «NYC jazz-scene family», les clubs qui l’ont accueilli, les écoles qui
lui ont fait confiance (un début d’explication peut-être quant à sa rareté
discographique). Il a été enfin un accompagnateur régulier pour nombre de
grandes voix du jazz: Dakota Stanton (1990-95), Gloria Lynne (1996-99), Nnenna
Freelon (1999-2002), Sheila Jordan (1987-2021), Jon Hendricks ou épisodique
(Nina Simone, Etta Jones, Joe Williams, Jimmy Scott, Miles Griffith, Chaka
Khan, et beaucoup d’autres). Autant dire qu’il n’a pas chômé et a toujours gravité au cœur de
l’excellence.
Le trio, comme on peut s’y attendre avec cette introduction,
est magnifique de complicité et de musicalité, d’énergie et d’originalité,
d’autant que ce pianiste, s’inscrit dans la filiation des pianistes de l’après-guerre
Thelonious Monk, Elmo Hope, Bud Powell, Hank Jones, Erroll Garner, et réussit à
atteindre cette intensité rare dans l’expression. Inutile de dire que Ray
Gallon est un expert de son instrument, même si dans ce registre, cette
qualité n’est que la base d’une expression marquée par le blues, le swing,
l’imagination sans borne, la richesse harmonique et rythmique. Kenny Washington est l’un des grands batteurs de l’histoire
du jazz, le digne successeur de cette longue lignée de batteurs musiciens jusqu’au
bout des baguettes: aucune démonstration, seulement la musique du premier au
dernier battement, exceptionnel aux balais comme toujours, un digne enfant de Jo Jones. David Wong (1982)
est devenu l’un des magnifiques contrebassistes de la scène new-yorkaise, et il
a atteint cette excellence au contact des meilleurs pianistes de jazz (Kenny
Barron, Benny Green…). Il fut le dernier bassiste d’Hank Jones, une expérience
qui le rapproche de Ray Gallon; ses chorus,sa sonorité pleine et
brillante, sont un véritable régal.
Dans ce premier disque d’une belle maturité et d’une
complexité certaine («Kitty Paws»), Ray Gallon a composé 9 des 11 thèmes. Les 2
standards («I Don't Stand a Ghost of a Chance» et «Yesterdays») sont relus de
manière originale malgré la multitude de versions précédentes: le premier avec
le sens de l’essentiel, le second avec la référence introductive à l’immortelle
version d’Art Tatum, y compris sur le plan harmonique, et un détournement
rythmique vers un traitement «brésilien» sur le plan rythmique magnifiquement
réalisé avec la complicité de Kenny Washington.
Les originaux sont passionnants du premier au dernier, avec
un salut magnifique à Hank Jones («Hanks a Lot», «Back to the Wall»), une
proximité avec Bud Powell (souvent, «Harm's Way », «That's the
Question», «Plus One») et Thelonious Monk («Out of Whack», »Make Your Move»), les
deux souvent mêlés, évoqués sans avoir besoin de reprendre l’un de leurs
thèmes, car l’esprit est là, l’esprit du jazz bien entendu, intense, d’une
richesse harmonique digne des devanciers, avec toujours ce qui fait le fond de
cette musique de jazz: le drive, le blues («Craw Daddy», avec un chorus intéressant de
David Wong), le swing au service de mélodies qui racontent des histoires et qui
soulèvent de la chaise un/e amateur/trice de jazz digne de ce nom.
Si vous pensiez avoir tout découvert du piano jazz, détrompez
vous! Il y a non seulement les jeunes ou encore jeunes musiciens comme Jeb
Patton, Keith Brown, Aaron Diehl, Sullivan Fortner, Connie Han, Isaiah Thompson et quelques autres, non seulement les valeurs confirmées comme Kenny Barron, George Cables,
Benny Green, Eric Reed, Marcus Roberts, Johnny
O’Neal, Cyrus Chestnut, et beaucoup d’autres, non
seulement les valeurs éternelles, innombrables qui nous ont quittés en laissant
un héritage d’une infinie beauté auquel ce disque fait référence, mais encore
ces pianistes qu’on découvre parfois autour du monde, au détour d’un chemin
inattendu, comme Roberto Magris et Claus Raible parmi quelques autres, ou enfin comme Ray Gallon, un New-Yorkais trop
discret, qui
réussit, à plus de 60 ans, de magnifiques débuts discographiques dans
l'une des belles traditions du jazz, celle du piano. Les proverbes ont
parfois du sens,
et s’il n’est jamais trop tard pour bien faire, on attend une suite avec
impatience.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Bruce Harris
Soundview
Soundview, Satellite, Maybe It's Hazy, If You Were Mine*, Hank's
Pranks, You're Lucky to Me, Ellington Suite, The Bird of Red and Gold*, Saucer Eyes
Bruce Harris (tp), Sullivan Fortner (p), David Wong (b),
Aaron Kimmel (dm), Samara Joy McLendon (voc)*
Enregistré le 25 octobre 2020, Astoria, NY
Durée: 50’ 45”
Cellar Live 102520 (www.cellarlive.com)
Produit par Jeremy Pelt, un excellent trompettiste, avec la
complicité de Cory Weeds, saxophoniste et ex-propriétaire du Cellar Jazz Club (2000-2014) à
Vancouver au Canada, cet album sous le nom de Bruce Harris avait peu de chance
de décevoir. La section rythmique avec Sullivan Fortner, David Wong et Aaron
Kimmel renforce l’intuition. Ajoutons que sur deux thèmes figure la lauréate de
la Sarah Vaughan Competition en 2019, Samara McLendon connue également sous le
nom de Samara Joy, qui vient de publier son premier album personnel à 21 ans
(en compagnie de Pasquale Grasso, g), et vous aurez le casting d’une formation
très prometteuse.
Bruce Harris, le leader (1979, New York) a été l’un des
membres du Lincoln Center Jazz Orchestra en 2016-2017, au moment où il publiait
un premier album à 37 ans (Beginnings,
chez Posi-tone, 2016, avec Dmitry Baevsky, Grant Stewart) que nous n’avons pas
reçu et donc pas écouté. Il a étudié avec Jon Faddis, joué au sein du sextet de
Winnard Harper, et a enregistré avec le Count Basie Orchestra, Aaron Diehl,
Herlin Riley, entre autres. C’est donc un encore jeune trompettiste doté d’une
expérience de très haut niveau, doué d’une belle sonorité («Ellington Suite»),
et d’une virtuosité certaine («Hank's Pranks») qui confirme son parcours. Son
aisance naturelle, très classique, est un plaisir d’autant que cette formation
avec un Sullivan Fortner toujours aussi original lui apporte une
complicité très appréciable pour faire de ce disque une réussite, bien entendu
marquée par l’aîné, Wynton Marsalis, mais qui reste entièrement originale car
tout est parfaitement maîtrisé («Ellington Suite»), imaginatif et que les
musiciens ont chacun leur personnalité. On ne présente plus Sullivan Fortner
(1986, New Orleans), auteur déjà d’un parcours impressionnant dans le jazz
(Stefon Harris, Roy Hargrove, Donald Harrison, Cecil McLorin Salvant, Peter
Bernstein), toujours aussi inventif dans ses interventions («Hank’s Pranks»,
«Ellington Suite»). On ne présente pas vraiment David Wong (1982, New York) très actif sur
la scène de New York (Benny Green, Ray Gallon, Dan Nimmer), doté d’un beau son
(«Maybe It's Hazy»); Aaron Kimmel, né en 1990 à Hollidaysburg, PA, a étudié
avec son père, Stephen, Joe Morello, Kenny Washington et Billy Drummond, avant
de côtoyer le meilleur de la scène à New York (Ryan Kisor, Terell Stafford, Jon
Faddis, Jimmy Heath, Mary Stallings, Mike LeDonne, Frank Wess). Aaron a appris
de ses maîtres l’écoute, et il est une autre découverte de ce disque. Les
interventions de chacun des musiciens sont en totale adéquation avec l’esprit
d’excellence qui est à la base de ce disque. L’original qui introduit cet
enregistrement en témoigne.
Les deux participations de Samara Joy McLendon sont déjà
remarquables de sûreté, et bien mises en valeur par les contrepoints
parfaits
de Sullivan Fortner, et la sonorité tour à tour éclatante («If You Were
Mine») et feutrée de Bruce Harris («The Bird of Red and Gold») qui
introduit et soutient à
merveille la chanteuse. Le répertoire fait appel à des compositeurs du jazz, des
classiques du bebop comme Gigi Gryce, Hank Mobley, Randy Weston, Barry Harris,
et aussi du jazz des premiers temps avec Eubie Blake-Andy Razaf et le jeune
Duke Ellington. Deux originaux, bien dans le ton, de Bruce Harris et un
standard de Johnny Mercer et Matty Malneck complètent un enregistrement bien
construit.Bruce Harris a certainement attendu plus que d’autres pour
enregistrer, mais il apporte ici un bel opus, très abouti, et sa sonorité, sa
précision, son côté brillant («Hank’s Pranks») sont un vrai plaisir pour les
amateurs de trompette. Une belle découverte!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Wes Montgomery
The NDR Hamburg Studio Recordings
West Coast Blues, Four on Six, Last of the Wine, Here's That
Rainy Day, Opening 2, Blue
Grass, Blue Monk, The Leopard Walks, Twisted Blues, West Coast Blues (Encore)
Wes Montgomery (g), Hans Koller (as), Johnny Griffin (ts),
Ronnie Scott (ts), Ronnie Ross (bar), Martial Solal (p), Michel Gaudry (b),
Ronnie Stephenson (dm)
Enregistré le 30 avril 1965, Hambourg (RFA)
Durée: 58’ 39” + Blu-Ray 34’ 16” (répétition)
Jazzline Classics D 77078 (www.jazzline-leopard.de/Socadisc)
La guitare selon Wes Montgomery est un instrument à part…
comme on peut le dire pour Django Reinhardt, car il lui donne une dimension
orchestrale et que ses chorus sont d’une facture toujours extraordinaire sur le
fond et la forme. Ici dans le contexte d’un all stars très
international où l’on retrouve les très réputés Hans Koller (Vienne, 1921-2003),
Johnny Griffin, Ronnie Scott, Martial Solal, Michel Gaudry qu’on ne présente
pas, mais aussi Ronnie Ross, un bon saxophoniste baryton britannique (Calcutta,
1933-Londres, 1991), le lauréat annuel de l’instrument pour le référendum de la revue Melody Maker pendant de nombreuses
années, et qui a côtoyé le meilleur du jazz: Clark Terry, Tubby Hayes et
beaucoup d’autres. Il prend plusieurs brillants chorus dans ce disque. Le
batteur Ronnie Stephenson (Sunderland, 1937-Dundee, 2002), comme Ronnie
Ross, a accompagné le gotha du jazz de passage en Grande-Bretagne. Cela dit,
les «Ronnie» britanniques sont des habitués, dans cette période, de la scène
allemande et particulièrement du NDR Big Band alors appelé le «Studioband», le
batteur en étant un des musiciens réguliers.
Ces projets avaient pour objet de réunir des musiciens
d’horizons différents et d’organiser un atelier pour une répétition (le DVD est ici
au format Blu-ray) afin de parvenir à une prestation en live radiodiffusée dont on retrouve l’enregistrement sur le CD. Wes Montgomery est venu de Londres où il se produisait dans
le club de Ronnie Scott et, dans ce projet, les musiciens apportent leur
contribution au niveau des compositions et des arrangements: il y a ainsi trois
thèmes de Wes Montgomery, deux de Ronnie Ross, un de Martial Solal, un de
Johnny Griffin, un standard arrangé par Wes, et le «Blue Monk» de Thelonious Monk arrangé par Johnny Griffin.Dans ce cadre qui
pourrait être un piège car les
musiciens ne se sont pas choisis, la magie du jazz, celle en particulier
de cet
artiste hors normes qu’est Wes Montgomery, réalise le miracle «habituel»
et toujours étonnant de
donner une heure de belle musique, pleine de swing, de ce blues que son
pouce
légendaire élève à un rare degré de sophistication, et le plus étonnant
est que
chacun des musiciens se fond sans état d’âme dans ce magnifique
ensemble,
chacun apportant son talent et sa personnalité à une réussite collective
qui
n’est pas évidente au premier rendez-vous. Le langage commun du jazz
opère
assez souvent ce genre de miracles entre musiciens d’horizons
esthétiques différents,
de générations éloignées, parfois de civilisations diverses, à la
condition que
tous respectent les fondements du jazz. Les musiciens, ici et à ce
moment de
leur parcours, relèvent de cette tradition internationale du jazz qui a
perduré, avec un large consensus, jusqu’aux années 1960, avant
l’apparition de
la fusion et des musiques dites «improvisées» ou «actuelles», comme si
ces qualificatifs
pouvaient définir un art, une expression humaine. Cela dit, ce disque,
de jazz,
mérite le détour, et sans doute parce que la personnalité artistique de
Wes Montgomery est de celles qui s'impose à tous, dans tous les
contextes, comme celle de Django Reinhardt justement…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Gregory Tardy
If Time Could Stand Still
A Great Cloud of Witnesses, Absolute Truth, Blind Guides, Everything
Happens to Me, I Swing Because I'm Happy, If Time Could Stand Still, The
Message in the Miracle, It Is Finished
Gregory Tardy (ts), Alex Norris (tp 2 & 7), Keith Brown
(p), Alexander Claffy (b), Willie Jones III (dm)
Enregistré les 19-20 juin 2019, New York, NY
Durée: 50’ 07”
WJ3 31026 (wj3records.com)
Greg Tardy est né le 3 février 1966 à New Orleans. Né dans
une famille dévouée à la musique classique, au chant lyrique, il a débuté à la
clarinette (classique). Il a habité Milwaukee, dans le Wisconsin sur les bords
du Lac Michigan, puis à St. Louis, dans le Missouri. Il opte progressivement
pour le saxophone ténor pour lequel il est sollicité, et c’est par son frère
aîné que se produit l’étincelle pour le jazz à travers l’écoute d’un
enregistrement de «Monk’s Mood» (Thelonious
Monk With John Coltrane, Jazzland). Il commence à se produire sur la scène
de St. Louis, ce qui le conduit à retourner dans sa ville de naissance pour
approfondir ses connaissances auprès du réputé Ellis Marsalis, côtoyant sur
place dans les années 1980 une multitude de musiciens de talents comme Victor
Goines, Nicholas Payton, les frères Marsalis (Delfeayo et Jason), Brian Blade, etc.,
et à se frotter à toutes les composantes de la musique néo-orléanaises (Neville
Brothers, Allen Toussaint…). Cette riche expérience lui donne des ailes et, dès
le début des années 1990, après un premier enregistrement personnel (Crazy Love, Dubat), il fait le bonheur de
l’Elvin Jones Jazz Machine dans les années 1990, formation grâce à laquelle il
s’installe à New York, côtoyant beaucoup de musiciens qui font le jazz de cette
époque, dans un éventail de styles et d’époques assez large: Wynton Marsalis, James
Moody, Betty Carter, Rashied Ali, Roy Hargrove, Jay McShann… En 1999, il
intègre la formation d’Andrew Hill, pour lequel il enregistre plusieurs
disques. Il côtoie et enregistre également avec d’autres saxophonistes comme
Steve Coleman, Joe Lovano, Dewey Redman, Ravi Coltrane, Chris Potter, et
trompettistes comme Tom Harrell, Dave Douglas, Brian Lynch (avec Eddie
Palmieri), Marcus Printup, réutilisant avec certains la clarinette délaissée
depuis l’adolescence.
C’est sur Impulse!, le label mythique de son inspirateur
John Coltrane, qu’il enregistre en leader en 1998 Serendipity. Après The Hidden
Light (JCurve, 2000) et Abundance (Palmetto, 2001), il entame à partir de
2005 une collaboration régulière avec SteepleChase pour une dizaine d’albums personnels
(The Truth, 2005; Steps of Faith, 2006; He Knows My Name, 2007; The Strongest
Love, 2010; Monuments, 2011; Standards & More, 2013; Hope, 2014; With Songs
of Joy, 2015; Chasing After the Wind, 2016). A partir de 2015, il devient enseignant à Knoxville pour
l’Université du Tennessee. Peu après, il participe encore à un projet en duo avec Bill
Frisell.
Le présent If Time Could
Stand Still, enregistré sur l’excellent label WJ3, créé par le batteur
Willie Jones III qui faisait la couverture de Jazz Hot n°669,
semble être le dernier en date des enregistrements personnels de Gregory
Tardy. Inutile de dire qu’avec la présence de Willie Jones III, la section
rythmique est d’un niveau exceptionnel, le batteur faisant preuve de son
habituelle musicalité, de son drive et de son sens des nuances. A leurs côtés,
au piano, Keith Brown, le fils de Donald, est splendide, et le bassiste,
Alexander Claffy est à l’unisson de ses deux partenaires. Sur deux pièces
(«Absolute Truth», un blues, et «The Message in the Miracle», très Jazz
Messengers), le trompettiste virtuose et tout terrain Alex Norris (Betty
Carter, Vanguard Jazz orchestra, Maria Schneider Band, Slide Hampton, Brad
Mehldau, Jerry Gonzalez, Chico O’Farrill…), apporte plus de rondeur à
la formation, dans l’esprit hard bop. «I Swing Because I'm Happy» est dans ce
même registre, sans le trompette.
L’ensemble
des compositions sont de Gregory Tardy, à
l’exception du standard «Everything Happens to Me», une relecture
classique où Gregory Tardy fait admirer un beau son grave qu’on n’entend
pas
toujours aussi profond sur ses propres compositions. Sur «A Great Cloud of Witnesses», le saxophoniste est plus
proche du son aigu de ténor à l’instar de sa première inspiration, John Coltrane.
La musique modale est une des manières d’ailleurs de Gregory Tardy («It Is
Finished»), qui en fait également le moteur de son «Blind Guides», autour de
motifs arabisants explorés et déclinés avec la complicité de Keith Brown.Reste «If Time Could Stand Still», une mélodie qui
ressemble à un hymne d’inspiration religieuse, une musique où le ténor joue
dans l’aigu, une veine musicale qui trouve sa confirmation dans les
derniers remerciements du livret et le titre de l’album. A ce propos, on relira
avec profit l’interview de Greg Tardy dans Jazz
Hot n°566, à la
fois pour sa biographie et pour tous les aspects de sa personnalité qui
expliquent sa musique et ce feeling religieux.
If Time
Could Stand Still est un album de jazz précis et sage comme semble
l’être Gregory Tardy, sans prétention ostentatoire mais avec les éléments
d’imagination, de swing, de blues, d’expression et l’assise de la tradition qui
font le meilleur jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Samara Joy
Samara Joy
Stardust, Everything Happens to Me, If You Never Fall in
Love With Me, Let’s Dream in the Moonlight, It Only Happens One, Jim, (It’s
Easy to See) The Trouble With Me Is You, If You’d Stay the Way I Dream About
You, Lover Man (Oh Where Can You Be?), Only a Moment Ago, Moonglow, But
Beautiful
Samara Joy (voc), Pasquale Grasso (g), Ari Roland (b), Kenny
Washington (dm)
Enregistré les 20 et 21 octobre 2020, Mt. Vernon, NY
Durée: 47’ 01’’
Whirlwind Recordings 4776 (www.whirlwindrecordings.com/Socadisc)
Samara Joy McLendon, née le 11 novembre 1999, est issue d’une famille du Bronx, NY, évoluant
dans le monde du gospel: ses grands-parents paternels ont dirigé l’ensemble de
Philadelphie, The Savettes, son père, compositeur, a accompagné le chanteur
Andraé Crouch. Baignée dans une ambiance très musicale –on chante et on joue
volontiers dans les réunions de famille–, elle commence, au collège, à
participer à des comédies musicales. Son père, qui l’a immergée dans la musique
religieuse et le rhythm & blues, la fait également monter sur scène avec
lui. Mais c’est au lycée, au Fordham High School for the Arts, que Samara prend conscience de ce qu'est le jazz qu'elle pratique déjà au filtre de la culture afro-américaine. Parallèlement, elle a intégré la chorale de son église, la World Changers Church New York, sur Grand Concourse (la principale artère du Bronx), avec laquelle elle assure trois services par semaine pendant deux ans. Quand
elle entreprend des études musicales universitaires (qu'elle a achevées en mai 2021) au Purchase College, non loin de chez elle,
où elle a notamment pour professeurs Jon Faddis, Pasquale Grasso et Kenny
Washington, elle n’est pas encore décidée à devenir une chanteuse de jazz. Le
déclic viendra, dit-elle, à l’écoute de Sarah Vaughan et des enregistrements de Tadd
Dameron avec Fats Navarro. Elle commence alors à partager la scène des clubs new-yorkais avec Barry Harris, Kirk Lightsey, Cyrus
Chestnut ou encore Chris McBride. Et comme si son entrée en jazz était destinée à se
faire sous l’égide de la grande Sassy, qu’elle peut rappeler à certains égards
par son timbre, elle arrive en tête de la Sarah Vaughan International
Jazz Vocal Competition fin 2019 (voir
notre Hot News du 30/01/20).
Si
les longs mois de confinement qui ont suivi n’ont pas été
des plus propices pour développer sa carrière, Samara McLendon présente
aujourd’hui,
à 21 ans, un premier album sous son nom, qu’elle a d’ailleurs changé en
Samara
Joy. Elle y est excellemment accompagnée par ses anciens professeurs, en
fait
le trio habituel de Pasquale Grasso avec Kenny Washington et Ari Roland,
dont
on peut apprécier ici le jeu d’archet. S’attaquant à quelques-uns des
beaux thèmes du jazz (remarquable version de «Lover Man»), Samara
s’impose d’emblée
comme une interprète de jazz prometteuse, d'une étonnante maturité
artistique résultant d’un
parcours enraciné depuis la plus petite enfance. D'où une
expressivité profonde et pleine de nuances –ainsi qu'un sacré sens du swing, cf. «Everything Happens to Me»– que ses accompagnateurs mettent en
valeur avec une grande finesse, en particulier le subtil Pasquale Grasso
(joli
duo guitare-voix sur «But Beautiful»). Samara Joy livre ainsi un disque
réussi sans fausse originalité et artifices. Elle renouvelle les
saveurs par sa seule personnalité musicale. Il ne reste qu’à croiser les doigts pour que la jeune et
talentueuse Samara Joy poursuive sa route sur le chemin du jazz de
culture, à l’affut de nouvelles rencontres pour approfondir son art avec authenticité.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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The Doug MacDonald Quartet
Organisms
It’s You Or No
One, Jazz for All Occasions, L&T, Nina Never Knew/Indian Summer, Sometime
Ago, Poor Butterfly, Centerpiece, Too Late Now, Hortense, On the Alamo
Doug MacDonald
(g), Carey Frank (org), Bob Sheppard (ts), Ben Scholz (dm)
Enregistré les 10
octobre et 11 décembre 2018, Burbank, CA
Durée: 50’ 20”
Dmac Music (www.dougmacdonald.net)
Doug MacDonald & The Tarmac Ensemble
Live at Hangar 18: Jazz Marathon 4
CD1: San Fernando
Blvd, Dreamsville, Lollipops and Roses, I Thought About You, With the Wind and the
Rain in Her Hair, Maiden Voyage, Pennies From Heaven, Nobody Else But Me CD2: Strike Up the Band, LL,
Something to Light Up My Life, Make Believe, Body and Soul, My Foolish Heart
Where or When, Tune Up Doug
MacDonald
(g), Charlie Shoemake (vib), Joe Bagg (p), Harvey Newmark (b, CD1:
1,2,3,5, CD2: 1,2,3,4), Kendall Kay (dm, CD1: 1,2,3,5, CD2: 1,2,3,4),
Kim Richmond
(as, fl), Ron Stout (tp), Ira Nepus (tb), Rickey Woodard (ts), John B.
Williams
(b), Roy McCurdy (dm) Enregistré le 18
juillet 2019, Los Angeles, CA Durée: 54’ 10” +
59’ 39” Dmac Music 16
(www.dougmacdonald.net)
The Coachella Valley Trio
Mid Century Modern
My Shining Hour,
Lance or Lot, Cat City Samba, Tram Jam, What’s New, Give Me the Simple Life,
Stranger in Paradise, I Hadn’t Anyone Till You, Woody ‘N You, Bossa Nueva, The
Way You Look Tonight Doug MacDonald
(g), Larry Holloway (b), Tim Pleasant (dm), Big Black (djembé, 3,6,7,8,9,10) Enregistré à Palm
Springs, CA, date non précisée Durée: 42’
05” Dmac Music 17 (www.dougmacdonald.net)
Doug MacDonald
Toluca Lake Jazz
Flamingo, My
Little Boat, Baubles Bangles and Beads, These Foolish Things, Toluca Lake Jazz,
Is This It?, Desert Jazz, Village Blues, De-Ha, Easy Living, Pleasante
Pleasant, If I Had You, New World Doug MacDonald
(g), Harvey Newmark (b) Enregistré à
Glendale, CA, date non précisée Durée: 53’46’’ Dmac Music 18
(www.dougmacdonald.net)
Doug MacDonald
Live in Hawaii
My Shining Hour,
Cat City Samba, Blues in the Closet, Star Eyes, Bossa Don, Lester Leaps In, Stranger in
Paradise Doug MacDonald
(g), Noel Okimoto (vib), Dean Taba (b), Darryl Pellegrini (dm) Enregistré le 9 novembre 2019, Honolulu, Hawaii Durée: 59’ 12” Dmac Music 19
(www.dougmacdonald.net)
Doug MacDonald
est un merveilleux musicien de jazz au-delà de l’instrumentiste, comme le dit
la formule, un musicien pour musicien précieux et rare. Il véhicule un profond
respect pour un jazz de culture ancré dans un idiome post bop avec un goût
prononcé pour la beauté esthétique qui a façonné le jeu de Kenny Burrell en
single note bluesy, avec toujours un souci de développer de superbes lignes
mélodiques. Mais c’est surtout du côté de Barney Kessel qu’il revendique son
héritage par une connaissance approfondie du bop parkérien doublée d’une
élégance et d’un sens raffiné du swing. On est ici dans
une certaine forme d’orthodoxie bop par un musicien au parcours singulier et
issu d’une belle tradition de la guitare jazz allant d’Herb Ellis à Joe Pass.
