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Jazz Movies (les films-recherche chronologique)


Jazz Live! (les vidéographies disponible en ligne-recherche alphabétique)


JAZZ MOVIES
• Les films •

2020 BillieLouis PanassiéDa 5 Bloods Musiques de l'âme Les années 68 I Called him Morgan En Política I Hate Your Guts/The Intruder La longue marche vers l'égalité: Selma / The Great Debaters / Lee Daniel's The Butler / I Am not Your Negro
2010-2019 Blue Note Records Beyond the Notes
They Live By Night
Stax, le label soul légendaire
On va tout péter Amazing Grace Archie Shepp in Session Swing Time in Limousin • Green BookRagtime • Robert MitchumBlack IndiansDetroitA Great Day in ParisMiles AheadBorn to Be Blue Musical Hurricane La La LandAntoine HervéV comme VianTremeJazz RevisitedLouis Armstrong: Good Evening Ev'rybodyJ.M.H. TrioJean-Pierre DerouardAlexis TcholakianArt BlakeyBaden PowellBen Webster & Dexter GordonBenny CarterCharles MingusCharlie ParkerDave BrubeckDexter GordonDuke EllingtonIrio De Paula / Fabrizio BossoJohn ColtraneMiles DavisOmara PortuondoPharoah SandersSarah VaughanThe Jazz O'Maniac


 


© Jazz Hot 2020





Billie




Documentaire de James Erskine, produit par Altitude/Reliance Entertainment Company-REP Documentary/New Black Films/Belga Productions/Concord/BBC Music on Screen/Polygram Entertainment, 96 min., Royaume Uni, en version originale sous-titrée, sorti les 5 septembre 2019 (USA) et 30 septembre 2020 (France)
Bande annonce: https://www.youtube.com/watch?v=gHdCDAftsmQ
https://www.imdb.com/title/tt8019486/fullcredits?ref_=tt_cl_sm#cast


Avec Billie, le réalisateur britannique James Erskine nous embarque dans une passionnante enquête chorale à deux voies/voix, autour du destin croisé de deux femmes au parler-vrai qui les mènera toutes deux à un décès prématuré, à vingt-quatre ans d’écart (en 1959 pour Billie Holiday), comme si la révélation de vérités, toujours dangereuses pour les dominants, menait invariablement à la tragédie. A l’ouverture du film, Linda Lipnack Kuehl vient de décéder au petit matin du 6 février 1978, à Washington DC. Professeur de lycée, elle écrivait aussi des articles (par exemple dans Paris Review) notamment sur les droits des femmes, et, en 1969, elle avait commencé à interviewer des personnes ayant côtoyé Billie Holiday dans toutes sortes de circonstances, en raison de sa passion depuis ses 14 ans pour la chanteuse, déclenchée alors qu’elle écoute l’album The Essential Billie Holiday-The Carnegie Hall Concert, enregistré par Norman Granz (agent-producteur-activiste anti-ségrégation qui enregistrera Billie à partir de 1952 et créateur du JATP) pour son label Verve en 1956 (sorti en 1961, deux ans après le décès de Billie et dans la période de mutations-charnière USA-Europe du producteur).

Neuf ans d’enregistrements, de recoupements, de jeux de pistes, pour que Linda se rapproche de la réalité d’Eleanora Fagan devenue Billie Holiday entre 1915 et 1959. Au moment de donner vie au portrait, la mort empêche, une seconde fois, de mettre en perspective cette réalité d’une artiste ségréguée, mondialement adulée, avec les pouvoirs  malsains de son pays. Linda était fille de syndicaliste, son père était issu d’une famille d’immigrants, juive non pratiquante du Bronx, tout comme Lewis Allan (de son vrai nom Abel Meeropol, 1903-Bronx, NY-1986 Longmeadow, MA) instituteur-activiste, avant d’être connu comme l’auteur du célèbre brulot «Strange Fruit», magnifiquement estampillé par la voix de Billie à partir de 1939, sorte de «Ballade des pendus» (François Villon, 1431-1463) sur les lynchages mis en scène par la hideuse nébuleuse du Ku Klux Klan. La culture de la révolte courageuse qui délie les langues malgré les risques est sans doute le fil d’Ariane qui relie la plupart des protagonistes de l’histoire; Lewis écrira d’autres chansons qui seront aussi son gagne-pain, lui permettant d’adopter les enfants d’Ethel et Julius Rosenberg exécutés en 1953 par le maccarthysme, l’autre démon de l’Amérique.

Le plus touchant, dans cette réalisation également bien travaillée sur le plan sociologique en iconographie, est la reconstitution méticuleuse avec laquelle une équipe internationale a œuvré: le producteur Barry Clark-Ewers a pu retrouver les deux cents heures de bandes audio, et, avec James Erskine qui rêvait de faire un film sur Billie, ils ont intelligemment intégré la famille de Linda pour comprendre son cheminement de pensée et enchâsser judicieusement sa découverte du parcours de son idole dans la narration de leur film; une coloriste de talent brésilienne, Marina Amara, et la société Red Chillies, spécialisée en colorisation d’images en Inde, une des patries du cinéma, une équipe en Belgique et une autre au Royaume-Uni, ont conjugué leurs talents pour un étalonnage couleurs réussi et un montage pertinent afin de restituer Billie dans sa vraie vie, jouant sur les contrastes avec les séquences conservées en noir et blanc pour alterner l’incarnation de Lady Day, le récit des proches et le matériau impressionnant (ap)porté par Linda. Le choix des chansons sous-titrées à dessein, documentées à l’écran, est complété par des photos et fragments d’interviews
intercalés à propos, pour faire apparaître les facettes de la personnalité façonnée par les conditions d’existence de l’artiste depuis son enfance: un indispensable et complexe travail d’allers-retours, miroir entre le réel et l’interprétation vocale, car Billie chantait son malheur et son bonheur, sa vie, celle de son entourage, sans fioriture ni pleurnicherie; sa perception profonde et directe constituait l’expression brute de son feeling qui pénétrait le public sans filtre1. Les sons et documents visuels d’époque nous présentent la réalité dans son jus: sa mère, une pauvre femme, son père fêtard et absent, son cousin fataliste sur la funeste destinée des adolescentes de rues, ses ami-e-s d’enfance et du métier, ses contacts professionnels trop souvent à double tranchant, ses proxénètes bruts de décoffrage, ses amant-e-s, ses maris intéressés, ses enquêteurs dont ceux du Bureau des narcotiques pour lesquels sa célébrité en faisait une bonne cliente pour leur pub’: une galerie de portraits de l’Amérique dans toutes ses composantes sociales, pour le meilleur et le pire, sans fard, où la pseudo-bonne-morale est toujours du côté du pouvoir et du dollar.

Du sexe à l’argent en passant par le racisme, la prison, les addictions ou l’expression artistique, dans chaque rapport de domination, les questions de la journaliste se font insistantes pour arriver à démêler avec précision ce qui a fait que Billie ne pourra se libérer qu’en mourant d’avoir trop vécu, trop vite, trop lutté, trop fort, sans jamais se préserver des prédateurs de toutes sortes, dans une adversité polymorphe, sans jamais se renier, sans se cacher ses culpabilités non plus, son seul démon intérieur. Bessie Smith, Louis Armstrong, Lester Young2, Billy Eckstine, Tallulah Bankhead ou Orson Welles seront des points d’ancrage et de réconfort pour Billie mais insuffisants pour s’y cramponner au-delà de 44 années vécues à 100 km/heure et dans ce qu’elle considérait «en toute liberté», c’est-à-dire pour décider seule de sa musique et d’elle-même, sachant qu’elle n’avait aucune prise sur tout le reste.

Linda a eu l’intuition d’enregistrer des personnages peu connus aujourd’hui comme Milt Gabler (qui a osé graver «Strange Fruit» sur son label Commodore le 20 avril 1939 à New York alors qu’elle n’était pas dans sa maison de disques), ou Barney Josephson, l’activiste précurseur de l’anti-ségrégation affichée et pratiquée dans ses deux Café Society, ce qui le mènera à leurs pertes pendant la chasse aux sorcières.

Un point très intéressant du documentaire permet d’éclairer concrètement la personnalité ambiguë du producteur John Hammond (héritier fortuné, ayant bien intégré le rapport de domination pour en tirer le meilleur parti), par le biais d’un témoignage très raide du légendaire Jo Jones (1911, Chicago-1985, NY, a travaillé avec Count Basie, Teddy Wilson, Lester Young, Ray et Tommy Bryant) concernant sa nuisance à l’endroit de Billie. Car Billie était tout, sauf une faible femme, et si elle prenait des coups, elle savait aussi en donner, au propre comme au figuré, et avec des dominants, ça se paie toujours sur la durée. Dans le film, on voit son expression de visage changer quand elle chante à Paris, plus sûre et moins sur le qui-vive, ses yeux pétillent comme ceux d’une gamine qui est là où elle voulait, contre vents et marées.

Mais les trêves sont de trop courtes durées pour consolider les rêves d'une autre vie: sa chanson préférée, dit-elle de sa voix unique comme une empreinte, «Don’t Explain», explique tout, entre le possible et l’impossible qu’elle a tenté. N’ayant pas réussi à terminer son troisième divorce avant son décès, son dernier mari-maquereau héritera de tout.

La fin du film se referme sur Linda comme elle l’avait ouvert. En février 1978, Linda s’était rendue à Washington pour voir un concert de Count Basie, interviewé lui aussi sur Billie, mais au fil des entretiens, il était devenu un proche, très proche… de Linda. Pourquoi Linda est morte un jour de blizzard avec son masque de nuit sur la figure? Sa «petite» sœur le raconte aujourd’hui avec une perception profonde des faits et enjeux, une «vérité», encore et toujours, comme pour reprendre le flambeau de Billie et Linda contre le rouleau compresseur qui détruit tout quand il est en danger.

Dans une de ses interviews reprises dans le film, Billie dit l’essentiel: «j’ai toujours su que je savais chanter mais que ça ne rapportait pas»; si elle parle souvent de son travail avec modestie comme un artisan qui fait de son mieux pour donner le meilleur au public, cette phrase montre qu’elle savait aussi s’évaluer en tant qu’artiste ségréguée dans son pays: Billie était réaliste et combative pour ce qui comptait pour elle, loin des clichés de la bien-pensance sur la marginalité
de cette «pauvre» Billie, plus rassurante morte déchue que flamboyante dans sa liberté débridée.

Un film à ne pas manquer!!! Si nous retrouvons le chemin de la liberté collective et démasquée des salles obscures, ou si le film sort en DVD ou en streaming en restant chacun-e isolé-e devant notre écran; «Rien n’est jamais acquis à l’homme… Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans arme, Qu’on avait habillés pour un autre destin… Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson…», un poème écrit en 1946 par Louis Aragon sur la complexité de la condition humaine en butte au système de pouvoir, si vrai pour Billie, toujours vrai pour nous aujourd’hui.



1. «Enfin, Billie Holiday vient en France… La voix de Billie, espèce de philtre insinuant, surprend à la première audition… Billie chante comme une pieuvre. Ça n’est pas toujours rassurant d’abord; mais quand ça vous accroche, ça vous accroche avec huit bras. Et ça ne lâche plus». Boris Vian, Jazz Hot n°85, février 1954.
Billie chante à Pleyel (salle historique des concerts du Hot Club) le 1er février 1954. Elle reviendra à Paris en 1958, peu de temps avant son décès et celui de Boris, en 1959 tous les deux, lui le 23 juin à 39 ans, elle le 17 juillet à 44 ans, tous les deux de problèmes cardiaques, tous les deux n’ayant cessé de lutter pour repousser les limites face au venimeux conformisme normé.

2. 
 Le 6 février 1959 –interview publiée dans le n°142 de Jazz Hot (avril 1959)– Lester Young confiait à François Postif: «Je sais que je vais mourir avant un an.» Et il est en effet lui aussi décédé d’une crise cardiaque le 15 mars 1959, quatre mois et 2 jours avant Billie, sa jumelle par la destinée, en liberté d’esprit et musicale, de lutte contre le rouleau compresseur, d’usure et d’expression. Lester avait 49 ans, et lui aussi n’avait pas sa langue dans sa poche: l’interview est un rappel au réel cinglant, en 1959, la liberté de parole se paie cash. «C’est toujours la même chose, partout où vous êtes. Vous luttez pour vivre jusqu’à ce que la mort vous délivre, et alors vous avez gagné… Les gens sont si mesquins et trouillards… Je vivais chez elle (Billie), quand je suis arrivé à New York en 1934… Elle m’apprenait comment me débrouiller dans la ville, vous savez, quand ça ne va pas tout seul… Elle est toujours ma Lady Day.» Charlie Mingus interviewé par Linda dans le film ne s’y trompe pas : la chasse institutionnelle faite contre Billie ne concernait pas la drogue! La télépathie était telle entre Billie et Lester que les musiciens qui ont eu le privilège de les voir ensemble, en scène et hors scène, notaient la rareté de leurs dialogues et pourtant l'incroyable entente musicale, humaine et la proximité de sensibilité qui les unissaient au-delà des mots. A la mort de Lester, lors de la cérémonie, on prête à Billie d'avoir murmuré qu'elle serait la suivante à disparaître… Ce qui fut le cas dans une année 1959 chargée en disparitions majeures.



