Jazz Movies (les films-recherche chronologique)
Jazz Live! (les vidéographies disponible en ligne-recherche alphabétique)
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JAZZ MOVIES
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© Jazz Hot 2020
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Billie
Documentaire
de James Erskine, produit par Altitude/Reliance Entertainment Company-REP
Documentary/New Black Films/Belga Productions/Concord/BBC Music on
Screen/Polygram Entertainment, 96 min., Royaume Uni,
en version originale sous-titrée, sorti les 5 septembre 2019 (USA) et
30 septembre 2020 (France)
Bande annonce: https://www.youtube.com/watch?v=gHdCDAftsmQ
https://www.imdb.com/title/tt8019486/fullcredits?ref_=tt_cl_sm#cast
Avec Billie, le réalisateur britannique James
Erskine nous embarque dans une passionnante enquête chorale à deux voies/voix, autour
du destin croisé de deux femmes au parler-vrai qui les mènera toutes deux à un
décès prématuré, à vingt-quatre ans d’écart (en 1959 pour Billie Holiday),
comme si la révélation de vérités, toujours dangereuses pour les dominants,
menait invariablement à la tragédie. A l’ouverture du film, Linda Lipnack Kuehl
vient de décéder au petit matin du 6 février 1978, à Washington DC. Professeur
de lycée, elle écrivait aussi des articles (par exemple dans Paris Review)
notamment sur les droits des femmes, et, en 1969, elle avait commencé à interviewer
des personnes ayant côtoyé Billie Holiday dans toutes sortes de circonstances,
en raison de sa passion depuis ses 14 ans pour la chanteuse, déclenchée alors qu’elle
écoute l’album The Essential Billie
Holiday-The Carnegie Hall Concert, enregistré par Norman Granz (agent-producteur-activiste
anti-ségrégation qui enregistrera Billie à partir de 1952 et créateur du JATP) pour
son label Verve en 1956 (sorti en 1961, deux ans après le décès de Billie et
dans la période de mutations-charnière USA-Europe du producteur).
Neuf ans
d’enregistrements, de recoupements, de jeux de pistes, pour que Linda se
rapproche de la réalité d’Eleanora Fagan devenue Billie Holiday entre 1915 et 1959.
Au moment de donner vie au portrait, la mort empêche, une seconde fois, de
mettre en perspective cette réalité d’une artiste ségréguée, mondialement adulée, avec les pouvoirs malsains de son pays.
Linda était fille de syndicaliste, son père était issu d’une famille
d’immigrants, juive non pratiquante du Bronx, tout comme Lewis Allan (de son vrai
nom Abel Meeropol, 1903-Bronx, NY-1986 Longmeadow, MA) instituteur-activiste,
avant d’être connu comme l’auteur du célèbre brulot «Strange Fruit», magnifiquement
estampillé par la voix de Billie à partir de 1939, sorte de «Ballade des
pendus» (François Villon, 1431-1463) sur les lynchages mis en scène par la hideuse nébuleuse du
Ku Klux Klan. La culture de la révolte courageuse qui délie les langues malgré
les risques est sans doute le fil d’Ariane qui relie la plupart des protagonistes
de l’histoire; Lewis écrira d’autres chansons qui seront aussi son gagne-pain,
lui permettant d’adopter les enfants d’Ethel et Julius Rosenberg exécutés en
1953 par le maccarthysme, l’autre démon de l’Amérique.
Le plus touchant, dans
cette réalisation également bien travaillée sur le plan sociologique en
iconographie, est la reconstitution méticuleuse avec laquelle une équipe
internationale a œuvré: le producteur Barry Clark-Ewers a pu retrouver les deux
cents heures de bandes audio, et, avec James Erskine qui rêvait de faire un
film sur Billie, ils ont intelligemment intégré la famille de Linda pour
comprendre son cheminement de pensée et enchâsser judicieusement sa découverte du
parcours de son idole dans la narration de leur film; une coloriste de talent
brésilienne, Marina Amara, et la société Red Chillies, spécialisée en colorisation d’images
en Inde, une des patries du cinéma, une équipe en
Belgique et une autre au Royaume-Uni, ont conjugué leurs talents pour un
étalonnage couleurs réussi et un montage pertinent afin de restituer Billie
dans sa vraie vie, jouant sur les contrastes avec les séquences conservées en
noir et blanc pour alterner l’incarnation de Lady Day, le récit des proches et
le matériau impressionnant (ap)porté par Linda. Le choix des chansons
sous-titrées à dessein, documentées à l’écran, est complété par des photos et
fragments d’interviews intercalés à propos, pour faire apparaître les facettes
de la personnalité façonnée par les conditions d’existence de l’artiste depuis
son enfance: un indispensable et complexe travail d’allers-retours, miroir
entre le réel et l’interprétation vocale, car Billie chantait son malheur et
son bonheur, sa vie, celle de son entourage, sans fioriture ni pleurnicherie; sa
perception profonde et directe constituait l’expression brute de son feeling qui
pénétrait le public sans filtre1. Les sons et documents visuels d’époque nous
présentent la réalité dans son jus: sa mère, une pauvre femme, son père fêtard
et absent, son cousin fataliste sur la funeste destinée des adolescentes de
rues, ses ami-e-s d’enfance et du métier, ses contacts professionnels trop souvent
à double tranchant, ses proxénètes bruts de décoffrage, ses amant-e-s, ses
maris intéressés, ses enquêteurs dont ceux du Bureau des narcotiques pour
lesquels sa célébrité en faisait une bonne cliente pour leur pub’: une galerie
de portraits de l’Amérique dans toutes ses composantes sociales, pour le
meilleur et le pire, sans fard, où la pseudo-bonne-morale est toujours du côté
du pouvoir et du dollar.
Du sexe à l’argent en passant par le racisme, la prison,
les addictions ou l’expression artistique, dans chaque rapport de domination,
les questions de la journaliste se font insistantes pour arriver à démêler avec
précision ce qui a fait que Billie ne pourra se libérer qu’en mourant d’avoir
trop vécu, trop vite, trop lutté, trop fort, sans jamais se préserver des
prédateurs de toutes sortes, dans une adversité polymorphe, sans jamais se
renier, sans se cacher ses culpabilités non plus, son seul démon intérieur.
Bessie Smith, Louis Armstrong, Lester Young2, Billy Eckstine, Tallulah Bankhead ou
Orson Welles seront des points d’ancrage et de réconfort pour Billie mais
insuffisants pour s’y cramponner au-delà de 44 années vécues à 100 km/heure et
dans ce qu’elle considérait «en toute liberté», c’est-à-dire pour décider seule
de sa musique et d’elle-même, sachant qu’elle n’avait aucune prise sur tout le
reste.
Linda a eu l’intuition d’enregistrer des personnages peu connus
aujourd’hui comme Milt Gabler (qui a osé graver «Strange Fruit» sur son label
Commodore le 20 avril 1939 à New York alors qu’elle n’était pas dans sa maison
de disques), ou Barney Josephson, l’activiste précurseur de l’anti-ségrégation affichée
et pratiquée dans ses deux Café Society, ce qui le mènera à leurs pertes pendant
la chasse aux sorcières.
Un point très intéressant du documentaire permet
d’éclairer concrètement la personnalité ambiguë du producteur John Hammond
(héritier fortuné, ayant bien intégré le rapport de domination pour en tirer le
meilleur parti), par le biais d’un témoignage très raide du légendaire Jo Jones (1911,
Chicago-1985, NY, a travaillé avec Count Basie, Teddy Wilson, Lester Young, Ray
et Tommy Bryant) concernant sa nuisance à l’endroit de Billie. Car Billie était tout, sauf une
faible femme, et si elle prenait des coups, elle savait aussi en donner, au
propre comme au figuré, et avec des dominants, ça se paie toujours sur la
durée. Dans le film, on voit son expression de visage changer quand elle chante
à Paris, plus sûre et moins sur le qui-vive, ses yeux pétillent comme ceux
d’une gamine qui est là où elle voulait, contre vents et marées.
Mais les trêves sont de trop courtes durées pour consolider les rêves d'une autre
vie: sa chanson préférée, dit-elle de sa voix unique comme une empreinte,
«Don’t Explain», explique tout, entre le possible et l’impossible qu’elle a
tenté. N’ayant pas réussi à terminer son troisième divorce avant son décès, son
dernier mari-maquereau héritera de tout.
La fin du film se referme sur Linda comme elle l’avait ouvert.
En février 1978,
Linda s’était rendue à Washington pour voir un concert de Count Basie,
interviewé lui aussi sur Billie, mais au fil des entretiens, il était
devenu un
proche, très proche… de Linda. Pourquoi Linda est morte un jour de
blizzard avec son masque de nuit sur la figure? Sa «petite» sœur le
raconte aujourd’hui
avec une perception profonde des faits et enjeux, une «vérité», encore
et
toujours, comme pour reprendre le flambeau de Billie et Linda contre le
rouleau
compresseur qui détruit tout quand il est en danger.
Dans une de ses interviews
reprises dans le film, Billie dit l’essentiel: «j’ai toujours su que je
savais chanter mais que ça ne rapportait pas»; si elle parle souvent de son
travail avec modestie comme un artisan qui fait de son mieux pour donner le
meilleur au public, cette phrase montre qu’elle savait aussi s’évaluer en tant
qu’artiste ségréguée dans son pays: Billie était réaliste et combative
pour ce qui comptait pour elle, loin des clichés de la bien-pensance sur la
marginalité de cette «pauvre» Billie, plus rassurante morte déchue que flamboyante dans sa liberté débridée.
Un film à ne pas
manquer!!! Si nous retrouvons le chemin de la liberté collective et démasquée des
salles obscures, ou si le film sort en DVD ou en streaming en restant chacun-e isolé-e devant notre écran; «Rien n’est jamais acquis à l’homme… Sa vie Elle
ressemble à ces soldats sans arme, Qu’on avait habillés pour un autre destin… Ce
qu’il faut de malheur pour la moindre chanson…», un poème écrit en 1946 par
Louis Aragon sur la complexité de la condition humaine en butte au système de
pouvoir, si vrai pour Billie, toujours vrai pour nous aujourd’hui.
1. «Enfin, Billie
Holiday vient en France… La voix de Billie, espèce de philtre insinuant,
surprend à la première audition… Billie chante comme une pieuvre. Ça n’est pas
toujours rassurant d’abord; mais quand ça vous accroche, ça vous accroche avec
huit bras. Et ça ne lâche plus». Boris Vian, Jazz Hot n°85, février 1954.
Billie chante à
Pleyel (salle historique des concerts du Hot Club) le 1er février 1954.
Elle reviendra à Paris en 1958, peu de temps avant son décès et celui de Boris,
en 1959 tous les deux, lui le 23 juin à 39 ans, elle le 17 juillet à 44 ans,
tous les deux de problèmes cardiaques, tous les deux n’ayant cessé de lutter
pour repousser les limites face au venimeux conformisme normé.
2. Le 6 février 1959 –interview publiée dans le n°142 de Jazz Hot (avril 1959)– Lester Young confiait à François Postif: «Je sais que je vais
mourir avant un an.» Et il est en effet lui aussi décédé d’une crise
cardiaque le 15 mars 1959, quatre mois et 2 jours avant Billie, sa
jumelle par la destinée, en liberté d’esprit et musicale, de lutte
contre le rouleau compresseur, d’usure et d’expression. Lester avait 49
ans, et lui aussi n’avait pas sa langue dans sa poche: l’interview est
un rappel au réel cinglant, en 1959, la liberté de parole se paie cash.
«C’est toujours la même chose, partout où vous êtes. Vous luttez pour
vivre jusqu’à ce que la mort vous délivre, et alors vous avez gagné… Les
gens sont si mesquins et trouillards… Je vivais chez elle (Billie),
quand je suis arrivé à New York en 1934… Elle m’apprenait comment me
débrouiller dans la ville, vous savez, quand ça ne va pas tout seul…
Elle est toujours ma Lady Day.» Charlie Mingus interviewé par Linda dans
le film ne s’y trompe pas : la chasse institutionnelle faite contre
Billie ne concernait pas la drogue! La
télépathie était telle entre Billie et Lester que les musiciens qui ont
eu le privilège de les voir ensemble, en scène et hors scène, notaient
la rareté de leurs dialogues et pourtant l'incroyable entente musicale,
humaine et la proximité de sensibilité qui les unissaient au-delà des
mots. A la mort de Lester, lors de la cérémonie, on prête à Billie
d'avoir murmuré qu'elle serait la suivante à disparaître… Ce qui fut le
cas dans une année 1959 chargée en disparitions majeures.
BILLIE HOLIDAY & JAZZ HOT: N°25-1938, N°40-1950, N°70-1952, N°85-1954, N°86-1954, N°114-1956, N°139-1959,N°147-1959, N°272-1971, N°363/364-1979, N°366-1979, N°367-1979, N°430-1986, N°498-1993, N° Spécial 2000, Sup. Internet N°625-2005, Sup. Internet N°630-2006, N°651-2010, N°671-2015
Site officiel de Billie Holiday: https://billieholiday.com/billie-holiday-timeline
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Louis Panassié en 2018 © Jean-Pierre Raymond de Rivarola by courtesy
Louis PANASSIÉ
Ethnographie & Jazz: au nom du père
Louis Panassié est né le 29 mai 1934. Il est le fils
d’Hugues Panassié (1912-1974), cofondateur de Jazz Hot avec Charles Delaunay, Pierre Nourry et quelques autres. Cinéaste autodidacte, il a eu un
parcours tout sauf académique: il quitte l’école à 17 ans pour partir à l’aventure,
d’abord dans les commandos-parachutistes de la Marine nationale puis pour de
longs périples (tour de l’Afrique à moto, Paris-Hong Kong en jeep…). Ainsi, ses
premiers documentaires retracent ses différents voyages: L’Afrique insolite (1956-57), L’Asie
quotidienne (1959-60), Hommes et
paysages de Grèce (1961-62), Le
Guatemala (1962), Ceylan, l'île
resplendissante (1964-65), Terres et
peuples mexicains (1966-67), jusqu’à L’Aventure
du jazz qu’il tourne entre 1969 et 1972. Une parenthèse
dans la carrière du documentariste qui ne reviendra plus au jazz par le
cinéma, mais fonde le label Jazz Odyssey comptant une quinzaine de
références. Ce travail mené sous la supervision d'Hugues Panassié, aura
permis l’enregistrement de séquences inestimables pour la mémoire du
jazz.
La
filmographie de Louis Panassié est davantage marquée dans les décennies
suivantes par des films s’intéressant aux régions françaises (L’Âme corse, 1976-78; Splendeurs de la Provence, 1990-91) et
au catholicisme (Le retour vers Dieu,
1987; Le père Guy Gilbert et la bergerie
de Faucon, 2011).
Rencontre avec un personnage attachant, naturel et drôle, d'une humilité qui tranche avec les avis parfois péremptoires, même quand ils sont pertinents, d’Hugues
Panassié, un personnage essentiel de l'aventure du jazz –le film et
l'histoire du jazz cette fois, et pas seulement en France– quoi qu'en
dise la critique révisionniste en chaire à la Sorbonne et ailleurs aujourd'hui et depuis maintenant 70 ans.
Si on peut considérer Charles Delaunay comme un grand architecte du
jazz en tant qu'art aujourd'hui universel, un de ceux qui ont compris
dès l'origine que c'était un art en gestation, donc en mouvement et avec
ses dynamiques sociales et politiques, Hugues Panassié a eu le mérite
essentiel de définir avec précision ce qui identifie le jazz sur le plan
esthétique et expressif, avec un souci de précision
quasi-ethnographique et quasi-musicologique dans lequel il s'est parfois
trop enfermé, car un art populaire vivant n'est pas figé dans un cadre
ethnographique. Le «quasi» est là pour dire qu'il a œuvré en pionnier
amateur et non en universitaire (le jazz a plus besoin d'amateurs
savants que d'universitaires sclérosés), ce qui le rapproche
indubitablement de Louis Panassié, son fils, à double titre:
l’ethnographie intuitive et la curiosité fertile sans complexe.
Le
fils rend un tendre et juste hommage à la connaissance du jazz de son
géniteur, sans masquer tout à fait la distance qui les séparait, une
relation plus de respect que d'amour traditionnel entre père et fils, et
une déférence certaine pour la sensibilité au jazz du critique de jazz.
Il rend aussi, avec beaucoup d'honnêteté, à César ce qui lui
appartient, en particulier ce relationnel du père avec les musiciens
fondateurs du jazz qui ont permis l'existence de ce film extraordinaire,
à un moment clé où Louis Armstrong, Rosetta Tharpe, Duke Ellington
parmi d'autres sont encore de ce monde. Ils vont disparaître, comme
Hugues Panassié au début des années 1970, et ils peuvent témoigner,
grâce à ce film, du plus grand événement artistique du XXe siècle sur le plan qualitatif et humain.
Près de cinquante ans après sa première présentation à la Salle Pleyel, L'Aventure du jazz demeure une rareté. Le film, qui n'a jamais fait l'objet d'aucune
sortie VHS ou DVD semble-t-il, n'a été vu depuis qu'à l'occasion de
projections privées, notamment pour des écoles de musique. Il en a
longtemps été ainsi par la volonté du discret Louis Panassié d'autant
que les musiciens avaient gracieusement participé au tournage par amitié
pour Hugues Panassié, ce qui excluait toute exploitation commerciale du
film. Un accord avec l'ensemble des ayants droit reste à trouver pour
permettre aujourd'hui une large diffusion de ce précieux témoignage.
En attendant, sortira début décembre, en DVD, Near the Legends (SR Films), un documentaire de 52 min. réalisé par Sandro Raymond, dans lequel Louis Panassié raconte son Aventure du jazz et celle de son père, de larges extraits du film d'origine à l'appui.
Propos recueillis par Mathieu Perez
Photos Jean-Pierre Raymond de Rivarola by courtesy,
Archives Louis Panassié by courtesy
© Jazz Hot 2020
Jazz Hot: L’Aventure du jazz n’est pas votre
premier film. Avant cela, vous avez parcouru le monde pour réaliser des
documentaires. Comment est née votre vocation?
Louis Panassié: Un
jour à Montauban, vers 1955, j’ai vu une vieille Harley-Davidson à vendre. Je
me suis dit qu’il serait intéressant de l’acheter sans avoir l’idée de ce que
j’allais en faire. Très rapidement, j’ai compris qu’il fallait que je me
construise un projet: ce serait un tour de l’Afrique en Harley-Davidson. C’était
une aventure sportive. Je suis parti seul, avec deux caméras 16mm et un petit
stock de pellicules. Voilà comment ça a commencé. Avec le temps, je me suis mis
à affiner mon approche cinématographique. L’une des plus élaborées s’est faite
en Corse, en 1979-1980. Je suis un des rares «Français» (du continent) qui aient réalisé un film
où les Corses se reconnaissent…
Dès vos premiers
films, vous partez à l’aventure, et vous vous intéressez à d’autres cultures: le
Guatemala (1962), le Sri Lanka (1965), le Mexique (1967), etc.
J’étais à la recherche d’une approche un peu folklorique
qui, cinématographiquement, avait de l’allure. Au Guatemala ou au Mexique, il s’agissait
de sociétés indiennes très authentiques. Je n’ai pas le certificat d’études ni le baccalauréat; je
n’ai pas fait d’études universitaires. Pour autant, je me suis rendu compte que
le travail d’ethnographe –qui consiste à recueillir des images– était à ma
portée, parce que j’étais un bon photographe. Mon premier film, L’Afrique insolite, a été présenté avec
l’aide de l’Education nationale. Il a été montré à sept mille enfants de 8-10
ans, par groupe de mille, dans de très grandes salles. Le film a fait les quelques
sous qui ont permis un deuxième voyage: à Saigon, en 1959. Je suis parti avec
ma première épouse, Claudine.
Vous avez formé un tandem
avec votre épouse Claudine dès vos débuts dans le cinéma.
Quand je me suis marié, elle avait 17 ans. Pour le voyage en
Asie, elle est partie avec moi. Elle était bonne photographe. Quand on a
commencé à présenter le film sur la Grèce, en 1961, elle faisait le commentaire
avec moi. On a continué comme ça pendant très longtemps.
Claudine et Louis Panassié sur le tournage de L'Aventure du jazz
© Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Pourquoi ce choix
d’un cinéma ethnographique?
N’ayant pas fait de longues études, je me suis retrouvé dans
l’obligation de me pencher avec tendresse et curiosité sur la vie des individus
que j’étais en train de filmer. Ce qui m’amène à oser dire que je dois d’être celui
que je suis aujourd’hui grâce à ceux que j’ai rencontrés, filmés et écoutés en
n’ayant pas d’a priori.
Vous aviez des liens
avec des cinéastes comme Jean Rouch?
Non, j’ai toujours vécu en marge du monde cinématographique.
On m’a aussi reproché de ne pas faire un travail d’ethnologue. Le
documentariste Mario Ruspoli était très critique à mon égard. L’ethnologue
creuse profond en fonction de son savoir. Moi, je n’avais pas ce savoir.
Comment vous
êtes-vous retrouvé à travailler à la télévision?
J’ai réussi à vendre mes films tournés au Guatemala et au Mexique à la BBC ainsi qu’à des chaînes
importantes du Canada et de Suisse. J’ai aussi fait des interludes, des shorts de trois minutes. L’ORTF m’en a acheté pas mal. Mais ça
n’allait pas plus loin... En 1968, l’acheteuse de films à la télévision
canadienne anglaise m’a dit qu’elle appréciait mes films, mais que je manquais
de bagages cinématographiques. Elle m’a proposé de me former pendant une
semaine à l’approche réalisation, direction de la photographie, montage, son,
production... En cinq jours, j’ai appris la technique en vitesse accélérée.
Jusque-là, je travaillais avec une caméra muette.
Pourquoi vous
êtes-vous intéressé au jazz après tant de films tournés à travers le monde?
Mon père me disait avec regret que personne n’avait
additionné des images de gens performant, encore dynamiques et à la hauteur, alors
qu’ils étaient âgés. Mon père doutait que j’arrive à faire ce film... Après ma
formation technique à la télé canadienne, je me suis demandé ce que j’allais
faire avec ce que je venais d’apprendre, et je savais les regrets de mon père quant
à l’absence de documents consistants sur un certain nombre de musiciens. Dans
le film, Louis Armstrong donne une prestation sans équivalent. Il raconte sa
vie et chante a cappella. Le destin de ce film tient à une semaine de stage!
Le point de départ deL’Aventure du jazz était de tourner
un film pour diffuser le jazz au grand public avec des interviews et des
séquences musicales, c’est ça?
Oui, ça a été un conflit avec mon père. Quand je me suis
lancé, je lui ai dit que je voulais le filmer. Il m’a dit d’aller d’abord aux Etats-Unis
et que si, à mon retour, je manquais d’images, je pourrais le filmer. Je lui ai
répondu que cela ne m’intéressait pas parce que je voulais, de façon un peu
naïve, qu’on le voie du fait qu’on
n’aborderait pas les grands thèmes qui auraient pu intéresser les amateurs avertis.
Je souhaitais que mon film amène des gens au jazz. Mon père disait le «vrai
jazz», moi la musique populaire. C’est exactement la même chose. Si vous voulez
savoir par quoi je suis touché musicalement, je vous dirais par la musique qui
arrive à mon cœur. J’étais avantagé probablement par le fait que je n’ai pas
intellectualisé mon approche de la musique de jazz. Le jazz, c’est une manière
de battre et une manière de jouer.
Votre film est, en
quelque sorte, le prolongement du livre La Bataille du jazz1 d’Hugues Panassié, sorti en 1965. Le séquençage du film suit
le livre.
C’est un livre remarquable.
L’Aventure du jazz est un document historique exceptionnel. Nombre
de musiciens sont morts peu de temps après le tournage (1969-1972): Charlie
Shavers (1971), Mezz Mezzrow (1972), Rosetta Tharpe (1973), Duke Ellington (1974), Milt
Buckner (1977)... Comment aviez-vous pris contact avec eux?
Mon père leur avait écrit. Quand j’arrivais, je me
présentais comme le fils d’Hugues Panassié avec un anglais très approximatif.
Sans cette introduction, ça n’aurait pas été possible. J’ai commencé à filmer
en 1969. Un an plus tard, j’ai montré les rushes à New York à tous les
musiciens qui avaient participé, y compris Louis Armstrong, pour qu’ils voient
ce qui avait déjà été fait.
Le film a été tourné
en trois voyages aux Etats-Unis: en 1969, 1970 et 1972.