Né le 10 septembre 1953 à Philadelphie, PA, il débute à Hawaï dans un style
middle auprès du tromboniste Trummy Young, puis dans un jazz plus moderne avec
le saxophoniste Gabe Balthazar, un ancien de chez Stan Kenton au parcours
remarquable dans le jazz west coast des années 1950 et 1960. Il s’installe
brièvement à Las Vegas, NV, jouant dans différents lieux, d’un club à une salle
d’exposition avec le chanteur Joe Williams, le tromboniste Carl Fontana, le
saxophoniste ténor Jack Montrose et le contrebassiste Carson Smith. A partir de
1984, il est une figure incontournable de la scène de Los Angeles, CA, faisant
partie des formations de Bill Holman, Ray Anthony ainsi que du Clayton-Hamilton
Jazz Orchestra. Il devient freelance en 1990 à New York, jouant avec Ray Brown,
Hank Jones, Stan Getz, Bob Cooper, Jack Sheldon, Buddy Rich ou Ray Charles,
avant de retourner sur la côte ouest où il réside et partage son temps entre
l’enseignement, les enregistrements et les tournées. Déjà à la tête
d’une quinzaine d’albums sous son nom où il varie les formules avec brio, il
excelle ici dans cinq contextes différents privilégiant une esthétique straight
ahead qu’il pratique comme un second langage. Pour Organisms, il explore
pour la troisième fois de sa discographie la formule du quartet avec orgue
Hammond B3, saxophone ténor et batterie, évoquant les classiques de la période
Blue Note des années 1960. Au-delà du leader et du formidable guitariste qu’il
est, Doug MacDonald démontre des talents de compositeur et d’arrangeur entre
originaux et standards. Il y a une synergie et une belle cohésion au sein de la
formation. Sur Jazz For All Occasions, le guitariste alterne un jeu en
single notes, en octaves et en accords dans la lignée de Wes Montgomery sur un
tempo bossa. Carey Frank qui a été longtemps l’organiste de la formation de
blues rock et soul Tedeschi Truck Band,mais aussi des saxophonistes Bob Mintzer et Eric Marienthal, propose un jeu
sobre et gorgé de swing avec de longues phrases sinueuses du plus bel effet aux
couleurs d’un jazz soul intemporel. «L&T»est le sommet du disque reflétant la personnalité et le jeu du leader dans sa
diversité d’approche mêlant la virtuosité et l’aspect mélodique de Joe Pass au
raffinement esthétique de Kessel dans l’art de ne jouer que les notes
essentielles. Sa version en solo de Nina Never Knew/Indian Summer avec sa
longue introduction est un régal de musicalité. La présence de
Bob Sheppard au saxophone ténor, que l’on a entendu dans les formations de
Chick Corea, complète le quartet avec un jeu évoquant Joe Henderson dans sa
sonorité au léger vibrato. «Centerpierce»,le blues signé Sweets Edison, permet au saxophoniste de célébrer le
blues avec talent et au leader de le jouer avec feeling et swing dans l’esprit
d’un Herb Ellis. Ben Scholz qui a déjà une longue carrière dans le blues avec
Buddy Guy et Aaron Neville, mais aussi dans le jazz avec Roy Hargrove, complète
la formation apportant un équilibre rythmique à la fois précis, souple et
puissant, idéal dans ce contexte avec orgue Hammond. Le second opus
est un beau concert au Hangar 18, proche de l’aéroport international de Los
Angeles, CA, en 2018 autour d’un projet avec The Tarmac Ensemble, sorte
de all stars de musiciens vétérans de la west coast. Le trompettiste Ron Stout, né en en Californie en 1958 et
ayant fait partie des meilleurs pupitres dont Woody Herman Big Band, The
Clayton-Hamilton Jazz Orchestra mais aussi Al Cohn, Stan Getz, Dizzy Gillespie,
Pepper Adams, Bill Holman et la formation d’Horace Silver pendant près de trois
ans, est particulièrement mis en valeur sur «Maiden Voyage» d’Herbie Hancock tel un prolongement du
jeu de Miles dans sa sonorité voilée et sa virtuosité introvertie que l’on
retrouve sur l’arrangement du standard de Jérôme Kern «Nobody Else But Me» sur les harmonies de «Tune Up». L’autre
souffleur de la formation est Kim Richmond, un multi instrumentiste alternant à
l’alto et à la flûte qui lui aussi a brillé longuement au sein des meilleurs big
bands dont ceux de Bob Florence, Stan Kenton et Bill Holman, tout en poursuivant
une carrière d’enseignant au département jazz de l’université de Californie du
Sud. Il est particulièrement en verve d’emblée sur «San Fernando Blvd» où
il s’illustre avec une belle musicalité dans l’esprit d’un Herbie Mann à la
flûte. Ce jazz laisse la place à un répertoire de standards et de
thèmes de musiciens avec deux compositions du leader qui est l’auteur de beaux
chorus dont une superbe version tout en accords et en solo de «I Thought About You». «Pennies From Heaven» dans un
esprit très west coast met en exergue Ira Nepus au trombone toujours proche de
la mélodie privilégiant le swing, une personnalité musicale de la scène de Los
Angeles, CA, lui aussi spécialiste des pupitres derrière Woody Herman, Gerald
Wilson, Quincy Jones, mais a également ayant collaboré avec quelques figures
tutélaires du jazz traditionnel tels que Kid Ory, Barney Bigard, Rex Stewart, Johnny St.
Cyr, Benny Carter, Lionel Hampton. Joe Bagg, un ancien
élève de Kenny Barron menant une consistante carrière de sideman,
complète la
formation d’une grande sobriété dans ses interventions privilégiant
l’écoute
dans un jeu post bop ancré dans la tradition. On notera également la
présence
de Rickey Woodard au saxophone ténor qui lors de ses rares chorus,
développe un
jeu fluide avec un large vibrato issue de l’école de Gene
Ammons. L’ensemble est mené de main de maître par l’ancien partenaire
des
frères Adderley et du fameux Jazztet d’Art Farmer, Roy McCurdy aux
baguettes. Sa formidable solidité dans le tempo et sa qualité de frappe
ne sont pas pour rien dans la réussite de ce concert aux couleurs de
jam. Mid Century
Modern, le troisième
album, explore la formule classique du trio guitare-contrebasse-batterie, sous
l’appellation The Coachella Valley Trio. Une formation née en 2016 au
AJ’s On the Green, un club de Palm Springs, CA, qui joue tous les mercredis
soirs et qui s’inspire de la beauté de leur demeure à Palm Springs, de son
paisible climat et de son architecture rétro des années 1950. Une douceur de
vivre et une décontraction que l’on retrouve dans la musique du trio. Un projet
mettant à nu la personnalité musicale du guitariste avec le soutien Larry
Holloway à la contrebasse et de Tim Pleasant, originaire de Minneapolis, à la
batterie. Ce dernier est un ancien élève de Harold Jones qui a fait les beaux
jours du big band de Count Basie. Après une longue parenthèse de 21 ans sur New
York dès 1978 où il se produit avec les saxophonistes Warne Marsh et Charles
McPherson, les pianistes Jaki Byard et Sal Mosca, il s’installe à Los Angeles,
CA, pour y devenir une figure majeure de la scène jazz actuelle. Une forme de
nonchalance et de décontraction naturelle gorgée de swing se fait ressentir au
sein du trio qui explore quelques standards et compositions du leader. Le
classique «My Shinning Hour» laisse
éclater la sobriété des belles lignes mélodiques de Doug MacDonald, tout comme
les effets bluesy et les singles notes du superbe thème original «Lance or Lot». L’apport de Big
Black au djembé donne une couleur originale au trio sur des thèmes tels que la
bossa «Cat City Samba» ou le «Woody ‘N You» de Dizzy
Gillespie. Une véritable osmose rythmique caractérise cette remarquable
formation d’une grande musicalité comme sur cette version boppisante sur le
tempo rapide de «The Way You Look
Tonight». Pour le projet Toluca
Lake Jazz, Doug McDonald choisit la formule intimiste du duo,
toujours dans un esprit de simplicité et au service du jazz. Harvey
Newmark est une vieille
connaissance du guitariste avec qui il partage sa passion pour les
belles
mélodies et une certaine idée du jazz basé sur la tradition. Né à
Hollywood, CA, il est sollicité à l’âge de 18 ans pour entrer dans la
formation du
clarinettiste Buddy DeFranco, mais il préfère terminer ses études.
Musicien à
la fois classique et jazz, il passe d’un univers à l’autre avec facilité
et
fait partie depuis 24 ans du Los Angeles Philharmonic et du Long Beach
Symphony
tout en étant le principal contrebassiste du Desert Symphony depuis près
de
deux décennies. Cela ne l’empêche pas de mener une véritable carrière de
jazzman auprès de Buddy Rich, Bill Holman, Lew Tabackin, Toshiko
Akiyoshi, Joe Henderson, Terence Blanchard, Pepper Adams, Milt Jackson,
Terry
Gibbs ou Cal Tjader. Ces deux musiciens ont en commun également le fait
d’avoir
accompagné des voix singulières du jazz telles qu’Anita O’Day, Carmen
McRae,
Sarah Vaughan et Rosemary Clooney, d’où ce goût pour les mélodies
narratives.
L’interaction entre les deux protagonistes s’installe d’emblée avec une
excellente version de «Flamingo», puis
«My Little Boat» sur des
rythmes brésiliens entre samba et bossa. «Baubles, Bangles, and Beads» se donne des airs de valse
avec une sonorité boisée et une façon de retenir la note à la Ron Carter
du contrebassiste. Le leader dévoile dans ce contexte un peu plus de son univers et un réel talent de compositeur comme «Is This It?» basé sur les harmonies
de «What Is Thing Called Love?», ou
son affection pour le blues avec «Village
Blues» de John Coltrane. Dans le cinquième
enregistrement, Live in Hawaii, effectué au Studio Atherton de la radio publique locale, en
compagnie d’un bon vibraphoniste, Noel Okimoto, Doug confirme ce classicisme
d’expression dans le registre d’un bebop qui swingue comme le jazz de toutes
les époques. Dean Taba à la contrebasse est également un excellent musicien («Blues
in the Closet», «Star Eyes»), et le guitariste toujours entre Wes Montgomery et
Barney Kessel, laisse beaucoup de place à ses complices, sans renoncer à
quelques évocations de guitare hawaiienne bienvenues dans son discours, sans
aucun artifice, qui teintent son interprétation d’une couleur autochtone.Il y a une cohérence
artistique dans ces cinq albums d’une haute tenue musicale, qui font de Doug
MacDonald un musicien à découvrir, ce qui est possible car sa production
d’enregistrements est régulière et son site bien documenté (cf. dougmandonald.net).
David Bouzaclou
© Jazz Hot 2021
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Jim Snidero
Live at the Deer Head Inn
Now's The Time, Autumn Leaves, Ol' Man River, Bye Bye
Blackbird, Idle Moments, Who Can I Turn To, My Old Flame, Yesterdays
Jim Snidero (as), Orrin Evans (p), Peter Washington (b), Joe
Farnsworth (dm)
Enregistré les 31 octobre et 1er novembre 2020,
Deleware Water Gap, PA
Durée: 55’ 27”
Savant Records 2193 (www.jazzdepot.com/Socadisc)
Le natif de Redwood City, en Californie, en 1958, Jim
Snidero, a construit avec patience et constance une carrière très respectable
de musicien de jazz depuis qu’il s’est installé à New York en 1981, après avoir
étudié au College of Music de la North Texas University. Il est lui-même devenu
un éducateur apprécié dans le domaine du jazz et de la musique contemporaine, à
la New School de New York et dans plusieurs universités (Indiana, Princeton). S’il n’est
pas une tête d’affiche, c’est un de ces musiciens sérieux et savant recherché
aussi bien par les grands ensembles (Toshiko Akiyoshi’s Jazz Orchestra, Mingus
Big Band) que par les formations plus réduites qui s’expriment dans l’idiome du
bebop-hard bop, et parfois même dans un pupitre pour la variété (Frank Sinatra).
Il a ainsi côtoyé Brother Jack McDuff, Brian Lynch, David Hazeltine, et
récemment encore Mike LeDonne. C’est aussi un solide leader, un saxophoniste
alto qui développe une esthétique (un beau son, une bonne articulation, un
swing certain et une familiarité avec le blues) dans la continuité des
saxophonistes post-parkériens à l’instar de Phil Woods et Cannonball Adderley,
auxquels il a rendu hommage dans une discographie de qualité (25 disques
environ en leader, enregistrements plus nombreux en sideman). C’est donc le type de musiciens,
fréquents en jazz, dont on ne peut pas être déçu car il élabore en conscience
une œuvre sans complaisance, dans l’esprit du jazz. Il poursuit depuis 2007 une fructueuse collaboration avec le
label Savant (une dizaine d’albums) qui confirment un artiste sûr de ses
choix, constant dans son esthétique, ce qui est une de ses qualités à la base de
sa personnalité.
Dans cet opus, un liveenregistré au Deer Head Inn de Delaware Water Gap, PA, en fin d’année 2020, le
choix du répertoire est à nouveau excellent, sans surprise mais ce n’est pas ce
qu’on attend, avec de beaux thèmes, des standards pour la plupart comme «Autumn
Leaves», «My Old Flame» et «Yesterdays», des compositions du jazz comme «Now’s
Time» de Charlie Parker, «Idle Moments» de Duke Pearson immortalisé par Grant
Green, et même un traditionnel «Ol’ Man River», en référence à ce que le pays
vit (Black Lives Matter). Jim Snidero est brillamment entouré d’une section rythmique
de luxe, avec un Orrin Evans, parfait et délicat,
et les indispensables Peter Washington et Joe Farnsworth, trois éléments
totalement maîtres de cette esthétique, et qui apportent au leader le cadre idéal
pour développer son lyrisme, un son pulsé un peu étroit, une aisance réelle. Il
a bien sûr «tiré» les standards vers l’esprit de la musique qu’il honore, le
bebop. S’il n’est pas un musicien explosif, tout ce qu’il fait est parfaitement
fait, et ce disque est un réel plaisir.
La seule faute de goût est,
selon nous, cette photo
posée des musiciens masqués. La peur ainsi affichée des artistes en 2021
–et pas que par ces quatre– n’entre pas en résonance avec l’attitude de
leurs
aînés, quand on songe au courage des musiciens qu’ils sont censés
honorer et prolonger,
Charlie Parker le premier. Dans l’histoire du jazz, il y a eu des
obstacles
autrement hauts et violents qu’un virus, et le jazz ne s'est jamais
arrêté pour cela. Le jazz, musique d’échanges et de liberté, est
incompatible avec un masque complaisamment ou peureusement affiché. Il
aurait
été dans l’esprit du jazz d’ignorer le masque (ou tout au moins de le
faire
disparaître quand c’est possible), de laisser ce virus à sa place, et
d’accompagner, d’évoquer les trop nombreux
aînés qui ont été abandonnés, sont décédés dans l’isolement, dans
l’indifférence et
l’absence d’hommages et le manque du jazz pour leurs derniers moments.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Dave Liebman/The Generations Quartet
Invitation
Maiden Voyage, Bye Bye Blackbird, Invitation, My Foolish
Heart, Village Blues, Yesterdays, Speak Low, Summertime, You and the Night and
the Music
Dave Liebman (ts, ss), Billy Test (p), Evan Gregor (b), Ian
Froman (dm)
Enregistré les 14-15 août 2018, Saylorsburg, PA et Delaware
Water Gap, PA
Durée: 1h 13’ 32”
ARMJA 2020 (https://evangregor.com/generations-quartet)
Disque très sympathique, qui réunit un trio de plusieurs
générations (Ian Froman: années 1960, Billy Test: 1989, Evan Gregor: années
1990) autour d’un ancien, le très réputé
Dave Liebman (1946) qui les a parfois encadrés en tant qu’enseignant. Au
programme de ce Generations Quartet: les standards et de célèbres compositions
du jazz. La lecture des titres ci-dessus ne laisse planer aucun doute; ils sont
parmi les plus célèbres, parmi les plus beaux, et ont jalonné
l’histoire du jazz depuis les années 1920 avec des milliers d’interprétations.
Le Song Book est en force avec des compositions de George et Ira Gershwin, Bronislau
Kaper et Paul Francis, Victor Young, Otto Harbach et Jerome Kern, Arthur Schwartz
et Howard Dietz, Ray Henderson et Mort Dixon. Deux compositions du jazz, une
d’Herbie Hancock, l’autre de John Coltrane, et elles sont révélatrices de la
musique de ce quartet qui se rattache à l’esprit post-coltranien dans la
manière.
Dave Liebman, surtout au soprano en dehors de «Speak Low»,
«Summertime» et «You and the Night and the Music» au ténor, fait admirer sa
belle sonorité qui se rattache par son côté vibré au Sonny Rollins des années
1970 («Maiden Voyage») pour le soprano ou davantage à Coltrane sur «Village
Blues». Sur le ténor, il est franchement dans l’esprit de Coltrane sur «Summertime»,
malheureusement écourté. C’est un vrai régal d’entendre Dave Liebman, avec un vrai
classicisme, mettre en avant ses qualités de son, de drive et d’expression dans
ce registre des standards, sans retenue, dans un style direct, sans maniérisme
ou esprit de système, comme sur «You and the Night and the Music », enregistré
en live le 15 août… Il devient alors
un grand classique du jazz et entraîne ses excellents compagnons dans une
dimension qui offre une belle conclusion à cet excellent disque. Lui-même avoue
que jouer cette musique de cette manière, c’est comme «retourner à la maison».
Billy Test, dans un style tynérien (main gauche),
apporte beaucoup («Speak Low») et Ian Froman, le plus ancien de la section
rythmique, tresse avec puissance la nappe sonore dont cette musique a
besoin. Le cadet, Evan Gregor ne s’en laisse pas compter et
participe à ce qui a été une fête, n’en doutons pas. Le jazz, et pas seulement celui «de la maison» est une musique
expressive, et a besoin de ces dimensions de transe, d’intériorisation, d'échange et de ce
côté direct qui traversent cet enregistrement autant
pour libérer les artistes que véritablement communier avec le public, par le
corps tout entier et pas seulement par l’intellect dans le cadre d'un entre-soi des musiciens.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Jimmy Gourley
The Cool Guitar of Jimmy Gourley: Quartet & Trio Sessions 1953-1961
You're a Lucky Guy, You Stepped Out of a Dream, It's
De-Lovely, Not Really the Blues, My Heart Belongs to Daddy, Changing My Tune, I
Love You, Who Cares?, Almost Like Being in Love, Bag's Groove, Buddy Banks
Blues, Love You, Line for Lyons, A Night in Tunisia, Yesterdays, You Go to My
Head, How Long Has This Been Going On?, Clarisse Blues, For Heaven's Sake, Three
Little Words
Jimmy Gourley (g) avec:
(1-8) Henri Renaud Trio (p), Pierre Michelot (b), Jean-Louis
Viale (dm), Paris, 5 octobre 1953
(9-16) Buddy Banks (b) Trio & Quartet: Bob Dorough (p),
Roy Haynes (dm), Paris, 28 octobre 1954
(17-18) Jimmy Gourley Quartet, Henri Renaud (p), Jean-Marie
Ingrand (b), Daniel Humair, (dm), Paris, janvier 1961
(19-20) Jimmy Gourley Quartet, Krzysztof Komeda (p), Adam
Skorupka (b), Adam Jedrzejowski (dm), Varsovie, 30 octobre 1961
Durée: 1h 15’ 02”
Fresh Sound 1101 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Tiré
d’un disque d’Henri Renaud et son trio (Vogue), du Jazz
de Chambre de Buddy Banks (Club Français du Disque), d’une émission de
télévision, et d’un album du Jazz Jamboree enregistré en Pologne, voici
une vingtaine d’interprétations enregistrées de 1953 à 1961, qui nous remémorent l’excellent Jimmy Gourley (1926-2008),
ce Parisien adoptif venu de Chicago avec sa guitare pour vivre l’aventure du
jazz à Paris dans ces années 1950, rétrospectivement un âge d’or du jazz de la Capitale car l’atmosphère est encore à une fièvre
enthousiaste autour du jazz, même s’il est difficile d’en vivre. Une saine
émulation entre acteurs locaux, américains, belges et européens en général, est
à l’origine d’une musique bebop enracinée qui ne se pose encore aucune
question sur la nécessité pour le jazz du swing, du blues et de l’expression, avec de solides références,
qu’elle datent de la génération d’avant-guerre ou de celle du bebop. Pas de
subvention, mais une création d’un excellent niveau, libre des modes, collant à
l’évolution naturelle du jazz, même si la critique de jazz a commencé à déraper.
Le producteur Jordi Pujol de Fresh Sound poursuit son
exploration de la scène française (et pas seulement), toujours avec un souci
d’originalité, comme la restitution ici de disques rares et de quelques thèmes
enregistrés pour une télévision ou en Pologne en 1961.
Jimmy Gourley confirme le beau guitariste qu’il est
dans ce courant fondateur sur son instrument, et digne pendant, sur la scène
européenne, avec René Thomas également, de ce qui se fait de mieux sur la scène
américaine. Son style, où le blues est bien présent, coule, très clair, en
single notes parfaitement détachées et articulées, avec une couleur du swing
propre à ce temps, et dans ces versions en petites formations (trio, quartet),
il fait preuve d’une parfaite maîtrise, de dextérité et surtout
de musicalité au service des belles mélodies, standards le plus
souvent, quelques compositions du jazz (Dizzy Gillespie, Milt Jackson, Gerry
Mulligan) et un original.
Parmi ses compagnons, on trouve aussi bien Henri
Renaud, Pierre Michelot, Jean-Marie
Ingrand que Bob Dorough, Buddy Banks, Roy Haynes, et pour la Pologne Krzystof
Komeda, c’est-à-dire le haut niveau international. Dans
cette période où les artistes élargissent le langage du jazz, on a ici réuni parmi le
meilleur de ce temps autour d’une personnalité de la guitare en plein développement qui a toujours
conservé, en authentique jazz lover, une intégrité certaine, artistiquement comme humainement: Jimmy
Gourley!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Ira B. Liss Big Band Jazz Machine
Mazel Tov Kocktail!
Gimme That°, High Wire**, Keys to the City, Love You
Madly**, Bass: The Final Frontier°°°, You’d Better Love Me While You May*,
Mazel Tov Kocktail°°, I Wish You Love*, Springtime, Joy Spring**, West Wings,
Where or When*
Ira B. Liss (dir), Janet Hammer*, Carly Ines (voc**, tb), reste
de l’orchestre détaillé dans le livret + guests: Andrew Neu (ts)°, Mike Vax
(tp)°, Dan Radlauer (acc)°°, Nathan East (eb)°°°
Enregistré en 2020, San Diego, CA
Durée: 1h 04’ 38’’
Tall Man Productions (www.bigbandjazzmachine.com)
Le Big Band Jazz Machine est l’aventure d’une vie, celle de
son leader, le saxophoniste Ira B. Liss. Originaire de San Diego, CA, il a, comme
beaucoup, commencé par jouer dans l’orchestre de son lycée où son professeur
l’a fait passer de l’alto au baryton en raison de sa taille (plus de 2
mètres!). Après avoir étudié la musique à l’université, Ira B. Liss a travaillé
dans différentes formations, notamment celles de Barney Kessel, Louie Bellson
et Thad Jones. Mais c’est la direction d’orchestre qui l’anime, et il crée en
1979 son Big Band Jazz Machine avec un groupe d’étudiants. Formé exclusivement
d’amateurs, le big band passe un premier été à répéter dans un lycée avant de
commencer à se produire en public. Avec le temps, il est rejoint par des
musiciens plus âgés et plus expérimentés qui professionnalisent progressivement
son fonctionnement. En 1994, alors que le Big Band Jazz Machine est bien
installé sur la scène jazz du sud de la Californie et qu’Ira B. Liss a lâché
son pupitre pour se concentrer sur la direction musicale, un premier disque, First Impressions, est enregistré. Quatre
autres suivront jusqu’à Tasty Tunes (2017), qui compte Bob Mintzer en invité.
Mazel Tov Kocktail! est le sixième enregistrement du Big Band Jazz Machine, réalisé à l’occasion de
ses 40 ans, un bel anniversaire, car on imagine ce qu’il faut d’énergie et de
détermination pour faire vivre un tel ensemble pendant plusieurs décennies.
Plusieurs invités et six arrangeurs différents contribuent à un album coloré et
varié qui évoque aussi bien la tradition du big band que des formes plus
«modernes», dont l’électrique «Bass: The Final Frontier» signé de Dan Radlauer, un multi-instrumentiste compositeur pour la publicité et la télévision, où l’on entend le bassiste invité Nathan East. En outre, le titre donnant son nom au disque, «Mazel Tov
Kocktail» (du même auteur) évoque la musique klezmer dont Ira B. Liss explique
la présence par sa dimension festive, de circonstance. Le thème mêle ainsi habilement
le klezmer –par les interventions de l’accordéon (Dan Radlauer) et de la
clarinette (April Leslie)– et le swing, assuré par l’orchestre. Une troisième
composition de Dan Radlauer, «Keys to the City», dans l’esprit des
années 1970-1980, met en avant le pianiste Steve Sibley et le saxophoniste Greg
Armstrong, ici à la flûte. C’est aussi un original qui ouvre le disque, «Gimme
That» du saxophoniste Andrew Neu invité justement sur ce titre. Le ténor, sideman expérimenté
dans le jazz comme dans la pop, est aussi un chef d’orchestre et un
compositeur
qui aime les arrangements brillants à la Quincy Jones, de quoi inaugurer
la
fête d’anniversaire avec guirlandes et lampions. Deux chanteuses
interviennent
également sur le disque: Janet Hammer et Carly Ines (également
tromboniste) qui se distingue sur un «High Wire» (Chick Corea) très
enlevé et une jolie version de «Love You Madly» (Duke Ellington). Entre interprétations convaincantes du répertoire
jazz et originaux ne manquant pas d’intérêt, le Big Band Jazz Machine s’offre
un disque-anniversaire qui couronne avec un enthousiasme rafraîchissant ses
quatre décennies d’activité. A l’heure de l’épidémie généralisée d’enfermements
et de contrôles hystériques, on rêve de faire le voyage à San Diego, pour profiter
des good vibes d’Ira B. Liss et de ses complices.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Leon Lee Dorsey
Thank You Mr. Mabern
Rakin' and Scrapin', Simone, Bye Bye Blackbird, Watermelon
Man, Summertime, I'm Walkin, Softly as in a Morning Sunrise, Misty, Moment’s
Notice
Leon Lee Dorsey (b), Harold Mabern (p), Mike Clark (dm)
Enregistré le 2 juillet 2019, New York, NY
Durée: 52’ 10”
JazzAvenue Records 1 (www.leonleedorsey.com)
Ce pourrait être sous le nom du regretté Harold Mabern, car
c’est un trio dont il est le personnage central, et c’est aussi le dernier
enregistrement connu à ce jour du grand pianiste originaire de Memphis, TN.