N° Special 2000


BILLIE HOLIDAY & JAZZ HOT:
N°25-1938, N°40-1950, N°70-1952, N°85-1954, N°86-1954, N°114-1956, N°139-1959,N°147-1959, N°272-1971, N°363/364-1979, N°366-1979, N°367-1979, N°430-1986, N°498-1993, N° Spécial 2000, Sup. Internet N°625-2005, Sup. Internet N°630-2006, N°651-2010, N°671-2015



Site officiel de Billie Holiday: https://billieholiday.com/billie-holiday-timeline


Hélène Sportis

© Jazz Hot 2020
Louis Panassié en 2018 © Jean-Pierre Raymond de Rivarola by courtesy
Louis Panassié en 2018 © Jean-Pierre Raymond de Rivarola by courtesy



Louis PANASSIÉ

Ethnographie & Jazz: au nom du père



Louis Panassié est né le 29 mai 1934. Il est le fils d’Hugues Panassié (1912-1974), cofondateur de Jazz Hot avec Charles Delaunay, Pierre Nourry et quelques autres. Cinéaste autodidacte, il a eu un parcours tout sauf académique: il quitte l’école à 17 ans pour partir à l’aventure, d’abord dans les commandos-parachutistes de la Marine nationale puis pour de longs périples (tour de l’Afrique à moto, Paris-Hong Kong en jeep…). Ainsi, ses premiers documentaires retracent ses différents voyages: L’Afrique insolite (1956-57), L’Asie quotidienne (1959-60), Hommes et paysages de Grèce (1961-62), Le Guatemala (1962), Ceylan, l'île resplendissante (1964-65), Terres et peuples mexicains (1966-67), jusqu’à L’Aventure du jazz qu’il tourne entre 1969 et 1972. Une parenthèse dans la carrière du documentariste qui ne reviendra plus au jazz par le cinéma, mais fonde le label Jazz Odyssey comptant une quinzaine de références. Ce travail mené sous la supervision d'Hugues Panassié, aura permis l’enregistrement de séquences inestimables pour la mémoire du jazz.
La filmographie de Louis Panassié est davantage marquée dans les décennies suivantes par des films s’intéressant aux régions françaises (L’Âme corse, 1976-78; Splendeurs de la Provence, 1990-91) et au catholicisme (Le retour vers Dieu, 1987; Le père Guy Gilbert et la bergerie de Faucon, 2011).
Rencontre avec un personnage attachant, naturel et drôle, d'une humilité qui tranche avec les avis parfois péremptoires, 
même quand ils sont pertinents, d’Hugues Panassié, un personnage essentiel de l'aventure du jazz –le film et l'histoire du jazz cette fois, et pas seulement en France– quoi qu'en dise la critique révisionniste en chaire à la Sorbonne et ailleurs aujourd'hui et depuis maintenant 70 ans. Si on peut considérer Charles Delaunay comme un grand architecte du jazz en tant qu'art aujourd'hui universel, un de ceux qui ont compris dès l'origine que c'était un art en gestation, donc en mouvement et avec ses dynamiques sociales et politiques, Hugues Panassié a eu le mérite essentiel de définir avec précision ce qui identifie le jazz sur le plan esthétique et expressif, avec un souci de précision quasi-ethnographique et quasi-musicologique dans lequel il s'est parfois trop enfermé, car un art populaire vivant n'est pas figé dans un cadre ethnographique. Le «quasi» est là pour dire qu'il a œuvré en pionnier amateur et non en universitaire (le jazz a plus besoin d'amateurs savants que d'universitaires sclérosés), ce qui le rapproche indubitablement de Louis Panassié, son fils, à double titre: l’ethnographie intuitive et la curiosité fertile sans complexe.
Le fils rend un tendre et juste hommage à la connaissance du jazz de son géniteur, sans masquer tout à fait la distance qui les séparait, une relation plus de respect que d'amour traditionnel entre père et fils, et une déférence certaine pour la sensibilité au jazz du critique de jazz. Il rend aussi, avec beaucoup d'honnêteté, à César ce qui lui appartient, en particulier ce relationnel du père avec les musiciens fondateurs du jazz qui ont permis l'existence de ce film extraordinaire, à un moment clé où Louis Armstrong, Rosetta Tharpe, Duke Ellington parmi d'autres sont encore de ce monde. Ils vont disparaître, comme Hugues Panassié au début des années 1970, et ils peuvent témoigner, grâce à ce film, du plus grand événement artistique du X
Xe siècle sur le plan qualitatif et humain.
Près de cinquante ans après sa première présentation à la Salle Pleyel, L'Aventure du jazz demeure une rareté. Le film, qui n'a jamais fait l'objet d'aucune sortie VHS ou DVD semble-t-il, n'a été vu depuis qu'à l'occasion de projections privées, notamment pour des écoles de musique. Il en a longtemps été ainsi par la volonté du discret Louis Panassié d'autant que les musiciens avaient gracieusement participé au tournage par amitié pour Hugues Panassié, ce qui excluait toute exploitation commerciale du film. Un accord avec l'ensemble des ayants droit reste à trouver pour permettre aujourd'hui une large diffusion de ce précieux témoignage.
En attendant, sortira début décembre, en DVD, Near the Legends (SR Films), un documentaire de 52 min. réalisé par Sandro Raymond, dans lequel Louis Panassié raconte son Aventure du jazz et celle de son père, de larges extraits du film d'origine à l'appui.

Propos recueillis par Mathieu Perez
Photos Jean-Pierre Raymond de Rivarola by courtesy,
Archives Louis Panassié by courtesy

© Jazz Hot 2020


Jazz Hot: L’Aventure du jazz n’est pas votre premier film. Avant cela, vous avez parcouru le monde pour réaliser des documentaires. Comment est née votre vocation?

Louis Panassié: Un jour à Montauban, vers 1955, j’ai vu une vieille Harley-Davidson à vendre. Je me suis dit qu’il serait intéressant de l’acheter sans avoir l’idée de ce que j’allais en faire. Très rapidement, j’ai compris qu’il fallait que je me construise un projet: ce serait un tour de l’Afrique en Harley-Davidson. C’était une aventure sportive. Je suis parti seul, avec deux caméras 16mm et un petit stock de pellicules. Voilà comment ça a commencé. Avec le temps, je me suis mis à affiner mon approche cinématographique. L’une des plus élaborées s’est faite en Corse, en 1979-1980. Je suis un des rares «Français» (du continent) qui aient réalisé un film où les Corses se reconnaissent…

Dès vos premiers films, vous partez à l’aventure, et vous vous intéressez à d’autres cultures: le Guatemala (1962), le Sri Lanka (1965), le Mexique (1967), etc.

J’étais à la recherche d’une approche un peu folklorique qui, cinématographiquement, avait de l’allure. Au Guatemala ou au Mexique, il s’agissait de sociétés indiennes très authentiques. Je n’ai pas le certificat d’études ni le baccalauréat; je n’ai pas fait d’études universitaires. Pour autant, je me suis rendu compte que le travail d’ethnographe –qui consiste à recueillir des images– était à ma portée, parce que j’étais un bon photographe. Mon premier film, L’Afrique insolite, a été présenté avec l’aide de l’Education nationale. Il a été montré à sept mille enfants de 8-10 ans, par groupe de mille, dans de très grandes salles. Le film a fait les quelques sous qui ont permis un deuxième voyage: à Saigon, en 1959. Je suis parti avec ma première épouse, Claudine.

Vous avez formé un tandem avec votre épouse Claudine dès vos débuts dans le cinéma.

Quand je me suis marié, elle avait 17 ans. Pour le voyage en Asie, elle est partie avec moi. Elle était bonne photographe. Quand on a commencé à présenter le film sur la Grèce, en 1961, elle faisait le commentaire avec moi. On a continué comme ça pendant très longtemps.

Claudine et Louis Panassié sur le tournage de L'Aventure du jazz © Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Claudine et Louis Panassié sur le tournage de L'Aventure du jazz
© Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy

Pourquoi ce choix d’un cinéma ethnographique?

N’ayant pas fait de longues études, je me suis retrouvé dans l’obligation de me pencher avec tendresse et curiosité sur la vie des individus que j’étais en train de filmer. Ce qui m’amène à oser dire que je dois d’être celui que je suis aujourd’hui grâce à ceux que j’ai rencontrés, filmés et écoutés en n’ayant pas d’a priori.

Vous aviez des liens avec des cinéastes comme Jean Rouch?

Non, j’ai toujours vécu en marge du monde cinématographique. On m’a aussi reproché de ne pas faire un travail d’ethnologue. Le documentariste Mario Ruspoli était très critique à mon égard. L’ethnologue creuse profond en fonction de son savoir. Moi, je n’avais pas ce savoir.

Comment vous êtes-vous retrouvé à travailler à la télévision?

J’ai réussi à vendre mes films tournés au Guatemala et au Mexique à la BBC ainsi qu’à des chaînes importantes du Canada et de Suisse. J’ai aussi fait des interludes, des shorts de trois minutes. L’ORTF m’en a acheté pas mal. Mais ça n’allait pas plus loin... En 1968, l’acheteuse de films à la télévision canadienne anglaise m’a dit qu’elle appréciait mes films, mais que je manquais de bagages cinématographiques. Elle m’a proposé de me former pendant une semaine à l’approche réalisation, direction de la photographie, montage, son, production... En cinq jours, j’ai appris la technique en vitesse accélérée. Jusque-là, je travaillais avec une caméra muette.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé au jazz après tant de films tournés à travers le monde?

Mon père me disait avec regret que personne n’avait additionné des images de gens performant, encore dynamiques et à la hauteur, alors qu’ils étaient âgés. Mon père doutait que j’arrive à faire ce film... Après ma formation technique à la télé canadienne, je me suis demandé ce que j’allais faire avec ce que je venais d’apprendre, et je savais les regrets de mon père quant à l’absence de documents consistants sur un certain nombre de musiciens. Dans le film, Louis Armstrong donne une prestation sans équivalent. Il raconte sa vie et chante a cappella. Le destin de ce film tient à une semaine de stage!

Le point de départ deL’Aventure du jazz était de tourner un film pour diffuser le jazz au grand public avec des interviews et des séquences musicales, c’est ça?

Oui, ça a été un conflit avec mon père. Quand je me suis lancé, je lui ai dit que je voulais le filmer. Il m’a dit d’aller d’abord aux Etats-Unis et que si, à mon retour, je manquais d’images, je pourrais le filmer. Je lui ai répondu que cela ne m’intéressait pas parce que je voulais, de façon un peu naïve, qu’on le voie du fait qu’on n’aborderait pas les grands thèmes qui auraient pu intéresser les amateurs avertis. Je souhaitais que mon film amène des gens au jazz. Mon père disait le «vrai jazz», moi la musique populaire. C’est exactement la même chose. Si vous voulez savoir par quoi je suis touché musicalement, je vous dirais par la musique qui arrive à mon cœur. J’étais avantagé probablement par le fait que je n’ai pas intellectualisé mon approche de la musique de jazz. Le jazz, c’est une manière de battre et une manière de jouer.

Votre film est, en quelque sorte, le prolongement du livre La Bataille du jazz1 d’Hugues Panassié, sorti en 1965. Le séquençage du film suit le livre.

C’est un livre remarquable.

L’Aventure du jazz est un document historique exceptionnel. Nombre de musiciens sont morts peu de temps après le tournage (1969-1972): Charlie Shavers (1971), Mezz Mezzrow (1972), Rosetta Tharpe (1973), Duke Ellington (1974), Milt Buckner (1977)... Comment aviez-vous pris contact avec eux?

Mon père leur avait écrit. Quand j’arrivais, je me présentais comme le fils d’Hugues Panassié avec un anglais très approximatif. Sans cette introduction, ça n’aurait pas été possible. J’ai commencé à filmer en 1969. Un an plus tard, j’ai montré les rushes à New York à tous les musiciens qui avaient participé, y compris Louis Armstrong, pour qu’ils voient ce qui avait déjà été fait.