Le premier voyage s’est fait avec beaucoup de difficulté. Je
devais trouver des musiciens disponibles au moment où j’avais besoin d’eux. Ce
n’était pas évident. Une autre grosse tranche de travaux était en 1970. J’étais
limité par le manque d’argent, parce qu’il n’y avait pas de producteur. Et
c’était assez complexe... On a présenté une première version. Un peu d’argent
est rentré. En 1972, j’ai filmé Duke Ellington, les Stars of Faith à
Philadelphie, Jo Jones avec George Benson et Jimmy Slyde. Je souhaitais
insister sur les danseurs, par rapport à ce que pensait mon père et les
musiciens. Jo Jones dit à un moment que l’œil du musicien observe ce que fait
le danseur et que plus le danseur est génial, plus le musicien est heureux dans
l’improvisation. Là, on est dans un univers qui est très loin de celui des concerts.
Je n’ai jamais filmé les musiciens en concert. Je n’ai utilisé aucune archive.
Les gens qui voient le film aujourd’hui sont étonnés d’un climat inhabituel.
Pourquoi ne pas avoir
filmé les musiciens en concert?
Dans un concert, je n’aurais rien pu contrôler. Rien! Or, je
voulais obtenir les meilleurs résultats en suivant tout ce que mon père avait
préparé. J’avais loué le Half-Note2 pour l’occasion.
Hugues Panassié s’est-il beaucoup investi dans le choix des musiciens?
Mon père m’avait suggéré certains regroupements de musiciens,
les morceaux qu’il faudrait faire jouer en fonction des musiciens que je
réussirais à regrouper. Il me précisait même le tempo à suivre. Moi, je n’y
connaissais rien, j’étais perdu. Donc, il s’est créé une collaboration très
originale. Et on voulait un film relatant au mieux ce qui pouvait correspondre
aux chapitres qui nous intéressaient. C’était tellement difficile d’avoir la
moindre certitude de réussir ce que mon père voulait... John Lee Hooker et
Memphis Slim ont été filmés chez mon père. J’ai eu de la chance.
Duke Ellington sur le tournage de L'Aventure du jazz © Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Quand vous demandiez
aux musiciens de jouer tel morceau, à tel tempo, ils acceptaient?
Oui. Par exemple, mon père considérait comme très surprenant
«Chinoiserie» que joue Duke Ellington et son orchestre. Ça déconcerte beaucoup
de personnes. Je ne sais pas ce qui l’a poussé à demander ce morceau. Je ne lui
ai pas posé la question.
Sur votre site web,
vous publiez une correspondance avec votre père. Il n’aimait pas le
téléphone...
Quand mon père est mort, j’ai récupéré ses lettres. Comme je
craignais que ces lettres ne soient perdues, je les ai données à la
bibliothèque de Villefranche-de-Rouergue3. A chaque fois que j’étais dans une
situation critique –quand il fallait remplacer un musicien qui était prévu, par
exemple– je lui téléphonais. Il était anti-téléphone, c’est Madeleine Gautier
qui répondait. Pendant le tournage, il s’est mis à accepter le téléphone quand
c’était moi. A chaque fois, il répondait à mes demandes dans l’instant, et il ne
se trompait jamais.
Dans l’une de ces
lettres, il raconte qu’il est épaté de la scène tournée dans l’église de
Philadelphie, parce que cela n’avait jamais été fait.
Jamais fait, il faut se méfier... Mais l’avoir fait avec de
beaux cadrages, c’est possible…
Comment s’est déroulé
le tournage?
Il fallait travailler très vite, nous n’avions pas d’équipe.
Au maximum, on était trois: ma femme, Claudine, était responsable des prises de
son –en n’étant pas ingénieur du son– sur un Nagra4, elle avait la
responsabilité de trois micros. On a eu du pot!
Le rapport avec les musiciens
que vous avez filmés était-il chaleureux?
Ah, oui! Ma décontraction a dû me rendre service. Et puis,
j’ai quelques racines noires dans la famille. Il y a des cheveux crépus…
Il est intéressant de
voir comment des amitiés nées au début des années 1930 entre Hugues Panassié et
ces musiciens ont perduré pendant quarante ans.
Duke connaissait mon père depuis toujours. J’étais
impressionné. Et son orchestre était une grosse machine. Mon père tenait
absolument à ce qu’il soit présent dans le film. Quand Louis Armstrong commente
le blues, il le fait avec tellement d’humanité et de simplicité! On arrive à
l’humanité profonde de cet homme-là. C’est la vie même. Mon père et lui
s’écrivaient régulièrement.
Dans le film, Louis
Armstrong chante «Do You Know What It Means to Miss New Orleans?» a cappella,
dans une belle séquence, et aussi «That’s My Desire» en français.
Je savais que je ne pourrais pas lui faire jouer de
trompette. J’avais espéré lui faire jouer quelque chose dans l’embouchure
seulement. Ça n’est pas venu. Très normalement, il a proposé une illustration a
capella. Au point que lors d’une émission de télévision, tournée peu avant sa
mort, où il fallait une illustration qui n’avait pas été préparée, il a dit: «Je vous propose de chanter a capella comme
je l’ai fait dans le film que Louis Panassié est en train de tourner». Un
témoin me l’a rapporté.
Claudine Panassié et Louis Armstrong sur le tournage de L'Aventure du jazz
© Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Louis Armstrong, Duke
Ellington, Lionel Hampton étaient parmi les amis les plus anciens d’Hugues
Panassié.
Il faut regarder les premières couvertures de Jazz Hot. Ça situe la richesse des
relations entre eux.
Hormis Armstrong,
quels musiciens présents dans le film étaient les plus proches de votre père?
Buck Clayton, Sister Rosetta Tharpe, Memphis Slim, Milt
Buckner, Jo Jones…
Votre père avait-il
un regret particulier sur un musicien qui n’avait pu être dans le film?
Earl Hines.
Qui sont les Panassié
Stompers, composés de Buck Clayton (tp),
Eddie Barefield (as), Budd Johnson (ss), Vic Dickenson (tb), Tiny Grimes (g),
Sonny White (p), Milt Hinton (b), Jimmy Crawford (dm)?
C’étaient huit solistes de qualité qui avaient, tous, le droit
de considérer que l’orchestre devait porter le nom de l’un des huit. Donc, on a
eu l’idée de les appeler «Panassié Stompers».
Pourquoi avoir choisi
de tourner dans une église de Philadelphie plutôt qu’à Harlem?
Parce que Sister Rosetta Tharpe habitait à Philadelphie. Les
Stars of Faith aussi5.
Dans son livre,
Hugues Panassié explique le rôle essentiel de la batterie dans le jazz. Dans
votre film, les batteurs sont très présents. Pour le cinéaste, ce devait être
un plaisir de filmer Cozy Cole et Jo Jones…
Un bon batteur, c’est un cinéma extraordinaire!
Dans votre film, vous
filmez les solos en entier, ce qui est passionnant pour le spectateur.
Sauf que quelquefois les caméras se déchargeaient en cours
d’interprétation. Car, comme il n’y avait pas eu de répétition –les musiciens
n’ont jamais accepté d’en faire– je ne pouvais pas savoir de combien de
pellicules j’allais avoir besoin. Dans le film, dans la séquence du blues, tout
d’un coup, on est obligé de shunter le son alors qu’il y a un trompettiste qui
se débrouille drôlement bien. On me l’a reproché... Mais soit il fallait
supprimer le morceau, soit supprimer cette intervention du trompettiste dans
son chorus, soit shunter le son...
Vous rendiez-vous
dans des clubs de New York lorsque vous ne tourniez pas?
Non, les
dancings étaient fermés. Mon père avait connu ça: le jazz comme musique
de danse. J’allais voir Edgar Battle (tp) à Harlem…
Mais il ne restait plus grand-chose de ce que mon père avait pu
connaître...
Dans une interview
très complète à Thierry Maligne (Filmer le jazz)6, vous racontez qu’Hugues Panassié s’est aussi beaucoup
investi dans le montage du film.
J’ai dit à mon père: «Vous
sentez des choses que je ne suis pas capable de sentir avec la même profondeur
et la même exaltation dans les interprétations filmées par moi. Je vous demande
de faire le plan du film, que je respecterai».
A quel moment
avez-vous eu cette conversation avec lui?
Dès qu’on a eu les premiers rushes.
Louis, Claudine et Hugues en tournage dans le bureau
d'Hugues Panassié © Photo X,
Archives Louis Panassié by courtesy
Comment l’avez-vous
convaincu de le filmer, lui qui était si réticent à cette idée?
Je lui ai dit que si je ne le filmais pas, je ne ferais pas
le film. D’ailleurs, il n’aimait pas les séquences où il est interviewé, mais il
a été très touché par ce que les musiciens disaient de lui et de son travail.
Il n’y a pas d’équivalent filmé pour Charles Delaunay ou d’autres.
Comment se sont organisées
les sessions de montage avec votre père?
On lui montrait les rushes à l’état brut. Il les a vus trois
ou quatre fois. Il disait ce qui lui plaisait le plus, et je notais tout ce
qu’il me demandait.
Quelle a été la
réaction d’Hugues Panassié quand il a vu le film une fois monté?
Il a été ébloui! Il n’en revenait pas. Il ne pensait pas que
j’y arriverais, parce qu’il savait que je n’étais pas un amateur de jazz.
Pourquoi n’êtes-vous
pas un amateur de jazz?
Si vous me demandez de parler des musiciens, j’ai eu une
expérience personnelle avec eux. Pour le reste, je suis ignare. J’ai fait une
ou deux fois le stage de Montauban. J’écoutais et j’ai entendu du jazz toute ma
vie, mais je ne suis jamais entré dans cette chapelle. Si la musique touche mon
cœur, si j’ai envie de taper des mains, si je suis joyeux et heureux devant ce
que j’entends, c’est que c’est bon. Je suis toujours revenu à la musique du
cœur.
Dédier le film au «peuple
noir», c’était votre idée ou celle de votre père?
C’est mon idée, mon style à moi. C’est comme pour mon film
sur la Corse, je l’ai dédié au peuple corse.
Le film est à la fois
un document historique et une façon d’illustrer la pensée d’Hugues Panassié.C’est aussi une déclaration d’amour à votre
père…
Ce film est une déclaration de respect à mon père. Faire un
film sur mon père était mon intention première. J’ai voulu que mon père soit
filmé, et qu’il réponde à des questions qu’un amateur pointu pourrait considérer
comme banales en matière de jazz.
Quelle relation
aviez-vous avec lui pendant la préparation du film?
Ça nous a rapprochés. C’était une relation raisonnable,
respectueuse, traditionnelle entre un père et son fils, mais pas plus. A partir
du moment où le film a commencé, on a eu une relation complètement différente: cinq
années au top.
Vous avez aussi créé
les disques Jazz Odyssey.
Les disques Jazz Odyssey marchaient bien. Quand mon père est
mort, j’ai cherché parmi ses amis qui pourrait prendre la relève, mais je n’ai
trouvé personne. Mon père est mort deux fois. En 1972-1973, j’ai organisé
soixante concerts avec Milt Buckner et Jo Jones. Trente en duo, en France,
Suisse et Belgique. J’étais avec eux tout le temps. Puis, trente autres avec
Buckner, Jones et Jimmy Slyde.
Comment a été reçu
le film à sa sortie?
En 1971, quand L’Aventure
du jazz a été prêt, la deuxième chaîne, qui passait des brèves à 19h30, a
accepté de passer des extraits du film. Je n’ai pas toujours su faire ce qu’il
aurait fallu pour que la télévision française s’intéresse davantage à mes
films, avec une restriction pour L’Aventure
du jazz. J’ai demandé une autorisation limitée d’utilisation aux musiciens,
qui me donnait la possibilité de passer le film seulement quand j’étais
présent.
Sur la question de la
diffusion du film, nous renvoyons les lecteurs à votre interview publiée dans Filmer le jazz6. Comment les spectateurs
ont-ils réagi?
Quand j’ai
présenté le film à Pleyel, on était dans un
climat de polémique qui perdurait, et qui était soigneusement entretenu
par
certaines personnes. Mais, à partir de ce moment-là, il y a eu un début
de
reconstruction de l’image de mon père. Quand je demandais aux
spectateurs
quelle partie ils préféraient, celle avec les explications de mon père
ou la
séquence musicale, tout le monde disait les explications. Quand je
montrais le
film à des enfants et que je leur posais la même question, ils me
disaient les
danseurs et les batteurs. A la salle Pleyel, en 1971 et 1974, le film a
été
présenté 72 fois. Ça a été très difficile au départ… Comme il fallait
trouver
des spectateurs, on a décidé avec des amis, en 1972, de distribuer cent
mille
tracts dans les restaurants universitaires. Et ça a déclenché une
multitude de
nouveaux spectateurs, des jeunes. Ça leur a plu. Ils en ont parlé autour
d’eux, et il y a eu un monde fou. On a même été programmés dans Le Grand Échiquier de Jacques Chancel. Mais au moment de la
programmation, une grève a éclaté… L’émission est reportée de quatre ou
six
semaines. Après sa diffusion, une foule s’est bousculée pour aller voir
le film, mais c’était la fin de la programmation à Pleyel, et on ne
pouvait pas
ajouter d’autres projections... C’était un coup dur. Ça résume les aléas
des
espoirs qu’on peut mettre dans une émission de télévision.
Vous me disiez que
vous n’avez jamais été satisfait du titre «L’Aventure du jazz».
Il y avait un conflit chez les spectateurs potentiels sur le
titre du film et la présence du blues et du gospel, parce qu’ils me disaient
que le blues et le gospel, ça n’est pas du jazz. (Rires) La souffrance de toute ma vie a été de ne pas savoir trouver
un titre pour le film. «L’aventure du jazz», ça n’est pas un bon titre, parce
que vous ne savez pas ce que vous allez voir. C’est dur pour un réalisateur...
Vous continuez de
présenter ce film à travers le France. Que ressentez-vous en le revoyant?
Ce qui est épanouissant pour moi, c’est la qualité technique
du film qui, tant d’années plus tard, laisse à penser qu’il est relativement
récent. Ce n’est pas un film daté. Et, pourtant, il a été tourné entre 1969 et 1972!
1. Hugues Panassié, La Bataille du jazz,
Albin Michel, 1965
2. Jazz-club de New York en activité de 1957 à 1974 en deux localisations.
3.
La Bibliothèque de Villefranche-de-Rouergue détient les archives
d'Hugues Panassié qu'elle a racheté à sa mort le 8 décembre 1974, sous
l'impulsion de son maire d'alors, Robert Fabre, amateur de jazz et par
ailleurs célèbre pour avoir été l'un des trois signataires du Programme
commun de gouvernement, au nom du Parti radical (de gauche), avec
François Mitterrand (Parti socialiste) et Georges Marchais (Parti
communiste français), signé en 1972, qui fut dénoncé en 1977.
4.
Le Nagra est un magnétophone à bande, inventé en 1951 par un ingénieur
polonais, Stefan Kudelski, qui devint une légende à partir des années
soixante, réunissant une qualité d'enregistrement de haut niveau avec un
format très réduit, rendu célèbre par la CIA dans sa version noire («SN» pour série noire) et par la série télévisée américaine Mission Impossible (Mission: Impossible). En 1972, il devait s'agir du Nagra IV-S (stéréo) qui permettait la synchronisation son-images.
5. Sister Rosetta Tharpe (voc, g), 1915-1973 est morte à Philadelphie. Les Stars of Faith sont un groupe vocal de gospel de Philadelphie formé en 1958 par d'anciens membres des Clara Ward Singers: Marion Williams, Frances Steadman, Kitty Parham, Henrietta Waddy et Esther Ford. La composition du groupe a évolué avec le temps: Mattie Harper a remplacé Esther Ford en 1960. Marion Williams a quitté le groupe en 1965 pour une carrière de soliste. Dorothy Blackwell est arrivée en 1967 et Sadie Keys, la fille de Frances Steadman, en 1968, et le groupe n'a cessé d'évoluer avec le temps.
6. Filmer le jazz, sous la direction de Thierry
Maligne, Presses universitaires de Bordeaux («L’Aventure du Jazz, un film
à quatre mains», entretien avec Thierry
Maligne, pp. 97-146), 2011
*
CONTACT: https://sites.google.com/site/louispanassie/home
Chaîne YouTube de Louis Panassié : https://www.youtube.com/user/Panassie19/videos
HUGUES PANASSIÉ & JAZZ HOT: n°660-2012, n°661-2012
Hugues Panassié est bien entendu omniprésent dans Jazz Hot de 1935 à 1939, puis de 1945 à 1947 (date de la rupture au sein des hot clubs et de Jazz Hot), dans les tribunes, les articles de fond, les chroniques de disques.
MUSICIENS ET DANSEURS FILMÉS DANS L’AVENTURE DU JAZZ:
Louis Armstrong, Eddie Barefield Orchestra (Eddie
Barefield, Bernard Upson, Milt Sealey, Joe Marshall), Edgar Battle, George
Benson avec Jo Jones et le tap dancer Jimmy Slyde, Milt Buckner et Jo Jones,
Cozy Cole, Duke Ellington Orchestra, Lionel Hampton, John Lee Hooker, Cliff
Jackson, Mezz Mezzrow, Panassié Stompers (Buck Clayton, Eddie Barefield, Budd
Johnson, Vic Dickenson, Tiny Grimes, Sonny White, Milt Hinton, Jimmy Crawford), Charlie Shavers, Zutty Singleton,
Memphis Slim, Willie «The Lion» Smith, Stars of Faith, Buddy Tate Orchestra
(Pat Jenkins, Ben Richardson, Buddy Tate, Eli Robinson, George Baker, Ted
Sturgis, Cozy Cole), Sister Rosetta Tharpe, Dick Vance Orchestra, les danseurs
Gigi Brown et Edward Johnson, les danseurs de Lou Parks.
EXTRAITS DU FILM Les musiciens parlant d'Hugues Panassié
https://www.youtube.com/watch?v=UBaWmM2jGhw
Milt Buckner (org), Jo Jones (dm), «La Belle Claudine»
Gigi Brown et Edward Johnson dansent sur «Boogie Chillun» de John Lee Hooker
Jo Jones (dm) «Caravan»
CATALOGUE
JAZZ ODYSSEY par Jérôme Partage
LP 1969-72. L’Aventure du jazz, Volume 1, Jazz Odyssey 001, réédité sur le double LP JO 005 (=CD Frémeaux & Associés 5666)
LP 1969-72. L’Aventure du jazz, Volume 2, Jazz Odyssey 002, réédité sur le double LP JO 005 (=CD Frémeaux & Associés 5666)
LP 1969-73. Jo Jones, The
Drums, Jazz Odyssey 008 (=CD Frémeaux & Associés 5672)
LP
1969-74. Willie Smith/Milt Buckner/Jo Jones/John lee Hooker/Billy Butler/Al Casey/Cliff Jackson/Sister Rosetta Tharpe/Charlie Shavers, Inédits, Jazz Odyssey 014
45t 1971. Memphis
Slim/Sister Rosetta Tharpe, Jazz Odyssey 003
LP
1971. Milt Buckner/Jo Jones, Deux géants du jazz, Jazz Odyssey 004 (=CD Frémeaux
& Associés 5684)
LP 1972. Willie Smith/Jo Jones, The Lion and the Tiger, Jazz Odyssey 006
(=CD Frémeaux & Associés 5678)
LP 1972. Milt Buckner/Jo
Jones, Buck and Jo, Jazz Odyssey 007 (=CD Frémeaux
& Associés 5684)
45t 1972. Little Mary, Jazz
Odyssey 101
LP
1973-74. Milt Buckner/Jo Jones, Blues for Diane, Jazz Odyssey 011 (=CD Frémeaux
& Associés 5684)
LP 1974. Willie
Smith/Jo Jones, Le Lion, le Tigre et la Madelon, Jazz Odyssey
009
LP
1974. Jo Jones/Zutty Singleton/Cozy Cole/Michael Silva, Drums Odyssey, Jazz Odyssey 010
LP 1974. Billy Butler/Al Casey, Guitar Odyssey, Jazz Odyssey 012 (=CD Frémeaux &
Associés 5689)
LP
1974. Olive Brown, The New Empress of the Blues, Jazz Odyssey 013
|
Da 5 Bloods
Frères de sang
Film de Spike Lee, musique
Terence Blanchard, produit par 40 Acres & A Mule Filmworks , Rahway Road
Productions, 154 min., USA, en version originale sous-titrée, sorti
le 12 juin 2020 sur Netflix,
Bande annonce et
extraits: https://www.netflix.com/fr/title/81045635
https://www.imdb.com/title/tt9777644/soundtrack
https://www.imdb.com/title/tt9777644/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
A juste titre, James
Baldwin disait qu’il attendait une «autre» production cinématographique qui
aborde l’histoire du point de vue du «deuxième niveau d’expérience» et Spike Lee
est certainement un des représentants les plus prolifiques de ce cinéma en contrepoint,
construisant son travail comme une mosaïque faite de focus sur des événements
de l’histoire américaine, filmés sous un autre angle. Ce qui est toujours très
juste dans sa façon d’aborder le récit, est que partant de références et de
codes culturels afro-américains, Spike Lee arrive directement au cœur de l’éternel
humain, et qu’au-delà de la saveur et des clins d’œil propres à l’Afro-Amérique,
les thématiques et enjeux sont évidemment les histoires de tous, aussi universelles que La femme du boulanger de Pagnol, un chef-d’œuvre intemporel.
Le film raconte une
histoire simple, ce sont toujours les meilleures pour broder et approfondir,
comme sur les standards de jazz: quatre vétérans afro-américains de la guerre du Vietnam y
retournent une génération après (un côté Vingt
ans après d’Alexandre Dumas), pour ramener les restes du corps de leur chef
de groupe, aussi leur chef spirituel, Stormin’ Norman («La Tourmente»), mort
accidentellement lors d’une attaque; mais pas seulement… Ils sont aussi à la
recherche d’un «trésor», des lingots d’or tombés du ciel qu’ils ont enterrés
dans la jungle pour financer le combat des droits civiques de cette époque, selon le
souhait de leur chef. Le groupe est rejoint par le fils de Paul, torturé par ses
fantômes, ses aigreurs de vie, et curieusement soutien de Donald Trump: ce fils
s’appelle David, quête l’attention de son père et assure la fonction symbolique
en tant que professeur d’histoire.
Ce rôle est sans doute celui que
Spike Lee
aurait pu endosser s’il avait été plus jeune comme dans ses premiers
films:
celui de l’observateur qui va aller au bout de cette jungle touffue
d’empilements d’intérêts et de conflits à démêler et à régler pour
sortir dignement
de l’affaire, par l’analyse des tenants et aboutissants d’un conflit
entre
nations, s’emboîtant en poupées russes jusqu’aux tourments
psychologiques
individuels, en passant par les luttes collectives et les racismes
multiples, parfois inattendus. Chaque personnage (américain, français,
vietnamien du Sud
et du Nord) symbolise une sensibilité de cette guerre du Vietnam, des
problématiques parfois paradoxales, des façons de penser qui mutent au
fil des
circonstances.
Cette manière chorale de tourner le scénario rappelle le beau Miracle at St. Anna (Spike Lee, musique
de Terence Blanchard, 160mn, 2008, Usa-Italie) sur la campagne d’Italie,
jusqu’au surnaturel qui intervient ici aussi en flashs d’explication, en
compléments d’information, de même que les images d’archives sociales
et
politiques, qui jalonnent la Grande Histoire, ponctuent les souvenirs
personnels
et enrichissent encore le débat.
Enfin, le film rend hommage au cinéma (Apocalypse Now, peut-être aussi à cause
de Marlon Brando, l’ami d’Harry Belafonte, un des argentiers des droits civiques, l’ami
de Spike Lee, la mémoire vivante dans BlacKKKlansman, Spike Lee, 2018),
aux Temptations de Detroit, le groupe
mythique de la Motown, en reprenant leurs prénoms: Otis (Williams), le
parrain médecin amoureux d’une alors-prostituée locale, David (Ruffin) le
fils-fil conducteur du récit, Melvin (Franklin) le chercheur d’or, Eddie (Kendricks)
le vendeur de voitures crâneur et ruiné, et Paul (Williams), le névrosé
trumpiste. Norman (Whitfield) étant leur auteur-compositeur de textes plus
engagés et là, le penseur-chef au combat, fédérateur de tous les instants.
La
France est représentée par ses deux faces, la deuxième génération campée par
une fille de la grande bourgeoisie ex-coloniale essayant de compenser ce qu’a
fait sa famille sur place, par son ONG de déminage, et l’ancienne génération
jouée par un Jean Reno corrompu et manipulateur post-colonial à souhait.
Comme
souvent chez Spike Lee, le côté shakespearien de la mise en scène horlogère se conjugue avec l’autre
versant du théâtre, Bertolt Brecht, qui interrompt le récit par des faits réels
marquants pour faire interagir et réfléchir le spectateur séance tenante. A
l’évidence, une façon alternative de filmer, une perception différente du réel,
un feeling plus direct qui auraient
intéressé le cinéphile-philosophe et compagnon du Dr. Martin Luther King, Jr., James
Baldwin.