Mais c’est aussi bien que ce soit Leon Lee Dorsey, le bassiste, à l’origine de
la rencontre, qui rende un hommage sans calcul à ce pianiste qui continue de
manquer, car il était un personnage omniprésent de la scène du jazz, non pour
des raisons médiatiques, mais parce qu’il développait une intense activité
auprès de ses aînés, de ses contemporains comme des plus jeunes. Le répertoire, des standards mais aussi une majorité de
compositions du jazz, conviennent parfaitement au trio et au pianiste. Harold
Mabern, l’invité de marque, n’écrase pas de sa présence le trio, signe de
l’élégance et de la délicatesse de cette personnalité. Il accompagne les chorus
du leader sans sourciller, apporte son talent, la puissance de son blues, sans
se formaliser de la trop grande présence du batteur, un défaut qu’on pourrait partiellement
améliorer à la console de mixage. Au total, c’est un disque sympathique, avec quelques
défauts, mais c'est aussi un privilège d’écouter le messenger Harold Mabern faire quelques
garnérismes sur «Misty» et nous gratifier d’un bon «Moment’s Notice», de comprendre
la dimension humaine, la modestie, le sens de la pédagogie qui le poussent à
accompagner encore, après un parcours des plus brillants, des musiciens moins
confirmés avec disponibilité et son grand sourire bienveillant. Jazz de la tête
aux pieds, jusqu’à la dernière seconde.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Snorre Kirk Quartet With Stephen Riley
Going Up
Right on Time°, Streamline°, Going Up°, Dive*, Bright and
Early°, Highway Scene°, Call to Prayer°, Blues Arabesque°, The Grind°
Snorre Kirk (dm), Stephen Riley (ts)°, Jan Harbeck (ts)*,
Magnus Hjorth (p), Anders Fjeldsted (b)
Enregistré en mars et juin 2020, Copenhague (Danemark)
Durée: 34’ 10”
Stunt Records 21032 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Petit par sa durée réduite (34’), c’est un bon disque de
Snorre Kirk, mais pas le plus intéressant. Régulièrement chroniqué
dans nos colonnes, il exploite habituellement, en petite formation, la veine
dans laquelle il a puisé sa musique et dont s’inspire ses compositions, celle
de Duke Ellington, parfois aidé en cela par la verve à la Paul Gonsalves de Jan
Harbeck (ts), même si, ici, beaucoup des pièces, composées entièrement par
Snorre Kirk, des blues («Streamline», «Goin’ Up», «Bright and Early», «Highway
Scene», «Blues Arabesque», «The Grind») à l’exception de «Dive» sur un rythme
caribéen, font davantage référence à Count Basie.
Dans ce disque, il a invité Stephen Riley, un ténor
américain, un son à la Ben Webster, le génie en moins, et qui utilise le son
feutré du modèle un peu comme une recette. On préfère l’inventif
Jan Harbeck, présent sur un seul thème («Dive»), qui parvient à se détacher de
son inspiration (Paul Gonsalves), en gardant l’esprit, pour élaborer une
manière bien à lui avec beaucoup de maestria et un petit grain de folie. Magnus Hjorth se plie un peu mécaniquement à l’exercice de
style dans un jeu plus sautillant qu’à la manière de Basie, une sorte d’épure
superficielle («Right on Time», «Streamline»). Le bassiste fait bien ce qu’il a à faire, et Snorre
Kirk, est moins passionnant dans son jeu comme dans ses compositions que sur
d’autres albums déjà chroniqués. A propos des compositions, malgré son talent
indéniable en la matière constaté dans d’autres productions, il faut aussi
parfois, nonobstant les droits d’auteurs, reprendre le répertoire original,
blues compris, pour apporter à ce type de musique l’ampleur qu’elle possède et
garder la mémoire du pourquoi cette musique.
Cela dit,
enregistré dans un contexte d'enfermement (mars et juin 2020), il paraît
plus juste de relativiser le moindre intérêt de cet enregistrement. Le
contexte actuel de dictature sanitaire/hygiéniste n'est pas favorable à
une musique populaire, née par conséquent dans la rue.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Roberto Magris
Suite!
CD1: In the Wake of Poseidon°, Sunset Breeze, A Message for
a World to Come°, Too Young to Go Steady, Suite!, Circles of Existence°, CD2:
(End of a) Summertime*, Perfect Peace°, (You’re my Everything) Yes I Am!, Love
Creation*, One With the Sun, Never Let Me Go*, Chicago Nights, The Island of
Nowhere°, Imagine*
Roberto Magris (p, ep), Eric Jacobson (tp), Mark Colby (ts),
Eric Hochberg (b), Greg Artry (dm), PJ Aubree Collins (récitante)°
Enregistré le 1er novembre 2018, Chicago, IL et le
8 décembre 2018, Miami, FL*
Durée: 1h 02’ 23’’ + 50’ 10’’
JMood Records 018 (https://jmoodrecords.com)
The MUH Trio
A Step Into Light
A Step Into Light, The Meaning of the Blues, What Is This
Thing Called Love, Waltz for Sunny, Continued Light, Italy, Giulio, Lush Life,
Our Blues, Bosa Cosa, Here We Are
Roberto Magris (p), Frantisek Uhlir (b), Jaromir Helesic
(dm)
Enregistré le 22 octobre 2019, Svárov (Tchéquie)
Durée: 1h 13’ 17’’
JMood Records 020 (https://jmoodrecords.com)
Roberto Magris & Eric Hochberg
Shuffling Ivories
Shuffling Ivories, I’ve Found a New Baby, Clef Club Jump,
Memories of You, The Time of This World Is at Hand, Quiet Dawn, La Verne,
Anysha, Italy, The Chevy Chase, La Verne Take 2
Roberto Magris (p), Eric Hochberg (b)
Enregistré le 7 novembre 2019, Chicago, IL
Durée: 1h 07’ 16’’
JMood Records 021 (https://jmoodrecords.com)
Vous pouvez lire dans Jazz
Hot, en ce début d’été 2021, la longue interview de Roberto Magris,
laquelle permet de retracer son parcours aussi riche qu’original. C’est
l’occasion aussi de s’attarder sur ses trois derniers enregistrements, effectués
avant le désastre sanitaire et liberticide mondial, alors qu’il était encore
possible à un musicien comme Roberto Magris de parcourir la planète, tantôt
pour participer à un festival en Allemagne ou en Hongrie, tantôt pour réaliser
une session à Chicago ou Miami pour le label JMood de son ami Paul Collins. Ces
trois albums, proposant des configurations assez différentes –un sextet
américain, un trio européen, un duo– illustrent bien la diversité des
productions réalisées par le pianiste italien.
L’enregistrement du double album Suite! est intervenu un peu plus de dix ans après la
création de
JMood Records, un projet, né de la rencontre de Roberto Magris et d'un
producteur de Kansas City, Paul Collins, qui a permis à Roberto Magris
d’atteindre une nouvelle
dimension, d’abord en accédant à la reconnaissance de Maîtres du jazz:
Art Davis (Kansas City Outbound,
2007), Idris Muhammad (Mating Call,
2008), Albert Tootie Heath (Morgan
Rewind: A Tribute to Lee Morgan Vol. 1 & 2, 2009-10, One Night in With Hope and More Vol. 1,
2009), Sam Reed (Ready for Reed,
2011), Ira Sullivan (Sun Stone,
2017).
Et si Roberto Magris n’était plus un débutant quand il a traversé
l’Atlantique,
ces rencontres ont donné encore plus d’intensité à sa musique et l’ont
défintivement arrimé au jazz de culture. Car si la carrière de Roberto
Magris
revêtait déjà un caractère international, elle restait essentiellement
européenne jusqu’à ce que JMood lui offre cette belle opportunité de se
produire régulièrement aux
Etats-Unis.
C’est cette belle décennie musicale que Roberto Magris célèbre avecSuite!, une œuvre pétrie de
spiritualité –c’était déjà le cas de Sun
Stone– et d’humanisme, soulignés par les textes lus par la
récitante P.J.
Aubree Collins, qu’elle a également écrits pour la plupart. L’intention
de
Roberto Magris étant ici, comme il le laisse entendre dans le livret,
d’approfondir son discours dans une synthèse de son cheminement
artistique. Ses
belles compositions (9 sur 15
titres) sont remarquablement servies par l’orchestre. On y remarque le
regretté
Mark Colby, disparu en 2020, à 71 ans. Cet excellent ténor, à la
sonorité
veloutée, méconnu chez nous, originaire de Brooklyn et ayant
vécu à Miami puis à Chicago, était un solide accompagnateur (Sammy Davis
Jr.,
Charlie Haden, Sarah Vaughan, Ira Sullivan…) ayant aussi sorti plusieurs
albums
sous son nom. C'était enfin un enseignant. Le bon trompettiste Eric
Jacobson, basé à
Milwaukee, WI, fréquente aussi la scène de Chicago et contribue à
l’ampleur
orchestrale de l’album. L’intensité et le swing qui traversent cet
enregistrement doivent beaucoup au jeune batteur Greg Artry, originaire
de
Pomona, CA, et ayant grandi à Indianapolis, IN. La liste de ses
collaborations
(Slide Hampton, Bobby Watson, Charles McPherson, Steve Turre…)
confirment qu’il
n’est pas le premier venu. Outre les originaux de Roberto Magris, tous
de
qualité, on retiendra une magnifique version de «Never Let Me Go», sur
laquelle
le pianiste atteint des sommets, et une surprenante reprise du «Imagine»
de
John Lennon qui démontrent encore toute son habileté d’arrangeur et sa
faculté de synthétiser dans son langage d'aujourd'hui ce qui, hier, l'a
bercé.
Egalement présent dans ce sextet, on retrouve le
contrebassiste Eric Hochberg en duo avec Roberto Magris sur Shuffling Ivories. Lui aussi issu de la
scène de Chicago, où son trio a animé les mardis et les samedis du Catch 35
jusqu’en 2020, il a effectué des tournées avec Pat Metheny, Lyle Mays, Terry
Callier, Kurt Elling, et il a accompagné les grands noms de Windy City comme Von et
Chico Freeman. Sur Shuffling Ivories, sa
belle sonorité boisée répond au magnifique toucher de Roberto
Magris, encore mieux mis en valeur dans ce contexte d’une extrême
sobriété. Le pianiste de Trieste y revisite avec un swing jamais démenti
le continuum historique du
jazz, d’Eubie Blake (élégant stride sur «The Chevy Chase») jusqu’à
Andrew Hill
(«La Verne», plein de lyrisme), en passant par Carl Massey (beau jeu
d’archet
d’Eric Hochberg sur «Quiet Dawn», tiré d’Attica
Blues d’Archie Shepp). Encore ici, les très bons originaux de
Roberto
Magris lui permettent d’évoquer aussi le blues («Shuffling Ivories») et
la longue tradition des jazzmen italo-américains («Italy»), avec cet art
de la mélodie propre aux Transalpins: une véritable chanson italienne
qu'on retrouve tout aussi lyrique et dansante sur l'album en trio avec
ses partenaires tchèques.
A Step Into
Light, illustre
les qualités de swing et de drive de Roberto Magris en trio dans le
registre inspiré en particulier par McCoy Tyner («Continued Light», très
beau thème) mais pas seulement, car c'est toute la tradition de ces
beaux trios du jazz qui est ici évoquée. C’est le
deuxième disque de son MUH Trio, dont il raconte la création dans
l’interview.
Les deux partenaires tchèques du pianiste, Frantisek
Uhlir –auquel il est lié
depuis plus de trente ans– et Jaromir Helesic, musiciens d’expérience,
maîtrisent sans conteste le langage du jazz et forment une section
rythmique d'excellent niveau, très complice et parfaitement à l'aise
dans ce registre, d'autant que Roberto Magris leur laisse beaucoup
d'espace: un trio bien équilibré. Le
répertoire est essentiellement constitué d'originaux de Roberto Magris
ou de Frantisek Uhlir, avec un standard «What Is This Thing Called
Love» et deux compositions du jazz: «Lush Life» et «The Meaning of the
Blues». A côté de Roberto Magris, toujours brillant et in the tradition,
de Jaromir Helesic, batteur toujours présent («Continued Light») sans
ostentation, il faut s'arrêter sur Frantisek Uhlir, brillant
contrebassiste, lyrique à l'archet en particulier («Waltz for Sonny», de
sa composition), compositeur inspiré («Giulio»), auteur de beaux chorus
tout au long de cet album, comme sur «Here We Are», un sacré thème au
drive réjouissant, qui conclut ce très bel album.
Ces
trois enregistrements offrent trois facettes du monde de Roberto
Magris, et il en reste d'autres à découvrir tant ce musicien prend
plaisir à enrichir le jazz de tout ce qu'il a lui-même absorbé et
synthétisé à sa manière de beauté. Si
nous sommes assurés de continuer à recevoir
prochainement des nouvelles œuvres discographiques de Roberto Magris
–quelques enregistrements non publiés– espérons qu’il puisse franchir à
nouveau
les frontières à la rencontre de ce monde du jazz, véritablement
international quand les fondements en sont respectés, dont il s'est
nourri depuis son plus jeune âge pour un résultat aussi accompli.
Jérôme Partage et Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Dany Doriz All Stars
Anthologie: 1962-2021
Titres
et personnels communiqués dans le livret
Enregistré entre le 14 décembre 1962 et le 22 octobre 2020, Paris, Limoges, Munster, La
Haye (Pays-Bas), Paterson, NJ
Durée:
1h18'35''+ 1h18'28'' + 1h17'41''
Frémeaux
& Associés 5787 (www.fremeaux.com/Socadisc)
Après l'excellente Anthologie du Caveau de La Huchette 1965-2017, Frémeaux & Associés
présente celle du directeur de cet établissement historique. Même s'il n'est
pas un inconnu des jazz fans, un rappel n'est pas inutile pour les autres. Dany Doriz, né
Daniel Dorise (en 1941) a d'abord étudié le piano dès l'âge de 4 ans, puis le
sax alto classique à 14 ans au Conservatoire de Versailles. Et dès l'âge de 16
ans, il opte pour le vibraphone après avoir vu Milt Jackson en concert avec le
MJQ. Il travaille l'instrument auprès de Geo Daly (1923-1999) qui lui fait
écouter Lionel Hampton. Il fait ses débuts professionnels en février 1959. En
1960, Dany joue avec Jean-Luc Ponty (vln). C'est pour Ponty avec Jean Tordo
(cl) qu'il fait son premier disque. Engagé par Michel Attenoux (s), il passe
aux Trois Mailletz (1961-62). On l'entend avec Dominique Chanson, Mezz Mezzrow,
Albert Nicholas, Peanuts Holland, Don Byas et Benny Waters. Autant dire un parcours
initiatique sainement jazz. Fin 1962, Dany Doriz dirige son propre orchestre,
d'abord un quartet avec le trop oublié Charles Barrié (ts). Il se produit aussi
avec Memphis Slim (1962, 45 tours Jazz
Madison/Make Rattle and Roll, Farandole 132), Claude Bolling (1962), Bill
Coleman (1964), Mickey Baker (1966) et de nombreux autres incontournables
illustrés dans ce coffret recommandé.
Outre des rééditions,
nous avons dix-sept inédits. Le tout nous est proposé dans l'ordre
chronologique. Le premier titre, «Shuffle and the Vibra», nous place d'emblée
dans l'ambiance: virtuosité de Doriz et sonorité pulpeuse de Barrié avec swing.
Memphis Slim (p, voc) chauffe son «Shake Rattle & Roll» de Big Joe Turner
(voc) –du vrai rock 'n’ roll avec du piano boogie, un excellent solo simple et
direct de Barrié et du vibraphone hamptonien. Sans quitter le swing, en mode
élégance, avec Stéphane Grappelli dans «How High the Moon» jusque-là inédit,
nous passons en 1965 (notons que la vraie orthographe du pianiste n'est pas
Hemler mais Hemmeler). Extrait du 45 tours Homère HO1012, nous avons ensuite
une composition très plaisante de Dany Doriz arrangée par Gérard Poncet pour
big band: «Rien n'est plus beau que tes yeux». Dany est à la tête d'une belle
brochette de requins de studio dont Pierre Sellin (tp) semble être le soliste
(à noter qu'à ma connaissance il n'existe pas de Georges Paquinet; si
l'initiale G. est bonne, il s'agit de Guy qui se trouve ici aux côtés de son
célèbre fils André, tb). Outre Dany Doriz, en forme, on apprécie de retrouver
Gabriel Garvanoff (p) dans «Mademoiselle de Paris» (1968) et Gérard Raingo (p,
en block chords) dans «Sweet Sue, Just You» (avec Maxim Saury, cl, 1968). La
clarinette virtuose du sympathique Suisse allémanique Erwin Wani Hinder
(1933-2021) décédé en mai dernier, brille dans «Huchette in the Groove» (1973)
et «The Preacher» (pas «Bugle Call Rag» comme indiqué, avec son compatriote
Rolf Burher, tb, 1975). La rencontre Dany Doriz-Lionel Hampton se termine sur
un «Good Bait» joué par l'orchestre (1976). Pas moins orchestral est le jeu de
Wild Bill Davis (org) dans «In a Mellow Tone» et «Take the A Train» (1978).
Joli exposé et solo dans «Bluesette» par Dany Doriz dont l'arrangement est
excellent (de François Guin peut-être, 1980). L'esprit du quartet Benny Goodman transpire
du Flashback Quartet (1983). La sensibilité artistique de Dany Doriz est bien
illustrée dans ce «Prelude in Blue» (Jean-Luc Parodi, org, Thomas Moeckel, g,
Carl Schlosser, ts: quel son!, 1990).
Trois extraits de
l'album My Favorite Vibes (1993) dont un titre en duo avec le regretté Duffy
Jackson (dm), décédé en mars dernier, «Move», nous font passer du CD1 au CD2,
occasion de retrouver Thomas Moeckel au bugle pour un solo sur «Someday My Prince
Will Come» avec le remarquable Georges Arvanitas (p). En juin 1994, Dany fait
le bœuf, assis sur une rythmique mieux que solide (Eddie Jones, b, Butch Miles,
dm): les inédits «Wee» (Red Holloway, alto pas ténor; Buster Cooper, tb, au
lieu de Clark Terry) et «Just Friends» (l'inestimable Clark Terry, flh,
remplace Holloway). Les deux extraits de l'album This One's for Basie (Black and Blue 860.2) valent aussi pour Arvanitas, Eddie Jones, Butch Miles.
Cette équipe de luxe accueille ensuite Bob Wilber (cl) pour un goodmanien
«Seven Come Eleven» (1995). Emotion de retrouver le trop oublié Patrick Saussois
(g) dans cette belle version d'«Embraceable You» et dans son solo imprégné par
Django pour «Pennies From Heaven» (1999). Il participe aussi à la valse de Jo
Privat, «Balajo», avec Marcel Azzola (acc) en 2000. D'un climat à l'autre, au
passe au funky «Psychedelic Sally» (1968) d'Horace Silver avec le ténor musclé
de Michel Pastre, l'excellent Philippe Milanta (p) et Duffy Jackson, (2002).
L'entente entre Dany Doriz et Marc Fosset (g), disparu en octobre 2020, est illustrée
par cinq titres dont «Lover» et «Take Bach» de Philippe Duchemin (p) où notre
vibraphoniste est virtuose à souhait. Claude Tissendier (cl, arr), Philippe
Duchemin et Patricia Lebeugle (b) apportent leur concours qualifié au groupe
vocal Sweet System. Désormais le fils, Didier Dorise, est à la batterie.
Egalement au chapitre de la nostalgie, la rencontre entre Dany Doriz et Claude
Bolling (2004, «Air Mail Special» inédit, en big band).
Le XXIe siècle est maintenant bien entamé et le CD3 lui est
consacré. Dany Doriz maintient le cap notamment à la tête de son big band où
l'on retrouve Marc Fosset et dont nous avons cinq titres inédits: Didier Dorise
est en vedette dans «Good Vibes» (2006), Rhoda Scott (org) l'invitée d'«April
in Paris» (2009). En combo, «Race Point» (2012) est un très bon moment de ce
coffret qui fait intervenir Philippe Duchemin, Dany Doriz, Scott Hamilton (ts),
Ronald Baker (tp), Patricia Lebeugle, puis c'est une alternative avec Didier
Dorise. Dany Doriz déborde de swing dans «Be Bop» de Dizzy Gillespie avec
Patrice Galas (p), Cédric Caillaud (b) et Didier Dorise (2020). Le reste est à
l'avenant. Une balade dans la vie musicale de Dany Doriz indispensable pour
ceux qui savent qu'il n'y a pas de jazz sans swing, et qui l'aiment.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Ralph Lalama / Helmut Kagerer / Andy McKee / Bernd Reiter
New York Meeting
Charlie Chan, Antigua, The Interloper, Where Are You, Minor
League, I'm an Old Cowhand, My Shining Hour, Dark Chocolate, Wail Bait, Ping
Pong
Ralph Lalama (ts), Helmut Kagerer (g), Andy McKee (b), Bernd
Reiter (dm)
Enregistré le 22 avril 2013, New York, NY
Durée: 1h 09’ 43”
Alessa Records 1061 (www.alessarecords.at)
Ce New York Meeting enregistré en 2013 par ce collectif n’a été édité qu’en 2017 par Alessa
Records,
le bon label autrichien, et distribué chez nous en 2020. Ce parcours
dans le
temps pour parvenir à nos oreilles n’ôte rien à la qualité d’une
production d’un quartet euro-américain avec quatre musiciens qui ont
déjà fait
leurs preuves, de ces sidemen intéressants qui donnent toute l’épaisseur
du tissu
du jazz. A l’origine de cette réunion, se trouvent le batteur Bernd
Reiter (1982, Loeben, Autriche, il a accompagné Eric Alexander, Kirk
Lightsey,
Jim Rotondi, Joe Magnarelli, Charles Davis, etc.) et sa rencontre en 2009 à Munich, un
centre de l’activité du jazz en Allemagne, avec un autre excellent musicien, le
guitariste Helmut Kagerer (1961, Passau, Allemagne, il a joué avec Clark Terry,
Benny Bailey, Arthur Blythe, Red Holloway, Dusko Goykovich, Jimmy Cobb et
Houston Person…) un disciple, dans ce disque en particulier, de René Thomas
même si lui-même évoque d’autres influences comme Jim Hall, Joe Pass, qui ne
sont pas incompatibles, ce qui dit assez ses qualités d’expression et de
virtuosité. Bernd et Helmut se sont mis d’accord sur l’idée d’inviter
Ralph Lalama, un solide ténor dans la veine ici d’un Dexter Gordon pour donner
une idée de l’esprit, gros son à l’ancienne et articulation bop (1951, West
Aliquippa, PA) qui a accompagné l’histoire du jazz mainstream, bebop et hard
bop aux Etats-Unis (Barry Harris, Carmen McRae, Joe Lovano Nonet) et de
nombreux big bands (dont Mel Lewis, Buddy Rich, Woody Herman, The Vanguard
Jazz Orchestra…). Le jazz est aussi riche de ces bons musiciens dans la
tradition dont Ralph Lalama est une incarnation. Andy McKee (1953, Philadelphie, PA) qui a tourné en Europe
régulièrement depuis plus de trente ans, était une connaissance de Bernd. Basé
à New York, le lieu de cette rencontre, le contrebassiste a une longue et
brillante carrière (Chet Baker, Mal Waldron, Steve Grossman, Hank Jones, Slide
Hampton, pour citer quelques-unes de ses collaborations les plus remarquables).
Il est devenu avec le temps un de ces bassistes possédant une sonorité profonde qui symbolisent l’énergie
du jazz à New York, un son par ailleurs d’une grande clarté.
Autant
dire que le jazz est roi dans cet ensemble, et que
c’est une heure de jazz sans l’ombre d’une interrogation, un plaisir de
l’oreille et du cœur. Le registre bop et hard bop de cette production
est
brillamment défendu par des musiciens qui en possèdent les codes et
l’esprit,
et cela se lit en particulier dans le choix d’un répertoire tout à fait
adapté
et recherché où l’on retrouve les plumes de Joe Lovano, Gene Perla, Thad
Jones, Duke Pearson, Quincy Jones et Wayne Shorter à côté de quelques
standards
pas si fréquents, le bebop n’ayant jamais évité les standards, bien au
contraire. Il y a encore un original de Ralph Lalama («Dark Chocolate»)
dans l’esprit hard bop, qui enrichit encore cet enregistrement.
Ces musiciens, peu fréquents, seront par conséquent une découverte pour beaucoup, et si
parfois les musiciens allemands ou autrichiens doivent passer
par New York pour être entendus en France (Fernand
Raynaud, «Le 22 à Asnières»), ce disque en est l’occasion rêvée, car
Bernd
Reiter est un batteur qui a encore un bel avenir devant lui et qu’Helmut
Kagerer a lui déjà une discographie qui mérite qu’on s’y arrête. Ralph
Lalama
est, quant à lui, un ténor «éternel», profond et mérite mieux
que l’anonymat dont il est victime dans les dictionnaires du jazz dont
il est
absent, ou sur internet. Il a cependant un site personnel attrayant où l’on
découvre une respectable discographie en leader: https://ralphlalama.com/#/recordings.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Glenn Close / Ted Nash
Transformation
Creation
(parts I* & II), Dear Dad/Letter, Dear Dad/Response, Preludes for Memnon*,
On Among Many, Rising out of Hatred, A Piece by the Angriest Black Man in
America, Forgiveness, Wisdom of the Humanities, Reaching the Tropopause*
Glenn
Close*, Eli Nash, Amy Irving, Matthew Stevenson, Wayne Brady (spoken word),
Ryan Kysor (tp1), Tatum Greenblatt, Marcus Printup, Wynton Marsalis (tp),
Vincent Gardner (tb1), Christopher Crenshaw, Elliot Mason (tb), Ted Nash (ss,
comp., cond.), Sherman Irby (as1, fl), Marc Phaneuf, Victor Goines, Mark
Lopeman, Paul Nedzela (reeds), Dan Nimmer (p), Carlos Henriquez (b), Obed
Calvaire (dm)
Enregistré
en janvier-février 2020, New York, NY
Durée:
1h 17' 38''
Tiger
Turn Productions 4164001728 (https://tednash.com)
L'actrice
et scénariste américaine Glenn Close (née en 1947), multiprimée, qui
est ici la partenaire du saxophoniste Ted Nash apparaît très peu au
cours des plages de cet album. C'est sa cinquième collaboration avec le
Lincoln
Center Jazz Orchestra. Ted Nash (né en 1960) qui a composé et arrangé
toute la
musique de ce projet est le véritable artisan de cette fresque. Wynton
Marsalis
l'a sollicité et il a choisi le vaste sujet de la transformation. Dans
le
livret signé Kristen Lee Sergeant, on cite Glenn Close qui nous dit: «l'art a le potentiel de nous montrer
comment transformer les ténèbres en lumière, le désespoir en espoir et la haine
en pardon». Le signataire qui a une compréhension de l'anglo-américain
écrit est très handicapé lorsqu'il s'agit d'oral. De plus, il est assez
hermétique aux textes à prétention
littéraire. Il ne peut donc donner un avis que sur la musique ici proposée
en support aux messages qui, dès les premières notes jouées, nous mène au cœur de l’expressionnisme jazz.
Ted Nash s'est assuré le concours des membres du Jazz at
the Lincoln Center Orchestra dont Wynton Marsalis lui-même qui, à l'évidence, est
une influence majeure sur lui. C'est un enregistrement en public. Cette suite a
été créée à New York, sur trois soirées du 30 janvier au 1er février
2020. Elle commence par «Creation», en deux parties, soit la création de la
matière et du monde d'après un texte de Ted Hughes. Hors tempo, Dan Nimmer
discrètement cimente derrière les récitants et les commentaires instrumentaux
dont ceux très expressifs de Wynton Marsalis avec le plunger. Les courts
intermèdes instrumentaux auraient pu être signés Wynton Marsalis tant la
parenté de style est nette. La partie 2 est instrumentale et prise sur un tempo
médium. La trompette wa-wa de Marsalis et la clarinette-basse (Victor Goines, probablement)
précèdent une orchestration dense pour l'ensemble de la formation. Chris
Crenshaw prend un solo sobre et robuste suivi du massif sax baryton de Paul
Nedzela. Le swing est présent, le traitement des sons relève de la tradition
Ellington-Mingus-Wynton Marsalis. C'est ensuite «Dear Dad», une lettre du fils
Eli à son père en tant que transgenre, suivie de la réponse du père Ted Nash
(ss), instrumentale, orchestrale et lyrique, avec changement de tempo (sur cet
instrument, Ted Nash suit le chemin ouvert par John Coltrane).