Le film a été tourné en trois voyages aux Etats-Unis: en 1969, 1970 et 1972.

Le premier voyage s’est fait avec beaucoup de difficulté. Je devais trouver des musiciens disponibles au moment où j’avais besoin d’eux. Ce n’était pas évident. Une autre grosse tranche de travaux était en 1970. J’étais limité par le manque d’argent, parce qu’il n’y avait pas de producteur. Et c’était assez complexe... On a présenté une première version. Un peu d’argent est rentré. En 1972, j’ai filmé Duke Ellington, les Stars of Faith à Philadelphie, Jo Jones avec George Benson et Jimmy Slyde. Je souhaitais insister sur les danseurs, par rapport à ce que pensait mon père et les musiciens. Jo Jones dit à un moment que l’œil du musicien observe ce que fait le danseur et que plus le danseur est génial, plus le musicien est heureux dans l’improvisation. Là, on est dans un univers qui est très loin de celui des concerts. Je n’ai jamais filmé les musiciens en concert. Je n’ai utilisé aucune archive. Les gens qui voient le film aujourd’hui sont étonnés d’un climat inhabituel.

Pourquoi ne pas avoir filmé les musiciens en concert?

Dans un concert, je n’aurais rien pu contrôler. Rien! Or, je voulais obtenir les meilleurs résultats en suivant tout ce que mon père avait préparé. J’avais loué le Half-Note2 pour l’occasion.

Hugues Panassié s’est-il beaucoup investi dans le choix des musiciens?

Mon père m’avait suggéré certains regroupements de musiciens, les morceaux qu’il faudrait faire jouer en fonction des musiciens que je réussirais à regrouper. Il me précisait même le tempo à suivre. Moi, je n’y connaissais rien, j’étais perdu. Donc, il s’est créé une collaboration très originale. Et on voulait un film relatant au mieux ce qui pouvait correspondre aux chapitres qui nous intéressaient. C’était tellement difficile d’avoir la moindre certitude de réussir ce que mon père voulait... John Lee Hooker et Memphis Slim ont été filmés chez mon père. J’ai eu de la chance.

Duke Ellington sur le tournage de L'Aventure du jazz © Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Duke Ellington sur le tournage de L'Aventure du jazz © Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy

Quand vous demandiez aux musiciens de jouer tel morceau, à tel tempo, ils acceptaient?

Oui. Par exemple, mon père considérait comme très surprenant «Chinoiserie» que joue Duke Ellington et son orchestre. Ça déconcerte beaucoup de personnes. Je ne sais pas ce qui l’a poussé à demander ce morceau. Je ne lui ai pas posé la question.

Sur votre site web, vous publiez une correspondance avec votre père. Il n’aimait pas le téléphone...

Quand mon père est mort, j’ai récupéré ses lettres. Comme je craignais que ces lettres ne soient perdues, je les ai données à la bibliothèque de Villefranche-de-Rouergue3. A chaque fois que j’étais dans une situation critique –quand il fallait remplacer un musicien qui était prévu, par exemple– je lui téléphonais. Il était anti-téléphone, c’est Madeleine Gautier qui répondait. Pendant le tournage, il s’est mis à accepter le téléphone quand c’était moi. A chaque fois, il répondait à mes demandes dans l’instant, et il ne se trompait jamais.

Dans l’une de ces lettres, il raconte qu’il est épaté de la scène tournée dans l’église de Philadelphie, parce que cela n’avait jamais été fait.

Jamais fait, il faut se méfier... Mais l’avoir fait avec de beaux cadrages, c’est possible…

Comment s’est déroulé le tournage?

Il fallait travailler très vite, nous n’avions pas d’équipe. Au maximum, on était trois: ma femme, Claudine, était responsable des prises de son –en n’étant pas ingénieur du son– sur un Nagra4, elle avait la responsabilité de trois micros. On a eu du pot!

Le rapport avec les musiciens que vous avez filmés était-il chaleureux?

Ah, oui! Ma décontraction a dû me rendre service. Et puis, j’ai quelques racines noires dans la famille. Il y a des cheveux crépus…

Il est intéressant de voir comment des amitiés nées au début des années 1930 entre Hugues Panassié et ces musiciens ont perduré pendant quarante ans.

Duke connaissait mon père depuis toujours. J’étais impressionné. Et son orchestre était une grosse machine. Mon père tenait absolument à ce qu’il soit présent dans le film. Quand Louis Armstrong commente le blues, il le fait avec tellement d’humanité et de simplicité! On arrive à l’humanité profonde de cet homme-là. C’est la vie même. Mon père et lui s’écrivaient régulièrement.

Dans le film, Louis Armstrong chante «Do You Know What It Means to Miss New Orleans?» a cappella, dans une belle séquence, et aussi «That’s My Desire» en français.

Je savais que je ne pourrais pas lui faire jouer de trompette. J’avais espéré lui faire jouer quelque chose dans l’embouchure seulement. Ça n’est pas venu. Très normalement, il a proposé une illustration a capella. Au point que lors d’une émission de télévision, tournée peu avant sa mort, où il fallait une illustration qui n’avait pas été préparée, il a dit: «Je vous propose de chanter a capella comme je l’ai fait dans le film que Louis Panassié est en train de tourner». Un témoin me l’a rapporté.

Claudine Panassié et Louis Armstrong sur le tournage de L'Aventure du jazz © Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy
Claudine  Panassié et Louis Armstrong sur le tournage de L'Aventure du jazz
© Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy

Louis Armstrong, Duke Ellington, Lionel Hampton étaient parmi les amis les plus anciens d’Hugues Panassié.

Il faut regarder les premières couvertures de Jazz Hot. Ça situe la richesse des relations entre eux.

Hormis Armstrong, quels musiciens présents dans le film étaient les plus proches de votre père?

Buck Clayton, Sister Rosetta Tharpe, Memphis Slim, Milt Buckner, Jo Jones…

Votre père avait-il un regret particulier sur un musicien qui n’avait pu être dans le film?

Earl Hines.

Qui sont les Panassié Stompers, composés de Buck Clayton (tp), Eddie Barefield (as), Budd Johnson (ss), Vic Dickenson (tb), Tiny Grimes (g), Sonny White (p), Milt Hinton (b), Jimmy Crawford (dm)?

C’étaient huit solistes de qualité qui avaient, tous, le droit de considérer que l’orchestre devait porter le nom de l’un des huit. Donc, on a eu l’idée de les appeler «Panassié Stompers».

Pourquoi avoir choisi de tourner dans une église de Philadelphie plutôt qu’à Harlem?

Parce que Sister Rosetta Tharpe habitait à Philadelphie. Les Stars of Faith aussi5.

Dans son livre, Hugues Panassié explique le rôle essentiel de la batterie dans le jazz. Dans votre film, les batteurs sont très présents. Pour le cinéaste, ce devait être un plaisir de filmer Cozy Cole et Jo Jones…

Un bon batteur, c’est un cinéma extraordinaire!

Dans votre film, vous filmez les solos en entier, ce qui est passionnant pour le spectateur.

Sauf que quelquefois les caméras se déchargeaient en cours d’interprétation. Car, comme il n’y avait pas eu de répétition –les musiciens n’ont jamais accepté d’en faire– je ne pouvais pas savoir de combien de pellicules j’allais avoir besoin. Dans le film, dans la séquence du blues, tout d’un coup, on est obligé de shunter le son alors qu’il y a un trompettiste qui se débrouille drôlement bien. On me l’a reproché... Mais soit il fallait supprimer le morceau, soit supprimer cette intervention du trompettiste dans son chorus, soit shunter le son...

Vous rendiez-vous dans des clubs de New York lorsque vous ne tourniez pas?

Non, les dancings étaient fermés. Mon père avait connu ça: le jazz comme musique de danse. J’allais voir Edgar Battle (tp) à Harlem… Mais il ne restait plus grand-chose de ce que mon père avait pu connaître...

Dans une interview très complète à Thierry Maligne (Filmer le jazz)6, vous racontez qu’Hugues Panassié s’est aussi beaucoup investi dans le montage du film.

J’ai dit à mon père: «Vous sentez des choses que je ne suis pas capable de sentir avec la même profondeur et la même exaltation dans les interprétations filmées par moi. Je vous demande de faire le plan du film, que je respecterai».

A quel moment avez-vous eu cette conversation avec lui?

Dès qu’on a eu les premiers rushes.

Louis et Claudine en tournage dans le bureau d'Hugues Panassié © Photo X, Archives Louis Panassié by courtesy



Louis, Claudine et Hugues en tournage dans le bureau
d'Hugues Panassié © Photo X,
Archives Louis Panassié by courtesy



Comment l’avez-vous convaincu de le filmer, lui qui était si réticent à cette idée?

Je lui ai dit que si je ne le filmais pas, je ne ferais pas le film. D’ailleurs, il n’aimait pas les séquences où il est interviewé, mais il a été très touché par ce que les musiciens disaient de lui et de son travail. Il n’y a pas d’équivalent filmé pour Charles Delaunay ou d’autres.

Comment se sont organisées les sessions de montage avec votre père?

On lui montrait les rushes à l’état brut. Il les a vus trois ou quatre fois. Il disait ce qui lui plaisait le plus, et je notais tout ce qu’il me demandait.

Quelle a été la réaction d’Hugues Panassié quand il a vu le film une fois monté?

Il a été ébloui! Il n’en revenait pas. Il ne pensait pas que j’y arriverais, parce qu’il savait que je n’étais pas un amateur de jazz.

Pourquoi n’êtes-vous pas un amateur de jazz?

Si vous me demandez de parler des musiciens, j’ai eu une expérience personnelle avec eux. Pour le reste, je suis ignare. J’ai fait une ou deux fois le stage de Montauban. J’écoutais et j’ai entendu du jazz toute ma vie, mais je ne suis jamais entré dans cette chapelle. Si la musique touche mon cœur, si j’ai envie de taper des mains, si je suis joyeux et heureux devant ce que j’entends, c’est que c’est bon. Je suis toujours revenu à la musique du cœur.

Dédier le film au «peuple noir», c’était votre idée ou celle de votre père?

C’est mon idée, mon style à moi. C’est comme pour mon film sur la Corse, je l’ai dédié au peuple corse.

Le film est à la fois un document historique et une façon d’illustrer la pensée d’Hugues Panassié.C’est aussi une déclaration d’amour à votre père…

Ce film est une déclaration de respect à mon père. Faire un film sur mon père était mon intention première. J’ai voulu que mon père soit filmé, et qu’il réponde à des questions qu’un amateur pointu pourrait considérer comme banales en matière de jazz.

Quelle relation aviez-vous avec lui pendant la préparation du film?

Ça nous a rapprochés. C’était une relation raisonnable, respectueuse, traditionnelle entre un père et son fils, mais pas plus. A partir du moment où le film a commencé, on a eu une relation complètement différente: cinq années au top.

Vous avez aussi créé les disques Jazz Odyssey.

Les disques Jazz Odyssey marchaient bien. Quand mon père est mort, j’ai cherché parmi ses amis qui pourrait prendre la relève, mais je n’ai trouvé personne. Mon père est mort deux fois. En 1972-1973, j’ai organisé soixante concerts avec Milt Buckner et Jo Jones. Trente en duo, en France, Suisse et Belgique. J’étais avec eux tout le temps. Puis, trente autres avec Buckner, Jones et Jimmy Slyde.

Comment a été reçu le film à sa sortie?

En 1971, quand L’Aventure du jazz a été prêt, la deuxième chaîne, qui passait des brèves à 19h30, a accepté de passer des extraits du film. Je n’ai pas toujours su faire ce qu’il aurait fallu pour que la télévision française s’intéresse davantage à mes films, avec une restriction pour L’Aventure du jazz. J’ai demandé une autorisation limitée d’utilisation aux musiciens, qui me donnait la possibilité de passer le film seulement quand j’étais présent.

Affiche du film L'Aventure du jazz





Sur la question de la diffusion du film, nous renvoyons les lecteurs à votre interview publiée dans Filmer le jazz6. Comment les spectateurs ont-ils réagi?