Le
hasard étant
facétieux, le film est sorti pendant les manifestations de protestation
«Black
Lives Matter», suite à l’assassinat filmé de George Floyd, en pleine
campagne
électorale masquée, confinée et chahutée aux Etats-Unis, avec un mode de
diffusion par ordinateur individuel révélateur des mutations, pas
forcément du goût des cinéphiles qui préfèrent les salles obscures, mais
alors que le confinement de la vie économique et sociale empêche de s’y
rendre –le cas encore aujourd’hui,
car l’obligation du port du masque en salle est une atteinte aux libertés publiques.
On
repasse alors, chez soi, du film au quotidien, avec la sensation insolite que la
situation est encore plus fragile aujourd’hui qu'à la période de la Guerre du Vietnam;
à croire que les humains n’apprennent jamais rien de ceux qui les gouvernent… «Une
guerre ne se finit jamais, ni dans la tête, ni dans la réalité» dit un des
frères de ce sang versé sans compter. Le film se termine sur un remake de la guerre pour le magot, puis
sur une note plus optimiste d’un trésor qui trouve finalement des chemins humanistes.
Spike Lee reste fan des fins apaisées, au moins en partie, ne serait-ce-que
pour redonner du sens là où il n’y en a plus du tout.
|
Musiques de l'âme
Deux documentaires sur Arte
Aretha Franklin - Soul
Sister est un
documentaire récent (de France Swimberge, production Program33/Arte, 2020,
France, 52min.) sur le parcours d’une femme dont «le deuxième niveau d’expérience»
(James Baldwin) a fondé l’inspiration, l’expressivité et le caractère
irréductible. Le film met en perspective tous les filtres de cette star
jusqu’au bout du cortège de Cadillac roses prévu pour son enterrement: de sa
ville de Detroit, MI, aux avant-postes des combats pour les droits civiques dans
le laboratoire de l’industrie taylorisée, produisant talents musicaux, rythme
et salles de spectacles à profusion, jusqu’à sa lutte en tant que fille, femme,
mère, promotrice de sa communauté maltraitée, pour imposer le r-e-s-p-e-c-t, et
sœur de cœur d’Angela Davis, une communiste en Amérique. Une documentation
visuelle accompagne les interviews, notamment des images d’Aretha au piano, de
ses mains, de son image sur les murals de sa ville.
A voir avant le 3 octobre 2020.
https://www.arte.tv/fr/videos/090610-000-A/aretha-franklin-soul-sister
A la manière tzigane (de János Darvas,
production EuroArts/MDR/Arte, 2020, Allemagne, 53 min.) est un voyage au pays des primas qui sont des solistes si
exceptionnels qu’ils reconnus comme chefs spirituels par leur communauté. Leur
liberté musicale sans borne est la clé de leur virtuosité qui fascine Claude
Debussy en 1910 lors d’un voyage en Hongrie, lui faisant dire à propos de Béla
Radics (1867-1930, Hongrois): «Ce violoniste joue comme un démon… il aime
beaucoup plus la musique que nous.», et Maurice Ravel qui essaie d’approcher au
plus près de l’âme sensible de la violoniste Jelly d'Arányi (1893-1966) avec la
rhapsodie Tzigane écrite en 1924. Deux
musiciens Barnabás Kelemen (violoniste) et Lajos Sárközi Jr. (multi-instrumentiste)
issus de cette lignée nous racontent cette histoire de la musique: Pali Pertis
(1906-1947), grand-père de Barnabás Kelemen, a fait le voyage jusqu’à Paris à
l’été 1939 (Django Reinhardt était à Londres) et Jëno Farkas (1899-1949) jouait
alors dans les cafés réputés de Budapest et dans les films allemands.
A voir
avant le 27 novembre 2020.
https://www.arte.tv/fr/videos/089114-000-A/a-la-maniere-tzigane
Jazz du voyage: l’accent, le son et l'attaque de l’Europe Centrale et Orientale
Django Reinhardt & Stéphane Grappelly Quintette du Hot Club de France, Pierre «Baro» Ferret, Marcel Bianchi (g), Louis Vola (b), «Tears», 1937
Django Reinhardt & Stéphane Grappelly, Premier mouvement du concerto en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, 1937
Django Reinhardt solo, «Parfum», 1937
Django Reinhardt & Stéphane Grappelly Quintette du Hot Club de France en live, «J’attendrai», Londres été 1939
Joseph Reinhardt, Stephane Grappelli, Vivian Villerstein, Babik Reinhardt, Eugene «Ninine» Vees, Mitzo et Loulou Weiss, Emmanuel Soudieux...
Marius Preda «Straight no Chaser»
Art Tatum et György Cziffra
Stochelo ROSENBERG, Florin NICULESCU, Rocky GRESSET, «Les yeux noirs»
Jascha Heifetz, «Bess you is my woman now», «My Man’s Gone Now» (Gershwin's Porgy and Bess, arr. Heifetz)
Trio Rosenberg, «Nuages» en Hongrie
Angelo Debarre, Ranji Debarre, Miraldo Vidal (g), Fabrizio Montemarano (b), Monteroduni, Italie, 2014
Les points communs entre les
deux pratiques sociales de la musique sont nombreux, allant des conditions de
vie des deux communautés à leur liberté débridée, en passant par le moyen de
transmission orale (Aretha dit ne pas lire la musique et apprendre de sa sœur,
et les jeunes de Lajos ont un apprentissage peu conventionnel), les deux mettant
l’accent l’imprégnation par l’échange humain pour percevoir le feeling. Pas sûr que ces âmes hypersensibles
se formeraient avec la distanciation a-sociale et les masques… L’art sans
ferment l’humain se résume décidément à une exécution!
|
Les années 68
1968: The Global Revolt
Documentaire de Don Kent (1968: The Global Revolt), produit par Arte, Artline Films, Gebrueder Beetz Filmproduktion, Griga Filmes, 194 min., 2018, Allemagne-France-Norvège
https://www.arte.tv/fr/videos/072424-001-A/les-annees-68-1-2
https://www.arte.tv/fr/videos/072424-002-A/les-annees-68-2-2
https://www.imdb.com/title/tt8448848/fullcredits?ref_=ttrel_ql_1
https://www.youtube.com/watch?v=Ok-pnBszF94
Un documentaire en deux parties, Les années 68, est actuellement disponible sur Arte: partie 1: La vague (1965-1969) et Partie 2: L'explosion (1970-1975), de 97 min. chacun. Le réalisateur Don Kent,
digne héritier britannique des chroniqueurs historiques (il a vécu la
période), a su mettre en évidence qu’un sujet (privé ou public,
philosophique ou scientifique), un art, une expression n’existent pas
seuls, en suspension dans l’air, a nihilo, in abstracto,
en un seul point circonscrit, sur la planète; il illustre aussi le fait
que les réactions de causes à effets ne s’arrêtent pas aux portes des
patelins, provinces ou Etats, à l’intérieur de notre seule petite
planète percluse de géostratégies d’intérêts divergents. De l’esthétique
(au sens étymologique de perception profonde), aux arts populaires et à
la politique: il y a zéro pas, c’est la vie dans ses différentes
expressions. Des protestions pour les Droits civiques à celles contre la
Guerre du Vietnam, aux revendications de libre parole des étudiants,
des opprimés sociaux, économiques, culturels, politiques (dont les
femmes, homosexuel/le/s et combats pour la planète), soutenus par
d'autres moins opprimés, mais tous ensemble défenseurs de libertés
fondamentales et de la gestion des ressources, aux expériences
alternatives d’Etats non alignés revendiquant l’auto-détermination, le
droit à l’auto-défense (Black Panthers réfugiés et Festival Panafricain
d’Alger, 1969), il s’agit d’un continuum de réflexion humaine
universelle, d’une recherche collective, d’une quête Peace & Love, parfois drôle, mais le plus souvent dangereuse du fait de la violence «légitime» (ou non) de la répression étatique.
Ce
travail, bien fait, montre le niveau consistant et profond des luttes
populaires internationales d’alors, des Pays de l’Est aux Etats-Unis en passant par Cuba,
de la Chine au Japon, de l'Amérique-du-Sud à l’Afrique et l’Europe,
quand aujourd’hui la vie cérébrale se concentre dans l'écran des jeux
vidéos/réseaux sociaux/TV/smartphone, en disant sans vergogne: «Vous
n’avez pas honte de nous léguer ce monde dans cet état!». Ce véritable reset mental (nettoyage-réinitialisation de données) provoquant l'effacement mémoriel après cette décennie de brain storming (émulation
imaginative collective pour trouver des idées-solutions alternatives)
–seul socle de conscience historique pour continuer à défendre les
libertés individuelles et collectives– ce reset mental
donc, a aujourd’hui détruit massivement la Terre et les humains au lieu
de contenir a minima l’appétit des dominants démultiplié par les
algorithmes; il est certain que garder le linge numérique sans se
mouiller correspond davantage au regain du «Moi» nombriliste
des quatre dernières décennies, en s’illusionnant sur le fait que si je
ne m’occupe de rien et de personne, les prédateurs ne s’occuperont pas
de moi, et je vivrais en paix en m’autodisculpant du fait que je pourrais
polluer, voyager, profiter, sans rien détruire, sans voir la misère, sans voir la vie dans sa réalité, les assassinats politiques (un très beau blues d’Otis Spann pour Martin Luther King: https://www.youtube.com/watch?v=jduG-J9972E)1: faut-il être puéril pour y croire?
Les
enfants désirés (modification notable due aux droits à la contraception
et à l’avortement à cette époque) post 1968 vont être élevés dans cette
insouciance Peace & Love, de
la conquête d’une idée du bonheur dans la démocratie, caressée par
leurs parents, déjà grands-parents aujourd’hui, leur ôtant toute
résistance endurante à la violence d’Etat par jeunisme érigé en ennemi
de la mémoire populaire, statuant que les «acquis» de naissance sont dus
et peuvent être remplacés par des placebos de libertés virtuelles, et
qu’avoir une (im)posture alimentaire suffit à se déculpabiliser, quand
d’autres crèvent d’inégalités et de pollutions dues à la consommation de
masse: la conscience –l’intérêt, la conviction?– de classe, du statut
social confèrent aux privilégiés le droit de chérir leur somnolence
plutôt que s’exposer, avec un peu de courage, au moins par la pensée et
la parole: il a fallu deux mois de bataille pour confronter l’opinion et
les Etats concernant l’abandon inadmissible des plus faibles dans le
meurtre collectif que nous connaissons actuellement au sujet d’un virus.
Comme le formule clairement Erri de Luca, écrivain italien: «la
génération suivante n’a rien gardé de l’expérience révolutionnaire,
elle l’a refusée en bloc, elle l’a ignorée en bloc… ce genre d’héritage
ne se transmet pas, on s’en empare ou non… tout le monde s’occupe de ses
petites affaires… j’appartenais à une génération anti-fasciste, c’était
quelque chose que nous avaient transmis nos parents, ceux qui avaient
souffert non seulement de vingt ans de fascisme mais aussi de la guerre
où le fascisme les avaient entraînés… on a dû finalement accepter de
s’engager dans un combat bien plus important qu’une simple révolte… En
1969, la police italienne tirait sur les ouvriers et les travailleurs
agricoles qui manifestaient, c’était une police fasciste... il n’y a pas
eu d’épuration après guerre... les fascistes étaient restés en place.»
Ces
idées nous font instantanément penser au cinéma italien des années
1970, sans concession pour les dominants et les dominés, raide dans les
moindres travers de ceux qui se plaignent sans jamais s’impliquer, raide
avec le terrorisme d’Etat, le rapport frontal de domination, le pouvoir
(attentat de Piazza Fontana en 1969, «stratégie de la tension»). Tom Zé (avec Caetano Velozo, Gilberto Gil, mouvement tropicaliste politico-musical contre la dictature brésilienne né en 1967) dit avec un bon sens lapidaire: «Sous une dictature, penser est un crime.» Evidemment! Mais ce qui va sans le dire, va encore mieux en le disant. Les images d’archives et témoins directs sont encore là –de toutes opinions– et parlent, ne les ratez pas! S’endormir
dans le confinement cérébral est le seul virus réellement mortel pour
l’humanité –c’est notre actualité de 2020– mais ça, la pensée unique
aura toujours intérêt à le taire!
Hélène Sportis
1. Lyrics de «Blues for Martin», 1968, écrit lors de l’assassinat de Martin Luther King
Otis Spann (p, voc, 21 mars 1924 ou 1930, Jackson ou Belzoni, MI - 24 avril 1970, Chicago, IL)
Oh, did you hear the news
Coming out of Memphis Tennessee yesterday?
Yes fellows, I know you had to've heard the news
That happened down in Memphis Tennessee yesterday
There came a sniper
And wiped Martin Luther King's life away
On the 4th of April in the year 1968
On the 4th of April in the year 1968
You know there come a mean man
Pop a bullet through Dr. King's head
Oh, when his wife and kids came down
All they could do is moan
Oh, when his wife and kids came down
All they could do is moan
Now the world's in a revolt
‘Cause Dr. King is gone.
Oh, as-tu entendu les infos
Venant de Memphis Tennessee hier?
Oui les gars, je sais que vous devez avoir entendu les infos
De ce qui s'est passé hier à Memphis Tennessee
Un tireur d’élite est venu
Effacer la vie de Martin Luther King
Le 4 avril de l'année 1968
le 4 avril de l'année 1968
Tu sais qu'un homme mal intentionné
A tiré une balle dans la tête du Dr King
Oh, quand sa femme et ses enfants sont descendus
Ils ne pouvaient que gémir
Oh, quand sa femme et ses enfants sont descendus
Ils ne pouvaient que gémir
Maintenant le monde est révolté
Car Dr King n’est plus.
© Jazz Hot 2020
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I Called Him Morgan
Documentaire de Kasper Collin, produit par Kasper Collin Produktion/Submarine Deluxe/Film Rise, 92 min., 2016, Suède-USA, en version originale sous-titrée, sorti le 27 juillet 2017 sur Netflix
https://www.imdb.com/title/tt4170344
Bande annonce: https://www.youtube.com/watch?v=yxLByThNvWU
La récente disparition de Jymie Merritt (1926-2020, voir nos «Tears»), qui fut le contrebassiste de Lee Morgan (1938-1972, Jazz Hot Spécial 2006), est l’occasion de revenir sur le documentaire I Called him Morgan dans lequel il intervient: un drame shakespearien qui se déroule entre le fleuve Hudson et l’East River. Une tragédie qui mène Lee Morgan, trompettiste surdoué, à une fin violente et prématurée, à seulement 33 ans. Ce long-métrage haletant est construit uniquement sur les récits des protagonistes et témoins directs, essentiellement des musiciens et des proches, dont le principal —autour duquel s’est bâti le film et qui nous est parvenu de façon quasi miraculeuse– est celui d’Helen More-Morgan, l’épouse de Lee, auteur des coups de feu qui le blessèrent mortellement dans la nuit du 18 au 19 février 1972.
Les circonstances ayant permis le recueil de sa parole sont une histoire dans l’histoire. On doit ce précieux témoignage à un jeune professeur, Larry Reni Thomas qui donne des cours sur les civilisations anciennes à des adultes dans un lycée de Wilmington, en Caroline-du-Nord, à la fin des années 1980. Parmi eux, une dame, d’une soixantaine d’années, qui n’a semble-t-il pas suivi de grandes études mais d’une grande vivacité d’esprit. Celle-ci lui apprend, alors qu’il se présente à elle comme étant aussi animateur de radio jazz, qu’elle est la femme de Lee Morgan, celle-là même dont tout admirateur du trompettiste connaît la terrible responsabilité. Larry Reni Thomas propose à Helen Morgan de l’interviewer. Mais ce n’est que huit ans plus tard, à sa propre demande, que le professeur et présentateur pourra enregistrer son récit de vie sur une cassette audio. L’interview se déroule en février 1996. Hélène décèdera en mars.
Vingt ans après, le réalisateur suédois et amateur de jazz –déjà auteur d’un My Name Is Albert Ayler en 2006– Kasper Collin (né en 1972), nous fait revivre l’histoire de ce couple qui ne réchappe pas des terribles épreuves individuelles traversées avant même de se former. Née en 1926 dans une zone rurale de la Caroline-du-Nord, Helen a un premier enfant dès 13 ans, puis un second l’année suivante. Déterminée à vivre une autre vie, elle abandonne la garde de sa progéniture non désirée à ses grands-parents et s’installe en ville, à Wilmington, NC. A 17 ans, elle épouse un homme de deux fois son âge (rencontré la semaine précédente!), mais qui meurt noyé. Helen s’installe alors à proximité de sa belle-famille, à New York. Avec autant d’énergie que de débrouillardise, elle y fait sa place. Elle se construit une vie de femme indépendante qui fréquente qui lui plaît et fait ce qu’elle veut; ce qui ne l’empêche pas de renouer avec son fils aîné, Al Harrisson, qu’on entend également dans le film, qui vient la trouver à 21 ans. En outre, le monde du jazz l’attire: elle fréquente les clubs et les jam-sessions. Cuisinière hors-pair, elle tient salon et table ouverte dans son petit appartement, au sud de Central Park, près du Birdland, où les amis –et notamment les musiciens– se succèdent, persuadés de l’excellence du gueuleton, alors que leur pitance n’est pas toujours assurée.
C’est ainsi que Lee Morgan se retrouve au domicile d’Helen More un soir d’hiver, en 1967. Le jeune prodige de Philadelphie, qui a déjà à son actif une brillante carrière de sideman et de leader1, est en plein déshérence, rongé par la drogue. Il a mis son manteau au clou pour se payer une dose, ne travaille plus. Helen tombe amoureuse de Lee, qui a à peu près l’âge de son fils, et le prend en charge. Ils emménagent dans le Bronx, loin des autres musiciens; Helen l’envoie en cure de désintoxication, le remet au travail. Elle est sa femme; c’est un mariage de fait, sans officialisation institutionnelle. Elle est sa confidente, son infirmière, sa gouvernante et son manager, prenant aussi la direction de ses affaires: c’est elle qui signe les contrats et organise tout. Lee revient à la vie et au firmament du jazz. Il s’investit, à l’initiative de son ami, le contrebassiste Paul West, dans la transmission vers les jeunes musiciens, lui-même se sentant très reconnaissant de l’enseignement des Anciens au sein du Jazzmobile Workshop. Il s’implique politiquement dans la lutte pour les Droits civiques2. Le couple connaît une période de bonheur; Lee compose pour sa femme «Helen’s Ritual»3. Mais Lee demeure une personnalité fragile. Il est toujours dépendant de la drogue et peut-être aussi étouffé par l’amour trop «maternel» d’Helen. Il entame une liaison avec une amie de jeunesse, Judith Johnson qui livre aussi sa version des faits dans le documentaire. Le drame survient le soir du 18 février 1972: Lee Morgan est programmé avec son groupe au Slugs’ Saloon, dans l’East Village. New York est prise dans une tempête de neige et Lee a failli ne pas arriver; il a eu un accident de voiture avec Judith sur le chemin. Helen a décidé de venir ce soir-là, et une altercation éclate entre les trois protagonistes. Lee met Helen dehors, mais elle revient à l’intérieur un pistolet à la main, celui que Lee lui a donné, elle tire. Lee meurt le matin du 19 février de l’arrivée trop tardive de l’ambulance bloquée par la neige.
Plaidant coupable, Helen Morgan écope d’une courte peine. Quelques années plus tard, elle quitte New York pour revenir à Wilmington. Là, elle s’investit au sein de l’église de quartier pour aider les autres. Toujours pleine de ressources, elle devient une personnalité de premier plan au sein de la communauté. Parmi les prises de paroles à la fois drôles, touchantes, extrêmement précises et sensibles des musiciens –Billy Harper, Jymie Merritt, Bennie Maupin, Wayne Shorter, Charli Persip, Tootie Heath, Larry Ridley–, qui chacune éclairent le parcours de Lee Morgan et la vie de couple avec Helen, l’intervention finale de Paul West livre la conclusion de ce drame: «J’étais fâché contre elle. C’était ma première réaction, la haine. J’étais fâché contre elle d’avoir commis cet acte sur quelqu’un que je considérais comme un ami, quelqu’un qui a tellement contribué à notre musique dans sa courte vie. (…) Cela dit, je ressentais de la compassion. Parce que j’avais conscience que c’était cette femme qui avait littéralement sorti cet homme du caniveau. (…) Et c’est elle qui lui a permis de redevenir un artiste, un être humain.»
I Called him Morgan est l’inéluctable tragédie de deux vies difficiles, de deux fortes personnalités sur fond de jazz, de vie nocturne et d'intensité des sentiments. C'est aussi et surtout le portrait, remarquablement porté à l'écran, d'une femme qui a forgé sa destinée par sa seule volonté, et a passé la majeure partie de sa vie à exercer des solidarités de proximité avec autant d'énergie que d'intelligence.
Jérôme Partage
1. Originaire de Philadelphie (un creuset qui restera très présent dans son parcours par le choix de ses partenaires), Lee Morgan s’est imposé par une maturité musicale exceptionnelle, dès l’âge de 18 ans, d’abord dans le big band de Dizzy Gillespie (1956-58), puis au sein des Jazz Messengers d’Art Blakey (1958-61, puis 1964-65). Parallèlement, il commence à enregistrer sous son nom pour le label Blue Note dès 1956. Le gamin talentueux et insouciant qui –à l’image de ses copains, dont Charli Persip qui évoque son souvenir dans le documentaire– aime les habits à la mode, les voitures et les jolies filles, commence à consommer de l’héroïne durant son premier passage chez les Messengers et doit quitter le groupe (ainsi que le pianiste Bobby Timmons) en 1961, épuisé par la drogue. Il se met alors en retrait durant près de deux ans, retournant à Philadelphie, période durant laquelle il tente, semble-t-il, de «décrocher». Il opère un retour en force en décembre 1963 en enregistrant un disque majeur, The Sindewinder (Blue Note). Mais alors qu’il a débuté une seconde carrière où se manifeste un formidable renouvellement artistique, Lee Morgan est rattrapé par ses démons (à la suite d’une overdose, il se brûle même gravement à la tête en tombant inconscient contre un radiateur), lesquels l'ont de nouveau mis en marge de la scène jazz lorsqu'il rencontre Helen More en 1967. Voir sa biographie et discographie détaillée dans le Jazz Hot Special 2006.
2. Jymie Merritt compose à sa demande le titre «Angela», en hommage à Angela Davis, qui figure sur son ultime enregistrement du 28 janvier 1972 (We Remember You, voir chronique dans Jazz Hot n°490-1992): https://www.youtube.com/watch?v=P4XYhNr4RVo
3. Ce titre apparaît dans l’album Caramba (1968, Blue Note).
© Jazz Hot 2020
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En Política
En Politique
Documentaire
de Jean-Gabriel Tregoat et Penda Houzangbe, produit par petit à
petit production, DHR/AVIFCinemas, Vosges Télévision, 2018, 107mn, France,sortie le 18 mars 2020
Ce documentaire
(le second de ce tandem) est tourné dans les Asturies (nord-ouest de
l’Espagne), à l’occasion des élections «autonomiques» (dans les communautés autonomes) de 2015, mais
impressionne d’emblée par sa portée universelle et intemporelle (depuis l’Antiquité) de toute situation où de
nouveaux venus en politique institutionnelle –là au Parlement des Asturies–
même rompus au militantisme actif moderne, se retrouvent à négocier ferme,
surtout avec eux-mêmes, pour savoir jusqu’où ne pas aller pour ne pas se corrompre,
ne pas renier son programme ni trahir l’électorat, et arriver à cibler
l’objectif essentiel: obtenir des contreparties incertaines dans des
marchandages pour commencer à peser, mais avec le risque de compromission, ou préserver
l’intégrité pour tenter de gagner les élections suivantes afin de vraiment
changer la façon de faire de la politique.
Le film ouvre sur une partie de
football métaphorique présentant les protagonistes, leur engagement, la solidarité,
les aléas de la vie publique et suit les partisans de Podemos dans leurs échanges avec des électeurs, avec les
questions toujours pendantes: «Comment
trouver de la crédibilité quand on n’a jamais été élu, et une fois élue, que
faire pour la gauche (disloquée) quand elle arrive au pouvoir, même
numériquement majoritaire, si un de ses partis s’est déjà discrédité dans des
liaisons dangereuses?»
Les ressorts dramatiques, du fait des enjeux réels pour
la population luttant avec très peu d’atouts contre les dégâts de la crise de
2008 (en Espagne, la tension politique est restée palpable depuis 1937), vient
aussi du travail imaginatif de construction narrative pour donner à «tout»
voir dans un éventail de nuances très ouvert, de la voix off d’un journaliste imaginaire qui observe, renseigne le spectateur sur des éléments rajoutant de la
complexité, aux débats tous azimuts, internes, entre partis, au
sein du Parlement, voire avec d’anciens camarades «de la rue», en
passant par les incontournables tweets qui montrent l’effet délétère de ce type
de communication instantanée.