Glenn Close
revient pour un texte de Conrad Aiken («Preludes for Memnon») accompagné par la
flûte alto de Sherman Irby. Mais elle est vite relayée par l'orchestre. Ryan
Kisor intervient pour un bon solo dans un style hard bop, sur un drumming
luxuriant. L'actrice Amy Irving lit ensuite un texte de Judith Clarke («One
Among Many») sur des motifs simples et répétitifs de clarinette-basse (puis
clarinette), piano, basse, batterie. L'orchestre prend le relais de façon
triomphante, suivi par une série de bons solos (Dan Nimmer, Elliot Mason, Obed
Calvaire). Matthew Stevenson lit son propre texte, «Rising out of Hatred» (sortir
de la haine). Tatum Greenblatt intervient pour des contre-chants avec sourdine
harmon. Wayne Brady interprète avec conviction son propre texte, «A Piece by the
Angriest Black Man in America or, How I Learned to Forgive Myself for Being a
Black Man in America» (un morceau par l'homme noir le plus en colère d'Amérique ou comment j'ai appris à me pardonner d'être un homme noir en Amérique) juste soutenu discrètement par Carlos Henriquez et Obed
Calvaire.
La musique reprend toute la place dans «Forgiveness» (le pardon). Une
orchestration hors tempo débouche ensuite sur une musique en tempo médium où
Wynton Marsalis raconte une histoire avec le plunger. Retour au motif hors
tempo, cette fois suivit sur tempo vif par un solo superlatif de Wynton
Marsalis, puis de Dan Nimmer, toujours sobre et plein de swing. Le motif hors
tempo termine ce moment musical. Amy Irving lit un texte du biologiste,
spécialiste des insectes et adepte de la sociobiologie, Edward Osborne Wilson
(né en 1929): «Wisdom of the Humanities» (sagesse des sciences humaines). On sait que depuis 2014, Wilson
plaide pour une transformation des comportements sinon l'humanité se dirige
vers une grande extinction. Ici, c'est un appel à guérir l'humanité et la
planète sur laquelle nous vivons. Le récit est musicalement commenté par des
marsalismes et effets «jungle». La coda est paisible (sagesse?) jouée par la
clarinette et clarinette-basse.
La fresque se conclut par «Reaching the
Tropopause» (Atteindre la tropopause).
La tropopause est une zone de l'atmosphère terrestre où la
température est stable qui fait la transition entre la troposphère
(au-dessous)
et la stratosphère (au-dessus). Ce mouvement final s'appuie sur un texte
de
Tony Kushner («Angels in America») lu par Wayne Brady et Glenn Close
qui,
ensuite, laissent la place à un orchestre triomphant, au sax ténor de
Victor
Goines, puis à un stupéfiant solo de Wynton Marsalis avec des passages
en
legato dans l'aigu, et enfin à un dialogue débridé entre eux. Le Lincoln
Center
Jazz Orchestra est utilisé dans toute sa riche palette sonore et
expressive.
Cette œuvre ambitieuse de Ted Nash aborde des sujets qui ne peuvent être
saisis, pour le texte, que par ceux qui possèdent une parfaite maîtrise
de l'anglo-américain. Comme
les textes prennent autant de place que la musique, nous ne
pouvons pas accorder la mention indispensable que la musique mérite.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Knut Riisnæs
The Kernel
Around the Kernel, Living Next Door to Hjallis, La Mesha, Lady
Day, West End Blues, Inner Circle, Reminiscence Part 1, Reminiscence Part 2, Midnight
Waltz, Love and Peace
Knut Riisnæs (ts), Anders Aarum (p), Jens Fossum (b), Tom
Olstad (dm)
Enregistré les 26 septembre 2018 à Halden (Norvège) et 11 février 2019, Asker
(Norvège)
Durée: 48’ 25”
Losen Records 223-2 (www.losenrecords.no)
Après
Snorre Kirk (Norvège), et Jan Harbek (Danemark), la
bonne nouvelle nous vient encore de Scandinavie où il existe du jazz, du
très bon, ancré sur la tradition, celle du post bop, avec un quartet de
haute volée
dirigé par un saxophoniste ténor, Knut Riisnæs qui a choisi d’explorer
la veine
du jazz des années 1970, avec ce qu’il faut de modernité, d’actualité
même,
mais aussi un ancrage dans le blues, le swing et cette qualité
d’expression qui
caractérisaient les ténors comme Joe Henderson, Wayne Shorter, un son
délicat
et parfois profond pas si loin des plus anciens Dexter Gordon et Ben
Webster… Knut
est brillamment entouré par une section rythmique lumineuse avec Anders
Aarum
au piano, auteur de l’original qui ouvre le disque et donne
partiellement le
titre à cet album («Around the Kernel», «Kernel» signifiant «noyau»), de
Jens Fossum
à la contrebasse, auteur du beau deuxième thème («Living Next Door to
Hjallis»),
et Tom Olstad, aérien, précis et présent pour entretenir avec le
contrebassiste, la pulsation de cet excellent enregistrement («West End
Blues»,
un original). Le répertoire est bien équilibré avec cinq compositions
du jazz parfaitement choisies pour ce registre et pas si fréquentes
(Kenny
Dorham, Wayne Shorter, Andy McKee, Cedar Walton, Horace Parlan), et cinq
originaux, dont trois du leader Knut Riisnæs.
Knut n’est pas né de la dernière pluie, puisqu’il a vu le
jour en le 13 novembre 1945 à Oslo d’une famille totalement investie dans la
musique. Sa mère est pianiste et musicologue, sa sœur, Eline Nygaard Riisnæs (1951)
est également pianiste classique et enseignante et son frère Odd Riisnæs (1953)
est aussi saxophoniste de jazz. On ne plaisante pas avec la musique à la
maison, et Knut en est le résultat, il possède son langage, maîtrise
parfaitement l’expression et a saisi, dans ce disque, ce que le jazz porte en
lui. Le hot en particulier n’est pas
incompatible avec son origine scandinave, comme on le pensait abusivement en
raison des nombreuses productions frigorifiques qui ont envahi l’Europe au
tournant des années 2000 venues des réseaux institutionnels de la Scandinavie
(ambassades, services culturels). N’ayant pas eu accès à ses précédentes et nombreuses productions
en leader ou sideman, il nous est difficile de vous en dire plus si ce n’est
qu’en 1991, il avait enregistré un Confessin'
the Blues (Gemini), avec Red Holloway, qui doit swinguer avec ce qu’il faut
de blues; en 1992, on note un Knut
Riisnæs Featuring John Scofield and Palle Danielsson (Odin Records),
récompensé à de nombreuses reprises; en 2001, Touching (Resonant), est consacré à John Coltrane et Joe Henderson,
également récompensé; et sur ce même label, Losen, en 2016, 2'nd Thoughts, dont on ne peut rien vous
dire (nous n’avons rien trouvé sur internet), mais qui, au vu du présent
enregistrement, doit être à découvrir.
Anders Aarum est aussi né en
Norvège à Moss le 17 décembre
1974, et a étudié le piano à la Sibelius Academy d’Helsinki en Finlande.
Parmi
ses références, identifiables pour nous, il y a le regretté Sonny
Simmons qui
vient de nous quitter. Le parcours d’Anders se fait en Norvège où
ses qualités et une réputation méritée lui ont permis une activité
soutenue dans de multiples formations dont Funky Butt, une formation qui
réactualise l’héritage néo-orléanais. De New Orleans à Sonny Simmons, on
comprend qu’il sait tout jouer, et s’il a réussi cette synthèse, comme
en
témoigne ce disque dans un esprit encore différent, c’est qu’il a
compris
l’essentiel du jazz. Il a cinq albums à son actif en tant que leader
depuis
2000, en trio principalement.
Jens Fossum est né le 26 avril 1972 à Trondheim, en Norvège.
Comme Knut et Anders, sa carrière se déroule en Norvège, et si
nous le connaissons mal, sa discographie fait état de nombreuses
collaborations. Sa composition («Living Next Door to Hjallis»), brillamment exposée par ce quartet où il
tient parfaitement sa place, nous dit qu’il n’a rien à envier à nos meilleurs
contrebassistes français.
Tom Olstad, l’excellent batteur de ce quartet, est déjà un
ancien puisqu’il est né le 13 avril 1953 à Gjøvik, en Norvège où il a
sérieusement étudié la musique au Conservatoire de musique et à l’Université d’Oslo
avec une thèse intitulée: «The Jazz Life in Oslo at the 1980's» publiée en 1992.
Localement, il a participé à plusieurs orchestres dont celui d’Odd Riisnæs, le frère
du leader de ce disque, et celui de Karin Krog (cf.
Jazz Hot n°683), la
scène norvégienne semblant nourrir ses artistes car aucun de ces quatre
musiciens ne s’est exporté, malgré un talent indéniable. La musicalité de ce
batteur explique qu’il ait croisé la route, sans doute en Norvège, de Art Van
Damme, Art Farmer, Kenny Drew, Benny Bailey, James Moody, Eddie Harris. Il a
enregistré un seul album en leader Changes
for Mingus (Ponca Jazz), en 2007, avec
des originaux inspirés bien entendu par Charles Mingus et sans doute
Dannie Richmond, ce batteur qui a accompagné Mingus avec tant de
musicalité.
Voilà pour cette découverte tardive (encore); il
nous reste encore des milliers de musiciens de jazz de par le monde,
respectueux de l’art et de l’esprit, tout en étant originaux, qui enrichissent
le jazz, en dehors de l’Hexagone et de la patrie américaine du jazz. Plus,
quand ils possèdent les qualités pour mettre en valeur le répertoire du
jazz, comme ici le beau «Love and Peace» d’Horace Parlan, il ne faut surtout
pas faire la sourde oreille. Au passage, notons que si Horace Parlan, Dexter
Gordon, Ben Webster, Kenny Drew, Ed Thigpen, et bien d’autres, ont été bien
accueillis en Scandinavie, ils ont rendu avec générosité à ces pays cet esprit
impalpable du jazz qui donne aujourd’hui cette saveur à la musique de ces quatre
artistes norvégiens. On dit avec justesse qu’un bienfait n’est jamais perdu.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Steven Harlos
The Piano Music of Dick Hyman
Piano
Man, Five Propositions for Piano, Indiana Variations
Steven
Harlos (p solo)
Enregistré
Columbus, Venice, Denton, OH, date non précisée
Durée:
1 h 05' 09''
Arbors
Records 19483 (https://arborsrecords.com)
C'est dans le rôle délicat
d'accompagnateur que j'ai connu le pianiste Steven Harlos en juin 1976, à
Montreux, lors du 1er Congrès International des Cuivres. Outre la
nécessité d'être bon lecteur, il faut savoir s'adapter à l'expressivité de
chacun dans l'instant. Harlos avait ainsi assuré derrière le fameux
trompettiste soviétique Timofey Dokshitser, les cornistes australien Barry
Tuckwell et soviétique Vitaly Buyanovsky, les tubistes Larry Campbell et
Michael Lind. Harlos appelle ça, avec raison, «collaborative artist», un rôle qu'il avait commencé à endosser
l'année précédente, en 1975, pour le tubiste Harvey Phillips (concerts à
Carnegie Hall). Il a aussi fait profiter de sa spécialité d'autres vedettes
aussi diverses que Gervase de Peyer (cl), Jason Bergman (tp), Mary Karen Clardy
(fl), Marvin Gaye et Dionne Warwick. En tant que soliste, Steven Harlos a joué
le Concerto en fa de George Gershwin au Lincoln Center (1986). Ce
que
nous découvrons ici, c'est sa complicité avec le très respectable Dick
Hyman,
né en 1927, véritable encyclopédie du piano jazz et au-delà (de Scott
Joplin à
Cecil Taylor). Dick Hyman a bénéficié de douze leçons auprès de Teddy
Wilson en 1948. Il a joué pour Benny Goodman (à partir de 1950), Charlie
Parker et
Dizzy Gillespie (télévision, 1952), Maxine Sullivan (1956), Pee Wee
Erwin
(1958), Vi Redd (1962), Wes Montgomery (1963). Il a harmonisé les solos
de
Louis Armstrong qu'il fit jouer dès 1975 par la New York Jazz Repertory
Co.
Compositeur-arrangeur notamment pour Count Basie et J.J. Johnson, Dick
Hyman a
écrit des musiques de film (dont Scott Joplin, 1976) et des Etudes
for Jazz Piano (1982). Nous y voici. Steven Harlos a été son tourneur de
page lorsque Dick Hyman a créé sa composition Piano Man en 1982 à
Cleveland, œuvre conçue d'après ses Etudes for Jazz Piano et alibi pour
un ballet. Au bout d'une semaine, Dick Hyman a donné le relais à Harlos. Il
semble donc «qualifié» pour nous présenter cette musique écrite par Dick Hyman
ainsi que deux autres plus tardives: Five Propositions for Piano (2010)
et Indiana Variations (2000).
Des questions se posent.
Pas tant que Dick Hyman ait voulu laisser des «œuvres» écrites, ce complexe de
la «musique savante occidentale» n'est pas rare. Déjà Bix Beiderbecke avait
laissé des morceaux de qualité pour piano solo, mais pas très propice au jeu
jazz (la plus connue est «In a Mist»). Moins encore, le navrant a priori des
consommateurs naïfs sous influence des «spécialistes» incultes qui
considèreront qu'en l'absence d'improvisation, ce ne peut pas être du jazz (donc
les solos écrits par Jelly Roll Morton pour Omer Simeon, cl, et George
Mitchell, cnt, ne seraient pas du jazz, pas plus que la totalité de «Koko» de Duke
Ellington). Nous touchons en fait à l'essentiel de la musique. Un texte
musical, écrit, mémorisé ou improvisé, n'est rien sans son interprétation. Une
même œuvre écrite dirigée par Arturo Toscanini ou par Wilhelm Furtwängler
donnera un résultat considérablement différent. Le compositeur peut ne plus
être maître de son œuvre. En mai 1930, Maurice Ravel refusa de serrer la main
de Toscanini parce qu'il avait interprété son Boléro deux fois plus vite
qu'il ne le voulait. A l'inverse, Bruno Walter qui a beaucoup fréquenté Gustav
Mahler, dirigeait ses œuvres conformément à sa pensée. Car la notation ne permet
pas la transcription des sentiments, ni toutes les nuances rythmiques. L'interprète de
haut niveau d'un texte écrit par un autre saura imprimer son «individual code» (Billie Holiday, Edith
Piaf, Maria Callas). Même chose s'il est l'auteur-compositeur, il fera vivre
par l'interprétation (Trenet, Brassens, Brel, Gainsbourg). Il y a une «jazz interpretation» plus essentielle
que la «jazz improvisation» et qui,
seule, fait que ce que l'on joue est du jazz ou autre chose (qui peut être bien
aussi). Lorsqu'André Hodeir, très copié ensuite, commence à publier des transcriptions
de solos, comme «Whoa Babe» par Johnny Hodges (Jazz Hot n°1 octobre 1945, p.9) et «Body and
Soul» par Coleman Hawkins (Jazz Hot n°20, février 1948, p.9), il montre uniquement qu'il est bon en dictée
musicale. Si cela illustre une démarche harmonique (qui n'est pas spécifique au
jazz), ces notations sont dans l'impossibilité de faire comprendre l'essentiel,
respectivement le swing et le traitement spécifique du son qui sont
l'interprétation jazz et sa raison d'être.
Les pièces écrites par Dick Hyman peuvent être du jazz si l'on pratique
les codes spécifiques d'interprétation qui ne peuvent pas y figurer, avec en
bonus soit l'aptitude à traduire la pensée du compositeur, soit un individual code qui peut en faire des «œuvres».
Comme on pouvait s'en douter, Steven Harlos n'a pas une dimension solistique
individuelle particulière comme Earl Hines ou Erroll Garner, Clara Haskil ou
Glenn Gould. C'est un serviteur professionnel. Sans doute transmet-il quelque
chose de Dick Hyman qui, aussi excellent fut-il, n'était pas détenteur d'un individual code spectaculaire. Harlos a
suffisamment vu Hyman jouer Piano Man pour qu'une filiation artistique
soit possible. Il faudrait comme pour une œuvre dite «classique», lire la
partition à l'écoute du disque pour mesurer le degré de liberté pris par
Harlos. Piano Man est une suite d'évocations: Scott Joplin, James P.
Johnson, Jelly Roll Morton, Duke Ellington, Willie the Lion Smith, les
pianistes boogie, Fats Waller, Teddy Wilson, Count Basie, Earl Hines, George
Shearing, Art Tatum, Oscar Peterson, Dave Brubeck, Erroll Garner, McCoy Tyner
et Bill Evans. Le segment «Azalea Rag» convient bien à Harlos. Tous les
pianistes classiques peuvent jouer le ragtime. «South Side Boogie-Woogie»
aussi, ici dédié à une brochette de pionniers (comme pour souligner le côté
répétitif impersonnel du genre). On se souvient que dans cette musique
mécanique, option lissée, un virtuose comme José Iturbi faisait l'affaire.
«Cuttin' Loose» est évocateur de James P. en plus raide et, pour Morton, c'est
son résidu ragtime qui s'exprime là («Decatur Stomp»). Sinon, Steven Harlos est
convaincant dans «Ocean Languor» devant évoquer l'impressionnisme du Duke,
«Ivory Strides» à la Waller. Dick Hyman a très bien transcrit des idiomatismes
du jeu d'Erroll Garner qu'Harlos restitue sans peine («Bouncing in F minor»).
Mais surtout, Steven Harlos a mieux assimilé le swing qu'une multitude de
pianistes classiques qui se donnent aujourd'hui à la musique improvisée: «Pass
It Along» à la Teddy Wilson, «Struttin' on Sunny Day» à la façon Earl Hines. Il
n'est pas exclu qu'Harlos joue mieux Brubeck que Brubeck lui-même, souvent
plus raide («Time Play»). L'exercice en progression par quartes est fastidieux
et peu évocateur de McCoy Tyner. Et le toucher de Steven Harlos ne permet pas de
retrouver du Bill Evans dans «Passage». Des intermèdes qui n'existent pas dans
les Jazz Etudes for Jazz Piano cimentent ces évocations. Au total, ce Piano
Man de 31'51'' est une musique concertante jouée par un bon pianiste
classique, bien enregistrée au Legacy Hall de Columbus, sans indication de date
(ce qui est devenu la règle chez Arbors Records).
Les Five Propositions for
Piano de Dick Hyman sont d'une autre nature. C'est une pièce de concert
très éloignée de la lettre comme de l'esprit du jazz. Cela ressemble à des
improvisations hors tempo qui ont été transcrites. Il n'y a pas vraiment de
forme, sauf dans l'Aria très court. Cela fait pianiste qui s'écoute jouer.
Ici le swing, même un soupçon, est absent. Steven Harlos fait son job. Il est
très difficile de donner du sens à ce qui n'en a pas. C'est le point faible du
CD. Bien plus plaisant est Indiana Variations où l'influence du rag
(exposé du thème, «Requiem for the Century») et du jazz sont présents ainsi que
des évocations réussies comme celle de Bix («Bix Mix»). Pour Monk, il s'agit
d'un bref motif évocateur qui est développé hors de l'individual code de Monk («Thelonious I.O.U»). En fait ces Indiana
Variations exploitent la même recette que Piano Man: c'est un
assemblage de touches stylisées dont la brièveté et la diversité évitent
l'ennui de l'auditeur.
La façon dont Steven Harlos fait sonner le piano n'est
pas sans évoquer celle des pianistes américains dits «novelty» dans les années 1920 (Rube Bloom, Arthur Schutt,…) et sa
virtuosité digitale est certaine («In a Manhattan Minute»). Au total, un très
bon instrumentiste classique, virtuose et capable de simuler des phrases jazz,
est au service d'un jazzman qui se prend pour un compositeur de musique savante
et concertante, dont deux de ces œuvres ne sont pas déplaisantes à écouter.
Elles ne seront pas immortelles, mais des extraits pourraient faire d'excellents bis pour des récitals classiques sous les doigts de professionnels du
niveau de Steven Harlos et en guise de clins d'œil à de vrais maîtres du clavier
au XXe siècle.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Magnetic Orchestra
& Vincent Périer
Extemporaneous, Ugly
Beauty, Times Was, Möbius Ring, Crever les pneus d’un car de CRS, Ritournelle,
La piscine, Doctone, On a Misty Night
Vincent Périer (ts),
Benoît Thévenot (p), François Gallix (b), Nicolas Serret (dm)
Enregistré le 1ermai 2019, Couzon-au-Mont-d’Or (69)
Durée: 44’ 39”
Jazzanas MO05 (vincentperier.com)
Nous avions découvert le saxophoniste et clarinettiste
Vincent Périer (Aurillac, 1980), dont l’activité est essentiellement centrée
sur la région lyonnaise et stéphanoise à propos de deux précédentes productions,
et il confirme ici en quartet dans son registre de prédilection post Sonny
Rollins et Charlie Parker qui sont ses deux inspirations perceptibles parmi
d’autres, tout le bien qu’on peut penser de sa sonorité de ténor, de son
aisance technique, de son expression en général très ancrée dans l’histoire du
jazz, bien accompagné par une section rythmique emmenée par Benoît Thévenot (p)
notamment remarquable sur le premier thème qu’on doit à Steve Grossman et sur
«Doctone» de Branford Marsalis. Parmi les compositions du jazz, on retrouve
«Ugly Beauty» de Thelonious Monk, traité avec respect. Il y a également cinq
originaux, deux de Vincent, un de Benoît et un de Nicolas Serret, le batteur,
dans un registre plus éthéré comme ça se fait aujourd’hui où la mélodie est
moins prépondérante. Les compositions de Vincent sont en revanche en plein dans
la tradition que ce soit «Crever les pneus d’un car de CRS» qui porte le feu
que le titre et la dédicace aux Gilets jaunes suggèrent, ou dans un beau
«Ritournelle», Rollinsien jusqu’au bout des notes, un ton qui ne quitte pas le
ténor sur le thème de Benoît, «La piscine», même si les harmonies y sont plus
«modernes» comme sur «Doctone». Nicolas Serret y tire bien ses baguettes du feu
et François Gallix fait bien ce qu’il a à faire. L’album se conclut sur la
belle composition de Tadd Dameron «On a Misty Night», sur laquelle la sonorité
de Vincent Périer fait merveille.
Au total, une confirmation que ce
quartet et
les autres formations de Vincent Périer ont toute leur place à Jazz à
Vienne
sur la grande scène, et en général sur les scènes festivalières
françaises, où
elles apporteraient la couleur jazz qui correspond à l’étiquette «jazz»
de ces
événements. Mais pour que ça se produise, il faudrait que les
responsables
artistiques de ces manifestations redeviennent des amateurs/trices de
jazz,
comme c’était le cas à l’origine, et réfléchissent à la pédagogie
originelle
des festivals (éducation populaire) plutôt qu’à la démagogie de
l’animation davantage liée à l'obtention de subventions qu'à une vision
artistique, et
des chiffres mégalomaniaques de fréquentation qui excitent les
décideurs.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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The Dave Brubeck Quartet
Time Out Takes
Blue Rondo à la Turk, Strange Meadowlark, Take Five, Three
to Get Ready, Cathy's, Waltz, I'm in a Dancing Mood, Watusi Jam, Band Banter
From the 1959 Recording Sessions
Dave Brubeck (p), Paul Desmond (as), Gene Wright (b), Joe
Morello (dm)
Enregistré les 25 juin et 18 août 1959, New York, NY
Durée: 43’ 50”
Brubeck Editions 20200901 (www.davebrubeck.com)
«You can’t understand
America without understanding jazz, and you can’t understand jazz without
understanding Dave Brubeck». Une chose est sûre, c’est qu’on comprend
pourquoi Barack Obama, auteur de cette sentence en exergue de cette édition, a
finalement été un président très imparfait, pour l’Amérique comme pour les
Afro-Américains. Son incompréhension du jazz en atteste.
Cette collection d’inédits est issue de la séance dans les
studios CBS sur 30th Street, New York, qui servit à l’édition du célébrissime
album de Dave Brubeck, Time Out (Columbia
1397) produit par Teo Macero, qui atteint la deuxième place du classement
variété (pop) du Billboard Albums Chart,
et fut le premier album «de jazz» à dépasser en vente le million d’exemplaires
dans l’année. Plus, l’édition en single 45t se vendit également à plus d’un
million d’exemplaires, avec «Blue Rondo à la Turk» et «Take Five», que le monde
entier a gardé à l’oreille tant ces deux titres furent diffusés sur les ondes
et dans les chaumières. En 2011, l’album était un double disque de platine
(plus de 2 millions d’exemplaires), et rentrait dans le Grammy Hall of Fame, la reconnaissance suprême made in USA (mi
commerciale-mi sociologique). La peinture abstraite qui illustre la couverture
de ce Time Out est aussi celle qui
reste gravée sur la rétine, non pour son intérêt discutable mais parce que ce
disque était dans la plupart des maisons où il y avait un tourne-disque, même
en France. Cinq thèmes sont des alternate
takes par rapport à l’édition originale. Deux thèmes du disque original ne
sont pas présentés en alternate («Everybody's Jumpin'» et «Pick Up Sticks»), et un thème («Watusi Jam») de la présente édition était
inédit.
En dépit du respect de la longue carrière d’un musicien
savant comme Dave Brubeck et de la sympathie qu’il inspire, ce disque, comme Time Out dès l'origine, est, par
l’esprit, davantage un disque de variété très professionnelle que de jazz. Il a connu le succès car
il a été promu comme de la variété dans un moment propice. Cela démontre
au moins qu’on peut promouvoir de la bonne variété, aussi inspirée par le jazz
que par la musique classique ici, et qu’elle se vend aussi bien, sinon mieux
que la mauvaise, à condition de consacrer la promotion qui s’impose. Verve a connu un succès encore plus important peu après avec
son Getz/Gilberto (Stan Getz et João
Gilberto) qui vendit en 1964 plus de deux millions d’albums. Même recette,
jusqu’à la peinture abstraite de la couverture, même promotion, même phénomène
de mode et même résultat. Ce n’est pas plus du jazz ni de la musique brésilienne,
mais une variété latino-jazzy de bon niveau qui a fini, comme le Time Out de Dave
Brubeck, par lasser l’oreille, malgré des qualités, par sa répétition ad infinitum. Sans être exceptionnels, ces
albums sont agréables à première écoute, mais l’esprit qui a présidé
relève des
débuts du marché mondialisé de la musique, de la recette commerciale et
de
l’immaturité artistique de ce temps. Dans l’âge d’or du jazz, des labels
de jazz et des producteurs parfois connaisseurs comme Teo Macero
–peut-être pour
financer et justifier des albums moins promus car réputés à priori moins
commerciaux– pensaient à faire de l’argent en surfant
sur la mode du temps. Le choix portait en général sur la musique third stream, crossover, une fusion, ou une variété jazzy, latino-jazzy, selon les
appellations qu’on préfère (et qui s’adresse à des publics socialement
distincts), une musique de mode, de système et de recettes, bénéficiant de l’élan
commercial à ce tournant des années 1950-1960, au début de
la consommation de masse de musique. La mode conçue comme système et arme
fatale eut un tel impact (qui dure encore) qu’elle corrompit jusqu’aux musiques
de marge, comme le jazz lui-même et même le courant free jazz, pervertissant à jamais
l’approche et l’oreille de la critique de jazz et par conséquent celles des
amateurs. On ne s’en sort toujours pas.