Quand j’ai présenté le film à Pleyel, on était dans un climat de polémique qui perdurait, et qui était soigneusement entretenu par certaines personnes. Mais, à partir de ce moment-là, il y a eu un début de reconstruction de l’image de mon père. Quand je demandais aux spectateurs quelle partie ils préféraient, celle avec les explications de mon père ou la séquence musicale, tout le monde disait les explications. Quand je montrais le film à des enfants et que je leur posais la même question, ils me disaient les danseurs et les batteurs. A la salle Pleyel, en 1971 et 1974, le film a été présenté 72 fois. Ça a été très difficile au départ… Comme il fallait trouver des spectateurs, on a décidé avec des amis, en 1972, de distribuer cent mille tracts dans les restaurants universitaires. Et ça a déclenché une multitude de nouveaux spectateurs, des jeunes. Ça leur a plu. Ils en ont parlé autour d’eux, et il y a eu un monde fou. On a même été programmés dans Le Grand Échiquier de Jacques Chancel. Mais au moment de la programmation, une grève a éclaté… L’émission est reportée de quatre ou six semaines. Après sa diffusion, une foule s’est bousculée pour aller voir le film, mais c’était la fin de la programmation à Pleyel, et on ne pouvait pas ajouter d’autres projections... C’était un coup dur. Ça résume les aléas des espoirs qu’on peut mettre dans une émission de télévision.

Vous me disiez que vous n’avez jamais été satisfait du titre «L’Aventure du jazz».

Il y avait un conflit chez les spectateurs potentiels sur le titre du film et la présence du blues et du gospel, parce qu’ils me disaient que le blues et le gospel, ça n’est pas du jazz. (Rires) La souffrance de toute ma vie a été de ne pas savoir trouver un titre pour le film. «L’aventure du jazz», ça n’est pas un bon titre, parce que vous ne savez pas ce que vous allez voir. C’est dur pour un réalisateur...

Vous continuez de présenter ce film à travers le France. Que ressentez-vous en le revoyant?

Ce qui est épanouissant pour moi, c’est la qualité technique du film qui, tant d’années plus tard, laisse à penser qu’il est relativement récent. Ce n’est pas un film daté. Et, pourtant, il a été tourné entre 1969 et 1972!


1. Hugues Panassié, La Bataille du jazz, Albin Michel, 1965

2. Jazz-club de New York en activité de 1957 à 1974 en deux localisations.

3. La Bibliothèque de Villefranche-de-Rouergue détient les archives d'Hugues Panassié qu'elle a racheté à sa mort le 8 décembre 1974, sous l'impulsion de son maire d'alors, Robert Fabre, amateur de jazz et par ailleurs célèbre pour avoir été l'un des trois signataires du Programme commun de gouvernement, au nom du Parti radical (de gauche), avec François Mitterrand (Parti socialiste) et Georges Marchais (Parti communiste français), signé en 1972, qui fut dénoncé en 1977.


4. Le Nagra est un magnétophone à bande, inventé en 1951 par un ingénieur polonais, Stefan Kudelski, qui devint une légende à partir des années soixante, réunissant une qualité d'enregistrement de haut niveau avec un format très réduit, rendu célèbre par la CIA dans sa version noire («SN
» pour série noire) et par la série télévisée américaine Mission Impossible (Mission: Impossible). En 1972, il devait s'agir du Nagra IV-S (stéréo) qui permettait la synchronisation son-images.

5. Sister Rosetta Tharpe (voc, g), 1915-1973 est morte à Philadelphie. L
es Stars of Faith sont un groupe vocal de gospel de Philadelphie formé en 1958 par d'anciens membres des Clara Ward Singers: Marion Williams, Frances Steadman, Kitty Parham, Henrietta Waddy et Esther Ford. La composition du groupe a évolué avec le temps: Mattie Harper a remplacé Esther Ford en 1960. Marion Williams a quitté le groupe en 1965 pour une carrière de soliste. Dorothy Blackwell est arrivée en 1967 et Sadie Keys, la fille de Frances Steadman, en 1968, et le groupe n'a cessé d'évoluer avec le temps.

6.
Filmer le jazz, sous la direction de Thierry Maligne, Presses universitaires de Bordeaux («L’Aventure du Jazz, un film à quatre mains», entretien avec Thierry Maligne, pp. 97-146), 2011


*


CONTACT: https://sites.google.com/site/louispanassie/home

Chaîne YouTube de Louis Panassié : https://www.youtube.com/user/Panassie19/videos



HUGUES PANASSIÉ & JAZZ HOT: n°660-2012, n°661-2012
H
ugues Panassié est bien entendu omniprésent dans Jazz Hot de 1935 à 1939, puis de 1945 à 1947 (date de la rupture au sein des hot clubs et de Jazz Hot), dans les tribunes, les articles de fond, les chroniques de disques. 

MUSICIENS ET DANSEURS FILMÉS DANS L’AVENTURE DU JAZZ:

Louis Armstrong, Eddie Barefield Orchestra (Eddie Barefield, Bernard Upson, Milt Sealey, Joe Marshall), Edgar Battle, George Benson avec Jo Jones et le tap dancer Jimmy Slyde, Milt Buckner et Jo Jones, Cozy Cole, Duke Ellington Orchestra, Lionel Hampton, John Lee Hooker, Cliff Jackson, Mezz Mezzrow, Panassié Stompers (Buck Clayton, Eddie Barefield, Budd Johnson, Vic Dickenson, Tiny Grimes, Sonny White, Milt Hinton, Jimmy Crawford), Charlie Shavers, Zutty Singleton, Memphis Slim, Willie «The Lion» Smith, Stars of Faith, Buddy Tate Orchestra (Pat Jenkins, Ben Richardson, Buddy Tate, Eli Robinson, George Baker, Ted Sturgis, Cozy Cole), Sister Rosetta Tharpe, Dick Vance Orchestra, les danseurs Gigi Brown et Edward Johnson, les danseurs de Lou Parks.


EXTRAITS DU FILM

Les musiciens parlant d'Hugues Panassié
https://www.youtube.com/watch?v=UBaWmM2jGhw

Hugues Panassié mime le jeu des trompettistes Rex Stewart et Cootie Williams sur «Tootin' Through The Roof»
https://youtu.be/PgUe58F82sM

Milt Buckner (org), Jo Jones (dm), «La Belle Claudine»

Gigi Brown et Edward Johnson dansent sur «Boogie Chillun» de John Lee Hooker

Jo Jones (dm) «Caravan»

Louis Armstrong (voc), «That’s My Desire» en français
https://youtu.be/z8imQRiTFSI

Milt Buckner (org), Jo Jones (dm) / George Benson (g) Jimmy Slyde (claquettes) «Mister X»
https://youtu.be/MjCg7o1quAQ

CATALOGUE JAZZ ODYSSEY par Jérôme Partage

LP 1969-72. L’Aventure du jazz, Volume 1, Jazz Odyssey 001, réédité sur le double LP JO 005 (=CD Frémeaux & Associés 5666)
LP 1969-72. L’Aventure du jazz, Volume 2, Jazz Odyssey 002, réédité sur le double LP JO 005 (=CD Frémeaux & Associés 5666)

LP 1969-73. Jo Jones, The Drums, Jazz Odyssey 008 (=CD Frémeaux & Associés 5672)
LP 1969-74. Willie Smith/Milt Buckner/Jo Jones/John lee Hooker/Billy Butler/Al Casey/Cliff Jackson/Sister Rosetta Tharpe/Charlie Shavers, Inédits, Jazz Odyssey 014
45t 1971. Memphis Slim/Sister Rosetta Tharpe, Jazz Odyssey 003
LP 1971. Milt Buckner/Jo Jones, Deux géants du jazz, Jazz Odyssey 004 (=CD Frémeaux & Associés 5684)

LP 1972. Willie Smith/Jo Jones, The Lion and the Tiger, Jazz Odyssey 006 (=CD Frémeaux & Associés 5678)
LP 1972. Milt Buckner/Jo Jones, Buck and Jo, Jazz Odyssey 007
(=CD Frémeaux & Associés 5684)
45t 1972. Little Mary, Jazz Odyssey 101

LP 1973-74. Milt Buckner/Jo Jones, Blues for Diane, Jazz Odyssey 011 (=CD Frémeaux & Associés 5684)
LP 1974. Willie Smith/Jo Jones, Le Lion, le Tigre et la Madelon, Jazz Odyssey 009
LP 1974. Jo Jones/Zutty Singleton/Cozy Cole/Michael Silva, Drums Odyssey, Jazz Odyssey 010

LP 1974. Billy Butler/Al Casey, Guitar Odyssey, Jazz Odyssey 012 (=CD Frémeaux & Associés 5689)

LP 1974. Olive Brown, The New Empress of the Blues, Jazz Odyssey 013


1969-72. L’Aventure du jazz, Volume 11969-72. L’Aventure du jazz, Volume 21971. Milt Buckner/Jo Jones, Deux géants du jazz1972. Milt Buckner/Jo Jones, Buck and Jo
1973-74. Milt Buckner/Jo Jones, Blues for Diane1974. Willie Smith/Jo Jones, Le Lion, le Tigre et la Madelon1974. Jo Jones/Zutty Singleton/Cozy Cole/Michael Silva, Drums Odyssey1974. Billy Butler/Al Casey, Guitar Odyssey






Da 5 Bloods

Frères de sang


Film de Spike Lee, musique Terence Blanchard, produit par 40 Acres & A Mule Filmworks , Rahway Road Productions, 154 min., USA, en version originale sous-titrée, sorti le 12 juin 2020 sur Netflix,
Bande annonce et extraits: https://www.netflix.com/fr/title/81045635
https://www.imdb.com/title/tt9777644/soundtrack

https://www.imdb.com/title/tt9777644/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm


A juste titre, James Baldwin disait qu’il attendait une «autre» production cinématographique qui aborde l’histoire du point de vue du «deuxième niveau d’expérience» et Spike Lee est certainement un des représentants les plus prolifiques de ce cinéma en contrepoint, construisant son travail comme une mosaïque faite de focus sur des événements de l’histoire américaine, filmés sous un autre angle. Ce qui est toujours très juste dans sa façon d’aborder le récit, est que partant de références et de codes culturels afro-américains, Spike Lee arrive directement au cœur de l’éternel humain, et qu’au-delà de la saveur et des clins d’œil propres à l’Afro-Amérique, les thématiques et enjeux sont évidemment les histoires de tous, aussi universelles que La femme du boulanger de Pagnol, un chef-d’œuvre intemporel.
Le film raconte une histoire simple, ce sont toujours les meilleures pour broder et approfondir, comme sur les standards de jazz: quatre vétérans afro-américains de la guerre du Vietnam y retournent une génération après (un côté Vingt ans après d’Alexandre Dumas), pour ramener les restes du corps de leur chef de groupe, aussi leur chef spirituel, Stormin’ Norman («La Tourmente»), mort accidentellement lors d’une attaque; mais pas seulement… Ils sont aussi à la recherche d’un «trésor», des lingots d’or tombés du ciel qu’ils ont enterrés dans la jungle pour financer le combat des droits civiques de cette époque, selon le souhait de leur chef. Le groupe est rejoint par le fils de Paul, torturé par ses fantômes, ses aigreurs de vie, et curieusement soutien de Donald Trump: ce fils s’appelle David, quête l’attention de son père et assure la fonction symbolique en tant que professeur d’histoire.
Ce rôle est sans doute celui que Spike Lee aurait pu endosser s’il avait été plus jeune comme dans ses premiers films: celui de l’observateur qui va aller au bout de cette jungle touffue d’empilements d’intérêts et de conflits à démêler et à régler pour sortir dignement de l’affaire, par l’analyse des tenants et aboutissants d’un conflit entre nations, s’emboîtant en poupées russes jusqu’aux tourments psychologiques individuels, en passant par les luttes collectives et les racismes multiples, parfois inattendus. Chaque personnage (américain, français, vietnamien du Sud et du Nord) symbolise une sensibilité de cette guerre du Vietnam, des problématiques parfois paradoxales, des façons de penser qui mutent au fil des circonstances.
Cette manière chorale de tourner le scénario rappelle le beau Miracle at St. Anna (Spike Lee, musique de Terence Blanchard, 160mn, 2008, Usa-Italie) sur la campagne d’Italie, jusqu’au surnaturel qui intervient ici aussi en flashs d’explication, en compléments d’information, de même que les images d’archives sociales et politiques, qui jalonnent la Grande Histoire, ponctuent les souvenirs personnels et enrichissent encore le débat.
Enfin, le film rend hommage au cinéma (Apocalypse Now, peut-être aussi à cause de Marlon Brando, l’ami d’Harry Belafonte, un des argentiers des droits civiques, l’ami de Spike Lee, la mémoire vivante dans BlacKKKlansman, Spike Lee, 2018), aux Temptations de Detroit, le groupe mythique de la Motown, en reprenant leurs prénoms: Otis (Williams), le parrain médecin amoureux d’une alors-prostituée locale, David (Ruffin) le fils-fil conducteur du récit, Melvin (Franklin) le chercheur d’or, Eddie (Kendricks) le vendeur de voitures crâneur et ruiné, et Paul (Williams), le névrosé trumpiste. Norman (Whitfield) étant leur auteur-compositeur de textes plus engagés et là, le penseur-chef au combat, fédérateur de tous les instants.
La France est représentée par ses deux faces, la deuxième génération campée par une fille de la grande bourgeoisie ex-coloniale essayant de compenser ce qu’a fait sa famille sur place, par son ONG de déminage, et l’ancienne génération jouée par un Jean Reno corrompu et manipulateur post-colonial à souhait.
Comme souvent chez Spike Lee, le côté shakespearien de la mise en scène horlogère se conjugue avec l’autre versant du théâtre, Bertolt Brecht, qui interrompt le récit par des faits réels marquants pour faire interagir et réfléchir le spectateur séance tenante. A l’évidence, une façon alternative de filmer, une perception 
différente du réel, un feeling plus direct qui auraient intéressé le cinéphile-philosophe et compagnon du Dr. Martin Luther King, Jr., James Baldwin.
Le hasard étant facétieux, le film est sorti pendant les manifestations de protestation «Black Lives Matter», suite à l’assassinat filmé de George Floyd, en pleine campagne électorale masquée, confinée et chahutée aux Etats-Unis, avec un mode de diffusion par ordinateur individuel révélateur des mutations, pas forcément du goût des cinéphiles qui préfèrent les salles obscures, mais alors que le confinement de la vie économique et sociale empêche de s’y rendre –le cas 
encore aujourd’hui, car l’obligation du port du masque en salle est une atteinte aux libertés publiques.
On repasse alors, chez soi, du film au quotidien, avec la sensation insolite que la situation est encore plus fragile aujourd’hui qu'à la période de la Guerre du Vietnam; à croire que les humains n’apprennent jamais rien de ceux qui les gouvernent… «Une guerre ne se finit jamais, ni dans la tête, ni dans la réalité» dit un des frères de ce sang versé sans compter. Le film se termine sur un remake de la guerre pour le magot, puis sur une note plus optimiste d’un trésor qui trouve finalement des chemins humanistes.
Spike Lee reste fan des fins apaisées, au moins en partie, ne serait-ce-que pour redonner du sens là où il n’y en a plus du tout.