Au fil de la crise financière qui a tout
contaminé jusqu’aux comportements des individus dans ce chaos régressif, plusieurs
réalisateurs œuvrent pour dégager des pistes de réflexions sur nos temps
modernes de régression sociale, moins poétique que chez Charlot, des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes (2015, 3 parties) dont l’imaginaire
débridé porte la misérable réalité du Portugal,
à J’veux du soleil (2019, 76mn), road movie de Gilles Perret et François
Ruffin sur l’épisode des
Gilets Jaunes en France, en passant par Adults
in the Room (2015, 124 mn) de Costa Gravas,
retraçant l’autre facette de l’Europe mettant à genou la Grèce. Le combat, les
espoirs et la dynamique politique pour «l’après» sont des thèmes de
prédilections pour les réalisateurs de documentaires et de fictions depuis
toujours, avec sans doute la prime au néo-réalisme italien dont le Nous nous sommes tant aimés d’Ettore
Scola (1974, 124 mn) restera un chef d’œuvre aigre-doux d’analyse sociale et
politique sur le «avant, après». De l’autre côté de l’Atlantique,
la tension dans le berceau du jazz qui aurait
pu être le «nouveau» monde en 1776, puis en 1865, puis en 1964,
vient de cette difficulté à penser cet «après» démocratique, sans
rapport de domination. En Política continue cette tradition d’analyse approfondie des mécanismes de pouvoir et des
possibilités de le morceler, de l’équilibrer, de le partager, indispensable
pour la démocratie actuellement en péril dans la mondialisation, donc aussi en
Europe, car lorsque le minimum de sécurité vitale n’est plus assuré, l’individu
n’a plus l’esprit à réfléchir «l’après» avec d’autres, il se
concentre sur sa propre survie, son espace mental rétrécit, et le contrat
social, porté à bout de textes par nos philosophes des Lumières, vole en
éclats. Rendez-vous au cinéma le 18 mars, comme pour fêter l’anniversaire du
début de la Commune de Paris en 1871, une xième période de l’histoire qui a
rêvé l’«après».
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I Hate Your Guts / The Intruder
Film de Roger Corman (5 avril 1926, Détroit, MI), produit par Gene (24
septembre 1927, Détroit, MI) et Roger Corman, Los Altos Productions 1961, 80mn,
USA, musique Herman Stein (1915-2007), avec William Shatner, Frank Maxwell,
Charles Barnes, Leo Gordon
(disponible sur Arte.tv jusqu'au 16 mai 2020).
https://www.youtube.com/watch?v=ijFwO0iuIeY(bande annonce)
https://www.youtube.com/watch?v=zwgMuDQzm2I (film complet en VO non sous-titré)
https://www.imdb.com/title/tt0055019/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
Ce film s’inspire,
en 1961, des événements de Little Rocks, AR, en 19571, d’une actualité encore
brûlante, puisque l’année qui précède le tournage, des élèves afro-américains
n’avaient encore pas pu intégrer le lycée de Sikeston, MO, où la production du
film plante son décor pendant trois semaines très inquiétantes pour tous.
Autant dire que la tension n’a pas besoin d’être feinte puisque la force de
cette fiction réside dans la réalité de la ségrégation vécue au jour le jour,
celle qu’on ne peut pas simuler, la peur réelle au fond des yeux qui ne peut
être «jouée», qui transpire sur la peau, la haine des dominants
pathologiques dans les sourires carnassiers, les rires vulgaires, dans la
méchanceté qui dispute la galerie de portraits au crétinisme clinique.
Comme
pour ses autres films, Roger Corman, a l’efficacité de sa formation
d’ingénieur
et le talent des dramaturges antiques: pas un mot ni une expression
fugace inutile, la foule raciste est recrutée sur place et n’a pas
besoin de
«formation» dramatique car elle est «parfaite» dans le
rôle; la musique est d’une implacable pesanteur malsaine sauf dans trois
scènes
où des airs parkériens aèrent un peu l’atmosphère; rien n’est laissé au
hasard, toutes les idées sont exploitées jusqu’à la corde (sans jeu de
mots). Les
problématiques abordées sont le drame américain, du racisme dans toutes
ses dimensions à la loi du plus fort classique (argent, sexe, âge,
corruption, armes,
attentats), en passant par le péril rouge (judéo-communiste pour être
précis). Le proviseur du lycée est campé par
Charles Beaumont, l’écrivain du roman dont il a tiré lui-même aussi le
scénario
pour le film2. Tout est en place pour régler son compte au Sud profond.
Est-il besoin de rajouter
qu’en 1960, Gene Corman, le frère cadet coproducteur du film, travaille avec
Harry Belafonte (l’infatigable activiste grand argentier pour le Mouvement des
droits civiques, encore aux côtés de Spike Lee en 2018 dans BlacKKKlansman) sur le disque My Lord What a Mornin’3 dont le
livret est écrit par Langston Hughes (1902-1967), le poète de la Harlem
Renaissance poursuivi pour communisme, et qui a vécu à Paris, comme Roger Corman,
25 ans plus tard. Car dans l’Amérique de la chasse aux sorcières, l’espace
rétrécit tant que les courageux se connaissent, se soutiennent, même s’ils
pensent différemment, le propre de la démocratie pour ceux qui la pratiquent.
A
propos de courage, le titre initial I
Hate our Guts est de loin le meilleur car le film s’attache à faire la
«gamme Pantone» de toutes les formes de lâchetés et de
«tripes» (guts)
justement, de l’individu à la foule, de celui qui croit être un grand homme (le
rôle de L’Intrus, titre resté au film
pour la postérité), en fait un nazillon à la petite semaine qui hait ceux qui
ont du courage, à celui qui est bien dans sa peau, voudrait vivre en paix, avec
la modestie de son métier de camelot-vendeur-bonimenteur mais seul fin
psychologue pour pouvoir rétablir le contrat social en douceur dans un pays explosif.
Il y a aussi le
journaliste qui va d’abord se soumettre à son actionnaire-potentat local, avant
d’arriver à comprendre ce qu’il doit faire en conscience contre la ségrégation
et de le payer le prix fort. La partition des femmes du film est aussi large et
souvent même plus complexe.
Enfin, la palme du courage et de la maturité
revient à Joey, l’élève qui va s’avancer «dans la vallée de la
mort», scène qui rappelle Marlon Brando, encore un soutien de Martin Luther King, dans son martyre Sur les Quais d’Elia Kazan (1954), vallée où son révérend vient de laisser la vie lors de l’explosion de son église, scène
prémonitoire de la réalité de cet attentat du 15 septembre 1963 dans
une église de Birmingham en Alabama qui tua 4 jeunes filles et en blessa
22 autres, connue des amateurs de jazz par l’émouvante composition «Alabama» de John Coltrane, autre soutien de Martin Luther King.
Lorsqu’on
voit la perfection de ce film à petit budget,
dans un cadrage et une photo magnifiques en noir et blanc, théâtral
comme un drame antique, avec une narration et une analyse aussi aboutie,
on se demande comment le cinéma dépense souvent autant d’argent pour ne
rien dire. A ne rater sous aucun prétexte.
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LA LONGUE MARCHE VERS L’ÉGALITÉ
UN BLUES SANS FIN
«Vos armes sont les mots» (The Great Debaters)
A
propos de plusieurs films récemment diffusés sur différentes chaînes de
télévision, sur le grand écran des salles de cinéma et disponibles le
plus souvent en DVD: Green Book, Selma, The Great Debaters, Lee Daniels’ The Butler, Ray, King: de Montgomery à Memphis, Detroit, Miracle at St. Anna, I Am Not Your Negro. Quatre de ces films ont déjà fait l'objet de chroniques dans ces colonnes (Detroit, Ray, Green Book, King), et quatre autres (Selma, The Great Debaters, Lee Daniels' The Butler, I Am Not Your Negro) sont chroniqués ci-dessous après le texte d'introduction…
«Ma mère venait d’un milieu très modeste
et elle en avait gardé les habitudes. Plus jeune, elle lavait le linge
de familles blanches, pour quelques cents. Et si le travail ne leur
allait pas, les gens lui jetaient le linge à la figure pour qu’elle
recommence. Vous pouvez vous faire une idée de ce qu’était sa vie quand
vous voyez la mère de Ray Charles dans le film Ray (1). J’ai pleuré
quand j’ai vu ce film… Toujours est-il que lorsque mon père a fait
fortune, il a engagé une bonne. Ma mère l’a renvoyée! Elle ne voulait
pas que quelqu’un d’autre s’occupe de la maison.» Mighty Mo Rodgers, Jazz Hot n°684, été 2018
Dans son livre Le diable trouve à faire (The Devil Finds Work:
The Dial Press 1976, New York, France: Capricci 2018, traduction
Pauline Soulat) James Baldwin (1924, Harlem NYC-1987, St-Paul-de-Vence)
donne «sa» lecture, au travers de «son» expérience afro-américaine de la
réalité, de films «classiques» qui, pour différentes raisons, l’ont
interpellé, qu’il s’y retrouve ou, le plus souvent, qu’il ne s’y
retrouve pas du tout. Il précise alors en quoi ces films constituent une
déstabilisation, une violence, une modification –voire une dégradation–
de l’image de soi par le fait de subir la perception erronée des
autres, allant jusqu’au dégoût de soi découlant du simple regard de
«l’autre»; il s’agit des deux niveaux d’expériences entre deux
populations au sein d’une même nation –les Etats-Unis– (la condition des
femmes étant un autre niveau d’expérience) que James Baldwin met en
évidence par des extraits commentés de films. Textes et films sont
également repris dans le documentaire de Raoul Peck Je ne suis pas votre nègre (I Am Not Your Negro).
Selma, The Great Debaters, Green Book (8), Lee Daniels’ The Butler, comme Ray (1), King, de Montgomery à Memphis (2), Detroit (3), Miracle à Santa Anna (4), ont précisément en commun de proposer une perception alternative
de ce deuxième niveau d’expérience, théorisé par James Baldwin dans I Am Not Your Negro,
titre d’un documentaire qui vaut par la présence, l’intelligence et la
voix de James Baldwin, de revisiter le langage cinématographique
dominant, qu’il soit consensuel ou critique, avec d’autres yeux,
d’autres points de vue.
En effet, pour combattre le révisionnisme ambiant (la propension
systématisée actuelle à réécrire l’histoire en fonction de la
conjoncture, des intérêts du moment, y compris des documentaristes),
autant que pour tenter le plus honnêtement possible l’aventure
démocratique, il est indispensable, vital, de croiser les perceptions,
les expériences de vie. Car celui qui profite d’un privilège, activement
en l’acceptant ou passivement ou encore en le contestant parce que
c’est simplement une réalité installée de longue date (l’homme par
rapport à la femme, la majorité religieuse ou ethnique par rapport à la
minorité, le riche par rapport au pauvre, le valide par rapport au
handicapé, etc.) a rarement la bonne foi d’admettre l’étendue de
l’inhumanité de la condition de ceux-celles qui sont soumis(es). Parce
que cela constituerait une «faiblesse» dans le rapport de domination
qui, seul, l’anime vis-à-vis de l’autre pour les actifs, par simple
préservation du confort autant qu’inconscience pour la plupart, et pour
les plus ouverts parce que n’ayant pas conscience de l’autre niveau
d’expérience, il est difficile d’en saisir les conséquences au fond de
soi, donc d’en envisager le caractère insupportable.
Ainsi, dans Selma qui relate la grande marche pour les Droits
civiques à laquelle se joignit Martin Luther King, ou dans les
entretiens et les rencontres relatés dans I Am Not Your Negro par
James Baldwin, dès qu’une avancée démocratique au nom de l’humanisme le
plus essentiel doit être concédée par le pouvoir, sous la pression de
ceux qui luttent, pour aller vers l’égalité et l’équité (l’absolu de la
justice), ce n’est jamais possible «ici et maintenant» sans contrepartie
pour le dominant, invalidant et pervertissant l’avancée elle-même par
une concession contradictoire: chaque pénible pas franchi vers la
dignité ne l’est qu’obtenu de très haute lutte, et après beaucoup de
violences pour ternir l’image de ces luttes exemplaires et justifier une
contrepartie. D’où la tension extrême et les émeutes inflammables entre
communautés aux Etats-Unis où le pouvoir et l’argent ont toujours été
les références de réussite, où la charité ne supporte pas la solidarité
et la conquête sociale.
Avec d’autres films comme La Couleur des sentiments (5), La Couleur pourpre (6), Colère en Louisiane (7), Une Saison blanche et sèche (9), Mississippi Burning (10), le cinéma de Spike Lee dans son ensemble, ces films et
documentaires sont donc des contributions salutaires à une
reconstruction mentale souhaitable du monde qui s’incarne avec les
langues parlées, les dialectes, par les accents, dans les gestes, les
expressions, les regards, les intonations, les références, les codes
culturels, les préjugés de l’éducation selon le temps et le lieu. Mais
il faudra encore beaucoup de temps, de livres, de scénarios, de films,
de documentaires, pour rééquilibrer, contrebalancer et finalement
enrichir la production existante, déjà écrite, filmée, et surtout gravée
dans notre inconscient collectif comme sur un microsillon, et qui
véhicule le rapport de domination en technicolors.
Si on peut écrire ça à propos de la réalité afro-américaine, cela
vaut aussi pour d’autres minorités et pour les femmes –qui sont plus de
la moitié de l’humanité– comme l’expliquaient clairement Claude McKay
(1889-1948) dans «Un sacré bout de chemin» (A Long Way from Home, 1937, traduit par Michel Fabre, Editions André Dimanche-Marseille 2001: «… pour chaque changement … en direction d’une égalité, les femmes devront se battre en tant que femmes.» page 367), Chester Himes (1909-1984, La Croisade de Lee Gordon)
ou James Baldwin (1924-1987) qui ciblent dans leurs ouvrages les dégâts
irréversibles sur les plans humains, sociaux, psychologiques mais aussi
artistiques et économiques, engendrés par le rapport de domination qui
contrevient au besoin fondamental d’égalité sans lequel il n’est pas
possible, sauf pour les démagogues, de parler de justice, de liberté, de
fraternité ou de démocratie.
Car ces dégâts irréversibles s’aggravent au fil du temps, deviennent
plus complexes, plus pervers, le compteur tourne et le cumul augmente.
Martin Luther King avait une conscience aigue de cette urgence: «Nous ne pouvons plus attendre… car il est temps d’encaisser notre chèque de retard.»
Quand le révérend-prêcheur fait place au révolutionnaire social, même
non violent, son propos devient insupportable pour les dominants: il a
toujours su qu’il en paierait le prix de sa vie comme cela apparaît dans
le film Selma et dans le documentaire King. Un autre fin
connaisseur des rapports corrompus de domination, Rudyard Kipling
(1865-1936) dans la société anglo-indienne à la charnière XIXe-XXe
siècles, avait très tôt formalisé cette inévitable «comptabilité»en
écrivant cet aphorisme: «Rien n’est réglé tant que tout n’est pas complètement et équitablement réglé».
Si les dominants se
rassurent, corruption et démagogie aidant, dans la période de régression
que nous traversons en ce début de XXIe siècle (accroissement de toutes
les inégalités, disparition des libertés fondamentales), et si la
planète, pas plus que les Afro-Américains ou les femmes, ne prennent le
chemin de régler leurs comptes en dépit d’une propagande malsaine et
perverse, ces films et ces documentaires, parmi quelques autres, ont
choisi de ne pas occulter la réalité et proposent une autre vision de
l’humanité…
Hélène et Yves Sportis © Jazz Hot 2020
1. Ray, de Taylor Hackford, musique Ray Charles, Craig Armstrong, 152mn, 2004, USA
https://www.imdb.com/title/tt0350258/reference
https://www.youtube.com/watch?v=jVHCQfcugdw
2. The Martin Luther King Film Project (King, de Montgomery à Memphis),
d’Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de Joseph
Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of Congress,
175mn,1970, USA, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr)
https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=1864865
https://www.youtube.com/watch?v=-WN1_EEqRpg https://www.imdb.com/title/tt0065944/
3. Detroit, de Kathryn Bigelow, 143mn, 2017, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#Detroit
https://www.youtube.com/watch?v=OAigWWYe1TE
4. Miracle at St. Anna (Miracle à Santa Anna), de Spike Lee, musique de Terence Blanchard, 160mn, 2008, Usa-Italie
https://www.imdb.com/title/tt1046997/
https://www.youtube.com/watch?v=OxZ9NK1YDD4
5. The Help (La couleur des sentiments), de Tate Taylor, d’après Kathryn Stockett, 146mn, musique Thomas Newman, 2011, USA
https://www.imdb.com/title/tt1454029/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=2-aolLbrH8k
6. La Couleur pourpre (The Color Purple), de Steven Spielberg, d’après Alice Walker, Prix Pulitzer 1983, 154mn, musique Quincy Jones, 1985, USA
https://www.imdb.com/title/tt0088939/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=6_OgJ7hB8TE
7. A Gathering of Old Men (Colère en Louisiane), de Volker Schlöndorff d’après Ernest Gaines, 91mn, musique Ron Carter, 1987, USA-RFA
https://www.imdb.com/title/tt0093076/releaseinfo
8. Green Book, de Peter Farrelly, 130mn, musique Kris Bowers, 2018, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#GreenBook
https://www.youtube.com/watch?v=vDFnYOOovp8&list=PLszdKGvlcAUeSOb8fq-BMDSk0Zly4rZVN&index=1
9. A Dry White Season (Une saison blanche et sèche), d’Euzhan Palcy, d’après André P.Brink, 97mn, musique de Dave Grusin, 1989, USA
https://www.imdb.com/title/tt0097243/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=u3bw7yZmtGI
10. Mississippi Burning, d’Alan Parker, d’après des faits lors du Freedom Summer de 1964, 128mn, musique de Trevor Jones, 1988, USA
https://www.imdb.com/title/tt0095647/fullcredits
https://www.youtube.com/watch?v=987lXKJqHbY
*
SELMA
Selma, film, Ava DuVernay, 2014, 128mn, Cloud Eight Films/Harpo Films/Pathé/Plan B Entertainment, USA/Royaume-Uni
Selma
parle de l’impossibilité pour un Afro-Américain en 1965 (population
majoritaire en Alabama) de s’inscrire pour voter, malgré le 15e
amendement de la Constitution des Etats-Unis ratifié en 1870 qui
garantit le droit de vote aux Afro-Américains. Il s’agit donc d’un combat
d’arrière-garde ségrégationniste, en réaction directe au Civil Rights Act de
1964 du 3 juillet 1964 (la discrimination est illégale). L’angle
particulier de la réalisatrice Ava DuVernay est de faire entrer le
spectateur dans le détail concret et pratique des vies, pensées, débats
juridiques et politiques qui se croisent, aussi à l’intérieur du
Mouvement des Droits Civiques, aussi entre femmes et hommes, au travers
de personnages, soit historiques comme Martin Luther King et ceux qui
les entourent –famille, amis, opposants–, soit inconnus dans leurs
quotidiens heurtés de ce début d’année 1965.
Ils vont former,
ensemble, les marches (février-mars) de ceux qui se sont impliqués dans
la réflexion, l’organisation, la participation et le partage
d'expériences antérieures (depuis décembre 1955, «Montgomery-Rosa
Parks», donc depuis dix ans de luttes «non-violentes» mais violentes
dans la réalité des faits et des pouvoirs) pour la mise en place de
stratégies, d’action ou d’attente, en fonction de l’autocrate local, de
l’évaluation de la prise de risque sur les vies des non-violents, en
fonction de l’impact médiatico-politique intérieur et international, des
négociations en cours avec le pouvoir fédéral lui-même ferraillant avec
d'autres pouvoirs –locaux, FBI de J.E. Hoover, mafias, économiques–, de
la prison injustifiée, des pressions entre opinions publiques, de
l’impact de la religion, des moyens matériels ou de temps nécessaires de
formation à la non-violence, de la fatigue et de la lassitude, autant
de facteurs aléatoires et combinables pour arriver à inverser le rapport
de force.
L’expérience est terrible physiquement et en tensions extrêmes,
émotionnellement, mais la marche va jusqu’à Montgomery et obligera à
voter un nouveau texte de loi, le Voting Right Act (Loi du 6 août 1965), très contraignant, pour obliger les dominants
historiques au moins à respecter la Constitution de l'Union. Un chemin
effroyable, à marche forcée, la peur au ventre, car le retour en arrière
n’est plus possible; un chemin qui dévoile sans détours les raisons et
conditions de l’assassinat ultérieur de Martin Luther King en 1968.
• Martin Luther King, Autobiographie, Textes réunis par Clayborne Carson, 2017 https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027125#Luther
• 28 Mars 1963, I Have a Dream, un rêve d'égalité: Retour sur le discours de Martin Luther King, Jr. (Jazz Hot n°665, 2013)
*
THE GREAT DEBATERS
LE GRAND DÉBAT
The Great Debaters (Le grand débat), Film, Denzel Washington, 2007, prod. Denzel Washington, 126mn, USA
Melvin
Beaunorus Tolson (dans la vraie vie 1898-1966), un enfant de la Harlem
Renaissance (selon Alain LeRoy Locke sur l’impérative nécessité pour les
Afro-Américains d’être éduqués pour faire valoir leurs talents: The New Negro,
1925), éduqué, diplômé, poète, explique à ses élèves l’importance de
maîtriser parfaitement l’art du discours : le langage et l’organisation
de la pensée.
Le spectateur est transporté au Wiley College
«réservé» aux élèves afro-américains à Marshall au Texas (Etat du Sud),
en plein désastre humain suite à la Crise de 1929, dans une atmosphère
irrespirable de ségrégation et de lynchage. Le défi du film est de
progressivement faire se concentrer l’attention sur l'importance d'un
entrainement «au débat», malgré et en raison-même de l’environnement
délétère, de montrer la confrontation de ces jeunes apprenants, au
langage châtié et à la pensée structurée, à leur soumission à des
racistes au vocabulaire limité mais détenteurs puisque blancs du pouvoir
«légitime» de vie et de mort: un renversement de situation qui fait
également la part belle à une élève qui amène ses outils alternatifs à l’équipe masculine. Une phrase revient en riff pendant tout le film: «à une loi injuste nul n’est tenu d'obéir»
mantra de Saint Augustin, philosophe chrétien-berbère d’Algérie qui, en
matière de loi «injuste», avait eu le loisir de faire le tour de la
question. Le film, grâce à la licence permise à toute œuvre, pousse
l’expérience jusqu’à faire débattre et gagner l’équipe de Wiley contre
Harvard, université wasp (white anglo-saxon protestant)
par excellence, au prix d'un travail acharné sur des années mais qui
fait sens, y compris et surtout psychologiquement, pour acquérir les
codes et le mental d’«égaux», la force de ne plus se soumettre. Le
professeur ne craint pas non plus d’aller «éduquer» les fermiers la nuit
pour qu’ils s’organisent et se défendent, quels que soient les risques
vitaux encourus.
L’image
de soi, le courage de transformer en discours de combat, de mise en
accusation de la société, un exercice à l’origine formel et de formation
au pouvoir arbitraire des élites, juste pour le besoin d'excitation
d’une société qui ne jure que par la rivalité et l'inégalité qu'elle
doit générer, sont au cœur du film: ce sont les deux niveaux
d’expériences mis en évidence par James Baldwin, entre ceux qui se
battent pour écraser les autres (plus ou moins consciemment), et ceux
obligés de se battre pour ne pas mourir, qui réinventent une alternative
solidaire autant par nécessité vitale que par culture. C'est aussi
l'histoire et le fondement du jazz.
*
LEE DANIELS’ THE BUTLER
LE MAJORDOME
Lee Daniels’ The Butler (Le Majordome), Film, Lee Daniels, 132mn, 2013, Laura Ziskin Productions et Windy Hill Pictures, USA
Le
scénario, inspiré d’une histoire vraie, a le mérite de passer en revue
une grande partie des culpabilités de l’Amérique: la maltraitance, le
viol, le meurtre, l’exploitation, les injustices de toutes natures,
toutes liés à la ségrégation érigée en système, sur quatre générations,
et les différentes formes de résistances et aptitudes que les
Afro-Américains ont dû développer face à cette violence récurrente pour
survivre et se réinventer, de l’observation méfiante des maîtres pour
éviter que les situations ne dégénèrent, à l’évasion, en passant par
l’action politique des Black Panthers, la fonction armée et violente ou
les mouvements pour les droits civiques de non-violents.