Le
fait de faire passer pour du jazz ce qui n’en est pas –ce
n’est pas un réflexe sectaire mais un souci de précision et de
pédagogie– a été le début
d’une dérive qui a conduit à égarer un public, à lui faire perdre son
propre
jugement, ses références et les raisons de son attachement universel au
jazz
(une musique de libération des corps et des esprits): un public pourtant
instruit avec patience et passion depuis 1935 pour un résultat assez
respectable à cette fin des années 1950. L’idée mercantile était
d’établir une définition flottante d’un jazz au gré de la consommation,
de rendre éphémère une musique que ses pères fondateurs ont voulu éternelle dès les années 1920-30. C’est d’ailleurs le triste lot de ces deux enregistrements (Time Out et Getz/Gilberto) qui ont fini leur vie dans les supermarchés, les
parkings et les ascenseurs, créant, même dans ce secteur «musique de fond et
publicité», un marché spécifique, avec périodiquement un petit coup de revenez-y. Cette musique de système, quelle que soit
sa prétention intellectuelle, commerciale ou «populaire», supporte mal l’épreuve du temps. Au
lieu d’une œuvre d’art, elle devient un objet de nostalgie (à consommer et à
exploiter), au mieux un document historico-sociologique.
Toujours pour situer cet enregistrement et la stupidité de
la remarque présidentielle initiale, et même la langue de bois mondaine
d’Herbie Hancock qui y va aussi de sa sentence («Jazz changed everything for me, and Dave did that!»), il faut se
rappeler qu’en 1959, c’est l’âge d’or du jazz, et que si l’on avait voulu
vendre des millions d’exemplaires d’une musique naturellement populaire, en élevant le public plutôt qu’en le
rabaissant avec complaisance au rang de consommateur de produits de mode, il suffisait de promouvoir davantage Louis
Armstrong, Sidney Bechet, Ella Fitzgerald, pour avoir à la fois des millions de
vente, et un objet artistique éternel (ces artistes ont d’ailleurs très bien
vendu, avec des promotions qui pour être importantes, n’ont pas atteint les
niveaux de la promotion «pop»). Dans le registre pianistique, il existait au moins un
personnage comme Erroll Garner suffisamment populaire sans que personne n’en
ait fait artificiellement une vedette de variété, par la simple magie et
popularité de son art, jazz de la première à la dernière note. Son Concert by the Sea se vendit également à
plus d’un million d’exemplaires, sans cette promotion «pop», en deux ans au
lieu d’un. Cela aurait pu continuer, mais en 1958, Erroll Garner et Martha
Glaser vont faire un procès à CBS pour récupérer les matrices des
enregistrements et créer ensuite un label indépendant et protéger la création (Octave
Records, cf. la chronique des rééditions récemment parues, part 1 et part 2).
Mauvais esprit, cet Erroll!
Cela dit pour relativiser la portée artistique et historique de cette session dans le jazz, ça n’enlève aucune des qualités
de Dave Brubeck, musicien de culture classique qui s’intéresse au jazz et y
apporte, comme beaucoup de profils similaires, un background classique solide,
pour un traitement savant et parfois techniquement novateur avec des rythmes
biscornus (9/8, 5/4…). En cela, il se place dans ce courant third stream qui voit dans le jazz, à la
suite d’André Hodeir, l’occasion de faire «progresser» la musique
inéluctablement
vers «un mieux» (vision techniciste de la musique), le nouveau, une
synthèse idéale qui permettrait d’en faire la «super-musique»
de demain, toujours de demain. Cela relie cette conception au caractère
éphémère de la mode qui vend toujours du nouveau (même quand c’est la
même
chose): une idée de commerçants (société de consommation de masse) ou
d’intellectuels
euro-américains et européens, voire parfois afro-américains quand ils
n’ont
pas compris l’enjeu politique du jazz. Cela n'est pas toujours dépourvue
de bonnes intentions (le dépassement
de la ségrégation aux Etats-Unis, l’universalité de la musique) et de
mauvaises
intentions aussi (l’accaparement de l’héritage du jazz et de son
étiquette
valorisante de musique de liberté et de qualité, le détournement de sa
fonction de protestation, de subversion et de dignité). Depuis le courant cool initié par Gil Evans et Miles Davis, même
le MJQ et John Lewis y ont mis quelques doigts; mais la présence de Milt
Jackson, Percy Heath et Connie Kay préserve parfois le caractère hot, blues et
swing du répertoire du MJQ. Ces modes crossover, jazz et
classique, jazz et musique contemporaine (l’avant-garde du Jazz Composer
Orchestra de Cecil Taylor jusqu’à Anthony Braxton et George Lewis), comme les
modes jazz et variété (depuis Nat King Cole et une multitude d’autres plus ou
moins intéressants…), jazz et musique brésilienne, n’ont rien de synthèses artistiques: ce sont des résultantes conjoncturelles d'une idéologie économique au service de la consommation de masse, inévitablement à contresens de l'esprit du jazz.
Dans les critères qui fondent ce Time Out de Dave Brubeck et sa version «alternate takes», l’expression hot, le blues, les racines qui fondent le langage du jazz sont
quasiment absents. C’est pourquoi, on peut comprendre parfaitement le jazz sans Dave Brubeck,
contrairement à ce qu’avance Barack Obama.
Dave Brubeck est un musicien américain, aux origines
européennes récentes (un père d’origine suisse, une mère d’origine anglaise),
qui raconte une partie de l’Amérique, à l’instar de devanciers et de suiveurs.
Comme George Gershwin par exemple mais aussi beaucoup d’autres (Bill Evans, etc.), son amour pour
la culture afro-américaine ne fait aucun doute. Il fait aussi partie de la
culture savante et populaire américaine, la grande qualité de ce XXe siècle
musical (et pas seulement) aux Etats-Unis qui ressource la création
artistique savante dans le creuset populaire. Dave Brubeck a reçu
l’enseignement de Darius Milhaud –un de
ses fils se prénomme Darius– et de sa mère, pianiste classique devenue
enseignante. Ce parcours américain est fréquent, avec une proximité plus
ou moins grande avec le jazz, car le jazz est l’art musical majeur du XXe siècle. Chez Dave Brubeck, l’héritage de George Gershwin est perceptible dans
sa curiosité et parfois dans sa forme comme chez Leonard Bernstein, musicien
classique, même si pour des raisons biographiques, George Gershwin entretient depuis
l’enfance un lien beaucoup plus profond avec l’Afro-Amérique (Porgy and Bess en est l’illustration
finale, l’apogée, cf. Jazz Hot Spécial
1999).
Chez Dave Brubeck, musicien savant, l’intellectuel reste
prépondérant. Sa relation avec la culture populaire jazz, même s’il l’a
approfondie et aimée toute sa vie, reste intellectuelle, si on lui suppose une
parfaite honnêteté comme nous le faisons. George Gershwin, qui ne doutait de rien, n’a pourtant jamais prétendu être un musicien
de jazz; il a été très sage. Son œuvre n’en est pas moins éternelle, populaire, savante et véritablement
artistique. Elle doit tout à son imagination et à son énergie. Elle incarne
l’Amérique assez largement, l’Afro-Amérique comprise car la synthèse de George Gershwin possède cette dimension.
Dave
Brubeck a choisi,
comme d’autres, de se qualifier «musicien de jazz», sans y réfléchir,
l’époque l’acceptait, et la critique le lui
disait. Il a fait sa carrière sur les scènes de jazz voire les grandes
scènes
populaires et parfois les opéras, et il a choisi de présenter son œuvre,
comme
beaucoup d’autres, avec une instrumentation qui relève du jazz, en solo,
trio,
quartet. Mais il est plutôt, à l'écoute, de cette tradition populaire et
savante de
la musique américaine durablement marquée par le jazz sans en être. Et
cet
album est emblématique de cette réalité, à cause de son processus de création. L'intérêt de ces précisions
réside à la fois dans le principe même d'une chronique et dans le fait
de savoir apprécier une création artistique pour ses qualités
particulières, de savoir distinguer pour saisir les nuances.
«Blue Rondo à la Turk» est un exercice de virtuosité
classique inspiré de Bartók, d’après ce qu’on en lit, dont la mise en scène
intègre le jazz comme un contraste avec le thème initial, sous la forme d’un
blues dont l’exécution, quelque peu scolaire ou académique, ne signale pas un grand
musicien de jazz ou de blues, mais simplement une évocation descriptive dans le
langage de Dave, classique. «Strange Meadowlark» est une agréable ballade populaire
américaine, digne du songbook, joué
par un bon pianiste. Le songbook n’est pas le répertoire du jazz, mais celui de la chanson populaire américaine,
que le jazz a sublimé par sa relecture personnalisée par chacun des interprètes. «Take Five», comme le premier thème, travaille sur la
complexité rythmique, pas celle du jazz mais celle que lui inspire sa culture
classique. Son orchestre fait ce qu’il peut, comme Joe Morello, mais son chorus
de batterie (trop long) est lui aussi très scolaire-académique, écrit,
caricatural du jazz. Comme chez Paul Desmond à l’expression linéaire, chez
Dave, il n’y a pas d’accents, pas d’expression hot. «Three to Get Ready» est la version originale (en dépit de
ce qu’on lit sur les partitions françaises qui l’attribue à un quidam) de la
chanson immortelle en France «Le Jazz et la java», dont on doit les paroles à
Claude Nougaro, inspiré semble-t-il de Joseph Haydn. Nougaro a également repris «Blue Rondo
à la Turk». Le jazz, malgré la chanson, est absent de cette petite valse. «Cathy’s Waltz», une autre valse, jazzée par moments, une
bonne composition, n’a rien aussi d’un thème du jazz, avec quelques
garnérismes en fin de thème, un clin d’œil peut-être à l’autre «vedette» du piano de CBS. «I'm in a Dancing Mood» est une belle composition, encore
digne du songbook, assez loin dans la
forme du jazz, plus proche de la comédie musicale américaine. Il y a par moment
quelques couleurs jazz plutôt superficielles. «Watusi Jam» est un blues intellectualisé par Dave Brubeck,
un blues cérébral, où Joe Morello sur les toms restitue un côté jungle
qui
ressemble autant à Duke que la jungle d’Hollywood pouvait ressembler à
la jungle d’Afrique. Malgré la technique de percussionniste de Joe
Morello, on s’étonne
que ce type de chorus puisse faire illusion après Art Blakey qui, à la
même époque, est sur une autre planète, celle de la création, celle du
jazz. On évoque Art Blakey en pensant à un
disque de l’époque, mais il y a évidemment quelques centaines, voire
milliers, de batteurs de jazz plus jazz que
Joe Morello en 1959. Le dernier titre permet d’entendre l’atmosphère détendue de
la séance, avec les voix, les faux départs (sur «Cathy’s Waltz»), les échanges
entre musiciens et avec l’ingénieur, sans doute Teo Macero… Mais sans les
images, c’est difficile à suivre sur disque.
Au total, on comprend mal avec le recul l’engouement dans le jazz pour
cette séance, l’original comme le présent. Ce sont de bons musiciens, mais on
est loin du génie du jazz, malgré les rythmes dits «complexes» de Dave Brubeck.
C’est une musique datée parce qu'elle était de mode, qui manque de chair (on pouvait le savoir dès
cette époque à condition de conserver un esprit critique), qui manque de profondeur, complaisante parfois plutôt que populaire.
Dave Brubeck évoquait
le jazz à un âge avancé dans un
documentaire de Clint Eastwood (Piano
Blues, 2003), et, dans mon souvenir, il y était beaucoup plus profond et
artiste dans ses propos, quand il posait les doigts sur le piano en particulier, que dans cet
enregistrement. Il aurait été intéressant qu’il parle lui-même de cette séance dans la tranquillité d’une conversation privée, dépourvue de mondanité, et dans la profondeur d’une réflexion sur l’art, sur
le jazz. On doit ces inédits à la famille Brubeck, et on peut
comprendre leur souci de mémoire, d’autant que la famille semble très soudée
autour du souvenir de Dave Brubeck. Ce Time Out Takes est donc une curiosité pour un retour
sur l’histoire. Il sera certainement un objet «dé-li-cieux!» pour les
mondains nostalgiques (ceux que nous avons
cités par exemple), d’adoration pour les fétichistes et collectionneurs
(ça existe, pourquoi pas?), mais, pour nous, plutôt un sujet de réflexion pour
les amateurs de jazz.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Nicki Parrott
If You Could Read My Mind
I
Can See Clearly Now*°, Jolene°, If You Could Read My Mind, Vincent, Every
Breath You Take°, First Time Ever I Saw Your Face*, You Belong To Me*,
We've Only Just Begun*, This Girl's in Love With You*, Do That to Me One More
Time*, Lean On Me°, The Water Is Wide
Nicki
Parrott (b, voc), Harry Allen (ts*), David Blenkhorn (g°), Larry Fuller (p,
ep), Lewis Nash (dm)
Date
et lieu d’enregistrement non communiqués
Durée:
55'35'
Arbors
Records 19482 (https://arborsrecords.com)
L'Australienne de Newcastle, Nicki Parrott (née en 1970) qui a étudié le
piano puis à partir de l'âge de 15 ans la contrebasse, a eu de bonnes
fréquentations: Bobby Shew, Les Paul, Clark Terry, Johnny Frigo, Bucky
Pizzarelli, Rossano Sportiello, Randy Sandke, Derek Smith, Warren Vaché, Johnny
Varro, Eddie Metz, Engelbert Wrobel, Byron Stripling, Frank Vignola. On la sait
donc apte à swinguer. Elle ne cache pas non plus un penchant pour des chanteuses
comme Doris Day, Blossom Dearie et Peggy Lee. Cet album a été conçu, pour
s'occuper, pendant le confinement (mais Arbors ne donne pas les dates
d'enregistrement). Nicki Parrott a sélectionné douze chansons, la majorité
composée dans les années 1970. Les formules d'accompagnement varient d'une
plage à l'autre. Harry Allen plus râpeux que d'habitude donne l'accent jazz à
«I Can See Clearly Now» du chanteur-guitariste Johnny Nash (1940-2020), la voix
de Nicki et le Fender Rhodes tirant plutôt vers la pop music (bon jeu de balais
de Lewis Nash). Dans «Jolene» de la chanteuse country, très populaire, Dolly
Parton, Nicki Parrott prend un court solo de contrebasse qui permet d'apprécier
une belle sonorité ronde. «If You Could Read My Mind» du chanteur folk Gordon
Lightfoot, maintient un climat doux, sans aspérités que rien ne bouscule,
notamment pas le solo musical de Larry Fuller. Les solos de contrebasse dans
«Vincent» de Don McLean sont beaux. La sonorité est soignée, la justesse est
indéniable et le tout se marie bien avec la délicate contribution de Fuller sur
le jeu de balais toujours parfait de Lewis Nash. Bien qu'il y ait les paroles
de cette chanson dédiée à Van Gogh dans le livret comme pour toutes les autres,
Nicki Parrott s'abstient ici de chanter, pour la seule fois de l'album. Sa
voix, pas jazz avouons-le, revient dans «Every Breathe You Take» de Sting
(alias Gordon Matthew Thomas Summer) qui au moins vaut pour un solo de qualité
avec quelques inflexions signé David Blenkhorn. Toujours aussi soft, «Firts
Time Ever I Saw Your Face» du poète communiste britannique Ewan MacColl, alias
James Henry Miller (1915-1989) est sauvé de la monotonie par un solo à la Stan
Getz d'Harry Allen. Un soulagement avec l'introduction musclée d'Allen dans
«You Belong to Me» de la chanteuse américaine Carly Simon, prise sur un tempo à
peine plus vif. Le solo du ténor y est bien venu ainsi que son alternative avec
Larry Fuller (à noter l'utilisation du growl, sans excès). On se croirait
presque revenu au jazz. Un fadding éteint cette bouffée d'oxygène. Mais par
chance, c'est l'expressivité getzienne du ténor qui amène «We've Only Just
Begun», composition du parolier américain Paul Williams sur une musique du
multi-instrumentiste Roger Nichols. En duo Nicki Parrott et Harry Allen nous
donnent ensuite «This Guy's (Girl's) in Love With You» de Burt Bacharach avec
des paroles d'Hal David (1968). Allen y est getzien à souhait. La partie de
contrebasse de la chanteuse est de bonne facture. Harry Allen introduit «Do
That to Me One More Time» de la chanteuse Toni Tennille. En dehors de la voix
de Nicki Parrott, on a des solos professionnels signés d'elle, d'Allen, de
Fuller (vaguement soul au Fender Rhodes) et, aux baguettes, de Mr. Nash.
Le «Lean on Me» de la vedette soul Bill Withers (1938-2020) a connu des
versions plus musclées (Johnny Adams par exemple). Par chance, David Blenkhorn
y intervient. Ce dernier apparaît en duo avec Nicki Parrott sur «The Water Is
Wide» du fondateur de l'English Folk Dance Society, Cecil James Sharp
(1859-1924). L'option esthétique est de faire joli et doux (pour ne pas
réveiller les gens?). Les tempos évitent d'être nerveux ce qui rend l'album
très monotone. De ce fait, il est douteux malgré sa musicalité qu'il fasse un
succès dans le monde de la pop music auquel il s'adresse. Les artistes qui ont
un potentiel pour le jazz semblent quitter le navire, encouragés par une meute
de critiques incultes et par la politique de programmation pas mieux qualifiée
des entrepreneurs de spectacles dévoués à l'argent. Nul doute que sous ces tirs
groupés le jazz de tradition, de culture, ne peut que couler. Pour autant, la
qualité d'enregistrement est excellente dans tous les titres.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Peter Bernstein
What Comes Next
Simple as That, What Comes Next, Empty Streets, Harbor No
Illusions, Dance in Your Blood, We'll Be Togther Again, Con Alma, Blood Wolf
Moon Blues, Newark News
Peter Bernstein (g), Sullivan Fortner (p), Peter Washington
(b), Joe Farnsworth (dm)
Enregistré le 25 juin 2020, New York, NY
Durée: 58’ 28”
Smoke Sessions Records 2007 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Enregistré pendant la petite respiration laissée par la
dictature mondialisée, en juin 2020, c’est du bel ouvrage que livre Peter
Bernstein, splendidement entouré par un trio avec Sullivan Fortner, le natif de
New Orleans qui a déjà confirmé tout le bien qu’on pensait de lui, Peter
Washington (Jazz Hot n°581) qu’on ne
présente plus parce qu’il est à lui seul la garantie d’un enregistrement de
qualité, et Joe Farnsworth qui vient de donner un excellent album sur ce même
label (cf. plus bas).
Peter Bernstein est, à la guitare jazz, l’une des
incarnations de New York, comme on pourrait le dire de Woody Allen pour
le cinéma. Il a participé à tant de séances d’enregistrement,
avec tant de musiciens de jazz de grand talent, qu’il est une sorte
d’incontournable de la ville. Son style, inscrit totalement dans le jazz
de
culture, blues et poétique, est plein de l’esprit de cette ville, de ses
clubs
qu’il aime et anime depuis des années dans de multiples formations. Il
faisait la
couverture de Jazz Hot n°590 en 2002,
et il ne sera pas inutile d’y redécouvrir son parcours aux côtés des Lou
Donaldson, Lonnie Smith, Jesse Davis, Melvin Rhyne, Eric Alexander, Larry
Goldings, Joshua Redman, Lee Konitz, Jimmy Cobb, Mike LeDone, David Newman,
Kevin Mahogany, Bobby Hutcherson, Sonny Rollins, Alvin Queen, Etta Jones, Pat
Bianchi, Teodross Avery, Harold Mabern…
Il a une importante discographie en sideman (plus de 100
albums) et tout à fait respectable en leader (une trentaine d’albums) sur Criss
Cross, Smalls Live, Cellar Live, Pirouet, Smoke Sessions comme ce dernier disque,
ce qui dit assez son omniprésence dans les clubs de la Grosse Pomme. Car les
clubs new-yorkais se sont donnés depuis les années 2000 la double mission de
programmer et d’enregistrer, et ils l’ont bien fait. Ils constituent ainsi, jour
après jour, et malgré la période actuelle, une mémoire indispensable des
musiciens de jazz de talent qui peuplent cette ville. Le jazz de culture y est
très bien représenté, et cela permet (comme vous pouvez le constater à la
lecture des chroniques de disques) de résister à ce lessivage de cerveaux de
notre époque, car dans le même temps les labels historiques (Blue Note et autres, repris au sein de grands groupes) ont la
fâcheuse habitude de ne plus faire du jazz de culture le principal de leur
production en matière de nouveautés, privilégiant les produits savonnettes (…forcément pour le lessivage).
Quoi
de neuf dans ce disque? Tout et rien. Tout,
c’est-à-dire 6 originaux (sur 9 titres) de Peter Bernstein pour ouvrir
cet
album, avec des titres inspirés par les temps mauvais que nous
traversons comme le nostalgique «Simple as That», le meilleur jazz qui
soit, blues et enraciné, «What Comes Next» qu’on peut traduire par une
sérieuse interrogation sur l’avenir, une mélodie poétique, ou
encore «Empty Streets» (rues vides)
la suite de cette réflexion, et pour finir un «Harbor No Illusions» qui ne
laisse pas beaucoup de place à l’espoir. C’est une musique expressive
et brillamment défendue par le quartet («Harbor No Illusions»), avec ce qu’il faut de
sensibilité et d’excellence instrumentale dans le registre du jazz pour
exprimer cette gamme de sentiments, et ce moment particulier de blues, au sens
familier du terme. Deux autres originaux, «Dance in Your Blood» et un blues
classique «Blood Wolf Moon Blues» qui s’intercale à merveille entre une
composition de Dizzy Gillespie et une de Sonny Rollins, parachèvent ce qui est
nouveau dans ce disque.
Ce qui n’est pas neuf, c’est, comme toujours
avec Peter
Bernstein, un jazz enraciné, blues et qui swingue, imprégné de son amour
pour New York et pour les formations de la grande époque de Blue Note
justement, celles avec selon
l’artiste –orgue, piano, trompette et saxophone– un jazz pour lequel on
ne se
pose jamais la question de savoir si c’en est (du jazz), parce que c’est
l'essence même du jazz (blues, swing et expression hot).
Ce
qui est éternellement neuf, c’est que la vie du jazz et des artistes de
jazz continue, qu’ils la poursuivent parce qu’ils sont encore en vie, n’en déplaise aux dictateurs qui nient jusqu’à leur existence depuis un
an, comme de nouveaux talibans et au fond pour les mêmes raisons (l’esprit totalitaire).
Ce qui reste toujours vrai, c’est que les artistes de jazz renvoient
à cette laideur du monde des moments rares de beauté autour d’un
standard comme «We’ll Be
Together Again» qui convient aux temps que nous vivons (on peut le
chanter même sur le Titanic), ou qui abordent le «Con
Alma» nostalgique de Dizzy Gillespie et les joyeuses «Newark News», une
atmosphère d’un autre temps, un calypso de Sonny Rollins où Sullivan
Fortner, New Orleans oblige, peut faire admirer sa familiarité avec les
rythmes des Caraïbes. La section
rythmique Peter Washington et Joe Farnsworth est simplement parfaite.
La guitare poétique, en notes détachées et claires, les
longues lignes bien construites, avec le son chaud et le lyrisme de Peter Bernstein racontent
le jazz dans ce qu’il a de plus éternel. Eternel? On le pensait jusqu’en
2020, mais comme le dit justement Peter Bernstein avec «What Comes Next», le
doute est maintenant permis.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Lennie Tristano
The Duo Sessions
avec Lenny Popkin: Out of a Dream, Ballad, Chez Lennie,
Inflight, Ensemble, Melancholy Stomp
avec Connie Crothers: Concerto Part 1, Concerto Part 2
avec Roger Mancuso: Palo Alto Street, Session, Changes, My
Baby, Imagery, That Feeling, Minor Pennies, Home Again
Lennie Tristano (p), Lenny Popkin (ts), Connie Crothers (p),
Roger Mancuso (dm)
Enregistré les 15 octobre 1970, c. 1976, c. 1967-68, lieux
non précisés
Durée: 1h 10’ 19”
Dot Time Records 8016 (dottimerecords.com/Socadisc)
Lennie Tristano est un personnage à part dans le jazz. Né à
Chicago en 1919, il partage la cécité avec Art Tatum, sa première inspiration dont
il garde les traits de virtuosité au piano. Mais sa génération le rapproche de
Charlie Parker, autre disciple à sa manière d’Art Tatum, dont il est
contemporain et admirateur, et son art est un chemin personnel qui se fonde sur
ses inspirations, son origine italienne à Chicago, une mère investie dans
la musique, une curiosité sincère pour l’Afro-Amérique et une culture classique
qui lui ont ouvert la pratique non seulement du piano mais aussi des saxophones
et de la clarinette. Comprenant aussi ce qui le sépare de la culture
afro-américaine, il cherche une voie particulière qui lui permette de rester
sincère et original, de synthétiser son amour de la musique en général et du jazz en
particulier. C’est d’ailleurs l’une des bases de son enseignement, et ses
disciples conservent pour ce maître une admiration sans bornes.
Cette
production, quelque peu curieuse par son manque de
précisions, semble mettre à notre disposition des enregistrements
inédits
réalisés dans le cadre de son enseignement, réunis par Carol Tristano
(dm), la
fille de Lennie, que nous connaissons bien puisqu’elle vit à Paris,
qu’elle
joue régulièrement avec Lenny Popkin qui est l'un des musiciens dans ce
disque. Les disciples, parmi lesquels Lee
Konitz, Bill Russo, Billy Bauer, Warne
Marsh, ont aussi été des partenaires de sa musique, et son atelier est
devenu pour l’essentiel son studio d’enregistrement, son lieu
d’expérimentation, son
lieu de vie avec les élèves qu’il a choisis.
Dans ce disque, la configuration ne change pas. Il s’agit de
trois duos avec des disciples devenus des partenaires: le plus ancien est un
batteur Roger Mancuso; le suivant est le saxophoniste Lenny Popkin (Jazz Hot n°619 et n°668); le plus récent avec Connie Crothers (Jazz Hot n°678), que nous connaissons
également, et qui avait donné dans une interview quelques clés de sa rencontre
avec Lennie Tristano, très utiles à la compréhension de son enseignement.