Hélène Sportis

© Jazz Hot 2020
image extraite de Aretha Franklin-Soul Sister © Arte

Musiques de l'âme

Deux documentaires sur Arte




Aretha Franklin - Soul Sister est un documentaire récent (de France Swimberge, production Program33/Arte, 2020, France, 52min.) sur le parcours d’une femme dont «le deuxième niveau d’expérience» (James Baldwin) a fondé l’inspiration, l’expressivité et le caractère irréductible. Le film met en perspective tous les filtres de cette star jusqu’au bout du cortège de Cadillac roses prévu pour son enterrement: de sa ville de Detroit, MI, aux avant-postes des combats pour les droits civiques dans le laboratoire de l’industrie taylorisée, produisant talents musicaux, rythme et salles de spectacles à profusion, jusqu’à sa lutte en tant que fille, femme, mère, promotrice de sa communauté maltraitée, pour imposer le r-e-s-p-e-c-t, et sœur de cœur d’Angela Davis, une communiste en Amérique. Une documentation visuelle accompagne les interviews, notamment des images d’Aretha au piano, de ses mains, de son image sur les murals de sa ville.
A voir avant le 3 octobre 2020.
https://www.arte.tv/fr/videos/090610-000-A/aretha-franklin-soul-sister
 
image extraite de A la manière tzigane © Arte


A la manière tzigane
(de János Darvas, production EuroArts/MDR/Arte, 2020, Allemagne, 53 min.) est un voyage au pays des primas qui sont des solistes si exceptionnels qu’ils reconnus comme chefs spirituels par leur communauté. Leur liberté musicale sans borne est la clé de leur virtuosité qui fascine Claude Debussy en 1910 lors d’un voyage en Hongrie, lui faisant dire à propos de Béla Radics (1867-1930, Hongrois): «Ce violoniste joue comme un démon… il aime beaucoup plus la musique que nous.», et Maurice Ravel qui essaie d’approcher au plus près de l’âme sensible de la violoniste Jelly d'Arányi (1893-1966) avec la rhapsodie Tzigane écrite en 1924. Deux musiciens Barnabás Kelemen (violoniste) et Lajos Sárközi Jr. (multi-instrumentiste) issus de cette lignée nous racontent cette histoire de la musique: Pali Pertis (1906-1947), grand-père de Barnabás Kelemen, a fait le voyage jusqu’à Paris à l’été 1939 (Django Reinhardt était à Londres) et Jëno Farkas (1899-1949) jouait alors dans les cafés réputés de Budapest et dans les films allemands.
A voir avant le 27 novembre 2020.
https://www.arte.tv/fr/videos/089114-000-A/a-la-maniere-tzigane 


Jazz du voyage: l’accent, le son et l'attaque de l’Europe Centrale et Orientale

Django Reinhardt & Stéphane Grappelly Quintette du Hot Club de France, Pierre «Baro» Ferret, Marcel Bianchi (g), Louis Vola (b), «Tears», 1937

Django Reinhardt & Stéphane Grappelly, Premier mouvement du concerto en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, 1937

Django Reinhardt solo, «Parfum», 1937

Django Reinhardt & Stéphane Grappelly Quintette du Hot Club de France en live, «J’attendrai», Londres été 1939

Joseph Reinhardt, Stephane Grappelli, Vivian Villerstein, Babik Reinhardt, Eugene «Ninine» Vees, Mitzo et Loulou Weiss, Emmanuel Soudieux...

Marius Preda «Straight no Chaser»  

Art Tatum et György Cziffra

Stochelo ROSENBERG, Florin NICULESCU, Rocky GRESSET, «Les yeux noirs»

Jascha Heifetz, «Bess you is my woman now», «My Man’s Gone Now» (Gershwin's Porgy and Bess, arr. Heifetz)

Trio Rosenberg, «Nuages» en Hongrie

Angelo Debarre, Ranji Debarre, Miraldo Vidal (g), Fabrizio Montemarano (b), Monteroduni, Italie, 2014

Les points communs entre les deux pratiques sociales de la musique sont nombreux, allant des conditions de vie des deux communautés à leur liberté débridée, en passant par le moyen de transmission orale (Aretha dit ne pas lire la musique et apprendre de sa sœur, et les jeunes de Lajos ont un apprentissage peu conventionnel), les deux mettant l’accent l’imprégnation par l’échange humain pour percevoir le feeling. Pas sûr que ces âmes hypersensibles se formeraient avec la distanciation a-sociale et les masques… L’art sans ferment l’humain se résume décidément à une exécution!
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2020


Les années 68

1968: The Global Revolt




Documentaire de Don Kent (1968: The Global Revolt), produit par Arte, Artline Films, Gebrueder Beetz Filmproduktion, Griga Filmes, 194 min., 2018, Allemagne-France-Norvège

https://www.arte.tv/fr/videos/072424-001-A/les-annees-68-1-2

https://www.arte.tv/fr/videos/072424-002-A/les-annees-68-2-2

https://www.imdb.com/title/tt8448848/fullcredits?ref_=ttrel_ql_1

https://www.youtube.com/watch?v=Ok-pnBszF94


 

Un documentaire en deux parties, Les années 68, est actuellement disponible sur Arte: partie 1: La vague (1965-1969) et Partie 2: L'explosion (1970-1975), de 97 min. chacun. Le réalisateur Don Kent, digne héritier britannique des chroniqueurs historiques (il a vécu la période), a su mettre en évidence qu’un sujet (privé ou public, philosophique ou scientifique), un art, une expression n’existent pas seuls, en suspension dans l’air, a nihilo, in abstracto, en un seul point circonscrit, sur la planète; il illustre aussi le fait que les réactions de causes à effets ne s’arrêtent pas aux portes des patelins, provinces ou Etats, à l’intérieur de notre seule petite planète percluse de géostratégies d’intérêts divergents. De l’esthétique (au sens étymologique de perception profonde), aux arts populaires et à la politique: il y a zéro pas, c’est la vie dans ses différentes expressions. Des protestions pour les Droits civiques à celles contre la Guerre du Vietnam, aux revendications de libre parole des étudiants, des opprimés sociaux, économiques, culturels, politiques (dont les femmes, homosexuel/le/s et combats pour la planète), soutenus par d'autres moins opprimés, mais tous ensemble défenseurs de libertés fondamentales et de la gestion des ressources, aux expériences alternatives d’Etats non alignés revendiquant l’auto-détermination, le droit à l’auto-défense (Black Panthers réfugiés et Festival Panafricain d’Alger, 1969), il s’agit d’un continuum de réflexion humaine universelle, d’une recherche collective, d’une quête Peace & Love, parfois drôle, mais le plus souvent dangereuse du fait de la violence «légitime» (ou non) de la répression étatique.

Ce travail, bien fait, montre le niveau consistant et profond des luttes populaires internationales d’alors, des Pays de l’Est aux Etats-Unis 
en passant par Cuba, de la Chine au Japon, de l'Amérique-du-Sud à l’Afrique et l’Europe, quand aujourd’hui la vie cérébrale se concentre dans l'écran des jeux vidéos/réseaux sociaux/TV/smartphone, en disant sans vergogne: «Vous n’avez pas honte de nous léguer ce monde dans cet état!». Ce véritable reset mental (nettoyage-réinitialisation de données) provoquant l'effacement mémoriel après cette décennie de brain storming (émulation imaginative collective pour trouver des idées-solutions alternatives) –seul socle de conscience historique pour continuer à défendre  les libertés individuelles et collectives– ce reset mental donc, a aujourd’hui détruit massivement la Terre et les humains au lieu de contenir a minima l’appétit des dominants démultiplié par les algorithmes; il est certain que garder le linge numérique sans se mouiller correspond davantage au regain du «Moi» nombriliste des quatre dernières décennies, en s’illusionnant sur le fait que si je ne m’occupe de rien et de personne, les prédateurs ne s’occuperont pas de moi, et je vivrais en paix en m’autodisculpant du fait que je pourrais polluer, voyager, profiter, sans rien détruire, sans voir la misère, sans voir la vie dans sa réalité, les assassinats politiques (un très beau blues d’Otis Spann pour Martin Luther King: https://www.youtube.com/watch?v=jduG-J9972E)1: faut-il être puéril pour y croire?

Les enfants désirés (modification notable due aux droits à la contraception et à l’avortement à cette époque) post 1968 vont être élevés dans cette insouciance 
Peace & Love, de la conquête d’une idée du bonheur dans la démocratie, caressée par leurs parents, déjà grands-parents aujourd’hui, leur ôtant toute résistance endurante à la violence d’Etat par jeunisme érigé en ennemi de la mémoire populaire, statuant que les «acquis» de naissance sont dus et peuvent être remplacés par des placebos de libertés virtuelles, et qu’avoir une (im)posture alimentaire suffit à se déculpabiliser, quand d’autres crèvent d’inégalités et de pollutions dues à la consommation de masse: la conscience –l’intérêt, la conviction?– de classe, du statut social confèrent aux privilégiés le droit de chérir leur somnolence plutôt que s’exposer, avec un peu de courage, au moins par la pensée et la parole: il a fallu deux mois de bataille pour confronter l’opinion et les Etats concernant l’abandon inadmissible des plus faibles dans le meurtre collectif que nous connaissons actuellement au sujet d’un virus.

Comme le formule clairement Erri de Luca, écrivain italien: «la génération suivante n’a rien gardé de l’expérience révolutionnaire, elle l’a refusée en bloc, elle l’a ignorée en bloc… ce genre d’héritage ne se transmet pas, on s’en empare ou non… tout le monde s’occupe de ses petites affaires… j’appartenais à une génération anti-fasciste, c’était quelque chose que nous avaient transmis nos parents, ceux qui avaient souffert non seulement de vingt ans de fascisme mais aussi de la guerre où le fascisme les avaient entraînés… on a dû finalement accepter de s’engager dans un combat bien plus important qu’une simple révolte… En 1969, la police italienne tirait sur les ouvriers et les travailleurs agricoles qui manifestaient, c’était une police fasciste... il n’y a pas eu d’épuration après guerre... les fascistes étaient restés en place.»