Parti de
sa Géorgie natale, le Majordome finira par travailler 30 ans à la
Maison Blanche et, une fois à la retraite, y sera reçu en tant qu’hôte
de marque du nouveau Président Obama. La succession des Présidents
américains est une galerie de sept portraits peu recommandables, quelles
que soient les apparences qu’ils veulent donner, ou parfois ne veulent
même plus se donner la peine de sauver. Le père et le fils, par la
distance de leur condition, de leur vécu, de leur différence de ressenti
à la soumission, se trouvent en opposition, conflit symbolique fort qui
décrit les débats internes à la société afro-américaine, pour décrypter
comment le pouvoir blanc peut y compris se servir de ses serviteurs
noirs «qui se tiennent bien»
comme répond, de manière prémonitoire, James Baldwin à l’évocation de la
prophétie de Robert Kennedy, qui promet un «Président noir» dans 40 ans
en 1968, qui se réalisera avec l'élection de Barack Obama. Car Barack
Obama s'est en effet «bien tenu».
La fin du film permet de rester
sur une note d’espoir –le père et le fils se réconcilient dans la lutte
solidaire pour l'égalité: le fils qui lui reste devient député, l’autre
enfant étant mort au Vietnam–, et avec la lueur de 2008 qui n’aurait pas
manqué d’être également ternie, si le bilan des deux mandats de Barak
Obama avaient été relatés, compte tenu de la dégradation
socio-économique et de sécurité des conditions de vie des
Afro-Américains depuis lors, de la dégradation de l'inconscient
collectif des Américain(e)s et sa résultante: l'élection de Donald
Trump.
Une mécanique infernale qui ressemble à l’absurde
d'Albert Camus dont personne ne sort jamais, ni les victimes, ni les
bourreaux, par la force séculaire de la reproduction du modèle social
inégalitaire à l’œuvre dans toute son inertie perverse. Même sur le plan
des relations entre les personnes (hors institutions), rien n’est
simple ni jamais acquis dans cette insécurité générale ; la survie
consiste à durer, passer les épreuves, par des moyens qui ne sont pas
enseignés dans les écoles. Chacun essaie de se frayer un chemin, à
tâtons, sans être vraiment sûr de ce qu’il fait, ni pour lui, ni pour
les autres.
*
I AM NOT YOUR NEGRO
JE NE SUIS PAS VOTRE NÈGRE
I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre), Film Documentaire, Raoul Peck, 2016, 93mn, Velvet Film, France/USA/Belgique/Suisse
Raoul Peck a réalisé précédemment Lumumba, inspiré de l'histoire de Patrice Lumumba (indépendance du Congo), ainsi que Le Jeune Karl Marx, sur la jeunesse de Karl Marx et Friedrich Engels en Allemagne, à Paris et à Londres. Il
a également été ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995
à 1997. Le cinéaste a été président de la Fémis de 2010 à 2019 (Ecole
nationale supérieure des métiers de l'image et du son, Université de
Paris).
Le
documentaire a remporté de nombreuses récompenses (Oscars 2017, César
en 2018, British Academy Film Award 2018…) et a été plébiscité par la
presse («Un film qui change la vie», selon le New York Times mis en avant par Arte pour la promotion du film). En France, le film est sorti en salles en 2017 et a été diffusé sur Arte et YouTube sous le titre français de Je ne suis pas votre nègre.
En VO, c’est l’acteur Samuel L. Jackson qui donne sa voix au texte; en
version française, c’est Joey Starr (rappeur, acteur et producteur).
Les
mots essentiels de James Baldwin, la qualité du montage et de la
recherche de Raoul Peck, dont la biographie explique en partie la
sensibilité, malgré nos quelques critiques, font de ce documentaire une
belle réussite, un indispensable pour tou(te)s car c'est une grand
moment de philosophie, une leçon de vie, exprimés par James Baldwin avec
des mots sincères, directs, clairs et précis totalement dénués de
pédanterie, de la perversité, du conformisme et de la bien-pensance
d'aujourd'hui; un message particulièrement déterminant pour les amateurs
de jazz s'ils veulent approfondir leur connaissance de ce qu'est le
jazz. James Baldwin, né à Harlem, est le digne enfant de la Harlem
Renaissance, dont il porte l'universalité et l’attachement au Siècle des
Lumières. La densité de sa pensée se prête mieux au livre qu’au
documentaire, malgré le plaisir de le retrouver à formuler lui-même sa
pensée, à moins que l’on ait la volonté de réécouter de nombreuses fois
ce documentaire pour saisir toutes les nuances et articulations de
pensée…
Coproduit, conçu et réalisé par le réalisateur
haïtien Raoul Peck (Port-au-Prince, 1953), ce documentaire se fonde essentiellement sur les écrits (un
texte inachevé et inédit de James Baldwin, intitulé «Remember This House») et
la parole enregistrée et filmée de James Baldwin dans des émissions (Dick Cavett Show, 1968),
à l’occasion
de conférences dans des universités comme Cambridge, et sur des images
d’actualités de 1950 à nos jours, avec des images également de James
Baldwin en compagnie de nombreux participants de la lutte pour les civil rights (Harry Belafonte, Sidney Poitier, Marlon Brando…). Le tout est augmenté d’images d’archives
sur le mouvement des civil rights (droits civiques) et les différents mouvements de lutte des Afro-Américains, sur une musique de
fond où domine le jazz-blues malgré l’évitable Bob Dylan pour accompagner
l’assassinat de Medgar Evers, et parfois une musique dramatique grand public
comme pour l’ouverture du documentaire, quelque peu déplacée parce
que le leitmotiv de James Baldwin n’est pas la fiction mais la réalité, et que
pour un enfant de Harlem, sa réalité, c’est le jazz et le blues qui la traduisent le mieux.
A l’aide des mots de James Baldwin (1924-1987), le réalisateur met en
perspective la conquête, jamais acquise par les Afro-Américains, de l'égalité, des civils
rights promis pourtant par une constitution républicaine du
Siècle des Lumières ancienne de deux siècles, améliorée depuis par la lutte des
Afro-Américains. Le récit doit tout au
texte de James Baldwin, en projet à l’été 1979 comme expliqué dans un
courrier
du 30 juin à son éditeur, Jay Acton, sur une autre histoire des
Etats-Unis
fondée sur la lutte et les assassinats de trois militants, amis de James
Baldwin, luttant pour la cause
de l’égalité des Afro-Américains en
Amérique: Medgar Evers (membre de la National Association for the
Advancement
of Colored People, 1925-1963, assassiné dans son garage par un membre
des White
Citizens’ Council, une organisation suprémaciste); Malcolm X (1925-1965,
membre
de Nation of Islam jusqu’à 1964, puis de sa propre obédience, assassiné
par des
black muslims avec la complicité passive ou active du FBI); et Martin
Luther
King (1929-1968, assassiné par un militant suprémaciste, James Earl Ray,
thèse
parfois contestée). Comme le dit le natif de Harlem: «L’histoire des Noirs
en Amérique, c’est l’histoire de l’Amérique, et ce n’est pas une belle
histoire.»
Le film vaut d’abord et essentiellement par la
parole et les mots, puissants, précis et choisis avec scrupule, nuance
et discernement, de
James Baldwin, qui déplace l’habituelle thématique médiatique, politique
ou
universitaire de «la question noire aux Etats-Unis» vers la seule et
vraie question
qu’impose la réalité des faits: «L’inégalité dans la société américaine
est la source de violences dont sont victimes les Afro-Américains».
Derrière la redéfinition des
problèmes américains à partir de la réalité (les fantasmes du racisme
générés
par l’action des dominants) plutôt qu’à partir des victimes (les
Afro-Américains), se situe le seul avenir de la nation américaine. Plus
largement, la confrontation des vécus, du réel («les niveaux
d’expériences»), l'abandon de l'immaturité par la population blanche,
sont la
seule solution pour une future vie commune et pacifique. Par son
analyse, chirurgicale de
précision (la description très factuelle, avec des mots du quotidien, de
ce qu’est être afro-américain aux
Etats-Unis: l’inégalité, l’indignité, l'absence de liberté, la négation,
la terreur, la violence, la
mort au quotidien), James Baldwin éclaircit et intensifie (la cruauté du
réel) la
réflexion pour qui est en état de la comprendre, qui en a la volonté,
c’est-à-dire aussi de sentir dans sa chair, le caractère
insupportable de l’inégalité, la négation, l’indignité, l'absence de liberté, la terreur, la violence,
la mort au quotidien, même si James Baldwin ne se fait aucune illusion: «Certains Blancs
n’ont pas de haine pour les Noirs, ils les ignorent.»
Il raconte ainsi
l’impasse personnelle d’une rencontre amoureuse d’une jeune fille euro-américaine avec
laquelle un jeune afro-américain ne peut se montrer en public, partager la rue et le
métro, et sa découverte de l’inégalité, de la ségrégation et de la peur: «Nous avons créé une légende à partir d’un
massacre. Ça fait un choc à 6-7 ans, alors que vous admirez Gary Cooper, de
découvrir que les Indiens, c’est vous!» James Baldwin est féru de
cinéma, et
le cinéma est souvent l'illustration –c'est particulièrement bien mis en
valeur dans ce documentaire– de son analyse de la réalité de la
société américaine, pour confronter les «niveaux d'expérience» des
populations afro et euro-américaines, une confrontation qui ne se fait
pas dans la réalité dans une société ségréguée, empêchant toute prise de
conscience par absence de sensibilité, de maturité.
Il évoque les «niveaux d’expérience» (le vécu)
différents de la population euro-américaine («les Blancs») et
afro-américaines
(«les Noirs»), et de ce refus, par confort, par corruption, par
immaturité cultivée, par esprit ludique et jouissif, par boulimie
consommatrice, par
volonté donc, pour les uns de comprendre l’indignité de ce que vivent
les autres:
«Les Blancs sont devenus des monstres
moraux.» La solution, que James Baldwin propose toujours malgré son
manque
d’espoir, passe par le renoncement que s'imposeraient les
Euro-Américains eux-mêmes à cette
corruption et à cette infantilisation qui consistent à penser comme
«naturel» ou «évident» qu’un Euro-Américain
possède, en Amérique, par naissance, un statut privilégié par rapport à
un Afro-Américain. James Baldwin fait de cette impératif la seule issue
de la nation américaine, et reste toujours prudent et réaliste:
«Le pays rêve d’une solution finale.»
Ce décryptage et cette redéfinition des
questions, cette pensée alternative qui puise sa force dans la vraie vie, de James Baldwin s’étendent à toutes les réalités d’indignité et aux débats qu’elles
soulèvent partout et tout le temps. On parle en Europe, en France, en
Allemagne de la «question juive» (sous des formes très perverses encore de nos jours), quand il faudrait parler de la France,
de l’Allemagne, etc.; on parle de la «question des femmes», quand il faudrait parler des
hommes; de la «question des banlieues», «des pauvres», quand il faudrait parler
des dominants, des inégalités, des riches, etc.
Cette parole de James Baldwin est donc
lumineuse car elle éclaire d’un jour, d’un angle nouveau, et reste très
actuelle, universelle. Comme le montre en partie le documentaire par des
images des années
2010, l’Amérique n’a pas évolué sur le fond de manière positive, son
inconscient collectif reste inchangé comme l'élection de Donald Trump le
confirme. Malgré
l’ascension sociale de quelques Afro-Américains, dont le Président Obama
élu en
2008 («Si on se tient bien, on peut devenir Président»
dit James Baldwin en 1968), 50 ans après la mort de Martin Luther King, Jr.,
en 2018, la ségrégation, les
inégalités sociales, le racisme et le suprémacisme sont restés des
tares ancrées
au plus profond de l’inconscient collectif américain, et une une réalité douloureuse pour les Afro-Américains, de toutes conditions
sociales, de tous les âges, des deux sexes, sur le terrain et dans les têtes, palpable par tout visiteur
étranger, génératrices de
violences racistes et qui empêchent une solidarité de la
nation
américaine. De ce fait, la nation américaine n’existe toujours pas, et même,
l’accroissement des inégalités aux Etats-Unis et en Europe, sur le modèle
économique américain oligarchique qui accentue les inégalités, et
fondées maintenant sur le modèle communautaire religieux entériné par
les Etats
au service de l’oligarchie, génère l’apparition de fractures béantes au
sein
des sociétés en Europe, dans des nations millénaires,
similaires sans être exactement les mêmes (l’histoire
est différente) aux fractures américaines, toujours instrumentalisées
par l'ensemble des pouvoirs pour diviser les résistances (cf. le film The Butler).
Le documentaire, écrit à distance de l’auteur, 30 ans
après sa mort, pervertit parfois son objectif par volonté quelque peu forcée et anachronique de réécriture
ou d’actualisation, pas nécessaire tant la pensée de James Baldwin est limpide, universelle et éternelle. Il instrumentalise aussi par moments (rares) les mots de James Baldwin dans la version
française. Par exemple, le mot «negro» doit se traduire par «noir». Il est employé en anglais par les interlocuteurs de Baldwin ou par Baldwin lui-même même s’il en
sent le caractère insupportable et le rectifie et/ou le remplace parfois par le concept de
«l’homme noir», de «population noire ou blanche» (negro people, white people).
Il est alternativement
traduit en français par «noir» ou «nègre», avec la volonté
d’accentuer le message, car en français, les mots
ne portent pas la même connotation. Cette surcharge n’est pas
nécessaire; par exemple la question initiale de Dick Cavett à James
Baldwin: «Pourquoi les Noirs
(negroes) ne sont pas optimistes?» fait bouillir intérieurement James
Baldwin qui répond pourtant avec un sourire contrarié et une répartie cinglante:«Tant que les gens parleront de cette
manière. La question n’est pas les Noirs (negroes), ici, –et il rectifie– de l’homme noir, ici, mais le sort de ce
pays.»). La voix grave de Samuel L. Jackson avec des sous-titres plus scrupuleux plutôt que celle de Joey Starr avec une traduction contestable, aurait davantage servi l'expression par James Baldwin de l’autre «niveau d'expérience».
Dans le film, les mots du titre «I am not your negro»
n’existent pas dans
les mots de James Baldwin. Ce titre «coup de poing» peut se traduire par
«Je ne suis pas votre serviteur, anonyme», un
faux sens par rapport au message plus profond et digne de James Baldwin
(«Je suis un homme»). C'est peut-être le message de Raoul Peck pour
accentuer la puissance de son film qu'il doit à James Baldwin. Ça ne
s'imposait pas, «Je suis un homme» était tout aussi direct, «punchy» et plus proche du message universaliste de James Baldwin. Citons le
passage qui a, semble-t-il, servi
à ce titre extrapolé: «Ce que les Blancs doivent faire, c'est essayer de trouver au fond d'eux-mêmes pourquoi, tout
d'abord, il leur a été nécessaire d'avoir "un Noir”; parce que je ne suis pas "un
Noir”. Je ne suis pas "un Noir”, je suis un homme. Si je ne suis pas "un Noir”, et si
vous, les Blancs, l’avez inventé, vous devez vous demander: pourquoi?»
Cette
pensée, lumineuse, a-t-elle
besoin d'autre chose? A-t-elle besoin de jouer sur la traduction en
français entre «noir» et «nègre» pour accentuer l'effet? Nous ne le
pensons pas. Les
qualificatifs de «noir», «blanc», donnés a priori, globalement, comme
première
description d'un être humain, sans autre explication historique, géographique, biographique, socio-culturelle, sont une ignominie, comme ceux
de «juif», d’«arabe», etc., donnés à priori par simple racisme, et passés aujourd'hui dans le langage courant alors que s'exerce, comme jamais, un contrôle liberticide de la pensée et du langage. Pour le comprendre, il faut
l’avoir ressenti, c'est-à-dire le prendre en plein visage. Pas besoin
de «nègre», «youpin», «rital», «feuj», «beur», etc., pour sentir
l’insulte et l'exclusion, les mots «polis» de la bonne société sont
aussi «éloquents».
James Baldwin et d’autres ont travaillé à
modifier ce vocabulaire fondé sur l’inconscient collectif ségrégationniste et raciste,
car les mots sont au quotidien l’expression profonde, enfouie, de la pensée et la base des relations humaines.
La volonté, une étape nécessaire, de faire évoluer le
vocabulaire pour qui pense, comme James Baldwin que ces termes de «noir» et
«blanc» sont indignes de l’être humain, nous a fait préférer à Jazz Hot de
choisir de décrire les
personnes par leurs actes et quand cela apporte une explication, par
l’origine géographique, même lointaine dans le temps (afro-américain),
et
uniquement quand cela est nécessaire sur les questions touchant
justement au
racisme aussi bien qu’aux arts, à la politique, l’histoire ou la
géographie. Mais
ce choix n’est toujours pas partagé, et y compris dans ce documentaire
pour la version française. Les qualificatifs de «blanc», de «noir» sont
de
ces préjugés, irrationnels, que James Baldwin n’a cessé de combattre
pour poser
la question essentielle: «Si je ne suis
pas "un Noir”, et si vous, les Blancs, vous l’avez inventé, vous devez vous
demander: pourquoi?» Pour comprendre cette pensée, il faut en sentir la douleur au creux de l’estomac, quelle que soit son
origine: les fameux niveaux d'expérience de James Baldwin.
Enfin,
le film se termine sur un contresens par
rapport à son objectif avoué et par rapport à la pensée de James
Baldwin: une
série de portraits de personnes de tous les âges et de tous les sexes
censés
représenter la diversité afro-américaine pour «faire penser» (un procédé
de propagande, la publicité y a couramment recours, et non de
réflexion) qu’ils sont «comme
nous», démarche à contresens et complaisante, comme si ces personnes
avaient
besoin par leur apparence normalisée de se justifier d’exister. Il n’y a
dans
cette galerie que des personnes «présentables» selon les critères
normalisateurs de la société des années 2010. Pas de moches,
pas de laids, pas de gros, de mal habillés, d'hirsutes, d’obèses même.
C'est la négation de ceux qui ne sont pas
dans la norme. James Baldwin n’aurait pas aimé. Heureusement, quelques
dernières images et quelques mots de James Baldwin en toute fin nous
rappellent l'essentiel de ce bon documentaire.
Un très
bon documentaire même, à transcrire car le texte est dense et nécessite
relecture, porté par les mots d’un penseur hors normes, James Baldwin,
doué de
pédagogie, de rigueur intellectuelle, d’honnêteté (le résumé de sa biographie et les raisons de son retour au pays pour
payer sa dette), d’humour, de mémoire et d’une rationalité rassurante dans
notre époque qui manque de toutes ces qualités.
James
Baldwin est mort en France, peut-être
par hasard, peut-être par nécessité, car la France, celle des années
1950-1960-1970,
qui n’existe plus aujourd’hui –même si ce n’est pas son Harlem familial,
avec
sa musique, son poulet frit et ses visages– il le dit et le fait
comprendre,
lui a appris à dominer la terreur, à percevoir, par son expérience, son
vécu, ce
qu’était l’égalité au quotidien, à penser une alternative. Les idéaux
(au moins) de la grande Révolution –l'égalité d’abord car d'elle
dépendent les deux autres pieds de cet édifice, la liberté et la
fraternité– ont bercé la pensée de la Harlem Renaissance jusqu'à la
lutte des civil rights, Martin Luther King et James Baldwin. James Baldwin n’est pas le premier, ni le seul à le
sentir et à le dire. Le regretté Ernest Gaines qui vient de disparaître, et avant lui Claude McKay, Chester Himes, Richard Wright, Langston Hugues et quelques autres, artistes et pas seulement, passés par la France,
nous racontent dans leurs œuvres avec talent et sincérité leur soif d'égalité.
Ironie de
l’histoire, la France, qui cofinance ce film en
2017, a laissé en 2018 des promoteurs immobiliers détruire une grande
partie de
la maison de St-Paul-de-Vence où a résidé depuis 1970 l’écrivain lors de
ses
séjours en France, un philosophe indispensable à la richesse de la vie
culturelle de son pays
d’adoption (local et national) aux côtés des Jacques Prévert, Simone
Signoret,
Yves Montand, la famille Renoir et quelques autres. Comme aurait pu dire
Simone: «La France n’est plus ce qu’elle était…», et ça se sent jusque
dans la version
française de ce (bon) documentaire.
*
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BLUE NOTE RECORDS BEYOND THE NOTES
Blue Note Records Beyond the Notes, Film Documentaire de Sophie Hubert, produit par Mira Film/Eagle Rock Entertainment, 85mn, Suisse-USA, 2018, en
version originale sous-titrée (disponible en DVD) https://bluenoterecords-film.com/fr
Blue Note Records
Beyond the Notes sort en DVD à l’occasion des 80 ans de la célèbre maison de disques qui
organise chaque année son festival, au mois de novembre à Paris. Sa richesse
documentaire (interviews passées et récentes, photos, vidéos, extraits des
prises de studio non exploitées où l’on peut saisir quelques brefs échanges
entre producteurs et musiciens…) en fait un témoignage précieux de cette
histoire particulière du jazz, celle de Blue Note, label entré dans la légende comme
étant toujours à la pointe des «révolutions» successives, rendues possibles par la personnalité d’Alfred Lion qui
liait amitié, cherchait à comprendre son temps, parlait beaucoup avec les
musiciens, les encourageait à jouer de nouveaux morceaux, payait les
répétitions, pendant que Francis Wolff avait toute latitude pour cadrer ses
photos. Son talent de photographe fut aussi indispensable à l’identité
artistique de Blue Note, comme celui du graphiste Reid Miles (1927-1993) qui, à
partir du milieu des années 1950, créé les visuels des pochettes de disques: une
véritable équipe d’artisans d’art. Les archives photographiques de Francis
Wolff sont d’ailleurs dévoilées dans le film par Michael Cuscuna (producteur
indépendant et consultant depuis 1984 pour Blue Note sur les rééditions,
également créateur du label Mosaic Records) qui en est aujourd’hui propriétaire.
Le documentaire n’évoque que brièvement les circonstances de la création du label et le
parcours originel de ses deux figures tutélaires, Alfred Lion (1908, Berlin-1987,
San Diego, CA) et Francis Wolff (1907, Berlin-1971, New York, NY) qui se
retrouvent à New York pour échapper au nazisme. Lou Donaldson relate
souvenirs et anecdotes avec un humour irrésistible, tout comme Rudy Van Gelder
(1924-2016)1, le grand
ingénieur du son de Blue Note (mais aussi Prestige, Verve…); ils décrivent la
proximité des deux producteurs avec les musiciens (on imagine que le racisme
dont étaient victimes les Afro-Américains faisaient écho à leur propre
parcours); Alfred Lion et Francis Wolff étaient avant tout soucieux
d’enregistrer les disques qu’ils avaient envie d’entendre. Lou Donaldson
qualifie de crapules les producteurs de l’époque: «sauf Alfred qui respectait
tout le monde».
Blue Note, à ses débuts, porte son intérêt sur les musiciens du premier jazz: Albert Ammons, Meade Lux Lewis,
Sidney Bechet, James P. Johnson ou encore Sidney DeParis. Puis, comme Charles
Delaunay à Paris, les deux amis perçoivent la valeur du bebop émergeant, Alfred
Lion se prenant d’une véritable fascination, doublée d’une profonde amitié, pour
Thelonious Monk. Débute ainsi une série de quatre longues sessions (1947-1952)
bien que la musique de Monk peine à trouver son public. Dans la foulée, deux
autres figures du bop, Art Blakey puis Bud Powell rejoignent également Blue
Note, tandis que les années 1950 voient l’arrivée d’une foule de jeunes talents
dont les noms vont s’inscrire dans l’histoire du jazz: Clifford Brown, Lou
Donaldson, Horace Silver, Lee Morgan, Hank Mobley, pour n’en citer que
quelques-uns, puis John Coltrane avec l’album Blue Trane (1957,
une nouvelle «révolution» pour le label). C’est
ainsi, au fil des sessions Blue Note (mais aussi d’autres labels
indépendants comme Prestige, Riverside, Atlantic, Contemporary…), que
se poursuit en s'élargissant la grande histoire du jazz. Ce foisonnement
créatif est favorisé
par l’atmosphère conviviale entretenue par Alfred Lion et Francis Wolff
vis-à-vis des artistes, lesquels, en confiance, font venir d’autres
musiciens, à l'instar d'Ike Quebec et Duke Pearson, véritables recruteurs du label. Herbie
Hancock et Wayne Shorter, au détour d’une récente session avec Robert
Glasper,
longuement filmée, racontent leurs souvenirs avec malice: Art Blakey,
Miles,
Alfred Lion et Francis Wolff dont Herbie décrit en riant la fameuse petite danse
qu’il
entreprenait pendant les prises lorsque la musique lui plaisait
vraiment. Ils
expliquent également que, du fait qu’il n’y avait pas de pression, les
deux
producteurs laissaient émerger la musique sans entrave pour atteindre le
cœur de l’expression. Les moyens du label restent au début
artisanaux: Rudy Van Gelder se remémore avec amusement que, durant les
six
premières années de sa collaboration avec Blue Note (1953-59), le salon
de ses
parents a tenu lieu de studio d’enregistrement, jusqu’à ce qu’il fasse
construire son célèbre studio à Englewood Cliffs, dans le New Jersey.