Les
deux premiers duos avec Roger Mancuso et Lenny Popkin restent dans le
cadre du jazz,
avec des thèmes non identifiés (titres et auteurs) dans cet
enregistrement, repérables malgré la forme libre. Ce sont peut-être des
séances de
travail, improvisées avec beaucoup de libertés, et pourtant qui font
référence à
l’histoire du jazz et à un répertoire, utilisé par Charlie Parker en
particulier, grand relecteur de standards. Bien que tous les
titres soient attribués à Lennie Tristano, nos oreilles nous indiquent
qu’il
s’agit d’improvisations sur des standards ou compositions du jazz: le 1er «You Stepped Out of My Dream», le 4e «Donna Lee», le 9e «It’s All Right With Me», le 10e «What Is This Thing Called Love»,
le 11e: «Out of Nowhere», le 13e une reprise de «You
Stepped Out of My Dream», le 14e «That Old Feeling» et le 16e «Indiana» que Charlie Parker transposa à sa manière et signa, bien sûr. Il semble y avoir des thèmes originaux improvisés sur place
bien qu’on puisse y retrouver des harmonies connues au détour d’une phrase pour
les duos avec Lenny Popkin et Roger Mancuso.
Les deux thèmes de Connie Crothers
n’appartiennent en rien au jazz comme on le savait pour cette musicienne (article déjà cité), et sont attribuables
sans aucun doute aux deux pianistes, même si Lennie Tristano y laisse percer
ses influences. C’est de la musique improvisée d’essence
classique-contemporaine où le jazz n'est qu'un réminiscence ponctuelle.
Au
total, c’est une curiosité pour laquelle on aurait
aimé plus de détails sur les musiciens et les circonstances, de ces
détails
qui donnent du relief à ce genre de production, puisqu’en dehors de
Connie
Crothers, décédée, les autres protagonistes sont en vie, et d’abord
Carol et
Lenny qui semblent être à l'origine de ce disque. Le texte du livret de
Carol Tristano et la production sont donc insuffisants pour
ce qui est plus, à ce stade, une curiosité qu’un indispensable, malgré
Lennie Tristano. Etrange et
dommage pour un disque de la collection «Legends» de Dot Time.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Jérôme Etcheberry Popstet
Satchmocracy: A Tribute to Louis Armstrong
Tight Like This, Hear Me
Talkin' to Ya, Weather Bird Rag, Hotter Than That, I Double Dare You, Memories of
You, Big Butter and Egg Man, Someday You'll Be Sorry, Cornet Chop Suey,
Struttin' With SBQ, West End Blues, Potato Head Blues, Yes I'm in the Barrel,
New Orleans Stomp
Jérôme Etcheberry (tp,
arr), Malo Mazurié (tp), César Poirier (ts, cl), Benjamin Dousteyssier (as,
bar), Ludovic Allainmat (p), Félix Hunot
(g), Sébastien Girardot (b), David Grébil (dm)
Enregistré en octobre-novembre
2020, Meudon (78)
Durée: 56' 27''
Camille Productions
MS102020 (camille-productions.com/Socadisc)
Remarquons d'abord que
le texte en anglais de Michael Steinman n'est pas bien traduit. Par exemple
pour «Beau Koo Jack», par l'orchestre d'Earl Hines, Michael Steinman dit que la
section de trompettes joue la transcription harmonisée (scored) des solos de Louis Armstrong comme le fera faire Dick Hyman
en 1974 à la New York Jazz Repertory Co. Ayant toujours écrit du bien de Jérôme
Etcheberry, Malo Mazurié et bien sûr Louis Armstrong, on aura vite fait de
crier au copinage. Sombre époque, où déjà avant le brutal arrêt, le jazz de
tradition était relégué dans le ghetto de l'animation «off» ou comme alibi dans
un coin de programme qui ne profitait qu'aux représentants du show-biz et aux
expérimentations sans avenir. L'alliance des incultes et des snobs n'a pas
aidée Louis Armstrong qui, au mieux, n'est qu'un nom dans un enseignement
progressiste complice du néant artistique. Quand un appareil tombe en panne, on
l'éteint puis on le rallume. On ne sait jamais, ça peut repartir «comme avant».
Pendant l'arrêt mondialisé, les musiciens, en tout genre, enregistrent. On ne
sait jamais, au cas où le jazz de tradition soit encore possible après. On peut
rêver. Et ce disque porte au rêve, à l'espoir même.
Jérôme Etcheberry, né en
1967, est maintenant le vétéran qui tient le flambeau de la lignée
Armstrong-Jabbo Smith-Eldridge. Il transmet puisqu'il convie la jeunesse. Il me
plaît de dire au passage qu'il est avec les frères Beuf, Fred Couderc, Fred
Dupin, Guillaume Nouaux, un des produits illustres de l'Harmonie de la
Teste-de-Buch que dirigea le trompette Jean Dupin (nous avons joué ensemble
pour Roger Voisin du Boston Symphony). Malo Mazurié, né en 1991, est un sérieux
client que j'ai connu alors qu'il était encore élève de Didier Roussel au
Conservatoire de Rennes. Le monde de la trompette était alors une famille,
«avant». On retrouve ici les Three Blind Mice au complet, Malo, Sébastien
Girardot et Félix Hunot. Ce Félix, natif de Provence, peut se targuer d'être
une exception à la règle, celle du fruit d'un enseignement vraiment jazz, celui
de Jean-François Bonnel. Hunot a abondamment œuvré pendant l'«arrêt de
vivre», signant une collaboration avec le chanteur Scott Emerson (Jazz
Age & Centenaire, 2019-20, Klarthe) où brille Jérôme Etcheberry, et un
CD pour son compte (Jazz Musketeers, JM Music, 2020) où Malo sonne entre Bix et Armstrong. J'ai pu applaudir tous ces jeunes à Marciac,
plutôt au festival bis évidemment, notamment l’étonnant Benjamin
Dousteyssier, un produit marciacais comme son frère Jean (cl), notamment
dans une piqûre de
rappel de John Kirby et Raymond Scott pour le compte du groupe The
Coquettes.
César Poirier me semble complice de Géraud Portal (dont le père fut à
Bourges,
un ami et confrère) pour célébrer Mingus. David Grébil n'était-il pas
avec Malo
autour de Cecil L. Recchia? Enfin, Ludovic Allainmat, ex-élève de
Ludovic de
Preissac, qui s'intéresse à Oscar Peterson, Bill Evans mais aussi à
Herbie
Hancock et Chick Corea, a joué à Jazz in Marciac. Un beau casting que le
vétéran Jérôme Etcheberry a réuni pour emprunter le chemin ouvert par
l'incontournable Pops de la haute époque, sans esquiver les difficultés.
Et cela débute très bien! Mieux que ça même. Déjà le choix du premier
morceau fait preuve de compétence. «Tight Like This» est un sommet d'émotion
dans l'œuvre de Louis. Très bonne introduction Grébil-Etcheberry rejoints par
Mazurié qui établit le climat sombre indispensable. Climat judicieusement
maintenu dans l'exposé du thème (Jérôme-Malo), vigoureux solo créatif de
Benjamin Dousteyssier (qui confirme le talent expressif que j'avais suspecté),
bon passage de piano (merveilleuses lignes de basse de Girardot derrière),
petit appel-réponse entre Benjamin et Jérôme, avant la transcription du fabuleux
solo de Louis, joué par Jérôme et Poirier au ténor, sur des tenues de Malo.
L'effet est magistral. Pour ce XXIe siècle inculte, c'est une grande gifle
salvatrice. Je ne connais pas de meilleure version avec celle de Louis (12
décembre 1928) et la prestation de Wynton Marsalis en 1990 avec Michael White.
Belle version swing de «Hear Me Talkin' to Ya». On apprécie la souplesse de la
rythmique (guitare-contrebasse-balais) et la qualité de l'arrangement. Félix
Hunot prend un excellent solo de guitare électrique. Jérôme avec la sourdine et
en legato a son propre style dérivé d'Eldridge que l'on reconnaît dès la
première mesure. La sonorité de ténor est mieux que plaisante. Enfin, Jérôme et
Malo jouent Louis comme un seul homme, et l'archet de Girardot clôt une affaire
rondement menée. L'orchestration du considérablement moderne duo
Armstrong-Hines sur «Weather Bird Rag» est une heureuse surprise.
Poirier (cl), Dousteyssier (bar) ne cherchent pas à recréer. C'est du jazz comme
il s'habille aujourd'hui. Le solo de piano a la sobriété qu'on aime sur une
rythmique résolue à swinguer. L'harmonisation du solo de Louis démontre combien
son esprit créatif n'est pas désuet. Monstrueusement beau! Jérôme Etcheberry
n'a pas redouté d'aborder «West End Blues» qui a secoué le monde des trompettistes
en 1928-30. Tous les trompettistes ont tenté de se mesurer au désormais monstre
sacré avec ce morceau, cette cadence introductive (Jabbo Smith en 1930 à
l'unisson avec Eddie Thompkins, mais aussi Reuben Reeves, Punch Miller, Bill
Coleman, etc). Ici, l'introduction est harmonisée à plusieurs voix. Le thème est
joué par Etcheberry et Poirier au ténor (avec un riff en arrière plan pour
Malo). Poirier propose un solo avec une sonorité pulpeuse. L'appel-réponse
historique clarinette-voix est transposé à la guitare électrique et
l'harmonisation de la vocalise jouée par les souffleurs. Le solo de piano est
limpide puis c'est le solo de Louis harmonisé trompette-sax ténor (Jérôme joue
la voix de dessus). La coda de Louis qui est aussi mélancolique que son «Tight
Like This» est jouée avec la retenue qu'il faut par Jérôme Etcheberry. Ici
comme ailleurs, il tire un bon parti de l'écriture pour deux cuivres (trompettes)
et deux anches notamment dans les harmonisations des solos de Louis Armstrong.
J'ai eu la chance d'entendre ce genre de reprise par Jimmy Maxwell-Joe
Newman-Pee Wee Erwin dans les années 1970; eh bien, ici c'est du même niveau! «Yes,
I'm in the Barrel» alterne un climat Ellington avec la touche espagnole chère à
Jelly Roll Morton; de l'humour sans doute car Ellington et Morton se
détestaient; très bon solo de clarinette sur un drumming d'expert; le
développement orchestral est ensuite marsalien. Le côté latin convient bien à
«New Orleans Stomp». Il y a un stop chorus à deux trompettes parfait et un bon
solo de Girardot dont la sonorité ronde fait plaisir: belle coda vers l'aigu à
la clarinette, nette et précise. Relevons que Louis aurait sans doute aimé
entendre sa touchante composition, «Someday», jouée par le trio Nat King Cole
ou par celui d'Oscar Peterson qu'il a côtoyé. On peut imaginer grâce à ce
disque ce que cela aurait donné. Une fraîche virgule où les souffleurs font tacet (silence).
Certes Malo Mazurié est peu mis en vedette, mais il est l'appoint indispensable
à ces orchestrations fouillées («Cornet Chop Suey»). Sa sonorité et son phrasé
s'accordent bien avec le style du leader. L'arrangement sur «Struttin' With SBQ»
est de la dentelle digne de John Kirby. Dans l'exposé introductif de «Memories
of You», Jérôme Etcheberry, seule fois dans ce disque, cherche à reprendre sur sa
Conn Vocabell le phrasé du one and only
boss, Louis Armstrong. Il parvient par un son épais et délicat à montrer que
Louis a ouvert un espace respectif à Red Allen et à Doc Cheatham. Dans la coda,
Jérôme et Malo ont un drive fulgurant, et les aigus de Jérôme touchent presque
au panache impérial du maître. Nous n'allons pas plus avant détailler car tous
les arrangements sont d'une qualité remarquable et tous les solos sont d'une
haute tenue d'inspiration dans la veine d'un jazz de tradition œcuménique qui
balance hors du ring les scolaires copies de jazz traditionnel comme les
prétentions modernistiques pour naïfs.
Ayant travaillé, comme il se doit pour
tout trompettiste qui veut l'être, les transcriptions des solos de Louis, je ne
peux que baisser humblement mon chapeau devant le travail superlatif du tandem
Jérôme Etcheberry-Malo Mazurié. Il me répugne d'accorder le moindre
«indispensable» en ce pauvre XXIe siècle, mais Jérôme Etcheberry, artiste doué
et sincère, m'y contraint et puis ce sera ma marque de mépris pour ceux de mes
confrères qui trouveront à parler encore d'un «jazz de répertoire» avec la moue
convenue d'une secte formatée hors des raisons d'être du jazz.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Charles McPherson
Jazz Dance Suites
Song of Songs/2019: Love Dance°+, Heart's Desire*, Wedding
Song, Hear My Plea, Thinking of You, After the Dance*, Praise°+, The Gospel
Truth
Reflection on an Election/2016
Sweet Synergy Suite/2015: Sweet Synergy, Delight, Nightfall,
Marionette, Song of the Sphinx, Tropic of Capricorn
Charles McPherson (as), Terell Stafford (tp), Jeb Patton
(p), Randy Porter (p)*, Yotam Silberstein (g)+, David Wong (b), Billy Drummond
(dm), Lorraine Castellanos (voc)°
Enregistré 9 et 10 décembre 2019, Englewood Cliffs, New
Jersey
Durée: 1h 07’ 55”
Chazz Mack Music (charlesmcpherson.com)
On doit cet enregistrement de Charles McPherson (né en 1939) –le
grand saxophoniste alto au son sans pareil qui apporta tant à la musique de
Charles Mingus et plus largement au jazz– à Camille, la fille, danseuse du
Ballet de San Diego, CA, qui a inspiré son père pour composer depuis 2015 des
suites qui sont le matériel sonore du ballet de Javier Velasco, son directeur.
Cette musique, Charles McPherson a pensé l’immortaliser dans ce bel
enregistrement. La notice ci-dessus vous explique le contenu et l’année de création
des trois suites (Song of Songs, Reflection on an Election, Sweet Synergy Suite) reprises dans les
Studios Rudy Van Gelder, avec Maureen Sickler aux manettes, en fin d’année 2019
par Charles McPherson entouré d’un très bel ensemble: Terell Stafford, Jeb
Patton, David Wong, Billy Drummond sont parfaits, aussi bien pour le soutien
que dans leurs chorus. Du grand jazz parfaitement enregistré! C’est un contenu sans doute condensé par rapport aux suites
originales qui servirent d’argument sonore aux ballets, en particulier «Reflection
on an Election», à propos de l’élection de 2016 de Donald Trump, une suite à
l’origine en trois mouvements («Reflection», «Turmoil», «Hope»), dont il reste
ce thème de 6 minutes, un sommet de ce disque!
Petit aparté, on remarque qu’un événement aussi
catastrophique que l'élection de Donald Trump peut se traduire chez un artiste par une œuvre de qualité. La
conscience politique produit aussi de l’art. C’est sans doute parce que les
artistes de jazz n’ont pas vraiment une conscience politique, à ce jour de 2021, de la
manipulation dont nous sommes victimes avec le covid, qu’ils n’ont encore
presque rien traduit de fort sur ce sujet, à quelques exceptions près (Mathias
Rüegg et pas dans le jazz). C’est un sujet d’inquiétude pour le jazz quand il
n’est plus capable de s’opposer dans sa manière si particulière, c’est-à-dire
en créant du beau et du profond pour répondre à l’horreur.
Revenons au disque: Song
of Songs est inspiré de l’Ancien
Testament, pas celui de Count Basie (l’orchestre d’avant-guerre), mais la Bible, Volume 1. C’est une série
d’impressions, avec des climats qui répondent aux différents tableaux du ballet,
qui commence avec l’intervention de Lorraine Castellanos (voc), qui arrive à
faire swinguer l’hébreu façon Abbey Lincoln, soutenu en cela par le sax très
expressif du leader, pour se terminer sur un «The Gospel Truth» splendide. Jeb
Patton y confirme qu’il est un pianiste au drive exceptionnel et Billy
Drummond qu’il possède une touche d’une délicatesse et d’une précision rares. On
ne peut manquer par moments de retrouver l’esprit de Charles Mingus, mais quoi
d’étonnant puisque Charles McPherson a été une composante essentielle de son
orchestre (il est présent sur plus de quinze enregistrements du
contrebassiste). On pourrait dire la même chose de Johnny Hodges et Duke
Ellington. Johnny Hodges qui est d’ailleurs évoqué comme une
réminiscence par Charles McPherson dans son jeu (les glissandos jusqu’à la
tonalité baptisée «pronunced scoops» dans le livret) sur «Reflection on an Election», une
magnifique composition, comme un film noir de la fin des années 1950 qui finit
mal… Le mal est sûr concernant Donald Trump, mais le problème aujourd’hui est
que le mal ne finit plus parce qu’après Trump c’est comme pendant et pire qu’avant.
Il nous reste cette œuvre, lyrique, où Charles McPherson est prodigieux
seulement soutenu par la section rythmique. L’intervention de Jeb Patton y est
à nouveau de toute beauté, et cela finit sur une conclusion émouvante de
Charles McPherson jusqu’à la fêlure du son. Du grand art.
Avec Sweet Synergy
Suite, qui date de 2015, on sent toute la légèreté de cette époque,
presque
heureuse, qui contraste avec la pesanteur actuelle. On ouvre sur un
thème
afro-cubain («Sweet Energy»), où Terell Stafford répond au leader que
Jeb Patton
accompagne par ses accents latins, avec sa musicalité habituelle.
«Delight» est
une composition où Charles McPherson donne une idée de l’étendue de son
talent dans le registre bebop dont il est un maître (il a aussi
accompagné
Barry Harris). Terell Stafford est tout terrain et l’accompagne sans
laisser sa
part au chat. «Marionette» confirme cette complicité, et Charles
McPherson s’y montre virtuose et véhément dans
l’expression, nous rappelant Charles McPherson chez Charles Mingus, donc
aucune copie, que du grand, du beau et du toujours nouveau, pour
l’éternité. Ce thème a déjà été enregistré par le saxophoniste en 1995.
Jeb
Patton y est bon, et Billy Drummond prend un petit chorus tout en
nuances. Avec «Song of the Sphynx», on change de décor et de gamme
(orientale). Le chorus de sax est un délice rythmique, et Jeb Patton
apporte
dans le sien une ampleur orchestrale avant la contrebasse du bon David
Wong. Le final de la suite –et de ce disque– propose un retour à
un climat plus afro-cubain avec de belles interventions de Charles, de
Terell,
de Jeb, et toujours le jeu de caisse claire ou de cymbales de Billy
Drummond
précis et musical.Un véritable all stars au service des œuvres de
Charles McPherson, brillant instumentiste, compositeur inspiré, un des grands artistes
de l’histoire du jazz: que demander de plus? Peut-être une réécoute
de l’indispensable «Reflection on an Election», c’est tellement splendide!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Carl Schlosser / Alain Jean-Marie
We'll Be Together Again
Chelsea Bridge/U.M.M.G., Isfahan, We’ll Be Together Again*,
Rain Check, Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith, Little Sheri, Goodbye Pork
Pie Hat, Are You Real?, I Remember Clifford, I’ll Remember April*, That’s
All
Carl Schlosser (fl, afl, bfl, picfl), Alain Jean-Marie (p)
Enregistré en 2002, Chérisy (28) et en 2003, Vernouillet
(78)*
Durée: 48’ 10’’
Camille Productions MS112020 (camille-productions.com/Socadisc)
Du 20 ans
d'âge! Une nouvelle fois, Michel Stochitch, en producteur et
amateur de jazz avisé, met à disposition du public un enregistrement de
qualité resté plusieurs années dans un tiroir; c’était déjà le cas en
2018 de l’album Wash de Philippe
Milanta, lequel a d’ailleurs suggéré à Carl Schlosser de soumettre
au fondateur de Camille Productions ces bandes inédites de presque deux décennies. Le jazz et l'art se bonifient avec le temps…
Né à Paris le 3 décembre 1963, Carl
Schlosser a étudié la flûte traversière pendant une dizaine d’années au Conservatoire
de Créteil avant d’intégrer, à l’âge de 15 ans, l’IACP. Il se met alors
également, en autodidacte, au saxophone qui deviendra son instrument principal.
Il rejoint par la suite le Celestrial Communication Orchestra d’Alan Silva (b),
puis le groupe Quoi de Neuf Docteur? que le ténor quitte pour
des partenaires plus en phase avec son attachement à la tradition, au swing et
au blues qui imprègnent son expression: d’abord Jane X (voc) et Fabrice Eulry
(p) avec lesquels il fonde le X Trio, puis Claude Bolling dont il intègre le
big band en 1989. On le retrouve alors dans les orchestres de Gérard
Badini et de Michel Legrand. Parallèlement sideman auprès de Wild Bill Davis
(p), Alvin Queen (dm), Spanky Wilson (voc) ou encore Dany Doriz (vib), Carl
Schlosser dirige aussi ses propres formations et enregistre un premier disque
sous son nom en 1991, au Petit Journal Montparnasse, Back to Live.
En 1995, il abandonne subitement la scène
jazz et Paris pour des compagnies de théâtre et de cirque itinérantes,
comme il le
raconte dans le livret. Installé en Charente-Maritime à partir de 2001,
il renoue
avec le jazz et reprend contact avec Alain Jean-Marie, rencontré au
Petit
Opportun à la fin des années 1980, avec lequel l’osmose avait été
immédiate. En 2002, Carl Schlosser et Alain Jean-Marie entrent en studio
avec une simple
liste de morceaux et «quelques idées d’arrangements»: un enregistrement
réalisé
pour le plaisir de l’échange, sans perspectives précises de
commercialisation. Un
concert donné à Vernouillet (78) l'année suivante complète pour deux
titres cet album
qui aura tant attendu avant d’être dévoilé. Entre temps, le truculent
ténor, se
situant dans la filiation d’Illinois Jacquet, a repris toute sa place
sur la
scène jazz, que ce soit aux côtés de Rhoda Scott ou en collectif, associé à son alter ego Philippe Chagne, comme avec le Duke Orchestra de Laurent
Mignard. Il a également monté son propre studio en Vendée, mettant ses talents d’ingénieur
du son au service de ses amis musiciens: Stan Laferrière,
Philippe Duchemin et bien d’autres. Une partie de la post-production de cet album y a été réalisée.
Cette
conversation en duo, qu’il nous est enfin
donné d’écouter, ravissante de spontanéité, passionnante par
l'interaction inventive du flûtiste et du pianiste («Ispahan» est une
merveille!), révèle
une facette plus intimiste de l’excellent Carl Schlosser. C'est une
grande idée d'avoir consacré un album entier à un duo flûte-piano. Carl
Schlosser y joue de toutes les flûtes. Le choix des thèmes, tous
magnifiques, soulignent l’étendue de son
registre et de sa culture jazz qui vont de Duke Ellington à Roland Kirk
(l’une de ses principales
références, comme
il le confiait à Jazz Hot en 1992), en passant par Benny Golson,
Charles Mingus et les standards. Après une ouverture onirique sur «Chelsea Bridge» (Billy
Strayhorn), le dialogue s’engage avec Alain Jean-Marie. Le pianiste, dont on connaît les grandes qualités (cf. Jazz Hot n°681),
reste le grand accompagnateur qu'on sait, mais plus, dans le duo intime,
il est simplement un grand artiste qui distille à propos ses éclats
sonores et sa poésie («We’ll Be Together Again»).
La rêverie se
poursuit dans l’univers Ellington-Strayhorn avec «Isfahan», tandis que
sur «Rain Check»
Alain Jean-Marie imprime des rythmes aux saveurs caribéennes et que Carl
Schlosser fait l'oiseau des îles, univers encore évoqué sur «I’ll
Remember April». Quand Carl Schlosser convoque le
blues sur le «Goodbye Pork Pie Hat» de Charles Mingus, c'est un blues
aérien où les accords savants et modernistes d'Alain Jean-Marie
apportent un climat d'une originalité rare, s'appropriant totalement un
thème qui appartient tellement à son auteur. «Are You Real?» de Benny
Golson jouit du même traitement original, conçu comme une petite (2’)
introduction joueuse contrastant avec l’émouvant «I Remember Clifford»
du même auteur qui suit, où le lyrisme de Carl Schlosser se marie
parfaitement avec les accords incisifs du pianiste. La sublime
ballade de Roland Kirk, «Now Please Don’t Cry, Beautiful Edith», dont
les deux
interprètes livrent une version particulièrement émouvante, sensible,
est l’un des grands moments de cet album d’une totale poésie et
qui sera pour beaucoup l’occasion de découvrir un flûtiste de jazz de
premier plan dont le jeu subtil évoque, par la pureté du son, The Golden Flute ou le «Yesterdays» de Yusef Lateef de 1972 (avec Kenny Barron, Bob Cunningham, Al Heath). We’ll Be Together Again est peut-être une promesse de Gascon pour un prochain live, cette rencontre a déjà 20 ans d'âge, mais c'est une belle inspiration de Camille Productions, il aurait été dommage de priver plus longtemps les amateurs d'un si bel enregistrement!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Joe Farnsworth
Time to Swing
The Good Shepherd, Hesitation, Darn That Dream, Down by the
Riverside, One for Jimmy Cobb, Lemuria, Prelude to a Kiss, Monk's Dream, The
Star-Crossed Lovers, Time Was
Joe Farnsworth (dm), Wynton Marsalis (tp), Kenny Barron (p),
Peter Washington (b)
Enregistré le 17 décembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 01’ 42”
Smoke Sessions Records 2006 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
On connaît Joe Farnsworth, cet excellent batteur qui anime un
incroyable nombre de disques et de concerts, à New York et en tournée, en
Europe en particulier, au sein de all stars plus brillants les uns que les
autres. Il fait aujourd’hui partie des meilleurs spécialistes sur son
instrument, des meilleures sections rythmiques de ce jazz qu’on qualifie
souvent de hard bop en raison de l’énergie qu’il dégage. Il est rare de le voir en tête d’affiche, car il est l’un
de ces artistes essentiels, comme Peter Washington qui l’accompagne ici, qui
construisent jour après jour le meilleur du jazz en sidemen. Joe Farnsworth,
nous l’avons découvert auprès d’Eric Alexander en tournée européenne, avec qui
il a enregistré une vingtaine d’albums. Sur disques et en tournée, il a aussi
secondé le regretté Harold Mabern, son professeur, ce qui n’est pas
surprenant quand on sait les liens qui relient Harold et Eric. On l’a vu
également aux côtés de Steve Davis, Benny Golson, Mike leDonne, Cecil Payne,
Cedar Walton, Junior Cook, et les labels familiers du batteur se nomment
HighNote, Smoke Sessions Records, Criss Cross, Milestone, Smalls Live, Delmark…
des labels qui ont mis le jazz de culture au centre de leur politique
éditoriale. Autant dire que le titre choisi ici, Time to Swing, est une évidence que renforce l’écoute.