Ces idées nous font instantanément penser au cinéma italien des années 1970, sans concession pour les dominants et les dominés, raide dans les moindres travers de ceux qui se plaignent sans jamais s’impliquer, raide avec le terrorisme d’Etat, le rapport frontal de domination, le pouvoir (attentat de Piazza Fontana en 1969, «stratégie de la tension»). 
Tom Zé (avec Caetano Velozo, Gilberto Gil, mouvement tropicaliste politico-musical contre la dictature brésilienne né en 1967) dit avec un bon sens lapidaire: «Sous une dictature, penser est un crime.» Evidemment! Mais ce qui va sans le dire, va encore mieux en le disant. Les images d’archives et témoins directs sont encore là –de toutes opinions– et parlent, ne les ratez pas! S’endormir dans le confinement cérébral est le seul virus réellement mortel pour l’humanité –c’est notre actualité de 2020– mais ça, la pensée unique aura toujours intérêt à le taire!
Hélène Sportis


1.
Lyrics de «Blues for Martin», 1968, écrit lors de l’assassinat de Martin Luther King
Otis Spann (p, voc, 21 mars 1924 ou 1930, Jackson ou Belzoni, MI - 24 avril 1970, Chicago, IL)

Oh, did you hear the news 
Coming out of Memphis Tennessee yesterday?
Yes fellows, I know you had to've heard the news
That happened down in Memphis Tennessee yesterday
There came a sniper 
And wiped Martin Luther King's life away 

On the 4th of April in the year 1968 
On the 4th of April in the year 1968 
You know there come a mean man 
Pop a bullet through Dr. King's head 

Oh, when his wife and kids came down 
All they could do is moan 
Oh, when his wife and kids came down 
All they could do is moan 
Now the world's in a revolt 
‘Cause Dr. King is gone.
Oh, as-tu entendu les infos 
Venant de Memphis Tennessee hier?
Oui les gars, je sais que vous devez avoir entendu les infos
De ce qui s'est passé hier à Memphis Tennessee
Un tireur d’élite est venu
Effacer la vie de Martin Luther King

Le 4 avril de l'année 1968
le 4 avril de l'année 1968
Tu sais qu'un homme mal intentionné 
A tiré une balle dans la tête du Dr King

Oh, quand sa femme et ses enfants sont descendus
Ils ne pouvaient que gémir
Oh, quand sa femme et ses enfants sont descendus
Ils ne pouvaient que gémir
Maintenant le monde est révolté
Car Dr King n’est plus.
© Jazz Hot 2020




I Called Him Morgan




Documentaire de Kasper Collin, produit par Kasper Collin Produktion/Submarine Deluxe/Film Rise, 92 min., 2016, Suède-USA, en version originale sous-titrée, sorti le 27 juillet 2017 sur Netflix
https://www.imdb.com/title/tt4170344
Bande annonce: https://www.youtube.com/watch?v=yxLByThNvWU

La récente disparition de Jymie Merritt (1926-2020, voir nos «Tears
»), qui fut le contrebassiste de Lee Morgan (1938-1972, Jazz Hot Spécial 2006), est l’occasion de revenir sur le documentaire I Called him Morgan dans lequel il intervient: un drame shakespearien qui se déroule entre le fleuve Hudson et l’East River. Une tragédie qui mène Lee Morgan, trompettiste surdoué, à une fin violente et prématurée, à seulement 33 ans. Ce long-métrage haletant est construit uniquement sur les récits des protagonistes et témoins directs, essentiellement des musiciens et des proches, dont le principal —autour duquel s’est bâti le film et qui nous est parvenu de façon quasi miraculeuse– est celui d’Helen More-Morgan, l’épouse de Lee, auteur des coups de feu qui le blessèrent mortellement dans la nuit du 18 au 19 février 1972. 

Les circonstances ayant permis le recueil de sa parole sont une histoire dans l’histoire. On doit ce précieux témoignage à un jeune professeur, Larry Reni Thomas qui donne des cours sur les civilisations anciennes à des adultes dans un lycée de Wilmington, en Caroline-du-Nord, à la fin des années 1980. Parmi eux, une dame, d’une soixantaine d’années, qui n’a semble-t-il pas suivi de grandes études mais d’une grande vivacité d’esprit. Celle-ci lui apprend, alors qu’il se présente à elle comme étant aussi animateur de radio jazz, qu’elle est la femme de Lee Morgan, celle-là même dont tout admirateur du trompettiste connaît la terrible responsabilité. Larry Reni Thomas propose à Helen Morgan de l’interviewer. Mais ce n’est que huit ans plus tard, à sa propre demande, que le professeur et présentateur pourra enregistrer son récit de vie sur une cassette audio. L’interview se déroule en février 1996. Hélène décèdera en mars. 

Vingt ans après, le réalisateur suédois et amateur de jazz –déjà auteur d’un My Name Is Albert Ayler en 2006– Kasper Collin (né en 1972), nous fait revivre l’histoire de ce couple qui ne réchappe pas des terribles épreuves individuelles traversées avant même de se former. Née en 1926 dans une zone rurale de la Caroline-du-Nord, Helen a un premier enfant dès 13 ans, puis un second l’année suivante. Déterminée à vivre une autre vie, elle abandonne la garde de sa progéniture non désirée à ses grands-parents et s’installe en ville, à Wilmington, NC. A 17 ans, elle épouse un homme de deux fois son âge (rencontré la semaine précédente!), mais qui meurt noyé. Helen s’installe alors à proximité de sa belle-famille, à New York. Avec autant d’énergie que de débrouillardise, elle y fait sa place. Elle se construit une vie de femme indépendante qui fréquente qui lui plaît et fait ce qu’elle veut; ce qui ne l’empêche pas de renouer avec son fils aîné, Al Harrisson, qu’on entend également dans le film, qui vient la trouver à 21 ans. En outre, le monde du jazz l’attire: elle fréquente les clubs et les jam-sessions. Cuisinière hors-pair, elle tient salon et table ouverte dans son petit appartement, au sud de Central Park, près du Birdland, où les amis –et notamment les musiciens– se succèdent, persuadés de l’excellence du gueuleton, alors que leur pitance n’est pas toujours assurée. 

C’est ainsi que Lee Morgan se retrouve au domicile d’Helen More un soir d’hiver, en 1967. Le jeune prodige de Philadelphie, qui a déjà à son actif une brillante carrière de sideman et de leader1, est en plein déshérence, rongé par la drogue. Il a mis son manteau au clou pour se payer une dose, ne travaille plus. Helen tombe amoureuse de Lee, qui a à peu près l’âge de son fils, et le prend en charge. Ils emménagent dans le Bronx, loin des autres musiciens; Helen l’envoie en cure de désintoxication, le remet au travail. Elle est sa femme; c’est un mariage de fait, sans officialisation institutionnelle. Elle est sa confidente, son infirmière, sa gouvernante et son manager, prenant aussi la direction de ses affaires: c’est elle qui signe les contrats et organise tout. Lee revient à la vie et au firmament du jazz. Il s’investit, à l’initiative de son ami, le contrebassiste Paul West, dans la transmission vers les jeunes musiciens, lui-même se sentant très reconnaissant de l’enseignement des Anciens au sein du Jazzmobile Workshop. Il s’implique politiquement dans la lutte pour les Droits civiques2. Le couple connaît une période de bonheur; Lee compose pour sa femme «Helen’s Ritual»3. Mais Lee demeure une personnalité fragile. Il est toujours dépendant de la drogue et peut-être aussi étouffé par l’amour trop «maternel» d’Helen. Il entame une liaison avec une amie de jeunesse, Judith Johnson qui livre aussi sa version des faits dans le documentaire. Le drame survient le soir du 18 février 1972: Lee Morgan est programmé avec son groupe au Slugs’ Saloon, dans l’East Village. New York est prise dans une tempête de neige et Lee a failli ne pas arriver; il a eu un accident de voiture avec Judith sur le chemin. Helen a décidé de venir ce soir-là, et une altercation éclate entre les trois protagonistes. Lee met Helen dehors, mais elle revient à l’intérieur un pistolet à la main, celui que Lee lui a donné, elle tire. Lee meurt le matin du 19 février de l’arrivée trop tardive de l’ambulance bloquée par la neige.

Plaidant coupable, Helen Morgan écope d’une courte peine. Quelques années plus tard, elle quitte New York pour revenir à Wilmington. Là, elle s’investit au sein de l’église de quartier pour aider les autres. Toujours pleine de ressources, elle devient une personnalité de premier plan au sein de la communauté. Parmi les prises de paroles à la fois drôles, touchantes, extrêmement précises et sensibles des musiciens –Billy Harper, Jymie Merritt, Bennie Maupin, Wayne Shorter, Charli Persip, Tootie Heath, Larry Ridley–, qui chacune éclairent le parcours de Lee Morgan et la vie de couple avec Helen, l’intervention finale de Paul West livre la conclusion de ce drame: «J’étais fâché contre elle. C’était ma première réaction, la haine. J’étais fâché contre elle d’avoir commis cet acte sur quelqu’un que je considérais comme un ami, quelqu’un qui a tellement contribué à notre musique dans sa courte vie. (…) Cela dit, je ressentais de la compassion. Parce que j’avais conscience que c’était cette femme qui avait littéralement sorti cet homme du caniveau. (…) Et c’est elle qui lui a permis de redevenir un artiste, un être humain.»

I Called him Morgan est l’inéluctable tragédie de deux vies difficiles, de deux fortes personnalités sur fond de jazz, de vie nocturne et d'intensité des sentiments. C'est aussi et surtout le portrait, remarquablement porté à l'écran, d'une femme qui a forgé sa destinée par sa seule volonté, et a passé la majeure partie de sa vie à exercer des solidarités de proximité avec autant d'énergie que d'intelligence

Jérôme Partage

1. Originaire de Philadelphie (un creuset qui restera très présent dans son parcours par le choix de ses partenaires), Lee Morgan s’est imposé par une maturité musicale exceptionnelle, dès l’âge de 18 ans, d’abord dans le big band de Dizzy Gillespie (1956-58), puis au sein des Jazz Messengers d’Art Blakey (1958-61, puis 1964-65). Parallèlement, il commence à enregistrer sous son nom pour le label Blue Note dès 1956. Le gamin talentueux et insouciant qui –à l’image de ses copains, dont Charli Persip qui évoque son souvenir dans le documentaire– aime les habits à la mode, les voitures et les jolies filles, commence à consommer de l’héroïne durant son premier passage chez les Messengers et doit quitter le groupe (ainsi que le pianiste Bobby Timmons) en 1961, épuisé par la drogue. Il se met alors en retrait durant près de deux ans, retournant à Philadelphie, période durant laquelle il tente, semble-t-il, de «décrocher». Il opère un retour en force en décembre 1963 en enregistrant un disque majeurThe Sindewinder (Blue Note). Mais alors qu’il a débuté une seconde carrière où se manifeste un formidable renouvellement artistique, Lee Morgan est rattrapé par ses démons (à la suite d’une overdose, il se brûle même gravement à la tête en tombant inconscient contre un radiateur), lesquels l'ont de nouveau mis en marge de la scène jazz lorsqu'il rencontre Helen More en 1967. Voir sa biographie et discographie détaillée dans le Jazz Hot Special 2006.
2. Jymie Merritt compose à sa demande le titre «Angela», en hommage à Angela Davis, qui figure sur son ultime enregistrement du 28 janvier 1972 (
We Remember You, voir chronique dans Jazz Hot n°490-1992)
https://www.youtube.com/watch?v=P4XYhNr4RVo

3. Ce titre apparaît dans l’album 
Caramba (1968, Blue Note).
© Jazz Hot 2020



En Política

En Politique


Documentaire de Jean-Gabriel Tregoat et Penda Houzangbe, produit par petit à petit production, DHR/AVIFCinemas, Vosges Télévision, 2018, 107mn, France,sortie le 18 mars 2020