Les années 1960 sont marquées par l'intensification de la lutte pour les Droits
civiques qui imprègne le travail des musiciens2.
Elles seront également fécondes avec Grant Green, Jimmy Smith, Dexter
Gordon, Freddie Hubbard, Joe Henderson
ou les membres du quintet de Miles Davis (qui «adorait» Alfred Lion):
Wayne
Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams. Mais la belle
histoire
prend fin en 1966, alors que Blue Note continue d’élargir le spectre du
jazz avec les musiciens free (Andrew Hill, Eric Dolphy, Ornette
Coleman…). Le documentaire attribue paradoxalement les difficultés du
label aux succès inattendus de The Sidewinder (1963) de Lee Morgan et Song for My Father (1963-64) d’Horace Silver car les distributeurs auraient mis Blue Note sous pression pour ne
plus enregistrer qu’en fonction du nombre de ventes. Ce n’est pas la
philosophie d’Alfred Lion, qui reste un artisan d’art dans l’âme, et face aux
délais de paiement rallongés par les distributeurs et en raison de problèmes de santé, il est
contraint, selon le documentaire, de vendre Blue Note à Liberty Records, une grande compagnie dont les objectifs sont purement commerciaux.
Alfred Lion et Francis Wolff restent un temps sous contrat en tant que
salariés de leur repreneur, puis opposé à la méthode de travail, bureaucratique et à la politique mercantile de Liberty Records,
Alfred Lion quitte le navire en 1967, tandis que Francis Wolff demeure en place
jusqu’à sa mort, en 1971.
Comme pour Stax3,
la volonté de prédation de l’industrie musicale, avatar de la société de consommation de masse, a eu raison d’une aventure
artistique indépendante, fondatrice dans le jazz. Bien sûr, Blue Note Records, qui passe sous
le pavillon d’EMI en 1979 (par le rachat de Liberty Records) puis d’Universal
Music en 2012 (EMI étant racheté à son tour) existe toujours, riche du
prestigieux catalogue de son âge d’or (lequel constitue encore aujourd’hui 50%
des ventes totales du label) et continue de sortir de nouvelles productions. Le
documentaire illustre d’ailleurs très bien, à travers l’interview de Bruce
Lundvall (1935-2015), président de Blue Note Group entre 1984 et 20114, chargé de réactiver la marque après l’arrêt
de 1979, la nouvelle philosophie du label qui cherche à étendre son audience
au-delà des seuls amateurs de jazz. Une stratégie qui passe par le hip-hop dans
les années 1980 (les DJ utilisant volontiers des samples issus du catalogue
Blue Note) ou, au début des années 2000, par la chanteuse pop-folk Norah Jones,
devenue le fleuron de l’ère Lundvall. Nouveau président depuis 2012, le
musicien et producteur Don Was (1952) se félicite bien sûr de cette évolution
hors jazz expliquée aussi par des musiciens d’aujourd’hui, entre jazz et
hip-hop: Robert Glasper (p, ep), Ambrose Akinmusire (tp), Marcus Strickland
(ts), Lionel Loueke (eg), Derrick Hodge (b) et Kendrick Scott (dm): on apprend
par ces jeunes musiciens que la politique des années Reagan (1980-88),
consistait à supprimer les programmes éducatifs et artistiques dans les
quartiers défavorisés (sans doute jugés trop coûteux), privant toute une
génération de l’accès à la pratique instrumentale (ce qui a fortement nuit à la
transmission culturelle en matière de jazz), se rabattant sur d’autres outils
d’expression (comme le hip-hop). Ils insistent sur le fait que cette carence
d’éducation musicale a surtout provoqué, par désœuvrement, une explosion de
violence et de criminalité, dont eux-mêmes se sentent les rescapés. Ils
craignent encore davantage de violence pour l’avenir s’ils n’arrivent pas à
passer le relais aux plus jeunes. C’est l’information la plus inquiétante du
documentaire, même si le message en filigrane de la nouvelle «révolution» Blue
Note est de conclure que le jazz n’est plus qu’une des étapes de son histoire
de la même façon que les grands festivals historiques gardent l’étiquette jazz
en programmant des musiques commerciales. Ce récent
film a en tous cas le mérite de mettre en évidence deux modes de production opposés:
l'un artistique, l’autre répondant à des impératifs financiers.
Jérôme Partage et Hélène Sportis
1. Voir nos Tears.
2. Dont l’albumFree for All d’Art Blakey (février 1964),
enregistré entre la Marche sur Washington (août 1963) et la Marche de Selma à
Montgomery (mars 1965) avec le titre de Freddie Hubbard, «The Core» en hommage au Congress of Racial Equality.
3. Voir notre chronique.
4. Voir aussi son
interview dans Jazz Hot n°536(décembre 1996-janvier 1997).
© Jazz Hot 2019
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They Live By Night
Les Amants de la nuit
Premier film
de Nicholas Ray (1911-1979), produit par John Houseman, RKO, 95 mn, USA, 1948,
en version originale sous-titrée, avec Avec Farley Granger, Cathy O'Donnell,
Howard Da Silva et Marie Bryant1.
https://www.cinematheque.fr/cycle/nicholas-ray-526.html
Ce roadmovie fait
partie de la rétrospective de l’œuvre de Nicholas Ray présentée par la
Cinémathèque de Paris du 29 août au 28 Septembre 2019; il est une sorte
de matrice d’un Nicholas Ray originel, de sa vie d’avant le cinéma, quand il
partageait les expériences jazz, cabaret, littérature et poésie délirante de
Max Gordon (1892-1978) au Vanguard, celles d’Alan Lomax (1915-2002) collectant
les musiques de l’Amérique pour le Gouvernement, dont «Back Where I Come
From» (https://www.loc.gov/item/afc2004004.ms040114/), de sa vie quand il
côtoyait Lead Belly et Woody Guthrie, le Group Theatre d’Elia Kazan ou qu’il
travaillait sur Voice of America (à
partir de 1942), «la voix de l’Amérique», où il avait été recruté
par son futur producteur John Houseman. Toutes ces expériences sont regroupées dans
ce premier film… un état des lieux de sa construction culturelle.
L’histoire est celle des perdants de l’organisation du monde, jeunes, sans
compréhension des règles du jeu imposées par le dessus du panier, qui courent à
deux vers leur perte, s’accrochant désespérément l’un à l’autre d’un bout à
l’autre du film, en essayant en vain mais sans jamais y renoncer, de tenter la
vie de ceux qui ont eu les bons codes à la naissance (entre crise économique,
violence familiale et institutions répressives, résultant des observations et
vécu du réalisateur). Dans leur course, ils passeront une soirée dans un
restaurant chic tenu par la pègre officielle à New Orleans, où chante Marie
Bryant («Your Red Wagon», ton
«carma» dirait-on aujourd’hui quand le sort s’acharne sur ceux qui
s’exposent sans savoir faire autrement), Marie Bryant, qui était aussi une
grande danseuse (elle a donné des leçons à Marlon Brando dans l’école de
Katherine Dunham), chorégraphe (Gene Kelly) et actrice (https://www.imdb.com/name/nm0117183/);
de Louis Armstrong à Duke Ellington, en passant par Lionel Hampton, Ethel
Waters, Nat King Cole ou Lester Young entre autres, Marie Bryant était reconnue
et adulée.
La magie de ce film réside dans sa valeur documentaire de reconstitution
historique de réseaux relationnels très denses et fertiles, à une époque où les
données personnelles n’étaient pas des produits à vendre sans paiement, mais des
expériences partagées pour créer de l’artisanat d’art sous toutes ses formes
par l’émulation et les échanges d’humains en chair et en os.
Hélène Sportis
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Stax, le label soul légendaire
Documentaire de Stéphane Carrel et Lionel Baillon, produit par Arte
France/Flair Production/Universal Music France, 53 min., France, 2018, en
version originale sous-titrée (disponible jusqu’au 24/09/19: www.arte.tv) L’histoire du
label Stax (1957-1975) est celle d’une expérience
solidaire mixte peu commune dans une Amérique agitée par les luttes
liées au mouvement
pour les Droits civiques. Il s’est en effet construit comme creuset
incontournable d'une nouvelle création musicale se voulant
authentiquement afro-américaine, la «soul music», et comme un
acteur à part entière du combat pour la dignité et l’égalité mené par les
Afro-Américains (avec de multiples ramifications le liant à un espace artistique et politique bien plus large), bien qu’aucun projet militant ne présidât à sa
création. Le documentaire, drôle
et émouvant, évoque les fondateurs de Stax, Jim
Stewart (1930-), employé de banque amateur de country music, et
sa sœur,
Estelle Axton (1918-2004), institutrice qui hypothèque la maison
conjugale sans avertir son mari pour établir leurs locaux (un studio
d’enregistrement
et un magasin de disques) dans un cinéma désaffecté du quartier
afro-américain
de Memphis, Tennessee. Ce qui aurait pu se limiter à un simple choix
économique aboutit à
une entreprise intercommunautaire, le magasin de disques –tenu par
Estelle
Axton–, devenant un lieu de vie fréquenté par les gamins et les jeunes
musiciens
du voisinage. Mieux encore, Estelle recommande à son frère les plus
talentueux
qui se retrouvent ainsi à enregistrer pour la compagnie qui s'appelle
alors Satellite Records. Jim Stewart finit par délaisser
la country pour le rhythm and blues et connaît une première réussite
commerciale en 1960 avec le duo entre Rufus Thomas (voc) et sa fille
Carla (voc): «Cause I Love You» (1960), lequel attire l'attention d'Atlantic Records, la célèbre maison disques fondée par Ahmet Ertegün (Erroll Garner, Ray Charles...),
qui noue un premier partenariat avec Satellite Records. Après un
deuxième succès important, avec le titre «Last Night», des Mar-Keys
(1961)1 -une formation, au départ, de
musiciens euro-américains mais qui inclut rapidement des membres
afro-américains-, le label prend le nom de Stax (une autre firme du nom
de Satellite le poursuivant en justice). Autre «tube» issu de la politique intégrationniste
de Stax, celui du quartet «mixte», Booker T. & The M.G.'s (du nom du pianiste/organiste Booker T. Jones) avec «Green
Onions» en 1962. Comptant également dans ses rangs Steve Cropper (g), Booker T. & The M.G.'s devient le nouvel orchestre maison2. Steve Cropper accompagne par la suite d'autres artistes venus enregistrer à Memphis, à la demande d'Atlantic: Otis Redding (voc) en 19623 -dont le guitariste évoque le souvenir avec émotion- et le duo Sam & Dave4,
lequel se retrouve à collaborer également avec le compositeur du label,
Isaac Hayes, recruté en 1964 par sa fréquentation du magasin de
disques.
Progressivement, Stax propose une musique plus enracinée et reflétant l’expression de la communauté afro-américaine de
Memphis sous l'impulsion d'Al Bell (1940-) dont Jim Stewart (décidément étranger à tout sentiment raciste) fait son bras droit à partir de 1965. En ce sens, Stax est positionné à l’opposé
de Motown laquelle cherche à séduire le grand public avec un rhythm and blues
édulcoré. Les deux labels n'en sont pas moins emblématiques de cette nouvelle «soul music», rencontre entre le rhythm and blues, le blues, le jazz et le gospel, initiée et popularisée par Ray Charles5. Homme
et femme «de bonne volonté», comme aurait dit
Martin Luther King, Jim Stewart et Estelle Axton créent ainsi, dans un
Tennessee
férocement raciste, un environnement artistique non ségrégé. La
production musicale du label n'en fait pas moins écho aux événements
marquant la lutte pour les Droits civiques, tel «Soul Man» de Sam & Dave en 19676.
Un peu plus tôt, en mars 1967, une tournée triomphale en
Grande-Bretagne et en France avait pourtant permis aux musiciens de Stax
de recevoir une reconnaissance artistique qu'ils ne pouvaient espérer
dans leur pays (comme les jazzmen avant eux).
Mais cette belle histoire humaine et musicale est victime d’un réel
tragique et d’une volonté de prédation. Tout d’abord, la brutale
disparition d’Otis Redding (10 décembre 1967) et l’assassinat de Martin
Luther
King (4 avril 1968) causent un véritable traumatisme au sein du label,
tandis
que le second provoque une dégradation des relations intercommunautaires
à Memphis (notamment) et le
départ des musiciens euro-américains de Stax. Dans la foulée, Atlantic
Records (récemment
racheté par Warner) profite d’une clause léonine de son contrat de
distribution (signé après l'arrivée d'Al Bell) pour le déposséder de
l’intégralité de son catalogue et de la plupart
de ses artistes. Pour survivre, le label de Memphis démultiplie les
enregistrements (vingt-sept albums en un mois!) grâce à la combativité
d’Al
Bell, à présent vice-président. De nouveaux musiciens
permettent à Stax de se relever, comme les Staple Singers7 et surtout Isaac Hayes (désormais sur le devant de la scène)8.
Ce dernier est un partisan pacifique du mouvement «black power»,
de même que le militantisme d’Al Bell amène Stax à se porter à la pointe
de la lutte
antiraciste, ce qui entraîne quelques remous en interne (le départ
d'Estelle Axton notamment). Un investissement marqué par le
meeting-concert «Wattstax»9,
du 20 août 1972 à Los Angeles, avec
Jesse Jackson, commémorant, in situ, les émeutes de Watts d'août 1965.
Mais l’aventure de ce label indépendant et engagé prend
définitivement fin en 1975, coulé par son nouveau distributeur CBS
Records,
souhaitant éliminer un concurrent gênant, avec la complicité du milieu
bancaire de Memphis qui fut peu empressé de sauver de la faillite cette
firme indépendante, si singulière et remuante10.
Une passionnante leçon de musique, d’histoire, de sociologie, d'économie et de politique: une histoire humaine.
Jérôme Partage
1. Le documentaire commet une inversion chronologique dans son récit en évoquant le succès des Mar-Keys avant celui de Rufus & Carla («Cause I Love You»: https://www.youtube.com/watch?v=fBzYt1UXKMY).
2. Steve Cropper (né en 1941), membre des Mar-Keys et co-auteur de «Last Night» (https://www.youtube.com/watch?v=FNkXUSt9IRU) est également à l'origine du «Green
Onions» de Booker T. & The M.G.'s (https://www.youtube.com/watch?v=gjgjoSsOvi4). Il poursuivra sa collaboration avec Stax jusqu'en 1970. On le retrouve en 1980 dans l'orchestre des Blues Brothers (et des Blues Brothers 2000, 1998), film de John Landis. Par ailleurs, Booker T. & The M.G.'s composeront la musique du film Uptight (Point noir, 1968) de Jules Dassin, un thriller engagé (à l'image du réalisateur
qui fut victime du maccarthysme) sorti juste après l'assassinat de
Martin Luther King: https://www.youtube.com/watch?v=2alRL6oRx7w
3.
Venu chez Stax pour conduire le guitariste Johnny Jenkins (1939-2006), Otis Redding
(1941-1967) insiste pour chanter à la fin de la session. Sa performance
impressionne Jim Stewart qui sort un premier titre sous le nom du
chanteur, «These Arms of Mine» (https://www.youtube.com/watch?v=aUaO50nWnvg). Plusieurs autres ballades langoureuses feront la renommée d'Otis Redding qui devient la plus grande vedette de Stax.
4. Le duo constitué par Sam Moore (1935-) et David Prater (1937-1988), surnommé «Double Dynamite», se fait connaître avec «Hold On, I'm Coming» (https://www.youtube.com/watch?v=Fowldx4hRtI).
Dans le documentaire, Sam Moore raconte (avec humour) son effroi quand
Atlantic l'envoya chez Stax, dans l'Etat sudiste du Tennessee, perspective peu réjouissante pour un Afro-Américain.
5. «The Genius of Soul» développa ce genre à partir du titre «I Got a Woman» dont la mélodie fut empruntée à une chanson gospel, «It Must Be Jesus». Le mot «soul» apparaît pour la première fois avec le titre de l'album Soul Brothers (1958, Atlantic Records) qui réunit Ray Charles et Milt Jackson.
6.
Lors des émeutes de Détroit (23-27 juillet 1967), parmi les plus
meurtrières et destructrices de l'histoire des Etats-Unis, les magasins
tenus par des Afro-Américains furent marqués de l'inscription «soul brothers» afin qu'ils soient épargnés par les manifestants. Inspirés par cet événement, Isaac Hayes et le parolier David Porter composèrent «Soul Man» pour raconter la lutte de leur communauté (https://www.youtube.com/watch?v=1EnM8urBBWI).
7.
Originaire de Chicago, cette formation familiale a accompagné Martin
Luther King notamment pendant les marches de Selma à Montgomery, en mars
1965.
8. Compositeur, pianiste, chanteur, Isaac Hayes accède à la notoriété avec l'album Hot Buttered Soul (1969: https://www.youtube.com/watch?v=SQegEoll5Lc). Il connaîtra également le succès au cinéma, en signant la musique de Shaft (de Gordon Parks, 1971), récompensée d'un Oscar (https://www.youtube.com/watch?v=kfdW4687b_w), et comme compositeur/acteur dans le film italien Uomi duri (Les Durs, Duccio Tessari, 1974) avec Lino Ventura: https://www.youtube.com/watch?v=riyOBFpc888
9.
Le concert dura plus de six heures et réunit pacifiquement plus de 100
000 personnes, avec la participation d'Isaac Hayes, Carla et Rufus
Thomas, The Staple Singers, Albert King, entre autres. Il fit l'objet
d'un documentaire, Wattstax (de Mel Stuart, 1973): https://www.youtube.com/watch?v=9xJw7g1wvRw
10.
Le catalogue du label fut ensuite exploité par Fantasy jusqu'à son
rachat par Concord Records en 2007, lequel sort depuis de nouveaux
enregistrements sous le nom de Stax.
© Jazz Hot 2019
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Du
13 au 23 septembre, en tournée d’avant-première en France, en présence
du réalisateur ou des ex-salariés, sera projeté le documentaire de Lech
Kowalski sur le combat digne, solitaire et déterminé des GM&S de
l’usine de La Souterraine, pour leurs emplois, qui sortira en salles le 9
octobre, après diffusion sur Arte en juin dernier. La France,
démantelée de ses outils de productions et de ses emplois depuis les
années 1970 pour se réduire comme une peau de chagrin à une activité
touristique stérile, est secouée par les conflits sociaux filmés par des
professionnels, parfois incarcérés pour avoir fait leur travail
d’information, comme Lech Kowalski en septembre 2017, arrêté pour
n’avoir pas coupé les caméras sur injonction policière. Le parquet a
«classé sans suite» deux mois plus tard, sans doute suite à une pétition
de plus de 400 cinéastes. Lech Kowalski connait «la musique»; il a été
l’assistant de Tom Riechman qui a tourné le documentaire poignant sur
Charlie Mingus à Greenwich Village (1966-1967, 58 min.) comprenant
l’expulsion lamentable de son domicile avec ses affaires sur le trottoir
(youtube.com/watch?v=lesvRFiyhLc). En 1984, Lech Kowalski fait le documentaire Rock Soup (La soupe aux cailloux, 81 min., lechkowalski.com/fr/video/item/38/rock-soup),
sur l’évacuation manu militari d’un collectif autonome de «sans
domicile» pour récupérer et valoriser une mini parcelle du Lower East
Side au sud de New York dont la pression immobilière rapporte tant, que
chaque mètre carré doit être privatisé.
Un deuxième documentaire suivra, après l’évacuation, Chico & The People (20 min., lechkowalski.com/fr/video/item/39/chico-the-people), sur l’enregistrement à Tompkins Square de la musique de Rock Soup par Chico Freeman, des musiciens et les personnes victimes de
l’évacuation. Cette tournée d’avant-première en présence du réalisateur
et des protagonistes, comme l’essence de sa réflexion sur le réel au fil
de sa «road-move-vie», rappelleront à ceux qui l’ont vu J’veux du soleil de Gilles Perret et François Ruffin (2019, 80 min.); car partout ceux
qui se battent pour survivre, ne comprendront jamais pourquoi ils seront
inexorablement dépossédés du presque rien qu’ils sont vitalement
obligés d’essayer de préserver, contre ceux qui ont déjà beaucoup plus
qu’il n’en faut pour vivre. Ne résistons pas aux hypothèses de réponses
de Jules, berger provençal dans Crésus (Fernandel, Jean Giono, 1960, 100 min.), qui réfléchit à partir des bicyclettes (youtube.com/watch?v=e2tbtRulv0U), des grives et des chachas avec son institutrice… (youtube.com/watch?v=jdgw3puddCg). Tous les films de Lech Kowalski sont disponibles sur son site (lechkowalski.com/fr/).
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2019
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Amazing Grace
Documentaire d’Alan Elliott et
Sydney Pollack, produit (entre autres) par Sundial Pictures, Al's Records &
Tapes Production, 40 Acres & A Mule (Spike Lee), Aretha Franklin…, 87 min.,
USA, 1972-2018, V.O. sous-titrée. Sortie au cinéma en France le 6 juin
2019; sortie DVD prévue le 6 août 2019.
www.amazing-grace-movie.com
Janvier
1972. Aretha Franklin a 29 ans. The Queen of soul est une star
internationale mais également une militante féministe et des
Droits civiques1. Ce n’est pas par hasard que
la fille du Révérend Clarence LaVaughn Franklin opère
un retour aux sources du gospel dans la modeste New Bethel Baptist Church2 située dans le quartier de Watts, à Los
Angeles (théâtre des émeutes de 1965). Huit ans après la signature du Civil Rights Act et quatre ans après
l’assassinat de Martin Luther King3, la
chanteuse donne deux récitals, essentiellement composés de gospels
traditionnels les 13 et 14 janvier en vue d’un double album live, Amazing Grace4,
qui sera publié par Atlantic Records, et deviendra le plus gros succès
commercial de l’histoire pour un disque de gospel
(deux millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis). La Warner Bros.,
propriétaire
du label, souhaite également filmer les concerts, espérant renouer avec
la lucrative performance du documentaire musical de Michael Wadleigh, Woodstock (1970). Après avoir écarté le réalisateur Jim Signorelli, elle confie à Sydney Pollack (1934-2008)5, le
soin de superviser le tournage, lequel accepte au seul nom d’Aretha Franklin. Las, en raison d’une soi-disant «erreur» technique
(«oubli des claps de début et de fin»: impensables avec Sydney Pollack), la synchronisation entre les images et le
son se serait avéré impossible. Quelles que soient les raisons, les bandes restent dans les cartons.
Au début des années 1990, un jeune producteur d’Atlantic
Records, Alan Elliott,
en apprend l’existence. En 2007, il rencontre Sydney Pollack qui lui
donne sa
bénédiction pour en racheter les droits à la Warner (Alan Elliott
hypothèque sa maison
pour cela). Avec les nouvelles techniques numériques, le trésor
devient enfin exploitable: en trois semaines, les quelques vingt heures
de rushes (répétitions et concerts) sont synchronisées. En 2011, Alan
Elliott
organise une première projection du film monté. Aretha Franklin
l’apprend et
engage une procédure judiciaire qui bloque la diffusion du documentaire.
Ses
raisons demeurant obscures et confirment que l'erreur technique de 1972
n'a sans doute jamais existé. La sortie est donc bloquée jusqu’au décès d'Aretha en août 2018. C’est enfin sa nièce,
Sabrina Owens, en charge de l’héritage, qui autorise la sortie du film
après qu’il ait été visionné par la famille d’Aretha Franklin. Amazing Grace est un document
saisissant, loin des captations léchées de concert que l’on connaît
aujourd’hui. Le film, en embrassant musiciens et public comme un tout,
immerge
totalement le spectateur dans son fauteuil de cinéma au cœur de la
petite église. Le public, qui affiche sa ferveur, est ainsi un acteur à
part entière
(call and response propre à
l’église afro-américaine et
manifestations vivantes de la foi: pleurs, apostrophes, danses,
transes…).
De même, Sydney Pollack et ses cadreurs apparaissent régulièrement dans
le
champ (on voit même le réalisateur prendre des photos), ce qui nous
donne
l’impression d’assister au tournage lui-même et de vivre véritablement
l’expérience. L’office –il ne s’agit pas de concerts– est dirigé,
avec un humour irrésistible, par le célèbre pasteur James Cleveland (p,
voc),
une figure du gospel6. Quant à l’accompagnement, il
est fourni sur le plan vocal par le Southern California Community Choir,
conduit par Alexander Hamilton, et dont les membres finissent par se muer, surtout
au cours de la seconde soirée, en spectateurs transis par la performance
d’Aretha Franklin; sur le plan instrumental, on retrouve Ken Lupper (org),
Cornell Dupree (eg), Chuck Rainey (eb), Bernard Purdie (dm) et Pancho Morales
(perc), des musiciens professionnels déjà réputés.