Pour expliquer cet enracinement et cette excellence dans le
jazz de Joe Farnsworth, né en 1968, il faut aussi parler de son père qui
dirigea un orchestre et de son frère qui fit partie de l’orchestre de Ray
Charles. Joe a étudié avec Harold Mabern, Art Taylor et Alan Dawson au William
Patterson College (New Jersey, 1990) et a très vite accompagné des musiciens de
haut niveau comme Jon Faddis, Jon Hendricks, Annie Ross, George Coleman, Cecil
Payne, Benny Green, avant d’intégrer le groupe survolté One for All, avec Eric
Alexander, Steve Davis, David Halzetine, Jim Rotondi et, à la basse, Peter Washington, John Weber ou
David Williams selon le moment. Il est aussi sideman du légendaire Pharoah
Sanders.
Il en est à son quatrième enregistrement personnel en leader
depuis 1999 et le Beautiful Friendship chez Criss Cross, relative faiblesse de production conforme à la carrière de tous les
grands batteurs du jazz, à quelques exceptions près (Max Roach et Art Blakey
par exemple). Pour cet enregistrement, en dehors de Peter Washington qu’il
côtoie depuis de nombreuses années, il s’est fait le plaisir (nous n’en
doutons pas) d’inviter deux de ses mentors, Kenny Barron et Wynton Marsalis,
artistes à qui Joe voue une admiration sans borne. Il a sagement construit le répertoire autour de ses invités
de marque: Wynton, présent sur les quatre premiers thèmes, apporte une
brillante composition («Hesitation»), se frotte à un original de Joe Farsworth
(«The Good Shepherd»), un standard («Darn That Dream») et un spiritual; Kenny
Barron, présent sur tous les thèmes, apporte son intense «Lemuria» (un sommet
énergétique du disque avec le «Hesitation» de Wynton) et explore deux thèmes de
Duke Ellington avec son lyrisme et sa touche latine, un de Thelonious Monk,
pour finir sur un standard «Time Was» des plus réussis.Inutile de dire que ça swingue, que c’est de la musique
aboutie proche de la perfection, et que le batteur y fait étalage de ses
qualités habituelles de sideman (puissance du soutien qui n’empêche pas une
musicalité certaine, une souplesse même aux baguettes et une qualité d’écoute
appréciable) sans oublier de nous régaler de grands chorus («Lemuria» et
«Hesitation»): du jazz de culture par un batteur qui n’oublie jamais la
musique.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Delfeayo Marsalis Uptown Jazz Orchestra
Jazz Party
Jazz
Party+, Blackbird Special, 7th Ward Boogaloo**, Raid on the Mingus House
Party*, Mboya's Midnight Cocktail**, So New Orleans, Dr. Hardgroove°**, Let Your
Mind Be Free, Irish Whiskey Blues, Caribbean Second Line**, Mboya's Midnight
Cocktail (instrumental)**
Delfeayo
Marsalis (tb, lead), Scott "Frockus" Frock, Andrew "Tiger" Baham, Brice "Doc"
Miller, John "Governor" Gray, Michael "Cow-Tippin" Christie (tp), Terrance
Taplin, Christopher Butcher, T.J. Norris (tb), Gregory Agid (cl), Khari Allen
Lee (as, ss), Amari Ansari (as), Scott Johnson (as, ts), Roderick Paulin (ts,
ss), Trevarri Huff-Boone (ts, bs), Roger Lewis (bs), Ryan Hanseler* ou Kyle
Roussel (p), Detroit Brooks (g)+, David Pulphus (b), Willie Green* ou Raymond
Weber° ou Joseph Dyson, Jr. (dm), Alexey Marti** (perc, cga), Tonya Boyd-Cannon,
Karen Livers, Dr. Brice Miller (voc)
Enregistré
les 26 février et 20-22 mai 2019, New Orleans, LA
Durée:
57' 38''
Troubadour
Jass Records 083119 (dmarsalis.com)
Saluons d'abord dans cet enregistrement le regretté batteur,
Raymond Weber, décédé en septembre 2020 après plus de quarante-six ans
d'activité à New
Orleans avec Henry Butler, Harry Connick Jr., Dr. John, Dirty Dozen,
Chermaine
Neville, etc. C'est bien sûr à Ascona, et ce n'est pas un hasard sur
notre
continent, que j'ai eu l'occasion de découvrir en live certains de ces jeunes Néo-Orléanais (Andrew Baham, Terrance
Taplin, Gregory Agid, Roderick Paulin, Kyle Roussel, Alexey Marti) ou moins
jeunes (Detroit Brooks), tous très doués. On sait que Delfeayo Marsalis a passé
des mercredis soirs à la tête du Uptown Jazz Orchestra en résidence au Snug
Harbor, à New Orleans. Ce disque est sorti le 7 février 2020 et c'est depuis
2016, le septième de Delfeayo Marsalis en tant que leader.
Tonya
Boyd-Cannon est avec Detroit Brooks, la vedette de «Jazz Party», très
bluesy
sur un tempo médium qui balance bien (sobriété de Joseph Dyson). Il y a
de bons
riffs et un solo solide et sobre de Delfeayo Marsalis. Tout cela est
dans la
meilleure tradition. Comme tout gumbo louisianais qui se respecte, on
passe
sans transition au baryton de Roger Lewis auteur de ce «Blackbird
Special» qui
sent la parade et le funk comme l'ont fait vivre le Dirty Dozen Brass
Band dont
il fut cofondateur. C'est juste encore plus massif étant donné
l'effectif de ce
vigoureux UJO (belle mise en place rythmique). Le jeune Dyson semble
plus à
l'aise dans le funk. Roger Lewis prend un solo décapant, suivi par une
prestation plus sage du leader (bon détaché des notes): très festif.
Autre
climat avec «7th Ward Boogaloo»: du big band swing puis un solo de
trombone de
Delfeayo Marsalis dont les quatre notes répétées ne sont pas sans
évoquer «St. Louis Blues». S'y mêlent ensuite en collective une
clarinette (Agid) et une
trompette (Baham?), puis tout l'orchestre. Excellent solo de sax ténor
de
Roderick Paulin avant celui de Delfeayo Marsalis lancé par un bon break
(sa
sonorité évoque J.J. Johnson). Dès les premières notes de «Raid on the
Mingus
House Party», on pense en effet aux orchestrations denses de Charlie
Mingus avec
ses effets jungle qu'il prit
au Duke.
D'ailleurs le solo de Gregory Agid nous ramène aussi à Jimmy Hamilton et
à
Duke, tandis que les sax ténor lorgnent plutôt vers Booker Ervin, une
façon de
retourner chez Mingus (Khari Lee et Scott Johnson). Solo modal de Ryan
Hanseler
sur le drumming sec de Willie Green, histoire d'ajouter à la sauce un
soupçon
coltranien avant une coda en folie. L'ambiance du Snug Harbor nous est
proposée dans le langoureux «Mboya's Midnight Cocktail» avec récitatif
(Karen Livers).
Mboya Marsalis est le frère autiste de Delfeayo. L'orchestre porte
l'empreinte
de Duke ou de Wynton Marsalis dans sa veine ellingtonienne. Le baryton
de Roger
Lewis est omniprésent dans le funky «So New Orleans» raconté par Brice
Miller
avec de courts contre-chants d'abord Andrew Baham (tp), Gregory Agid
(cl),
Delfeayo Marsalis (tb), puis d'autres. «Dr. Hardgroove» fondé sur des
riffs est
un hommage au côté funk de Roy Hargrove. Le drumming de Raymond Weber
est
parfait pour le funk et s'articule bien avec les percussions d'Alexey
Marti.
Bons solos d'alto (Khari Lee) et trompette (Andrew Baham) dignes du RH
Factor.
L'orchestration est efficace et le baryton donne du poids. Delfeayo
Marsalis
amène par un motif simple «Let Your Mind Be Free», autre épisode funk en
référence au fameux brass band local, les Soul Rebels. Il y a un «band
vocal»
bien venu. C'est l'occasion donnée à une suite de solos: lyrique
(Roderick
Paulin, ts), musclé (T.J. Norris, tp), avec aigus (Scott Frock, tp,
petite
embouchure d'où un petit son). On retourne à une formulation rythmique
ternaire
spécifiquement jazz, c'est à dire avec swing, dans le «Irish Whiskey
Blues» de
Scott Johnson qui est l'auteur du solo véhément de sax ténor. Bonne
occasion de
percevoir ce qui sépare le funk et le jazz. Retour au monde du brass
band funky
avec «Caribbean Second Line» de James Andrews dans lequel Alexey Marti
peut
donner un maximum. C'est une musique joyeuse à base de riffs. On y
entend une
bonne alternative de sax alto (Khari Lee et Amari Ansari), puis une
alternative à trois
trombones (Terrance Taplin, T.J. Norris, Christopher Butcher). L'album
se
conclut par le lancinant «Mboya's Midnight Cocktail», sans récitatif,
typiquement ternaire (swing) avec un traitement du son faisant appel aux
inflexions, wa-wa, growl, bref à la définition même du jazz. On pense à
Duke
Ellington et Wynton Marsalis.
L'album
est dans sa globalité très plaisant. Comme l'écrit Delfeayo Marsalis dans le
livret: «Today, there is a great range of
music categorized as Jazz, all of which contains improvisation, but not
necessarily swing and/or blues
expression (aujourd'hui, il y a une grande variété de musique classée dans la
catégorie Jazz, toutes contiennent de l'improvisation, mais pas nécessairement
le swing et/ou l'expressivité
blues)». Il ajoute: «The term improvised music is less sexy and
does not have the same pedigree as Jazz,
yet it is perhaps a more accurate description for those musings not steeped in
swing, blues, funk, gospel or any direct branch of these authentic American
dance styles (le terme musique
improvisée est moins sexy et n'a pas le même pédigrée que le jazz, mais c'est peut-être une
description plus précise de ces ambitions qui ne sont pas imprégnées de swing,
de blues, de funk, de gospel ou de toute branche directe de ces styles de danse
américains authentiques)». La distinction entre jazz et «musiques
improvisées» est la moindre des choses dans la gabegie actuelle. Mais
Delfeayo Marsalis met aussi le doigt sur une nuance. Soit, pour la communauté
néo-orléanaise en tout cas, des musiques sont une parce que nées
d'une même culture. Soit, musicologiquement, une culture a donné naissance à
des musiques liées entre-elles mais qui ont une autonomie historique et
technique, auquel cas jazz et funk ne font pas un. On remarque que Delfeayo
Marsalis ne nomme pas le ragtime dans sa liste (un art mort?). Ici, c'est le
traitement des sons ancrés dans la tradition louisianaise du blues et du gospel
qui relie les ingrédients de ce gumbo musical. Rythmiquement, Delfeayo Marsalis
a privilégié le funk sur le swing. Cet album est d'ailleurs pédagogique, car il
doit permettre de sentir à son écoute que tout ce qui est rythmique n'est pas
forcement swing. C'est une position esthétique qu'il justifie ainsi: «Jazz performance should always incorporate
elements unique to its generation that reflect a contemporary worldview (la
prestation jazz devrait toujours intégrer des éléments propres à sa génération
qui reflètent une vision contemporaine du monde).» Et indiscutablement
depuis la fin des années 1960, avec le Dirty Dozen, le ReBirth, les Soul Rebels
et autres formations de parade, New Orleans bouge, danse et vit surtout au
rythme funk.
C'est donc un très bon
disque de funk louisianais avec une participation du swing.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Eddie Henderson
Shuffle and Deal
Shuffle and Deal, Flight Path, Over the Rainbow, By Any
Means, Cook's Bay, It Might as Well Be Spring, Boom, God Bless the Child,
Burnin', Smile
Eddie Henderson (tp), Donald Harrison (as), Kenny Barron
(p), Gerald Cannon (b), Mike Clark (dm)
Enregistré le 5 décembre 2019, New York, NY
Durée: 58’ 57”
Smoke Sessions Records 2005 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Du jazz straight ahead,
direct et sans concession, c’est ce qu’il y a de mieux dans cette période de
néant pour retrouver des fondamentaux qui nous rappellent qu’il y a peu, encore
le 5 décembre 2019, un all stars du jazz d’un niveau exceptionnel comme celui
d’Eddie Henderson pouvait librement créer une musique libre et enracinée et,
bien entendu, se produire sur scène devant un public libre de préférer, très
rationnellement, ce message artistique du Dr. Eddie Henderson à celui
d’aujourd’hui, quotidien et obsessionnel, des Dr. Mabuse et Knock de la planète
et des pouvoirs qui les instrumentalisent. Rappelons qu’Eddie Henderson qui
faisait la couverture de Jazz Hot n°678 est docteur en psychiatrie,
une spécialité plus utile que les vaccins dans le monde que nous vivons. Quand on réunit Eddie Henderson, Donald Harrison, Kenny
Barron, Gerald Cannon et Mike Clark, difficile d’être déçu par le résultat.
Eddie Henderson est un habitué de ces quintets all stars, en particulier pour
ce même label: nous avions chroniqué son Collective
Portrait (2014) avec Gary Bartz, George Cables, Doug Weiss et Carl Allen (Jazz Hot n°678).
En 2017, il avait réitéré, toujours pour Smoke Sessions
Records, avec Be Cool, un premier
volume en quelque sorte de ce Shuffle and
Deal, réunissant sensiblement la même formation, Essiet Essiet remplaçant
en 2017 Gerald Cannon (b). Nous n’avons pas reçu ce disque et donc pas chroniqué,
on le regrette; les disques de ce niveau sont rares. Les extraits qu’on a pu en
voir et écouter sur internet, proposent une musique exceptionnelle dans le même
esprit. Constance, esprit, imagination, expression, blues, maturité,
tout concourt à faire de ces enregistrements les dignes héritiers des
productions Pablo de Norman Granz des années 1970-80: le jazz de culture. Il y a en effet une forme de
liberté, sans doute aussi permise par les responsables de ce label, pour nous
donner à écouter Eddie Henderson, Donald Harrison et Kenny Barron aussi naturels dans
une heure de splendide musique jazz, de ce jazz de culture qui n’a pas besoin
de justifier le blues, le swing dont il est pétri, d’une beauté profonde et
éternelle.
Le répertoire alterne l’original d’Eddie Henderson en
ouverture qui donne le titre de l’album, un vrai shuffle emballant pour lancer
cette heure de musique, cette respiration «ferroviaire» du swing que Mingus et
Blakey parmi d’autres ont employée avec maestria. Eddie Henderson nous régale
sur le tempo fermement assuré par l’excellent Mike Clark. Le brillant Kenny Barron (cf. Jazz Hot n°575)
apporte deux belles compositions : «Flight Path», tendue et au drive incandescent, avec de savoureux chorus d’Eddie, de Donald et Kenny, et «Cook’s Bay» à la pulsation latine,
comme il en a l’habitude, léger comme le souffle du zéphyr. Que dire encore de
Kenny Barron dont chaque note est investie de toute sa conviction et de son
engagement musical. Donald Harrison (cf. Jazz Hot n°644)
propose «Burnin’» où il se lance dans un chorus aérien et enflammé, un autre
grand moment de ce disque, d’autant que Kenny Barron et Eddie Henderson
attisent le feu avec des chorus intenses. Il y a deux compositions de la famille Henderson: de la fille, Cava
Menzies, qui prolonge dans sa vie multi-artistique l’excellence
familiale depuis les parents d’Eddie et d’Eddie lui-même; de son épouse,
Natsuko,
qui contribue régulièrement en compositrice aux disques de son
trompettiste
préféré. Il y a le «God Bless the Child» de Billie Holiday, autre
grand moment d’émotion, où la sonorité avec fêlure du son d’Eddie Henderson, et
ses petits doublements de tempo, alternent avec les réponses parkériennes de
Donald Harrison. La section rythmique avec un Gerald Clayton toujours aussi
essentiel, précis et efficace, offre à Kenny Barron son moment avant que Donald
Harrison revienne plus grave (son) pour une seconde intervention, la conclusion
revenant au leader, qui exploite tous les ressorts de l’expression pour
accentuer la couleur blues. Il y a encore trois standards, la matière éternelle du jazz
quand on a la chance d’avoir des artistes aussi extraordinaires que Kenny,
Donald et Eddie pour les régénérer: Le «Smile» (Chaplin) terminal est à pleurer
d’émotion, avec une manière-sonorité très cirque, claironnante juste ce qu’il
faut, sans perdre le grain de son d’Eddie Henderson, d’une grande poésie, pour
évoquer l’auteur qui aimait tant les clowns, et grâce à un splendide décalage harmonique de Kenny Barron, plus
génial que jamais dans le dialogue/duo.
Vous l’avez compris, tant qu’il y aura des artistes
d’une telle hauteur, tant qu’il y aura du jazz de cette urgence et tant qu'il y aura des
hommes pour paraphraser le titre du film –sous entendu du courage– rien n’est
totalement perdu…
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Georgia Mancio / Alan Broadbent
Quiet Is the Star
I Can See You Passing By, When You’re Gone From Me, Let Me
Whisper to You Heart, Tell The River, All My Life, If I Think of You, Night
After Night, If My Heart Should Love Again, Quiet Is the Star
Georgia Mancio (voc), Alan Broadbent (p)
Enregistré en 2019 et 2020, Londres
Durée: 40’ 10’’
Roomspin Records 2020 (georgiamancio.com)
Après Songook (2015-16, Roomspin Records), c’est le
second album de la chanteuse et productrice britannique Georgia Mancio et du
pianiste, compositeur et arrangeur néo-zélandais Alan Broadbent. Originaire de Londres, avec
des parents venus d’Italie, Georgia Mancio étudie la flûte dans ses jeunes années, mais l’enseignement
académique ne lui convient guère, d’autant qu’elle veut avant tout chanter. Ses
grands-parents paternels, tous deux pianistes classiques, lui conseillent cependant
d’attendre que sa voix arrive à maturité. Georgia ne commence ainsi à chanter
qu’à partir de 19 ans, inspirée par Betty Carter, Anita O’Day, Lambert,
Hendrick & Ross, Louis Armstrong ou encore Carmen McRae. Après seulement
cinq semaines, elle abandonne l’université, voyage, puis devient serveuse au
Ronnie Scott qui devient son école du jazz et du chant. Elle prend le temps
ainsi d’apprendre le «métier» et de recueillir l’expérience des musiciens de passage.
Georgia devient professionnelle à 28 ans, en 2000. Trois ans plus tard, elle se
produit avec Bobby McFerrin au London Jazz Festival et sort son premier album, Peaceful Place, sur son label Roomspin Records.
En 2006, elle effectue une tournée en Belgique avec Sheila Jordan et David
Linx. Six autres disques suivront entre 2007 et 2019, notamment en
collaboration avec ses compatriotes Nigel Price (g) et Kate Williams (p). Pleine
de ressources, Georgia Mancio a même lancé son propre festival en 2010,
ReVoice, qui se tient au Pizza Express de Londres où elle a déjà accueilli Gregory
Porter, Karin Krog, Kevin Mahogany et Tina May.
Né
en 1947 à Auckland, Alan Broadbent est un
musicien capé, à la tête d’une discographie éloquante (plus d'une
centaine de collaborations en sideman) qui témoigne de multiples
et prestigieuses collaborations, fruit d’un parcours commencé à 19 ans,
quand, à la
faveur d’une bourse, il part étudier au Berklee College of Music de
Boston,
MA. Trois ans plus tard, il rejoint l’orchestre de Woody Herman
(1913-1987)
comme pianiste et arrangeur. En 1972, il s’installe à Los Angeles où il
travaille
avec Irene Kral (voc, 1932-1978), de même qu’avec les compositeurs
Nelson
Riddle (1921-1985), David Rose (1910-1990) et Johnny Mandel (1925-2020).
Par la
suite, il entame une série de collaborations suivies avec Charlie Haden
(1937-2014), Natalie Cole (1950-2015), Scott Hamilton et Diana Krall
dont il est l’actuel directeur musical, sans compter les nombreux
enregistrements en sideman avec, entre autres, Shirley Horn, Charles
McPherson,
Toots Thielemans, Lee Konitz, Diane Schuur, Sheila Jordan, etc. La liste
est
longue et s’étend au-delà du jazz. Quant à son activité en leader,
immortalisée par une
bonne trentaine de disques depuis 1980, elle est des plus consistantes
en solo, duo, trio, plus rarement en quartet et également des
enregistrements avec le NDR Big Band et le London Metropolitan Orchestra
dans les années 2010.
C’est en 2012 que Georgia Mancio prend contact avec Alan
Broadbent dont elle admire le travail avec Irene Kral. Après quelques concerts
en duo, la chanteuse propose d’écrire des paroles sur l’un de ses
thèmes, «The Last Goodbye», qui constituera la première pièce de l’album Songbook exclusivement constitué
d’originaux mis en paroles par Georgia Mancio. Quiet Is the Star est le prolongement de cette première expérience qui, cette fois, se
passe de soutien rythmique. Un duo piano-voix donc, ce qui
accentue encore la dimension intimiste de la rencontre. L’échange est
sobre et
raffiné. Aucune minauderie à déplorer du côté de Georgia dont la belle
voix
claire s’exprime dans l’esprit du jazz. L’osmose avec le beau
jeu perlé d’Alan Broadbent, teinté parfois de jolies nuances de blues
(«When
You’re Gone From Me») est remarquable. L’autre atout de cet album est la
qualité des compositions qu’on pourrait penser tirées de l’American Songbook. «If My Heart
Should Love Again» mériterait tout particulièrement d’intégrer le grand
répertoire du jazz. A ce propos, 33 chansons signées du duo ont fait l’objet
d’une édition publiée en même temps que le disque, proposant partitions et
paroles. L’auteur de la musique, Alan Broadbent, va fêter ses 74 ans le 23
avril 2021, profitons de cette chronique pour lui souhaiter un bon anniversaire, de longues
et belles années d’ouvrage de la même eau que cet enregistrement.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Eric Reed
For Such a Time as This
Paradox Peace, Western Rebellion*, Thelonigus*, Stella by
Starlight, It's You or No One, Walltz*, Bebophobia*, Come Sunday, We Shall
Overcome, Make Me Better°, The Break, Hymn of Faith
Eric Reed (p), Chris Lewis (ts, ss)*, Alex Boneham (b),
Kevin Kanner (dm), Henry Jackson (voc)°
Enregistré les 29-30 juin 2020, Glendale, CA
Durée: 56’ 08”
Smoke Sessions Records 2008 (smokesessionsrecords.com/uvmdistribution.com)
Eric Reed fêtait ses 50 ans avec cet enregistrement, puisqu’il
est né le 21 juin 1970. Le titre (Pour un
temps comme celui-là) indique qu’il n’y a pas la légèreté d’un
anniversaire dans ce disque. Eric est un enfant de Philadelphie, un de
plus, ville qui a payé un lourd tribut en 2020. Fils de prêcheur, il exerça son
talent de pianiste dans le cadre de l’église paternelle dès l’âge de 5 ans, on
ne s’étonne donc pas de le retrouver ici, sur un thème, en compagnie d’Henry
Jackson, l’un des chanteurs de gospel qui a bercé sa jeunesse, pour commémorer
cette année difficile pour le jazz par un «Make Me Better» qui ressemble à une
prière, ce qu’il explique dans le livret. Inutile de dire qu’Eric Reed excelle
dans ce registre expressif avec lequel il est né. Le «Come Sunday» comme le «We
Shall Overcome» et l’«Hymn of Faith» qui est plus un vœu pieu qu’une réalité,
sont de la même veine… Eric Reed est dans son élément, il possède tous les codes
de cette expression à caractère religieux à la manière afro-américaine.
Sa «Walltz» dédiée à Wallace Roney, un des enfants de
Philadelphie décédé en 2020, confirme une partie de l’esprit qui anime cet
enregistrement. «Paradox Peace» qui ouvre le disque est aussi de cette veine
très réflexive sur ce temps, comme le traitement de «Stella by
Starlight» en piano solo.
C’est aussi un enregistrement (l’autre face) loin du Smoke
et de New York, à Glendale en Californie où il s’est fixé qu’Eric Reed propose
en compagnie de son trio local avec de jeunes musiciens, un bassiste originaire
de Sydney en Australie, Alex Boneham, et un batteur local, Kevin Kanner, qui a
déjà une carrière bien remplie (Bill Holman, Bud Shank, The Clayton Brothers,
John Pizzarelli…). Dans cette partie du disque, on retrouve Eric Reed, pianiste
de jazz pour une série de thèmes bien enlevés comme «Western Rebellion»,
«Thelonigus» dédié à Monk et Mingus, «The Break», «Bebophobia». Notons
également la présence de Chris Lewis au saxophone, un autre transfuge de la
Côte Est, un beau son au ténor et au soprano.
C’est donc un
album tiraillé entre deux climats, où
tout est bien exprimé, mais qui manque quelque peu de cohérence a moins
qu'Eric Reed ait voulu opposer ces deux atmosphères. C'est peut-être une
impression personnelle, mais on a un peu de mal à rentrer dans le monde
du pianiste en
passant d’une à l’autre.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Stochelo Rosenberg & Jermaine Landsberger
Gypsy Today
September Song, Made for
Isaac, Double Jeu, Double Scotch, Ballade pour Didier°+, Gypsy Today°+, Memories
of Bridget°, Anouman°, Poinciana, The Bebop Gypsy*°+, Seresta
Stochelo Rosenberg (g), Jermaine Landsberger (p, arr), Scheneman Krause (g*),
Joël Locher° ou Darryl Hall (b), Sebastiaan de Krom° ou André Ceccarelli
(dm), Didier Lockwood (vln)+
Enregistré en été
2015, Fürth, Allemagne et le 21 janvier 2020, Meudon (78)
Durée: 47'30''
GLM EC 588-2 (glm.de)
Ah, Stochelo Rosenberg!
C'est la bouée de sauvetage du chroniqueur de jazz désespérément perdu et
fatigué dans les manifestations touristiques de masse prétendues jazz du XXIe siècle! Le seul énoncé de son nom rassure car le swing sera au rendez-vous et
avec quelle virtuosité à la clé! Stochelo cherche à justifier son projet, Gypsy
Today (gitan aujourd'hui) en précisant dans ses notes: «I am not a modern Jazz guitarist, I grew up with the Reinhardt school
and with this particular project, I still think more in the spirit of the late
Django in 1953 (je ne suis pas un guitariste de jazz moderne, j'ai grandi dans
l'école Reinhardt et je pense, dans ce projet particulier, être plus encore
dans l'esprit du regretté Django de 1953)». Issu d'une famille sinté, communément
appelée en France «manouche», Jean «Django» Reinhardt (1910-1953) est le
fondateur de la première variante du jazz. En effet, nous savons depuis 1934
que la façon de jouer jazz est la réunion du facteur mieux-disant rythmique, le
swing, avec un facteur expressif hot issu des voix du blues. Et les
premiers spécialistes compétents ont eu une hésitation aux premières écoutes de
Django car il a substitué au second facteur, l'expressivité «manouche»
(exonymes: gitane, tzigane). Comme quoi le jazz n'évolue pas selon un seul
boulevard convenu des premiers grognements préhistoriques à l'atonalisme des
snobs du XXe siècle, mais en toile d'araignée autour du facteur swing. Dès lors
le genre Django n'est ni ancien, ni moderne, il est intemporel. Il a ses
principes, rythmique (swing) et expressif (tzigane), pour traiter n'importe
quel morceau musical avec la plus value de l'improvisation, non essentielle.