Ce documentaire (le second de ce tandem) est tourné dans les Asturies (nord-ouest de l’Espagne), à l’occasion des élections «autonomiques» (dans les communautés autonomes) de 2015, mais impressionne d’emblée par sa portée universelle et intemporelle (depuis l’Antiquité) de toute situation où de nouveaux venus en politique institutionnelle –là au Parlement des Asturies– même rompus au militantisme actif moderne, se retrouvent à négocier ferme, surtout avec eux-mêmes, pour savoir jusqu’où ne pas aller pour ne pas se corrompre, ne pas renier son programme ni trahir l’électorat, et arriver à cibler l’objectif essentiel: obtenir des contreparties incertaines dans des marchandages pour commencer à peser, mais avec le risque de compromission, ou préserver l’intégrité pour tenter de gagner les élections suivantes afin de vraiment changer la façon de faire de la politique.
Le film ouvre sur une partie de football métaphorique présentant les protagonistes, leur engagement, la solidarité, les aléas de la vie publique et suit les partisans de Podemos dans leurs échanges avec des électeurs, avec les questions toujours pendantes: «Comment trouver de la crédibilité quand on n’a jamais été élu, et une fois élue, que faire pour la gauche (disloquée) quand elle arrive au pouvoir, même numériquement majoritaire, si un de ses partis s’est déjà discrédité dans des liaisons dangereuses?»
Les ressorts dramatiques, du fait des enjeux réels pour la population luttant avec très peu d’atouts contre les dégâts de la crise de 2008 (en Espagne, la tension politique est restée palpable depuis 1937), vient aussi du travail imaginatif de construction narrative pour donner à «tout» voir dans un éventail de nuances très ouvert, de la voix off d’un journaliste 
imaginaire qui observe, renseigne le spectateur sur des éléments rajoutant de la complexité, aux débats tous azimuts, internes, entre partis, au sein du Parlement, voire avec d’anciens camarades «de la rue», en passant par les incontournables tweets qui montrent l’effet délétère de ce type de communication instantanée.
Au fil de la crise financière qui a tout contaminé jusqu’aux comportements des individus dans ce chaos régressif, plusieurs réalisateurs œuvrent pour dégager des pistes de réflexions sur nos temps modernes de régression sociale, moins poétique que chez Charlot, des Mille et Une Nuits de Miguel Gomes (2015, 3 parties) dont l’imaginaire débridé porte la misérable réalité du Portugal, à J’veux du soleil (2019, 76mn), road movie de Gilles Perret et François Ruffin sur l’épisode des Gilets Jaunes en France, en passant par Adults in the Room (2015, 124 mn) de Costa Gravas, retraçant l’autre facette de l’Europe mettant à genou la Grèce. Le combat, les espoirs et la dynamique politique pour «l’après» sont des thèmes de prédilections pour les réalisateurs de documentaires et de fictions depuis toujours, avec sans doute la prime au néo-réalisme italien dont le Nous nous sommes tant aimés d’Ettore Scola (1974, 124 mn) restera un chef d’œuvre aigre-doux d’analyse sociale et politique sur le «avant, après». De l’autre côté de l’Atlantique, la tension dans le berceau du jazz qui aurait pu être le «nouveau» monde en 1776, puis en 1865, puis en 1964, vient de cette difficulté à penser cet «après» démocratique, sans rapport de domination. En Política continue cette tradition d’analyse approfondie des mécanismes de pouvoir et des possibilités de le morceler, de l’équilibrer, de le partager, indispensable pour la démocratie actuellement en péril dans la mondialisation, donc aussi en Europe, car lorsque le minimum de sécurité vitale n’est plus assuré, l’individu n’a plus l’esprit à réfléchir «l’après» avec d’autres, il se concentre sur sa propre survie, son espace mental rétrécit, et le contrat social, porté à bout de textes par nos philosophes des Lumières, vole en éclats. Rendez-vous au cinéma le 18 mars, comme pour fêter l’anniversaire du début de la Commune de Paris en 1871, une xième période de l’histoire qui a rêvé l’«après».

Hélène Sportis

© Jazz Hot 2020


I Hate Your Guts / The Intruder




Film de Roger Corman (5 avril 1926, Détroit, MI), produit par Gene (24 septembre 1927, Détroit, MI) et Roger Corman, Los Altos Productions 1961, 80mn, USA, musique Herman Stein (1915-2007), avec William Shatner, Frank Maxwell, Charles Barnes, Leo Gordon (disponible sur Arte.tv jusqu'au 16 mai 2020).
https://www.youtube.com/watch?v=ijFwO0iuIeY(bande annonce)
https://www.youtube.com/watch?v=zwgMuDQzm2I (film complet en VO non sous-titré)
https://www.imdb.com/title/tt0055019/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm


Ce film s’inspire, en 1961, des événements de Little Rocks, AR, en 19571, d’une actualité encore brûlante, puisque l’année qui précède le tournage, des élèves afro-américains n’avaient encore pas pu intégrer le lycée de Sikeston, MO, où la production du film plante son décor pendant trois semaines très inquiétantes pour tous. Autant dire que la tension n’a pas besoin d’être feinte puisque la force de cette fiction réside dans la réalité de la ségrégation vécue au jour le jour, celle qu’on ne peut pas simuler, la peur réelle au fond des yeux qui ne peut être «jouée», qui transpire sur la peau, la haine des dominants pathologiques dans les sourires carnassiers, les rires vulgaires, dans la méchanceté qui dispute la galerie de portraits au crétinisme clinique.
Comme pour ses autres films, Roger Corman, a l’efficacité de sa formation d’ingénieur et le talent des dramaturges antiques: pas un mot ni une expression fugace inutile, la foule raciste est recrutée sur place et n’a pas besoin de «formation» dramatique car elle est «parfaite» dans le rôle; la musique est d’une implacable pesanteur malsaine sauf dans trois scènes où des airs parkériens aèrent un peu l’atmosphère; rien n’est laissé au hasard, toutes les idées sont exploitées jusqu’à la corde (sans jeu de mots). Les problématiques abordées sont le drame américain, du racisme dans toutes ses dimensions à la loi du plus fort classique (argent, sexe, âge, corruption, armes, attentats), en passant par le péril rouge (judéo-communiste pour être précis). Le proviseur du lycée est campé par Charles Beaumont, l’écrivain du roman dont il a tiré lui-même aussi le scénario pour le film2. Tout est en place pour régler son compte au Sud profond.
Est-il besoin de rajouter qu’en 1960, Gene Corman, le frère cadet coproducteur du film, travaille avec Harry Belafonte (l’infatigable activiste grand argentier pour le Mouvement des droits civiques, encore aux côtés de Spike Lee en 2018 dans BlacKKKlansman) sur le disque My Lord What a Mornin’3 dont le livret est écrit par Langston Hughes (1902-1967), le poète de la Harlem Renaissance poursuivi pour communisme, et qui a vécu à Paris, comme Roger Corman, 25 ans plus tard. Car dans l’Amérique de la chasse aux sorcières, l’espace rétrécit tant que les courageux se connaissent, se soutiennent, même s’ils pensent différemment, le propre de la démocratie pour ceux qui la pratiquent.
A propos de courage, le titre initial I Hate our Guts est de loin le meilleur car le film s’attache à faire la «gamme Pantone» de toutes les formes de lâchetés et de «tripes» (guts) justement, de l’individu à la foule, de celui qui croit être un grand homme (le rôle de L’Intrus, titre resté au film pour la postérité), en fait un nazillon à la petite semaine qui hait ceux qui ont du courage, à celui qui est bien dans sa peau, voudrait vivre en paix, avec la modestie de son métier de camelot-vendeur-bonimenteur mais seul fin psychologue pour pouvoir rétablir le contrat social en douceur dans un pays explosif.
Il y a aussi le journaliste qui va d’abord se soumettre à son actionnaire-potentat local, avant d’arriver à comprendre ce qu’il doit faire en conscience contre la ségrégation et de le payer le prix fort. La partition des femmes du film est aussi large et souvent même plus complexe.
Enfin, la palme du courage et de la maturité revient à Joey, l’élève qui va s’avancer «dans la vallée de la mort», scène qui rappelle Marlon Brando
, encore un soutien de Martin Luther King, dans son martyre Sur les Quais d’Elia Kazan (1954), vallée où son révérend vient de laisser la vie lors de l’explosion de son église, scène prémonitoire de la réalité de cet attentat du 15 septembre 1963 dans une église de Birmingham en Alabama qui tua 4 jeunes filles et en blessa 22 autres, connue des amateurs de jazz par l’émouvante composition «Alabama» de John Coltrane, autre soutien de Martin Luther King.
Lorsqu’on voit la perfection de ce film à petit budget, dans un cadrage et une photo magnifiques en noir et blanc, théâtral comme un drame antique, avec une narration et une analyse aussi aboutie, on se demande comment le cinéma dépense souvent autant d’argent pour ne rien dire. A ne rater sous aucun prétexte.

Hélène Sportis


Scène tirée de 'The Intruder'  Scène tirée de 'The Intruder'



© Jazz Hot 2020
A Gathering of Old Men (Colère en Louisiane)



LA LONGUE MARCHE VERS L’ÉGALITÉ


UN BLUES SANS FIN



«Vos armes sont les mots» (The Great Debaters)




A propos de plusieurs films récemment diffusés sur différentes chaînes de télévision, sur le grand écran des salles de cinéma et disponibles le plus souvent en DVD: Green Book, Selma, The Great Debaters, Lee Daniels’ The Butler,
Ray, King: de Montgomery à Memphis, Detroit, Miracle at St. Anna, I Am Not Your Negro. Quatre de ces films ont déjà fait l'objet de chroniques dans ces colonnes (DetroitRay, Green Book, King), et quatre autres (Selma, The Great Debaters, Lee Daniels' The Butler, I Am Not Your Negro) sont chroniqués ci-dessous après le texte d'introduction…




«Ma mère venait d’un milieu très modeste et elle en avait gardé les habitudes. Plus jeune, elle lavait le linge de familles blanches, pour quelques cents. Et si le travail ne leur allait pas, les gens lui jetaient le linge à la figure pour qu’elle recommence. Vous pouvez vous faire une idée de ce qu’était sa vie quand vous voyez la mère de Ray Charles dans le film Ray (1). J’ai pleuré quand j’ai vu ce film… Toujours est-il que lorsque mon père a fait fortune, il a engagé une bonne. Ma mère l’a renvoyée! Elle ne voulait pas que quelqu’un d’autre s’occupe de la maison.» Mighty Mo Rodgers, Jazz Hot n°684, été 2018

Dans son livre Le diable trouve à faire (The Devil Finds Work: The Dial Press 1976, New York, France: Capricci 2018, traduction Pauline Soulat) James Baldwin (1924, Harlem NYC-1987, St-Paul-de-Vence) donne «sa» lecture, au travers de «son» expérience afro-américaine de la réalité, de films «classiques» qui, pour différentes raisons, l’ont interpellé, qu’il s’y retrouve ou, le plus souvent, qu’il ne s’y retrouve pas du tout. Il précise alors en quoi ces films constituent une déstabilisation, une violence, une modification –voire une dégradation– de l’image de soi par le fait de subir la perception erronée des autres, allant jusqu’au dégoût de soi découlant du simple regard de «l’autre»; il s’agit des deux niveaux d’expériences entre deux populations au sein d’une même nation –les Etats-Unis– (la condition des femmes étant un autre niveau d’expérience) que James Baldwin met en évidence par des extraits commentés de films. Textes et films sont également repris dans le documentaire de Raoul Peck Je ne suis pas votre nègre (I Am Not Your Negro).

Selma
, The Great Debaters, Green Book (8), Lee Daniels’ The Butler, comme Ray (1), King, de Montgomery à Memphis (2), Detroit (3), Miracle à Santa Anna (4), ont précisément en commun de proposer une perception alternative de ce deuxième niveau d’expérience, théorisé par James Baldwin dans I Am Not Your Negro, titre d’un documentaire qui vaut par la présence, l’intelligence et la voix de James Baldwin, de revisiter le langage cinématographique dominant, qu’il soit consensuel ou critique, avec d’autres yeux, d’autres points de vue.

En effet, pour combattre le révisionnisme ambiant (la propension systématisée actuelle à réécrire l’histoire en fonction de la conjoncture, des intérêts du moment, y compris des documentaristes), autant que pour tenter le plus honnêtement possible l’aventure démocratique, il est indispensable, vital, de croiser les perceptions, les expériences de vie. Car celui qui profite d’un privilège, activement en l’acceptant ou passivement ou encore en le contestant parce que c’est simplement une réalité installée de longue date (l’homme par rapport à la femme, la majorité religieuse ou ethnique par rapport à la minorité, le riche par rapport au pauvre, le valide par rapport au handicapé, etc.) a rarement la bonne foi d’admettre l’étendue de l’inhumanité de la condition de ceux-celles qui sont soumis(es). Parce que cela constituerait une «faiblesse» dans le rapport de domination qui, seul, l’anime vis-à-vis de l’autre pour les actifs, par simple préservation du confort autant qu’inconscience pour la plupart, et pour les plus ouverts parce que n’ayant pas conscience de l’autre niveau d’expérience, il est difficile d’en saisir les conséquences au fond de soi, donc d’en envisager le caractère insupportable.