Au sommet de son expression, Aretha Franklin s’exprime ici dans un contexte ancré
dans le réel, au sein de sa communauté et en présence de ses proches: en
particulier son père, le très célèbre et imposant C. L. Franklin, et sa mère de substitution, Clara Ward7,
le second soir. Le premier, invité à
prendre la parole, relate ses souvenirs avec sa fille encore enfant,
rappelant
que, pour celui qui sait écouter et ressentir, elle n’a jamais été autre
chose
qu’une chanteuse de gospel. En allant se rasseoir, il lui éponge la
figure alors qu’elle s’est installée au piano. On perçoit alors une
manifestation ce que ce qui pourrait être l'embarras d'Aretha. Autre
séquence marquante de ce
documentaire, l’interprétation incandescente par Aretha Franklin du
célèbre
cantique «Amazing Grace» (à la fin du premier soir) au cours
duquel James Cleveland abandonne le piano, submergé par l’émotion,
tandis que celle
du public est à son paroxysme.
Enfin, quand, durant le morceau «Never Grow
Old», le révérend Cleveland prend la parole pour évoquer «cet
endroit où les faibles seront hors de portée des méchants», «cet
endroit où vont les saints et où ils ne vieilliront pas», on pense à
Martin Luther King qui, la veille de sa mort, disait avoir vu la «Terre
promise», celle de la fraternité, et qui serait l’issue du combat pour les
Droits civiques et pour l'égalité. De fait, bien que jamais nommé, l’ombre du pasteur de
Montgomery plane sur l’assemblée.
Débarrassée
du contexte show-business et des assistances gigantesques des scènes à
grand spectacle, Aretha Franklin, bien qu’au
centre de l’action par son talent hors norme, n’a rien ici d’une diva au
sens médiatique du terme. Elle rejoint simplement la simplicité,
l'authenticité et la puissance de la profondeur d'une expression comme
le ferait Mahalia Jackson qui devait décéder quinze jours plus tard.
Aretha devient l’une des protagonistes, la plus en vue en raison de sa
voix exceptionnelle, de ce témoignage culturel fabuleux,
intense, dans un moment collectif et solidaire magnifiquement filmé
par Sydney Pollack. Un film essentiel sur l’histoire de la musique et de
l’Afro-Amérique8.
Jérôme Partage
1. Sa célèbre version de la
chanson «Respect» d’Otis Redding, en 1967, est devenue un hymne
pour ces deux causes. Voir nos Tears (Jazz Hot n°685).
2. Le révérend Clarence LaVaughn Franklin
(1915-1984), personnalité éminente au sein de la communauté
afro-américaine,
exerça son ministère à la New Bethel Baptist Church de Détroit où sa
fille
prodige fit ses débuts. Militant des Droits civiques, ami de Martin
Luther King
et de Mahalia Jackson (qui fut l’un des mentors d’Aretha et est décédée
peu après l'enregistrement, le 27 janvier 1972 ), il organisa à
Détroit, en 1963, une «Walk to Freedom» lors de laquelle le leader
afro-américain prononça une première version de son discours I Have a
Dream, deux mois avant la marche sur Washington.
3. Aretha fut également un
soutien actif du mouvement, donnant de nombreux benefit concerts, notamment en 1963 pendant la campagne de
Birmingham. Peu avant son assassinat, Martin Luther King lui remit, à
l’occasion d’un concert à Détroit, en présence de son père, le «Southern
Christian Leadership Conference Leadership Award» (voir photo et
article: dreamdeferred.org.uk).
Lors de ses funérailles, en avril
1968, elle donna une poignante interprétation de «Precious Lord Take My
Hand» qu’elle chante également sur Amazing Grace. Par ailleurs, elle prit
fait et cause pour Angela Davis en 1970.
4. Atlantic/Flashback Records
8122-75717-2. Extraits disponibles à l’écoute.
5. La présence de Sydney Pollack dans ce projet ne doit également rien au hasard: sa filmographie a
multiplié les thématiques et les collaborations notamment liées aux
Droits civiques: Sidney Poitiers, Quincy Jones (Trente minutes de sursis, 1965), Burt Lancaster (Les Chasseurs de scalps, 1968), On achève bien les chevaux (1969), charge terrible sur la négation de la dignité humaine.
6. James Cleveland (1931-1991), originaire de Chicago, a eu une carrière à
succès en tant que pianiste, chanteur, composeur et arrangeur. Il a sorti de
nombreux enregistrements, essentiellement live, pour le label Savoy. Très lié à
la famille Franklin (il fut un temps directeur musical de la New Bethel Baptist
Church de Detroit et vécut chez les Franklin), ce pédagogue et promoteur très
dynamique du gospel fut l’un des soutiens de la jeune Aretha (voir biographie et discographie dans Jazz Hot n°541).
7. Célébrité du monde du gospel, Clara
Ward (1924-1973) fut, avec Mahalia Jackson et Marion Williams, l’autre figure
tutélaire qui marqua la jeune Aretha Franklin. Elle fit ses débuts au sein du
groupe familial conduit par sa mère Gertrude, The Ward Singers (1931-1952) et
effectua le reste de sa carrière sous son nom. Elle entretint une longue
liaison avec C.L. Franklin (séparé de la mère d’Aretha depuis ses 6 ans,
laquelle décédera quatre ans plus tard) et eut un rôle déterminent dans le
déclenchement de la vocation d’Aretha et de ses sœurs.
8. On retrouve dans Jazz Hot de nombreux numéros sur la musique religieuse afro-américaine, en particulier la série «I Hear
Music in the Air» du n°531 (1996) au n°542 (1997), n° Spécial 1997.
© Jazz Hot 2019
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Archie Shepp in Session at Arte Studio
Documentaire/concert de David Guedj, produit par Arte
France/Oléo Film/Archieball, 50 min., France, 2019, en version originale
sous-titrée (disponible sur Arte.tv jusqu’au 13/02/20)
A 82 ans, Archie Shepp raconte sa vie d'homme et retrace
son parcours artistique à travers une alternance d’anecdotes et de
morceaux joués en studio en compagnie de son quartet (Carl-Henri Morisset, p,
Matyas Szandai, b, Steve McCraven, dm). Cet enregistrement, qui a eu lieu le 14
mai 2019, crée une forme d’intimité entre le saxophoniste et le spectateur,
tant par la sobriété de sa mise en scène qui permet ainsi d’aller à l’essentiel,
au fond du propos, que par le naturel des échanges live entre
les musiciens. Les tensions racistes et la condition des Afro-Américains
constituent le fil rouge de son récit: du lynchage d’un homme (épisode
traumatisant qui a précédé de peu sa naissance), à sa propre peur de marcher
dans les rues de New York au bras de sa première épouse, blanche (souvenir se
plaçant en parallèle de celui qu’il restitue de Charlie Parker qui, dans la
même situation, affichait une décontraction totale). Une thématique illustrée
musicalement par un poignant «Sometime I Feel Like a Motherless Child», chanté,
ou encore un «Dedication to Bessie Smith's Blues» de sa composition. Archie
évoque également John Coltrane, le «grand-frère», Miles Davis ou son propre
père, musicien semi-professionnel qui l'a initié au banjo. On retiendra une
séquence savoureuse: la démonstration de hambone (ou juba dance, danse
remontant à la période de l’esclavage, consistant à se taper ou tapoter jambes,
bras, poitrine et joues comme une percussion) donnée par Steve McCraven, dont
on perçoit ici la complicité ancienne avec le créateur d’Attica Blues.
Un documentaire qui agit comme
un «révélateur» accessible à tous les publics pour
arriver à faire le lien entre réalité de la vie, perception sensorielle et
expressivité musicale, pour comprendre et ressentir l’origine de la
profonde humanité de cet art appelé «jazz».
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Swing Time in Limousin
Documentaire de Dilip et Dominique Varma,
produit par Plus2com! Productions, 75 mn, France, 2018
A voir jusqu’au mardi 11 juin 2019 au cinéma Le Saint André des Arts, Paris 6e, http://cinesaintandre.fr/
en présence des réalisateurs (4 juin) et de Claude-Alain Christophe, président du Hot Club de Limoges (11 juin)
Ce documentaire a été réalisé dans le cadre de la série d’événements organisés en 2018-2019, Hot Vienne, Limoges se la joue jazz, Harlem à Limoges, autour du legs à la Ville par Jean-Marie Masse (Limoges, 1921-2015, homme de radio, producteur et batteur), de ses archives1. Mais revenons au documentaire qui raconte, sans s'étendre et sans approfondir l'histoire du jazz en France (les amateurs de jazz trouveront les repères avec la création de ce hot club de Limoges en 1948 et la vision du jazz exposée par les acteurs de ce film), la filiation d’Hugues Panassié (donc plutôt en province) au travers d’un groupe d’amis qui se fédèrent autour de rencontres avec des musiciens afro-américains, de concerts, d’un hot club, d’une radio2, de musiciens du cru, dont les enfants deviendront parfois amoureux du jazz, voire musiciens eux-mêmes (comme Pierre et Simon Boyer, l’un saxophoniste, l’autre batteur).
La maîtrise claire et dense par le montage alterné d’archives, considérables, à traiter avec des regards très récents (Liz McComb, Dany Doriz et Gigi Chauveau, les «décideurs-acteurs» de cette aventure qui continue, chacun avec la sensibilité de sa propre mémoire) permet de reconstituer une chronologie, d’illustrer et d’éclairer les propos sur cette partie de l’histoire de l’implantation du «jazz d’Amérique» en France provinciale, de focaliser sur l’importance des liens humains et de la transmission orale de proximité quand on n’a pas toujours les moyens de mettre en valeur des artistes; le temps, la patience, la volonté, la disponibilité, l’imagination, l’écoute, les collections, les techniques successives, les savoir-faire mis en commun (disques, photographie, film, archivage, organisation, son, radio…), l'amour du jazz sans calcul et sans limite, toujours dans la convivialité de la table et des échanges, compensent largement et avantageusement des moyens professionnels de structures commerciales, car il y a une véritable ligne artistique qui se dégage de cet ensemble.
Le talent des réalisateurs est surtout, et enfin, d’avoir posé cette première pierre solide pour la reconstitution de l’histoire très singulière d’artistes ségrégués chez eux, accueillis au sein des familles avec une réelle amitié, reconnus, certains mêmes adulés pour leur art, partout en France, et pas seulement à Paris comme on pourrait le penser trop souvent, dans le sillage des armées de libération des deux guerres. Ce qui aurait pu n’être que sinistre (la ségrégation, le racisme des deux côtés de l’Atlantique, les guerres mondiales, des militaires –parfois musiciens– non nationaux stationnés à l’étranger) a muté en véritable fête d’échanges et d’ouverture, révélant l’art du jazz avec ses valeurs: l’universalité, la liberté, la chaleur humaine, le rapprochement de la «tête et du corps» (la danse), retrouvant ainsi une perception enfin complète, un sens et une pratique populaires de l’art: d’indispensables reconquête et réappropriation du réel, dans le monde des apparences.
Ce documentaire reconstitue également une dimension aujourd'hui complètement occultée, c'est-à-dire la dimension véritablement démocratique qui a présidé à la vie du jazz pendant quelques décennies en France (l'histoire des hot clubs, des familles, des ami-e-s, dévoué-e-s au jazz, des organisateurs bénévoles, des collectionneurs, véritables musées vivants capables et responsables de transmission) qui ont, sur le mode associatif et sans subventions, fait vivre le jazz, en toute indépendance depuis les années 1930 jusqu'aux années 1980, et jusqu'à l'accaparement par la politique et par le ministère de la Culture de ce secteur du jazz, si valorisant sur le plan marchand et de «l'image», justement par sa dimension artistique indépendante, intègre dans ses motivations, et qui a permis une telle diversité esthétique et d'expressions, y compris dans la mise en valeur d'artistes de différentes générations. Ici, c'est la jazz mainstream, le blues et le gospel, dans d'autres lieux, si on pouvait faire d'autres documentaires aussi denses que celui-là, ce serait le jazz traditionnel, le bebop, le jazz de Django, le free.
Même si aujourd'hui, il en subsiste quelques traces, comme ce hot club de Limoges, cette histoire indépendante et populaire du jazz en France, qui a si bien accompagné le jazz, un art populaire, est aujourd'hui du passé, vaincue par l'esprit mercantile et normalisé de la société de consommation, de masse et de mode, si antidémocratique, et par l'esprit de système d'institutions qui ont perverti l'histoire à grand renfort de subventions et de clientélisme.
Nul doute que les artisans de ce bon documentaire, primé au New York Jazz Film Festival 2018, et invité d’honneur à Sarasota, Floride3, n'ont pas été si loin dans leurs réflexions, et c'est ce qui fait la fraîcheur et la bonne humeur de ce documentaire qui s'attarde sur la dimension humaine et artistique de cette autre «aventure du jazz» (en référence au film de Louis Panassié sorti en 1972), mais qui restitue, sans en avoir l'air, un monde aujourd'hui oublié reposant sur d'autres valeurs, malgré ses imperfections d’alors…
Si et quand le DVD sortira? Nous vous tiendrons évidemment informés!
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2019
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Green Book
Sur les routes du Sud
Film de Peter Farrelly, musique et coach musical Kris Bowers, avec Mahershala Ali et Viggo Mortensen, produit par Jim Burke/Brian Currie/Peter Farrelly/Nick Vallelonga/Charles B. Wessler, Participant Media, DreamWorks, 130 mn, USA, 2018, en version originale sous-titrée
Ce roadmovie multiprimé, notamment pour le casting, raconte l’histoire (vraie) du chemin improbable de deux nécessités de survies aux antipodes (instruction, métiers, sensibilités, quartiers, communautés, pratiques sociales et individuelles…) et à fronts renversés des idées reçues bien étiquetées (toujours fausses sur «la vie des autres»), pendant huit semaines d’une tournée haute en couleurs dans le sud des Etats-Unis, en 1962. Cette «association» paradoxale forcée a le mérite de contraindre les duettistes (Mahershala Ali et Viggo Mortensen), un pianiste élégant, psychologue et belle plume, et «son» chauffeur, ex-videur de club new yorkais mafieux, enfant du Bronx, à réfléchir sur des expériences/observations partagées, sur les autres et eux-mêmes.
Le rôle de «pont» qui mettra un peu de douceur dans le rapprochement entre les rugosités de ces deux peurs, est campée par Dolores (Linda Cardellini), la jolie femme cuisinière humaniste à la tête bien structurée de Tony «Lip»(embobineur) Villelonga, qui deviendra la complice indirecte du pianiste Don Shirley au parcours très singulier.
Un film bien ancré dans le feeling-tone, travaillant la perception du réel des émotions jusqu’à vider tous les abcès, tous les excès, tous les non-dits; jusqu’à rendre nette et indéfectible une amitié qui durera jusqu’à 2013, par décès des deux amis, à moins de deux mois d’intervalle.
Une histoire si humainement forte que, perçue aussi par Nick enfant, le fils de Tony, il l’écrira pour la graver sur l’écran. Le réalisateur Peter Farrelly, descendant de grands parents irlandais immigrants, a le doigté et la précision des nuances de ceux qui portent les épaisseurs de plusieurs vies antérieures.
Pourquoi le titre Green Book? C’était le nom du guide des lieux (hôtels, restaurants, bars…) réservés aux Afro-Américains dans le Sud pendant la ségrégation, et qui est confié à Tony pour «faciliter» le voyage de l’artiste; l’opscule avait été imaginé et publié par Victor Hugo Green (ça ne s’invente pas), de Harlem, NY (1892-1960), employé des Postes, édité de 1936 -pour les Afro-Américains qui ont fini aussi par acheter des voitures (pour les profits, pas de ségrégation!) devenues économiquement accessibles et obligatoires pour migrer et trouver du travail par la combinaison « explosive » du taylorisme, du diesel, du New Deal post-crise de 1929- jusqu’en 1966, deux ans après le Civil Rights Act du 2 juillet 1964 interdisant les discriminations, point d’aboutissement du combat de Martin Luther King.
Au début du film, un indice en forme de clin d’œil à Charles Mingus (une affiche de concert) qui, lui aussi, a été rejeté par les cadres racistes de la musique classique par peur de la concurrence. Un film qui ne laisse rien au hasard, et qui permettra à beaucoup de découvrir un personnage, Don Shirley (1927-2013), le grand pianiste, concertiste, compositeur classique et pas seulement car il se frotta aussi à la musique populaire, un autre André Previn, en quelque sorte, afro-américain au lieu d'euro-américain.
Il eut le privilège et la particularité d'étudier la musique à Leningrad dès l'âge de 9 ans (en 1936, inimaginable!!!) en raison de ses dispositions exceptionnelles pour la musique et le piano en particulier. Il donna son premier concert classique professionnel à 18 ans avec le Boston Pops dans une soirée consacrée à Tchaïkovski. Il a également étudié la psychologie à l'Université, et il l'a pratiqué professionnellement. Sa carrière est donc atypique entre concerts classiques (il fut l'un des trois pianistes solistes invités à la Scala de Milan avec Arthur Rubinstein et Sviatoslav Richter, pour un concert consacré à Gershwin), concerts de jazz (il réalisait une synthèse entre sa manière classique et ses racines très originale), ses activités de psychologue à partir de son expérience musicale. Il connut même un important succès public avec un très beau thème «Water Boy» qui fait directement référence à ses racines afro-américaines, jamaïcaines en particulier. Il multiplia les récitals en mêlant tout ce qui fait sa richesse et sa complexité. Des enregistrements témoignent de sont art. C'est donc un film, qui pour avoir distrait un important public avec humour et amertume en inversant les rôles dans la société américaine, n'en est pas moins très profond, et d'abord par le caractère authentique de cette histoire qui en dit plus sur les questions sociales, raciales et artistiques qui traversent encore la société américaine que beaucoup d'ouvrages savants. La performance des acteurs est également remarquable.
Hélène Sportis © Jazz Hot 2019
Pr. Don
Shirley
Live
2001, benefit concert in Detroit MI, «Happy Talk» (Rogers-Hammerstein), Robert Field (b)
https://www.youtube.com/watch?v=EQdUljb4tLc Live
1955, Don Shirley (p), Richard Davis (b), «How High is the Moon» , TV
program, Laszlo Pictures
https://www.youtube.com/watch?v=H6XZ7XiNdi8
Biographie audio
https://www.youtube.com/watch?v=uF9zsNlAP5k
https://www.youtube.com/watch?v=-FVl6SfQi-Y
Lost Bohemia, documentaire de Josef Astor, 2010, Laszlo
Pictures, USA, 77 mn
https://www.imdb.com/title/tt1763245/fullcredits?ref_=ttpl_ql_dt_1
https://www.youtube.com/watch?v=jptfPNncs-w
(minute 0’43'')
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Ragtime
Drame historique de Milos Forman (155 min., USA, 1981)
Re-sortie en France le 27 mars 2019
Contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire,
Ragtime de Milos Forman n’est pas un
film musical. Cette œuvre méconnue du cinéaste américano-tchèque, sortie en
1981 (l’année suivante en France), fut un échec commercial et demeura invisible
durant plus de trente ans. Elle ressort aujourd’hui au cinéma, dans une version
restaurée, et en DVD (Arte Éditions), un an tout juste après la disparition de
son auteur. Elle dresse un tableau baroque de la bonne société new-yorkaise de 1906 et,
en contre-champ, celle rude mais bouillonnante des émigrés d’Europe de l’Est
(l’ascension inattendue de l’un de ces nouveaux arrivants renvoie au propre
parcours du réalisateur) et enfin celle de la communauté afro-américaine,
vivant déjà au rythme des musiques syncopées. On y suit les destins croisés
d’Evelyne, jeune femme en quête d’émancipation, rêvant de s’accomplir dans le
milieu du spectacle et d’une paisible famille bourgeoise (le mari, l’épouse et
le beau-frère), corsetée dans les conventions, et se trouvant percutée par le
combat pour sa propre dignité du pianiste Coalhouse Walker Jr., victime d’une injustice
raciste.
Ce qui débute comme une fresque élégante et colorée de la
Belle Epoque, se transforme au fil du récit en une critique acide de la société
américaine qui, tout en embrassant la modernité et les promesses du XXe siècle
naissant, fonctionne encore sur des schémas de pensée inégalitaire face auquel
une partie des protagonistes est amenée à se positionner progressivement selon
sa morale personnelle. Ragtime parvient à traiter avec une profondeur certaine, et sans se départir d’une forme de légèreté et d’humour, de la question
du choix de vie, par ambition ou par sens moral intégré ou conscientisé.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2019
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Ce
portrait de Robert Mitchum (6 août 1917-Bridgeport, CT / 1er juillet
1997-Santa Barbara, CA) est le travail de Bruce Weber (29 mars
1946-Greensburg, PA) photographe et réalisateur, notamment connu par les
amateurs de jazz pour Let's Get Lost, film-portrait sur le trompettiste
Chet Baker (sortie 1988, USA, 120mn) ou ses photos du pianiste-chanteur
de New Orleans, Harry Connick Jr.
Le noir et blanc est l’un de ses
moyens d'expression pour approcher, au plus près du grain, l'âme et
l'art de ceux qu'il admire; là, pour Robert Mitchum, il met en relief
ses facettes pour certaines moins sues (acteur, poète, auteur,
compositeur, chanteur, entertainer de shows TV) en le faisant aussi se
dévoiler, par ses propos, sa gestuelle, sa dégaine, ses regards, ses
silences, ses masques, ses addictions, ses souvenirs et ceux de ses
proches, personnels et professionnels.
Ses fils conducteurs sont les
femmes, une histoire du cinéma sur presque 60 ans, les deux
intelligemment insérés en contrepoint du travail d'enregistrement d'un
disque filmé en 1991: toutes ces dimensions révèlent une
hypersensibilité cachée sous la brusquerie désinvolte, le cocktail
captivant. Ce qui touche le plus chez Robert Mitchum est son sens direct
du réel, sa façon d'affronter, produits de la fêlure d'une biographie
de départ qui ne cessera de le tourmenter, mais aussi lui donnera
l'épaisseur du vécu dans tout ce qu'il entreprendra. Ce n'est pas le
courage qui lui manque car il s'est échappé à 14 ans d'un pénitencier de
Géorgie; déjà acteur, ce sera la prison pour drogue et il enverra
paître la redoutable HUAC (Commission des activités anti-américaines de
la chasse anti-communiste dite «chasse aux sorcières») à qui il dit
qu'il ne répond jamais à des gens avec qui il ne prendrait pas un verre:
un caractère bien trempé, plutôt dans le whiskey (ses racines
irlandaises). Un film 100% Mitchum sans sucre ajouté, l'hommage rendu à
un homme-artiste, plus que mérité, de la part d'un amateur d'art
authentiquement populaire.
Mitchum x Weber
par Bruce Weber
Mitchum x Weber, La Rabbia, Paris, parution 20 février 2019, édition numérotée 1500 ex., 68p, format 240mm x 315mm, http://www.larabbia.com/books/mitchum-x-weber/
Afin
de (re)garder une légende, de réfléchir sur des détails de sa
personnalité, de pouvoir approfondir, s’attarder, ou revenir sur les
expressions complexes de Robert Mitchum, Bruce Weber a conçu un recueil
de photographies (en partie de lui-même), documents d’archives, phrases
et textes, comme un journal de son film. C’est une idée pertinente car
le temps de tourner les pages est plus lent que celui de l’image-cinéma,
comme le grain de l’écran est plus gros mais aussi plus fugace que
celui du papier cartonné, et les deux médias donnent ainsi des
perceptions complémentaires pour décrypter un taiseux complexe et très
expressif dans son travail artistique qui puise dans son vécu.