Ici les tremplins sont surtout signés Reinhardt, Rosenberg et Landsberger.
Culturellement, les protagonistes appartiennent à la communauté des Sinti, l'un
né en Hollande, Stochelo Rosenberg (1968), l'autre en Allemagne, Jermaine
Landsberger (1973). Jouant ensemble depuis cinq ans avant l'émergence de ce
projet, c'est Stochelo qui a souhaité y impliquer Didier Lockwood en 2015. Le
violoniste virtuose étant décédé le 18 février 2018, Stochelo et Jermaine ont
temporisé avant de le compléter en janvier 2020.
L'album commence par un
standard, «September Song» de Kurt Weill (1938), joué en tempo moins
lent que celui adopté par l'hyperexpressif hot, Sidney Bechet.
Lancé par
André Ceccarelli sur un tempo medium propice au swing, il est exposé
avec
sobriété par Stochelo, mais avec un vibrato en fin de phrase pour
marquer l'appartenance à la filière Django. C'est la seule vraie
référence à l'illustre
maître, ce qui a poussé Stochelo à se justifier. Son solo est virtuose,
puis
celui de Landsberger est dans le même esprit. Une alternative bien venue
entre
Darryl Hall et André Ceccarelli débouche ensuite sur la coda bien menée
par le
guitariste. Le thème «Made for Isaac» signé Stochelo Rosenberg est de
caractère
dansant. C'est très plaisant, un peu comme si Django s'inspirait de Wes
Montgomery (les passages en accords). Or, nous ne savons pas où le génie
de
Django serait allé, emporté qu'il fut, en pleine évolution expressive.
Par
ailleurs, des guitaristes américains de jazz ont incorporé une touche
Reinhardt
(Al Casey, etc.) et Christian Escoudé tout comme Babik et David
Reinhardt ont
américanisé leur tradition. Donc si Stochelo s'écarte du Django
documenté, il
ne trahit ni les Reinhardt ni le jazz puisqu'il swingue. Cette fusion-là
n'est
pas contre nature et a des antécédents. Wes veille encore sur Stochelo
dans
d'autres originaux signés Rosenberg («Double Jeu»…) ainsi que dans ces
remarquables versions d'«Anouman» de Django et de «Poinciana» de Nat
Simon
(1900-1979). Darryl Hall et André Ceccarelli impriment un feeling
rythmique
néo-orléanais (boogaloo) à «Double Scotch» de Reinhardt (bonnes
alternatives
guitare-piano, basse-drums). Les prestations de Didier Lockwood dans des
compositions de Landsberger, «Ballade pour Didier» (lyrique, fond de
synthétiseur pas gênant), «Gypsy Today» (bop sur tempo vif, bon swing!)
et «The
Bebop Gypsy» (exposé à l'unisson violon-guitare, bon swing!) sont bien
sûr de
beaux moments de musique. Dans son étourdissante intervention sur «Gypsy
Today»,
Stochelo vaut largement les Kenny Burrell, Grant Green et Wes
Montgomery, trois
artistes dont Hugues Panassié disait le plus grand bien. Joël Locher et
Sebastiaan de Krom y sont parfaits. Belle introduction evansienne de
Landsberger à «Memories of Bridget», superbe ballade exprimée avec une
musicalité inouïe par Stochelo. Nous apprécions la sobriété de Jermaine
Landsberger, si rare de nos jours chez les pianistes. Stochelo
Rosenberg, en
duo avec Landsberger, a un phrasé qui, judicieusement, danse dans
«Seresta» de
l'inimitable clarinettiste Paquito D'Rivera (interprété avec Dizzy en
1989 à
Londres).
Oui, ce disque nous montre un Stochelo Rosenberg sous un angle un peu
différent, plus «américain», mais c'est, comme toujours, l'œuvre d'un musicien
hors norme et d'un swingman. Stochelo Rosenberg brille à jamais dans les
étoiles de la guitare.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Ignasi Terraza / Randy Greer
Around the Christmas Tree
Christmas Time in Barcelona, No More Lockdown, All the Blues
You Brought to Me, The Secret of Christmas, Freshly Squeezed, Don't Let Your
Eyes Go Shopping for Your Heart, Fum, Fum, Fum, Waltzing Around the Christmas
Tree, Let It Snow, What Are You Doing New Year's Eve, Let's Make Everyday a
Christmas Day, Cole for Christmas, Be-Bop Santa Claus-Jingle Bells
Randy Greer (voc), Ignasi Terraza (p), Horacio Fumero (b),
Josep Traver (g), Esteve Pi (dm), Yonder de Jesús (perc), Andrea Motis (voc),
MG (voc)
Enregistré les 7 décembre 2019 et 10 août 2020, Barcelone (Espagne)
Durée: 41’ 22”
Swit Records 31 (www.switrecords.com)
La réunion de deux talents, Randy Greer et Ignasi Terraza,
qui font les belles nuits du jazz à Barcelone depuis de nombreuses années, est
un rayon de lune dans la grisaille de cette période de réclusion,
d’autant que le thème retenu, et enregistré en 2019 et 2020, porte sur Noël,
une permanence dans l’histoire du jazz, et que c’est un thème
qui appelle plutôt l’allégresse… Cela dit, les artistes ne sont pas de plomb,
et le deuxième thème intitulé «No More Lockdown», très dynamique, avec l’apport
d’Andrea Motis (voc), est clairement un hymne de protestation contre ce que
nous vivons depuis un an. L’autre originalité, c’est que sur cette thématique, Ignasi
a composé sept des treize titres, et ce ne sont pas les moins intéressants:
L’ouverture sur «Christmas Time in Barcelona» est très réussie. Nous avons déjà
parlé de «No More Lockdown», et le «All the Blues You Brought to Me» avec un
grand Randy Greer entre Nat King Cole et le Ray Charles des débuts, un petit
grain dans la voix, est un vrai plaisir.
C’est un autre plaisir de retrouver Randy Greer dans cette
configuration; sa complicité et sa compatibilité avec Ignasi Terraza sont
l’élément-clé de cet album. Le pianiste confirme à chaque
enregistrement son talent de soliste et d’accompagnateur, tant il est pénétré de son expression jazz. Ignasi est une
incarnation du jazz en Europe dans ce qu’il a de plus réussi. Ici avec son
habituel trio, augmenté de manière très intelligente par un bon guitariste,
Josep Traver, en référence à Nat King Cole, d’un percussionniste, Yonder de
Jesús, qui apportent plus de volume et de souplesse à la section rythmique,
Ignasi Terraza développe un contrepoint essentiel à la voix de Randy Greer (bonne diction). L’invitée Andrea Motis, présente sur deux thèmes, chante
très bien notamment sur le thème «Waltzing Around the Christmas Tree», une
composition d’Ignasi Terraza, qui n’aurait pas dépareillé à Broadway de la
grande époque.
Randy Greer se délecte (nous aussi) sur son interprétation
de l’inévitable «Let It Snow», qu’il réussit à personnaliser avec la complicité
d’Ignasi, dont le swing et le toucher font aussi merveille sur le standard de
Frank Loesser «What Are You Doing New Year's Eve» où Randy Greer, dans l’esprit
Nat King Cole, est au sommet de son art, et avec autant de talent vocal qu’un
Harry Connick. Il possède un splendide phrasé jazz, une sorte
de perfection sur les standards («Let's Make Everyday a Christmas Day»). Dans ce registre du jazz, l’apport de la guitare sur le plan rythmique,
comme
Count Basie et après lui Nat King Cole et Oscar Peterson l’ont remarqué,
est déterminant. Le percussionniste est un autre élément de ce
dynamisme rythmique. Le petersonien (en dépit du titre) «Cole for Christmas», une
composition sur tempo rapide d’Ignasi, est une belle récréation sans voix.
En conclusion, deux voix, féminine et masculine, non
identifiées par le livret (MG, mais on soupçonne que le M=Motis et G=Greer) sur les inusables
«Santa Claus/Jingle Bells» apportent une conclusion de bonne humeur dans un
moment qui en a vraiment besoin… Ignasi Terraza et Randy Greer sont peut-être
la seule manière sensée de croire encore au Père Noël toute l’année. Dans la
situation irréelle de 2020-2021, le Père Noël n’est certainement pas plus
surréaliste que les décisions de nos dirigeants politiques, et il est, sans doute aucun, moins nuisible.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Romane & Daniel-John Martin
Rendez-vous
Retour à Montmartre, La
Danse de Chopin, Another You, Rendez-vous, Cher Rocky, Martinique, Le Bandit
Manchot, Rue des Abbesses, For Didier, La Sausse, Wiz Kid, Quatuor Nuages*
(bonus track)
Daniel-John Martin
(vln), Romane, Julien Cattiaux (g), Michel Rosciglione (b) + String Quartet
(D.J. Martin, P. Tillemane, vln, J. Ladet, vla, J. Gratius, cello)*
Enregistré les 5-6 Mars
2018, Paris
Durée: 45'02''
Douze titres. Dix
compositions de Daniel-John Martin, une de Didier Lockwood et une de Django
Reinhardt. Force est de constater que la musique de Django et Stéphane
Grappelli a, en comparaison à d'autres approches du jazz, une incroyable
capacité à survivre. Dans les propositions de programme des festivals prétendus
de jazz en ce déstructurant XXIe siècle, nous sommes un certain nombre à y
reprendre vie grâce au concert dit «manouche». Au moins, c'est la garantie
d'une bouffée de swing. Nous retrouvons ici toutes les caractéristiques du
genre: swing («La Danse de Chopin»), élégance expressive grappellienne
(«Another You»). Ces compositions de Daniel-John Martin sont de bons tremplins
à l'évocation du tandem de légende, immortel. Ce n'est pas une question de
gènes. Le violoniste est «né en
Angleterre, vivant en France après avoir passé toute son enfance en Afrique» (dixit Jean-Michel
Proust). Il a tout simplement parfaitement assimilé une culture. On peut en
dire autant de Romane, alias
Patrick Leguidcoq, qui n'est pas gitan de naissance
mais dont on sait à quel degré il s'est approprié l'art de Django.
Martin a un
beau sens mélodique comme sa composition «Rendez-vous» le démontre.
C'est une
affaire de famille aussi. «Cher Rocky» est dédié à Rocky Gresset, «La
Sausse»
au bien regretté Patrick Saussois (beau thème mélancolique). Romane fait
chanter la guitare avec élégance et sensibilité, dans la jolie valse
«Rue des
Abbesses». L'appel-réponse entre Romane et, en pizzicato, Martin qui
siffle
aussi, y est bien venu. Il y a un côté Anton Karas dans l'excellent
début de
solo de Romane dans «Martinique» qui comme le titre l'indique est le
côté
soleil du cahier des charges de tout disque actuel de jazz. Ce thème
signé
Didier Lockwood est bien géré dans ce style par Daniel-John Martin. Les
2’32” de «For Didier» sont consacrées à un swing implacable. Très
marqués par Django,
«Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid» permettent à tous, et notamment à la
rythmique, de swinguer avec détermination. Les lignes de basse de Michel
Rosciglione
sortent bien, avec une belle sonorité ronde. Rosciglione prend des solos
bien
menés dans «Martinique», «Le Bandit Manchot» et «Wiz Kid». La bonus track est
particulière puisque c'est un très bon arrangement de Daniel-John Martin conçu
en 2000 pour quatuor à cordes classique de la plus célèbre composition de
Django, «Nuages», sur laquelle Daniel-John et Romane amènent la touche jazz et
l'esprit Django-Grappelli. En résumé, un très bon disque que ne trahit pas ce
qu'il est censé célébrer.
Michel Laplace
© Jazz Hot 2021
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Peter Leitch New Life Orchestra
New Life
CD1: Mood For Max, Portrait of Sylvia, Sorta-Kinda, Monk's
Circle, 'Round Midnight, Penumbra, Brilliant Blue-Twilight Blue, Fulton Street Suite
CD2: Exhilaration, Elevanses, Clifford Jordan, Ballad For Charles
Davis, The Minister's Son, Spring Is Here, Back Story, Tutwiler 2001, The Long Walk On
Peter Leitch (comp, arr, dir) New Life Orchestra: Duane
Eubanks (tp), Bill Mobley (tp, flh), Tim Harrison (fl), Steve Wilson (as, ss),
Dave Pietro (as, ss), Jed Levy (ts, fl, afl), Carl Maraghi (bar, bcl), Matt
Haviland (tb), Max Seigel (btb), Phil Robson (eg), Chad Coe (acg), Peter Zak
(p), Dennis James (b), Yoshi Waki (b), Joe Strasser (dm)
Enregistré les 17-18 janvier 2020, Mount Vernon, NY
Durée: 58’ 02” + 1h 05’ 17”
Jazz House 7006/7007 (www.peterleitch.com)
Peter Leitch est un guitariste d’origine canadienne, né en
1944 à Montréal, qui a déjà une longue et brillante carrière. Dans les années
1970, il a accompagné des musiciens américains de passage, surtout à Toronto,
comme Sadik Hakim (1973), Milt Jackson, Red Norvo, Al Grey et Jimmy Forrest
(1980), et les musiciens canadiens de talent comme Kenny Wheeler (1930-2014) ou
Oscar Peterson avec lequel il a enregistré (Personnal
Touch, 1980). Il s’installe à New York au début des années 1980, et
devient
un vrai New-Yorkais, un de ces musiciens de jazz qui font collectivement
le
cadre, l’intensité et le son de New York et qui font partie de la vie
quotidienne des clubs et du jazz. Il a ainsi côtoyé énormément de
musiciens de
jazz et enregistré notamment avec Woody Shaw (1987), Jaki Byard (1991 et
2000),
Renee Rosnes (1994), Gary Bartz (2001), pour n’en citer que
quelques-uns. Il possède une respectable discographie en leader pour les
labels Concord, Criss Cross, Reservoir et, dans les années 2000, le
label Jazz
House sur lequel est produit cet enregistrement de 2 CDs, «comme deux sets dans un club», précise-t-il. C’est d’ailleurs dans
le Club 75 au sud de Manhattan, où il avait ses habitudes, qu’il a présenté en
2018 cette grande formation (quatorze musiciens), un club aujourd’hui disparu au
grand regret de Peter Leitch.
Le titre New Life,
comme le nom de l’orchestre (New Life Orchestra), fait référence à la
biographie de Peter Leitch, brutalement marquée en 2012 par un cancer d’une
gravité extrême qui ne lui laissait que peu d’espoir. Aujourd’hui, et bien
qu’il ne puisse plus jouer de guitare, il doit sa survie à un bon docteur, un
de ceux qui soignent, d’avant 2020, Maxim Kreditor, auquel il dédie le premier
thème de cet enregistrement («Mood for Max»). Il a ainsi trouvé une nouvelle
vie d’arrangeur et de compositeur, et, dans la compagnie des musiciens qui
l’ont côtoyé tout au long de ces années, une véritable énergie vitale pour
réunir cet orchestre, le faire jouer en club et l’enregistrer. On n’ose pas réfléchir à ce qu’il se passe depuis mars 2020
pour Peter Leitch, mais on espère que la sortie de ce disque mobilise
suffisamment son attention. Et de fait, c’est un bel enregistrement d’une musique de jazz dans la tradition
moderne, qui s’appuie sur des arrangements originaux, sur les quatorze
compositions de Peter Leitch qui possèdent un vrai charme, une poésie («Penumbra»)
et cette énergie propre à New York («Fulton Street Suite», «Exhilaration»). Il
y a une composition de Monk («’Round Midnight»), une de Jed Levy, le ténor, dédiée au pianiste John Hicks («The Minister's Son») et un standard («Spring
Is Here»). Certaines compositions font directement référence à des musiciens qui
ont inspiré Peter Leitch, comme «Monk’s Circle», «Clifford Jordan», «Ballad for
Charles Davis» et d’autres à son environnement comme «Mood for Max» (son médecin), «Portrait
of Sylvia» (son épouse Sylvia Levine).
Pour servir cette musique, Peter Leitch a eu le goût sûr du
musicien de New York: on retrouve entre autres les confirmés Duane Eubanks, Bill
Mobley, Steve Wilson, Jed Levy, Peter Zak et ceux qui sont moins connus n’en
sont pas moins talentueux. L’orchestre est particulièrement soudé (deux ans de
travail régulier) et dynamique. Les interventions pour les chorus sont
parfaitement fondus dans des arrangements brillants. Peter Leitch a mis dans ce disque énormément de lui, comme
cela arrive quand on a survécu à une épreuve difficile. Il y a beaucoup
«d’atmosphère», de spiritualité dans ce disque, et les musiciens se sont eux-mêmes livrés avec conviction.
Comme il le dit dans le livret, le blues est le fond du jazz, et il en
livre deux de son cru: «Back Story», très profond, et un final en
liberté sur «The Long Walk Home», de plus de 11 minutes, le moment le
plus hot du disque: excellent!
On regrettera pour Peter Leitch cette inhumaine interruption,
après la parenthèse d’une grave maladie, que l’ordre nouveau mondialisé impose
à son expression, à son environnement, car pour lui, ce temps et ce
moment sont précieux, c’est sa vie, son art. Si Dr. Max a fait des miracles
pour Peter, on ne peut pas en dire autant des Dr. Strangelove (Dr. Folamour en français) qui gouvernent
le monde et dont les ordonnances sont en train de tuer, et pas seulement la
créativité, le jazz et ses clubs, mais aussi les artistes et au sens propre
parfois quand ils ne vivent que pour leur musique: c’est le cas des musiciens
âgés ou de Mr. Peter Leitch qui ont besoin de côtoyer leurs semblables et de
partager le jazz et son esprit qui ont guidé toute leur vie.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2021
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Alexandre Cavaliere
Manouche moderne
M. (pour M. Bonetti), Norma, Pour Vladimir, Barbizon Blues,
Ritary, L’air ne fait pas la chanson, Vincent, J. (pour Jean-Louis
Rassinfosse), Made in France, Before You Go, Affirmation, Improvisation n°2
Alexandre Cavaliere (vln), Manu Bonetti, Fred Guédon (g),
Vincent Bruyninckx (p), Jean-Louis Rassinfosse (b)
Enregistré en 2018, Beersel (Belgique)
Durée: 59’ 42’’
Homerecords.be 4446218 (homerecords.be)
A 35 ans,
Alexandre Cavaliere en aligne déjà près de
25 de carrière. Originaire de Mons, non loin de la frontière
franco-belge et de Liberchies, ce village wallon qui vit
naître
Django Reinhardt, il a d’abord été un enfant prodige, pratiquant très
tôt le
piano, la batterie et le violon dont il fera son instrument. Une
précocité liée
à un environnement familial, très musical et très jazz, avec un père,
Mario,
guitariste et professeur de musique, qui prend son fils dans son
orchestre et
lui met dans les oreilles les disques de Django et Stéphane Grappelli: le son, d'abord et toujours le son! Le tout
jeune Alexandre développe ainsi, en dehors de toute formation académique
(laquelle interviendra plus tard), un swing naturel et une
virtuosité qui
étonnent déjà lors des jams du festival de Samois de juin 1997. Moins
d’un an
plus tard, le violoniste, à peine âgé de 12 ans, qui se produit au bar
du Royal
Windsor de Bruxelles, est repéré par Babik Reinhardt et Didier Lockwood.
Le second l’invite illico à partager la scène avec lui. Alexandre
enregistre dans la
foulée son premier disque (L’Album,
Hebra). Tout en menant sa scolarité et un cursus au conservatoire, il
multiplie les apparitions en concerts, en festivals, sur les plateaux de
télévision et côtoie Toots Thielemans, Biréli Lagrène, Stochelo Rosenberg, Richard Galliano parmi beaucoup d'autres.
Le phénomène de curiosité passé, le jeune homme a
poursuivi son parcours en explorant
d’autres univers jazziques comme avec son Almadav Project (créé en 2003 avec
Manu Bonetti (g) et David De Vrieze, tb) qui évolue dans un style
post-bop
électrique, une voie alternative conseillée par Didier
Lockwood. Ce détachement de la source pour s'identifier, d’autres
musiciens l’ont cherché avant lui de Biréli Lagrène à… Didier Lockwood
justement. Dans ce Manouche
Moderne, Alexandre Cavaliere poursuit sa recherche d'une
synthèse originale entre Django Reinhardt –la matrice de son
expression–
et ses aspirations à jouer «moderne» pour renouveler la tradition selon
l'enseignement de ses aînés Didier, Biréli, etc. Dans une récente
interview
radio à la RTBF, il établissait un parallèle entre sa démarche et celle de Wynton
Marsalis de
l’autre côté de l’Atlantique.
En l’absence de livret, c’est le
répertoire qui reste le plus éclairant: une bonne moitié d’originaux du
violoniste et des compositions de musiciens de la sphère Django («Made
in
France» de Biréli, «Norma» de Dorado Schmitt, «Barbizon Blues» de Didier
Lockwood), «Before You Go» de
George
Benson et, au-delà du jazz, le guitariste portoricain Jose Feliciano
(«Affirmation»). On sent que les conseils de Didier et l'exemple de
Biréli ont porté. En revanche, aucune composition de Django Reinhardt,
contrairement à la tradition du jazz de Django où chacun se fait un
point d'honneur d'honorer le Maître par l'un de ses succès; un choix qui
peut surprendre (sans doute lié aux droits d'auteur), mais on peut
imaginer qu'un titre, «Improvisation n°2» fait référence à Django, car c'est aussi un titre en solo de Django. Les originaux
d'Alexandre Cavaliere s'inscrivent dans la filiation,
à
commencer par «M.» qui ouvre le disque. De même, le discours des
musiciens est imprégné de swing: Vincent Bruyninckx (1974, Namur)
prend sa part («Before You Go») et Manu Bonetti est à son meilleur sur
«Barbizon Blues» où le groupe est remarquable, de la rythmique
Guédon-Rassinfosse au leader qui gagne en
intensité. La belle valse de Biréli, «Made in France», constitue l’un
des sommets de cet enregistrement, tandis que le dernier titre
de l’album «Improvisation n°2», en solo, offre une conclusion ouverte
vers d'autres horizons. Alexandre Cavaliere continue sa quête…
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2021
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Isaiah J. Thompson
Plays the Music of Buddy Montgomery
Introduction (Irregardless), Budini, Hob Nob With Brother
Bob, Muchisimo, Ruffin' It, What If?, Here Again, 1,000 Rainbows, Aki's Blues, My
Sentiments Exactly
Isaiah J. Thompson (p), Philip Norris (b), Willie Jones III
(dm), Daniel Sadownick (perc)
Enregistré les 27-28 août 2019, Englewood Cliffs, New Jersey
Durée: 44’ 22”
WJ3 Records 1025 (wj3records.com)
Une
découverte indispensable, ça arrive rarement, mais
quelques artistes précoces ou méconnus méritent parfois d’être
distingués parce
que la découverte d’une expression d’une telle perfection relève du
miracle. Quand
on a le plaisir de voir la précocité proposer un album d’une telle
cohérence,
d’une telle maturité, il ne faut jamais bouder son plaisir… Isaiah J.
Thompson
est sans aucun doute de ceux-là, et le grand batteur Willie Jones III,
producteur-fondateur de ce label, s’est sans doute fait un plaisir
particulier de
batteur à cette séance de haut niveau; sa complicité avec le pianiste et
sa
musicalité font merveille («Aki's Blues»). Philip Norris s’intègre
parfaitement
à ce trio avec un beau son bien rond de contrebasse («1,000 Rainbows»).
Le percussionniste, Daniel Sadownick, renforce le caractère dynamique de
cet
enregistrement («Introduction»).
Produit
par Don Sickler et enregistré aux Studios Van Gelder
par Maureen Sickler, qui sont aussi comme les parrains en jazz de ce
très jeune musicien d’une vingtaine d’années, cet album jouit d’une
qualité
d’enregistrement exceptionnelle (l'écoute en disque est à privilégier), ce qui convient parfaitement à cette musique
parfaite, aboutie, brillante et d’une énergie qui nous ramène à celle des
années 1950-70.
Isaiah
J. Thompson est lui-même un pianiste prodigieux, qui
possède son jazz comme le plus accompli des pianistes de jazz: il était
l’un des pianistes invités sur l’enregistrement du Lincoln
Center Jazz Orchestra, Handful of Keysen 2017, deux ans avant ce premier enregistrement en leader, si l'on excepte un 45t. où est déjà présent Philip Norris (Live from @exuberance, avec deux enregistrements forts de «Off Minor» et «Cabu»). Wynton Marsalis,
qui aime les musiciens virtuoses (Francesco Cafiso, Cécile McLorin Salvant, Jon Batiste, etc.) et
particulièrement les jeunes surdoués, sans doute parce qu’il en a été un prototype,
n’a pas manqué de le repérer… L’enregistrement est solidement construit autour de la
musique de Buddy Montgomery (1930-2009),
pianiste, vibraphoniste, arrangeur et
compositeur de talent, l’un des trois frères Mongomery, avec Wes, le
guitariste, et Monk, le contrebassiste. Les compositions sont
effectivement
marquées du sceau du blues et du swing, une magnifique musique moderne
dans
l’esprit de ce qui s’écrivait dans les années 1960-70, au drive
étincelant. Un enregistrement bienvenu également car le grand incendie
du dépôt Universal en 2008 a, paraît-il, détruit toutes les matrices des
enregistrements de Buddy Montgomery (entre autres désastres de la
mémoire).
Isaiah
n’est certainement pas fait comme tout le monde: sa
maîtrise de l’ensemble de la musique à un tel âge, sa sûreté artistique
qui lui permettent dans un premier disque d’éviter toute démonstration,
toute facilité, d’avoir
même un objet aussi ambitieux que de mettre en valeur l’œuvre d’un
musicien
aussi éminent que Buddy Montgomery, et d’y parvenir sans aucun doute,
nous
laissent ébahis. La puissance et la précision de
son attaque, qui évoque le grand McCoy Tyner au même âge («Budini»),
nous font
rêver que le jazz serait en fait cette hydre dont les neuf têtes
repoussent,
indestructible même par la bêtise et la peur des temps présents. Son
introduction, avec sa belle voix grave pour présenter sa musique, son
projet, sa formation, sur fond
musical et en quelques secondes, est celle d’un vieux briscard qui a dû
commencer ses études jazz à
l’année 0 moins neuf mois. Sa version de «Ruffin’ It» vous oblige à
taper
des mains quelle que soit votre occupation du moment… Du grand piano
jazz qui
vous soulève de la chaise!
Mais ne rêvons pas trop, attendons de mieux connaître Isaiah
J. Thompson, de voir s’il est un autre génie que nous offre cette décidément
grande histoire artistique qu’on appelle le jazz. Le jazz nous a habitués dans
ces années où les repères sont flous à des parcours chaotiques, alternant le
talent le plus extraordinaire et la mièvrerie la plus confondante. Ce qu’on
peut dire, c’est que cet album est celui d’un génie en herbe, et que cette
musique est déjà dans ce qui restera dans la grande disco-bibliothèque du jazz. On
n’en dit pas plus, une découverte indispensable, ça ne se déflore pas, on vous
laisse le plaisir de la surprise.
Yves Sportis
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