Hélène Sportis
© Jazz Hot n°686, hiver 2018-2019
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Black Indians
Documentaire de Jo Béranger, Hugues Poulain, Edith Patrouilleau,
produit par Lardux Films, 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018
Ce film nous (re)plonge dans une partie de l’histoire afro-amérindienne peu connue car peu glorieuse pour les esclavagistes devenus suprémacistes, avec des procès, encore jusqu’à ce jour, en raison des droits de propriété du sol y compris de la part de certains «Natives» (Amérindiens) contre les «Freedmen» (Afro-Amérindiens) manipulés pour des questions d’intérêts et même de racismes historiques. La transcendance artistique a permis à une minorité d’environ 270 000 âmes à ce jour, issues des rencontres entre esclaves d’Afrique et Indiens natifs depuis le début du XVIe siècle, en particulier à New Orleans –qui sera fondée en 1718– mais pas seulement, de continuer à survivre dans l’injustice et l’inégalité du racisme, mais surtout de les/se dépasser pour exister et vibrer avec l’énergie du désespoir, par la pérennisation des artisanats d’arts ancestraux, en réalisant des costumes, de pierreries, perles, fils, aluminium récupéré découpé/ciselé, plumes, fourrures, tissus aux couleurs chatoyantes dont les formes, l’ampleur, comme les accessoires –chaussures, coiffes, maquillages, bijoux percussifs– sont autant de secrets transmis par la pratique et l’oralité: autour des tables, les hommes, les femmes, les enfants cousent, brodent, collent, ouvragent, enrichissent, répètent, se parlent, chantent, organisent inlassablement pendant des milliers d’heures, soutenus par la pratique sociale de la syncope hypnotique des tambours, de la danse, de la transe, de la magie des prêches, des phrasés gospel d’églises, des mises en scène savamment orchestrées et de la distribution des rôles très précis de chacun pour le Mardi Gras (mi-mars) puis la St. Joseph trois jours après. Tous ces savoirs, dits et non dits, codifiés mais laissant l’imagination vagabonder, viennent des rites aux confins du vaudou, du chamanisme, du culte yoruba des orishas, du besoin vital d’incantation pour se ressourcer auprès des esprits des ancêtres et trouver le courage d’affronter l’adversité. Une quarantaine de tribus rivalisent d’ingéniosité poétique et de concentration pour «paraître» dans la période du New Orleans Jazz & Heritage Festival (créé par George Wein en 1970) qui coïncide avec le Carnaval, avec un mantra commun sans équivoque: «On ne pliera pas, on ne veut pas.» Pas étonnant que les autorités les regardent de travers car, loin d’être des rêveurs, ces survivants ont été de tous les combats et de toutes les résistances: contre l’esclavage, pendant les boycotts, les guerres civiles et internationales, les émeutes, la lutte pour les droits civiques version Martin Luther King et version Black Power des Black Panthers jusque dans les années 1970, comme ils vont aujourd’hui soutenir avec détermination et fêter leurs anciens à l’Hospice St. Margaret's, avec une croyance indestructible: «On vibre parce qu’on est l’humanité», une foi inébranlable puisée en tapant des pieds en rythme, dans la terre de Congo Square (quartier de Tremé), ancien territoire sacré des esprits Houmas mais aussi lieu de l’ancien marché aux esclaves. Le documentaire nous immerge dans l’atmosphère chaude, humide, odorante et épicée des bayous, de « NOla », de l’Old Man River «Mississippi», en nous présentant au «Big Chief» David Montana, neveu du révéré Chief Allison «Tootie» Montana (1922-2005), le Chief des Chiefs pendant plus d’un demi-siècle, couseur infatigable lui aussi mais mort en Conseil municipal alors qu’il parlait de la violence policière à New Orleans… Tout ça ne s’invente pas car rien n’est laissé au hasard quand les esprits veillent. David Montana vient en tournée en France du 20 au 31 octobre, un personnage «haut en couleurs» au propre comme au figuré. Un film à ne pas rater dès sa sortie le mercredi 31 octobre, car les malveillants esprits du profit guettent le nombre de spectateurs pour nous empêcher de voir ce qui nous intéresse et qui les dérangent.
Hélène Sportis et Jérôme Partage
Black Indians (http://www.lardux.net/article557)
Documentaire de Jo Béranger (http://www.lardux.com/article86), Hugues Poulain, Edith Patrouilleau, produit par Lardux Films (http://www.lardux.net/article557?rubrique1), 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018:Paris/Espace St Michel, Marciac/Ciné JIM, Clermont/Ciné Capitole, Lyon/Comoedia, Port de Bouc/Le Méliès, Montreuil/Le Méliès, Saint Ouen l'Aumone/Utopia, Villeneuve d'Ascq/Kino Ciné, Orléans/Cinéma Les Carmes, Aubervilliers/Le Studio, Périgueux/CGR Cinéma, Montpellier/Utopia, Fontenay sous Bois/Kosmos, Saint Denis/l'Ecran, Marseille/Le Gyptis, Cannes/les Arcades.
© Jazz Hot n°685, automne 2018
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Detroit
Drame historique de Kathryn Bigelow (143 min., USA, 2017)
Sortie en France le 11 octobre 2017
Ce
film réalisé par Kathryn Bigelow sur un scénario de Mark Boal,
journaliste, a été sorti en mémoire des 50 ans des événements; il
relate, dans une reconstitution factuelle clinique, plusieurs scènes
survenues lors des émeutes de juillet 1967 à Détroit, tant dans des
ambiances collectives (scènes de rues, des locaux de polices, concours
pour la Motown, tribunaux) que de huis-clos, dont l’une des exactions
s’est déroulée à l’Algiers Motel. Ce rappel historique de violence
institutionnelle extrême permet une nouvelle fois de mettre en
perspective les motifs (raciaux) avec les conséquences multifactorielles
graves et durables sur une société, et de comprendre à quel point la
trame dramatique d’une situation antérieure donnée ne se redresse
jamais, car elle oblige les humains à se dépasser, ce qu’ils ne font que
très rarement, surtout quand leurs avantages et privilèges en
dépendent. A Detroit plus encore qu’ailleurs aux Etats-Unis, et y
compris sous la récente présidence Obama, les difficultés des
Afro-Américains, n’ont fait qu’empirer (augmentation des inégalités à la
fin de son second mandat), allant jusqu’à la déclaration de faillite
de la ville en juillet 2013: «Motor City» a perdu son industries, ses
emplois, 60% de sa population, 90% de sa superficie habitable, la moitié
des 40% restants de ses habitants étant sans emploi, ils sont à la rue,
les collections d’art sont en péril, les retraites publiques, les
prestations de sécurités, sanitaires et sociales ont été drastiquement
réduites, mettant des personnes âgées à la porte des maisons de
retraites, parfois à la rue aussi. Le bilan aujourd’hui: les finances
municipales seraient assainies au prix de cette saignée, l’automobile a
fait place à la mode du moment, l’agriculture bio, surtout quand le prix
de la main d’œuvre reprend le chemin des champs de coton. Ce qui fait
que certains manipulateurs pensent que Kathryn Bigelow et Mark Boal
n’étaient pas «légitimes» pour faire un tel film, est que rappeler les
périodes ouvertement honteuses de l’histoire d’un Etat envers ses
citoyens, empêche les esprits de s’endormir dans un révisionnisme
déculpabilisant. On pourrait croire que la musique, la Motown, ne
concerne que les oreilles et le plaisir, c'est pourtant bien plus
compliqué...
Jazz Hot
Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018
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A Great Day in Paris
Cinéma Le St André des Arts (Paris 6e), 17 mai 2017
Le
17 mai, Michka Saäl nous conviait à la première du film A
Great Day in Parisau cinéma Le St André des Arts à Paris. Cet événement s’inscrit
dans le cadre des découvertes de St André, sélection authentique
s’il en est, tant A
Great Day in Parisest surtout une histoire d’amitié. Tout à commencé en 2008, pour
les 50 ans de la fameuse photo «A
Great Day in Harlem» d’Art Kane, donnant à Ricky Ford l’idée
de reproduire l’évènement à Paris avec des musiciens de Jazz qui
vivent en France. Après presque un an de gestation, une photo a
enfin été prise à Montmartre, scène immortalisée par le
photographe Philip Lévy-Stab. La
cinéaste d’origine tunisienne Michka Saäl, formée en histoire de
l’art et en sociologie à Paris et en Cinéma à Montréal,
passionnée par les liens qui unissent les êtres, a ainsi décidé
de réaliser un court-métrage sur l’exil des musiciens de jazz. Ce
documentaire, sur la réunion de plus de soixante-dix jazzwomen et
jazzmen vivant en France, est entrecoupé d'entretiens avec des
musiciens comme John
Betsch, Sangoma Everett, Bobby Few, Ricky Ford, Kirk Lightsey, Steve
Potts, et quelques autres, réalisés le plus souvent à domicile,
favorisant ainsi les anecdotes et l’humour. A cela s'ajoute des
prises de vues de Montmartre, lieu de retrouvailles pour cette petite
communauté d'artistes; la dernière séquence étant, bien sûr, le
moment de la prise de vue sur les marches.
Ce
17 mai, au
cinéma St André des Arts, Sangoma
Everett, Bobby Few, et Ricky Ford avaient fait le déplacement, ainsi
que Curtis
Young, historien du jazz,et quelques amis et fidèles tels que Trevor,
Alfie. Le public, très réactif, a ponctué la projection de ses
exclamations et de ses rires.Michka
Saäl, visiblement très émue, a pris la parole à la fin de la
projection pour rappeler la genèse et les étapes de construction du
film, après quoi elle fut très applaudie. Bobby et à Ricky sont
intervenus pour témoigner à leur tour et ont tenu à remercier
Michka pour sa persévérance.
Pour
ma part, je suis intervenu au nom de Jazz Hot pour rappeler qu’en
2016, pour célébrer «l’International Jazz Day», la chanteuse
Denise King et le danseur chorégraphe Brian Scott Bagley avaient
aussi organisé une photo sur l’esplanade du Trocadéro (voir Jazz
Hotn°675).
Texte et photo: Patrick Martineau
© Jazz Hot n°680, été 2017
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Miles Ahead
Biographie de Don Cheadle (100 min., USA, 2015)
Sortie en France le 17 juillet 2016 et le 24 janvier 2017 (VOD)
L'idée
d’un film sur la vie de Miles Davis est apparue de manière détournée à Don
Cheadle en 2006, lorsque le trompettiste a fait son entrée au «Rock
and Roll Hall of Fame». Soutenu par le neveu du jazzman, le projet de
l'acteur (qui est également un "fan") a manqué de s’interrompre à
plusieurs reprises, faute d’argent. Cheadle est cependant parvenu à réunir les
fonds nécessaires en 2014, grâce au financement participatif, faisant de ce «biopic»
un film complètement indépendant, bénéficiant également de l’appui et de la notoriété de l’acteur
britannique Ewan McGregor. Distribué aux Etats-Unis par Sony, propriétaire d’un
grand nombre des albums de Miles, à travers sa filiale, Columbia Records, le
film a connu une promotion discrète. Il a été présenté en clôture du festival
du film de New York, en octobre 2015, avant de sortir, le 1er avril
2016, dans seulement quatre cinémas américains! En France, le film est
arrivé dans l’été 2016, de façon tout aussi furtive, si ce n’est l’avant-première
organisée à Marseille par le festival Jazz des Cinq Continents. Il est depuis
janvier dernier visible en «vidéo à la demande» (VOD).
Plutôt
qu’un récit de carrière, Miles Aheadévoque les démons du trompettiste pris dans une course-poursuite, à la
recherche d’un enregistrement volé, et épaulé dans sa quête par un journaliste
du magazine Rolling Stone, (Dave Braven alias Ewan McGregor). L’action se situe pendant la période de retrait
de Miles, à la fin des années soixante-dix, entrecoupée de flash-backs. On
notera à ce titre les similitudes avec Born
to Be Blue sur Chet Baker. Les deux films choisissant d’aborder
(sans doute pour son intensité dramatique) des moments d’extrême
vulnérabilité du
héros-musicien, d’éloignement de la scène et du public ainsi que
l’emprise de
la drogue. Ces thèmes – notamment l’addiction – étaient également présents (et
pour cause) dans d’autres biopics jazz comme Bird (Clint Eastwood, 1988) ou Ray(Taylor Hackford, 2004). Mais ces long-métrages relataient la vie de leur sujet
sur le long-court.
Malgré toute la bonne
volonté de Don Cheadle pour incarner le jazzman, restituant ses mimiques, sa
voix, ses postures et utilisant même une de ses trompettes, l’histoire peine à
décoller et à faire oublier les inexactitudes. Supervisée au départ par Herbie
Hancock, la direction musicale du film a été finalement assurée par Robert Glasper
et c’est l’élément le plus réussi de cette œuvre! Il faut, par ailleurs,
rappeler qu’en 2016, à l’occasion du 90e anniversaire de Miles, le
pianiste a également publié Everything’s
Beautiful (Columbia-Legacy), un
album aux accents jazz, hip hop
et soul sur lequel il mêle habilement des enregistrements originaux du trompettiste
à des samples inédits, comme des instructions données par Miles en studio
après de faux départs.
Michel Antonelli
© Jazz Hot n°679, printemps 2017
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Born to Be Blue
Biographie de Robert Budreau (97 min., Royaume-Uni, Canada, USA, 2015)
Sortie en France le 11 janvier 2017
Ce «biopic»,
agrémenté d’éléments de fiction, consacré à Chet Baker, relate la période où l’existence
du musicien bascule après ce tristement célèbre épisode de 1966 où le
trompettiste est passé à tabac dans un parking. Agression qui lui laisse la
mâchoire fracassée, le privant de la capacité de jouer de son instrument. Le
film raconte comment sa petite amie, Jane, parvient à lui faire traverser cette
épreuve et remonter sur scène.
Dans l’atmosphère
glauque d’un Los Angeles à la James Ellroy, l’ange déchu, ancienne belle
gueule, cherche à fuir les démons qui le hanteront toute sa vie. Le climat
musical est bien restitué et la photographie, qui alterne couleur et noir et
blanc, nous fait penser à des pochettes d’albums de l’époque. Ethan Hawke, dans
le rôle de Chet, félin déglingué par la drogue, livre une prestation au fil du
rasoir et se prête parfaitement à revêtir les oripeaux de l’ex-vedette du jazz
weast coast dont le succès reposa davantage sur l’image que sur la qualité du
jeu. Le défi est ainsi porté sur la scène du Birdland où il doit s’exécuter
devant ses pairs, en l’occurrence Dizzy Gillespie et un Miles Davis assez
impitoyable.
Ce film est à voir en parallèle avec Let’s Get Lost (1988) deBruce Weber, formidable documentaire où Chet Baker se livre à cœur
ouvert, ôtant tout élan nostalgique vis-à-vis de son personnage. Le
titre Born to Be Blue est tiré d’une
composition du trompettiste qui a été aussi enregistrée par Grant Green et
Freddie Hubbard.
Michel Antonelli
© Jazz Hot n°679, printemps 2017
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Le 14 février, Bobby Few (p) avait convié, à La Java, unparterre d’amis du jazz à l’avant-première d’un film à son sujet, Musical
Hurricane de Nicolas Barachin. Un projet qui a fait l’objet d’un financement
participatif, sur la base du constat qu’aucun documentaire n’avait jusqu’alors
été consacré à cette belle figure du jazz, dotée d’une personnalité très
attachante. Nous eûmes l’occasion de nous entretenir avec le réalisateur juste
avant la projection, qui nous expliqua que la levée de fonds avait permis de
réunir l’équivalent de 7000€, somme nécessaire au financement du montage et de
l’étalonnage, mais sans toutefois autoriser une rémunération du travail
nécessité par le film. Barachin n’oublie d’ailleurs pas de mentionner cet
aspect désintéressé des passionnés de jazz, qui est bien souvent le lot des
musiciens eux-mêmes, évoquant tout spécialement la générosité de jazzmen comme
Bobby Few en la matière. Outre le plaisir de découvrir ou redécouvrir les
différentes étapes de la carrière du pianiste (apprentissage de la musique dès
l’âge de 7 ans à Cleveland, amitié avec Albert Ayler, séjours à New York, en
Europe et à Paris), on est agréablement surpris du fait que le musicien mette
en parallèle son arrivée dans la capitale française au moment où, selon ses
propres dires, une révolution avait lieu à Paris, et son expérience avec Steve
Lacy, qu’il crédite de la naissance d’un goût jamais démenti pour le free jazz.
Ce dernier avait d’ailleurs débuté par le dixieland et le jazz traditionnel, et
on sent que Bobby n’aime rien tant que ce grand écart entre le jazz hot et les
formes les plus aventureuses de la musique afro-américaine. Le réalisateur du
film insiste sur le contraste entre la gentillesse un peu surannée de Bobby
Few, et sa défense de l’idée que, désormais, le monde a sans doute à nouveau
besoin d’une révolution («les choses sont un petit peu trop tranquilles
en ce moment»). Bobby Few ne précise d’ailleurs pas si cette révolution
qu’il appelle de ses vœux est une révolution sociétale ou seulement musicale,
mais cet oubli volontaire traduit mieux que tout autre sa malice coutumière. Le
sous-titre de «Musical Hurricane» s’explique par le fait que Bobby
y décrit son effet «ouragan» (déjà approché dans Jazz Hot n°677
pour évoquer une performance en solo), qui lui permet de faire jaillir d’un
chaos de formes apparent des mélodies, citations et autres fragments de
compositions célèbres. Avec une ironie somme toute mordante, il ajoute que
cette idée lui est venue du fait qu’il n’a sans doute jamais joué les mélodies
et les accords de manière fidèle, leur préférant l’inspiration du moment et la
grâce de l’instant, en bon libertaire passionné de nature qu’il est.
La projection fut suivie d'un concert improvisé du
pianiste, en trio avec Harry Swift (b) et Ichiro Onoe (dm), assisté de quelques
musiciens venus spécialement soutenir Bobby pour un titre d’inspiration très
free (Rasul Siddik, tp, François Lemonnier, tb, Jacques de Lignieres, ts,
Chance Evans,ts) et nous n’oublierons pas l’émotion vive et sincère du pianiste
à l’issue de la projection du film, acclamé et applaudi comme il se devait par
l’ensemble des personnes présentes dans la salle.
Jean-Pierre Alenda
Photo: Patrick Martineau
Jazz Hot n°679, printemps 2017
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La La Land
Biographie de Damien Chaselle (128 min., USA, 2016)
Sortie en France le 25 janvier 2017
La première vocation de Damien Chazelle (32 ans) était d’être batteur
de jazz. Ne s’estimant pas suffisamment talentueux, il s’orienta vers des
études de cinéma. L’apprentissage de l’instrument, parfois douloureux, il l’a
raconté dans son premier film, Whiplash(2013) qui mettait face à face un maître abusif et son élève. Avec ce deuxième long-métrage, La La Land, Damien Chazelle (également
scénariste) place encore une fois son histoire dans un contexte jazz:
cette comédie musicale, qui se veut un hommage aux classiques du genre des
années 40 à 60, met en scène la rencontre et la relation entre Mia (la touchante
Emma Stone), actrice tentant de faire carrière à Hollywood, et Sebastian (le
fringuant Ryan Gosling) pianiste de jazz courant le cachet et dont l’ambition est
d’ouvrir un club à Los Angeles. Soit deux personnages portés par leur rêve (en
l’occurrence le rêve américain, celui qui appelle à s’élever, à accomplir), qui
vont bien entendu tomber amoureux, mais également devoir effectuer des choix
entre leurs aspirations et leur amour. A ce titre, notamment, le film – largement
salué pour ses vertus euphorisantes –, sans être véritablement profond, n’est
pas si léger. Sebastian, qui vit au milieu de ses reliques (portrait de
Coltrane, etc.), est de ces amateurs de jazz intransigeants qui n’acceptent pas
sa mise au goût du jour à des fins commerciales et fustige le grand public trop
ignare pour s’y intéresser. Il rêve d’un club où l’on joue un jazz «pur
et dur», celui de Basie, de Parker, et dont l’inévitable succès sera l’accomplissement
de son grand-œuvre: «sauver le jazz»! Cause perdue pour son
ami Keith, leader d’un groupe à la mode (interprété par le musicien de «néo-soul»
John Legend), qui lui, à l’inverse, recherche l’adhésion facile du public. Ce
décalage assumé de façon bravache (et qui rappelle le discours de beaucoup de jeunes
jazzmen parisiens jouant middle jazz) nous rend bien sûr le personnage éminemment
sympathique (l’occasion de saluer également le jeu de l’acteur qui est un authentique
musicien) tout comme le réalisateur qui parle à travers lui. On est donc d’autant
plus déçu, qu’en dehors de quelques scènes de club assez réussies, le jazz soit
absent de la bande originale signée de Justin Hurwitz. Comble du ridicule,
quand après un morceau très swing, Sebastian se met au piano et exprime ses
sentiments pour Mia, il nous inflige la bluette mièvre («Mia &
Sebastian’s Theme») qui est la
chanson principale du film. Il est fort dommage que le réalisateur n’ait pas
mis son propos en pratique en nous servant tout du long de la chanson de
Broadway (et pas la meilleure), au demeurant pas très bien chantée par les
acteurs. Exception faite du thème d’ouverture, «Another Day of Sun»,
auquel est associé une excellente scène de danse; les autres manquant malheureusement
d’ampleur. Au final, La La Land aligne
les bonnes intentions et les références pertinentes (comme la reconstitution,
dans une jolie scène finale, du Caveau de La Huchette) mais ne parvient pas à faire
aboutir les idées qui auraient constitué sa réussite. Tant pis, on peut
toujours se consoler en revoyant un chef d’œuvre de la comédie musicale jazz,
tel Stormy Weather.
Jérôme Partage
© Jazz Hot n°678, hiver 2016-2017
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Antoine Hervé
La Leçon de jazz : Keith JarrettLong As You Know, You’re Living
Yours, Fortune Smiles, Coral, Köln part IIc, Spiral Dance, The
Windup, Don’t Ever Leave Me, Bregenz part I, Köln part IIa,
Bregenz part II, Stella By Starlight, Over the Rainbow, Basin Street
Blues, My Song, Variations in Jazz
Antoine Hervé (p)
Durée: 1 h 38'
Enregistré à Grenoble (38)
RV Productions 122 (Harmonia Mundi)
En public, et seul au piano, Antoine
Hervé, dont la réputation musicale n'est plus à faire, se propose
d'analyser, commenter et démontrer avec beaucoup d'admiration et
d'humour, et un grand sens de la pédagogie, les subtilités et
l'originalité du jeu de piano de Keith Jarrett à travers quelques
unes de ses œuvres les plus marquantes. La presque totalité des
interventions étant filmées en contre-plongée sur le clavier,
elles raviront les pianistes amateurs, qui n'ont pas eu la chance de
fréquenter les classes de jazz des conservatoires, même s'il existe
par ailleurs dans le commerce, de nombreuses transcriptions écrites
des disques de Jarrett. Retraçant tout d'abord la carrière
précoce du pianiste et compositeur, il parcourt plusieurs étapes de
son œuvre en commençant par la période, encore marquée très "rock", des duos avec Gary Burton, en jouant un
medley de «Long As You Know, Fortune Smiles, et Coral»
trois thèmes des années 70.
Puis il évoque «Facing You»,
premier de la longue série des mémorables concerts en solo,
enregistrés pour ECM. S'intéressant ensuite au célèbre Köln
Concert, il insiste alors sur l'énergie, et le feeling déployés
par Jarrett dans cette entreprise, où, souvent installés à la
main gauche à la manière d'un ensemble de bongos et de congas,les
rythmes sont repris à la main droite par des "notes
fantômes", tandis que ce qui reste de doigts libres s'emploie
à l'improvisation, à la manière d'un Rakhmaninov façon "rock'n'roll".
La répétition de courtes cellules
mélodiques, les chromatismes imbriqués, le souci de faire chanter
le piano, la relation fusionnelle avec l'instrument par une
gestuelle exubérante à la recherche de "l'énergie",
où, les pieds ancrés dans le sol, le buste courbé au dessus des
cordes il fait littéralement corps avec le piano, tout cela est
lumineusement expliqué. Pour la période du « quartet
européen » avec Jan Garbarek, le musicien-conférencier
s'attache à décortiquer finement dans «Spiral Dance»
et «The Wind Up», les formules rythmiques les plus
complexes et l'utilisation des modes pentatoniques propres au style
de Jarrett.
Passant ensuite à la longue saga (déjà
plus de trente ans d'existence) du trio «Standards»,
(avec Gary Peacock et Jack DeJohnette), Antoine Hervé insiste à
nouveau sur la dynamique et le toucher particulier déployés pour
les phrases «en cloche» (lorsque les notes attaquées
avec vigueur, semblent comme disparaître puis revenir). Il relève
les accords "parfaits" hérités de l'univers médiéval
et baroque que Jarrett semble bien connaître, ainsi que l'influence
de Bach, Debussy, Ravel, et même celle des rythmiques particulières
des gamelans balinais sur son jeu, sans oublier sa filiation avec le
pianiste Paul Bley.
Avant de conclure avec le célébrissime
thème de «My Song», les enrichissements harmoniques
de la grille d'accords bien connue de «Over the Rainbow»
et une interprétation magnifique de «My Romance»,
Antoine Hervé nous livre (pour «Stella By Starlight»)
une fine analyse d'une des bottes secrètes de Jarrett. Celle-là
même qui fascine les spectateurs les plus assidus de tous ses
concerts en trio qui se livrent alors, pendant quelques secondes, au
petit jeu de «qui trouvera le premier»... le nom du
morceau avant la fin de son "introduction". Jarrett
s'ingénie souvent alors, à dissimuler le thème par de multiples
ruses faites de variations rythmiques et d'harmonies mystérieuses,
jusqu'à ce qu'enfin, après quelques mesures, deux ou trois petites
notes ne mettent fin au suspense. Alors, le bassiste et le batteur,
peut-être plongés eux aussi jusque là dans la même expectative,
rejoignent enfin le pianiste une fois thème , tempo et tonalité
révélés, pour un développement lui aussi riche de surprises.
Magistrale démonstration qui rend à elle seule ce DVD
incontournable. Absolument passionnant!
Daniel Chauvet
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