Ainsi, dans Selma qui relate la grande marche pour les Droits civiques à laquelle se joignit Martin Luther King, ou dans les entretiens et les rencontres relatés dans I Am Not Your Negro par James Baldwin, dès qu’une avancée démocratique au nom de l’humanisme le plus essentiel doit être concédée par le pouvoir, sous la pression de ceux qui luttent, pour aller vers l’égalité et l’équité (l’absolu de la justice), ce n’est jamais possible «ici et maintenant» sans contrepartie pour le dominant, invalidant et pervertissant l’avancée elle-même par une concession contradictoire: chaque pénible pas franchi vers la dignité ne l’est qu’obtenu de très haute lutte, et après beaucoup de violences pour ternir l’image de ces luttes exemplaires et justifier une contrepartie. D’où la tension extrême et les émeutes inflammables entre communautés aux Etats-Unis où le pouvoir et l’argent ont toujours été les références de réussite, où la charité ne supporte pas la solidarité et la conquête sociale.

Avec d’autres films comme La Couleur des sentiments (5), La Couleur pourpre (6), Colère en Louisiane (7), Une Saison blanche et sèche (9), Mississippi Burning (10), le cinéma de Spike Lee dans son ensemble, ces films et documentaires sont donc des contributions salutaires à une reconstruction mentale souhaitable du monde qui s’incarne avec les langues parlées, les dialectes, par les accents, dans les gestes, les expressions, les regards, les intonations, les références, les codes culturels, les préjugés de l’éducation selon le temps et le lieu. Mais il faudra encore beaucoup de temps, de livres, de scénarios, de films, de documentaires, pour rééquilibrer, contrebalancer et finalement enrichir la production existante, déjà écrite, filmée, et surtout gravée dans notre inconscient collectif comme sur un microsillon, et qui véhicule le rapport de domination en technicolors.

Si on peut écrire ça à propos de la réalité afro-américaine, cela vaut aussi pour d’autres minorités et pour les femmes –qui sont plus de la moitié de l’humanité– comme l’expliquaient clairement Claude McKay (1889-1948) dans «Un sacré bout de chemin» (A Long Way from Home, 1937, traduit par Michel Fabre, Editions André Dimanche-Marseille 2001: «… pour chaque changement … en direction d’une égalité, les femmes devront se battre en tant que femmes.» page 367), Chester Himes (1909-1984, La Croisade de Lee Gordon) ou James Baldwin (1924-1987) qui ciblent dans leurs ouvrages les dégâts irréversibles sur les plans humains, sociaux, psychologiques mais aussi artistiques et économiques, engendrés par le rapport de domination qui contrevient au besoin fondamental d’égalité sans lequel il n’est pas possible, sauf pour les démagogues, de parler de justice, de liberté, de fraternité ou de démocratie.

Car ces dégâts irréversibles s’aggravent au fil du temps, deviennent plus complexes, plus pervers, le compteur tourne et le cumul augmente. Martin Luther King avait une conscience aigue de cette urgence: «Nous ne pouvons plus attendre… car il est temps d’encaisser notre chèque de retard.» Quand le révérend-prêcheur fait place au révolutionnaire social, même non violent, son propos devient insupportable pour les dominants: il a toujours su qu’il en paierait le prix de sa vie comme cela apparaît dans le film Selma et dans le documentaire King. Un autre fin connaisseur des rapports corrompus de domination, Rudyard Kipling (1865-1936) dans la société anglo-indienne à la charnière XIXe-XXe siècles, avait très tôt formalisé cette inévitable «comptabilité»en écrivant cet aphorisme: «Rien n’est réglé tant que tout n’est pas complètement et équitablement réglé».

Si les dominants se rassurent, corruption et démagogie aidant, dans la période de régression que nous traversons en ce début de XXIe siècle (accroissement de toutes les inégalités, disparition des libertés fondamentales), et si la planète, pas plus que les Afro-Américains ou les femmes, ne prennent le chemin de régler leurs comptes en dépit d’une propagande malsaine et perverse, ces films et ces documentaires, parmi quelques autres, ont choisi de ne pas occulter la réalité et proposent une autre vision de l’humanité…

Hélène et Yves Sportis
© Jazz Hot 2020


1. Ray, de Taylor Hackford, musique Ray Charles, Craig Armstrong, 152mn, 2004, USA
https://www.imdb.com/title/tt0350258/reference
https://www.youtube.com/watch?v=jVHCQfcugdw

2. The Martin Luther King Film Project (King, de Montgomery à Memphis), d’Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de Joseph Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of Congress, 175mn,1970, USA, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr)
https://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=1864865
https://www.youtube.com/watch?v=-WN1_EEqRpg
https://www.imdb.com/title/tt0065944/

3. Detroit, de Kathryn Bigelow, 143mn, 2017, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#Detroit
https://www.youtube.com/watch?v=OAigWWYe1TE

Miracle at St. Anna4. Miracle at St. Anna (Miracle à Santa Anna), de Spike Lee, musique de Terence Blanchard, 160mn, 2008, Usa-Italie
https://www.imdb.com/title/tt1046997/
https://www.youtube.com/watch?v=OxZ9NK1YDD4

5. The Help (La couleur des sentiments), de Tate Taylor, d’après Kathryn Stockett, 146mn, musique Thomas Newman, 2011, USA
https://www.imdb.com/title/tt1454029/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=2-aolLbrH8k

6. La Couleur pourpre (The Color Purple), de Steven Spielberg, d’après Alice Walker, Prix Pulitzer 1983, 154mn, musique Quincy Jones, 1985, USA
https://www.imdb.com/title/tt0088939/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=6_OgJ7hB8TE

7. A Gathering of Old Men (Colère en Louisiane), de Volker Schlöndorff d’après Ernest Gaines, 91mn, musique Ron Carter, 1987, USA-RFA
https://www.imdb.com/title/tt0093076/releaseinfo

8. Green Book, de Peter Farrelly, 130mn, musique Kris Bowers, 2018, USA
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027123#GreenBook
https://www.youtube.com/watch?v=vDFnYOOovp8&list=PLszdKGvlcAUeSOb8fq-BMDSk0Zly4rZVN&index=1

9. A Dry White Season (Une saison blanche et sèche), d’Euzhan Palcy, d’après André P.Brink, 97mn, musique de Dave Grusin, 1989, USA
https://www.imdb.com/title/tt0097243/fullcredits/?ref_=tt_ov_st_sm
https://www.youtube.com/watch?v=u3bw7yZmtGI

10. Mississippi Burning, d’Alan Parker, d’après des faits lors du Freedom Summer de 1964, 128mn, musique de Trevor Jones, 1988, USA
https://www.imdb.com/title/tt0095647/fullcredits
https://www.youtube.com/watch?v=987lXKJqHbY

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Selma




SELMA


Selma, film, Ava DuVernay, 2014, 128mn, Cloud Eight Films/Harpo Films/Pathé/Plan B Entertainment, USA/Royaume-Uni


Selma parle de l’impossibilité pour un Afro-Américain en 1965 (population majoritaire en Alabama) de s’inscrire pour voter, malgré le 15e amendement de la Constitution des Etats-Unis ratifié en 1870 qui garantit le droit de vote aux Afro-Américains. Il s’agit donc d’un combat d’arrière-garde ségrégationniste, en réaction directe au Civil Rights Act de 1964 du 3 juillet 1964 (la discrimination est illégale). L’angle particulier de la réalisatrice Ava DuVernay est de faire entrer le spectateur dans le détail concret et pratique des vies, pensées, débats juridiques et politiques qui se croisent, aussi à l’intérieur du Mouvement des Droits Civiques, aussi entre femmes et hommes, au travers de personnages, soit historiques comme Martin Luther King et ceux qui les entourent –famille, amis, opposants–, soit inconnus dans leurs quotidiens heurtés de ce début d’année 1965.

Ils vont former, ensemble, les marches (février-mars) de ceux qui se sont impliqués dans la réflexion, l’organisation, la participation et le partage d'expériences antérieures (depuis décembre 1955, «Montgomery-Rosa Parks», donc depuis dix ans de luttes «non-violentes» mais violentes dans la réalité des faits et des pouvoirs) pour la mise en place de stratégies, d’action ou d’attente, en fonction de l’autocrate local, de l’évaluation de la prise de risque sur les vies des non-violents, en fonction de l’impact médiatico-politique intérieur et international, des négociations en cours avec le pouvoir fédéral lui-même ferraillant avec d'autres pouvoirs –locaux, FBI de J.E. Hoover, mafias, économiques–, de la prison injustifiée, des pressions entre opinions publiques, de l’impact de la religion, des moyens matériels ou de temps nécessaires de formation à la non-violence, de la fatigue et de la lassitude, autant de facteurs aléatoires et combinables pour arriver à inverser le rapport de force.

L’expérience est terrible physiquement et en tensions extrêmes, émotionnellement, mais la marche va jusqu’à Montgomery et obligera à voter un nouveau texte de loi, le Voting Right Act (Loi du 6 août 1965), très contraignant, pour obliger les dominants historiques au moins à respecter la Constitution de l'Union. Un chemin effroyable, à marche forcée, la peur au ventre, car le retour en arrière n’est plus possible; un chemin qui dévoile sans détours les raisons et conditions de l’assassinat ultérieur de Martin Luther King en 1968.

• Martin Luther King, Autobiographie, Textes réunis par Clayborne Carson, 2017
https://jazzhot.oxatis.com/PBCPPlayer.asp?ID=2027125#Luther

28 Mars 1963, I Have a Dream, un rêve d'égalité: Retour sur le discours de Martin Luther King, Jr. (Jazz Hot n°665, 2013)

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The Great Debaters





THE GREAT DEBATERS

LE GRAND DÉBAT




The Great Debaters (Le grand débat), Film, Denzel Washington, 2007, prod. Denzel Washington, 126mn, USA

Melvin Beaunorus Tolson (dans la vraie vie 1898-1966), un enfant de la Harlem Renaissance (selon Alain LeRoy Locke sur l’impérative nécessité pour les Afro-Américains d’être éduqués pour faire valoir leurs talents: The New Negro, 1925), éduqué, diplômé, poète, explique à ses élèves l’importance de maîtriser parfaitement l’art du discours : le langage et l’organisation de la pensée.

Le spectateur est transporté au Wiley College «réservé» aux élèves afro-américains à Marshall au Texas (Etat du Sud), en plein désastre humain suite à la Crise de 1929, dans une atmosphère irrespirable de ségrégation et de lynchage. Le défi du film est de progressivement faire se concentrer l’attention sur l'importance d'un entrainement «au débat», malgré et en raison-même de l’environnement délétère, de montrer la confrontation de ces jeunes apprenants, au langage châtié et à la pensée structurée, à leur soumission à des racistes au vocabulaire limité mais détenteurs puisque blancs du pouvoir «légitime» de vie et de mort: un renversement de situation qui fait également la part belle à une élève qui amène ses outils alternatifs à l’équipe masculine. Une phrase revient en riff pendant tout le film: «à une loi injuste nul n’est tenu d'obéir» mantra de Saint Augustin, philosophe chrétien-berbère d’Algérie qui, en matière de loi «injuste», avait eu le loisir de faire le tour de la question. Le film, grâce à la licence permise à toute œuvre, pousse l’expérience jusqu’à faire débattre et gagner l’équipe de Wiley contre Harvard, université wasp (white anglo-saxon protestant) par excellence, au prix d'un travail acharné sur des années mais qui fait sens, y compris et surtout psychologiquement, pour acquérir les codes et le mental d’«égaux», la force de ne plus se soumettre. Le professeur ne craint pas non plus d’aller «éduquer» les fermiers la nuit pour qu’ils s’organisent et se défendent, quels que soient les risques vitaux encourus.

L’image de soi, le courage de transformer en discours de combat, de mise en accusation de la société, un exercice à l’origine formel et de formation au pouvoir arbitraire des élites, juste pour le besoin d'excitation d’une société qui ne jure que par la rivalité et l'inégalité qu'elle doit générer, sont au cœur du film: ce sont les deux niveaux d’expériences mis en évidence par James Baldwin, entre ceux qui se battent pour écraser les autres (plus ou moins consciemment), et ceux obligés de se battre pour ne pas mourir, qui réinventent une alternative solidaire autant par nécessité vitale que par culture. C'est aussi l'histoire et le fondement du jazz.

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Lee Daniels' The Butler (Le Majordome)


LEE DANIELS’ THE BUTLER

LE MAJORDOME

Lee Daniels’ The Butler (Le Majordome), Film, Lee Daniels, 132mn, 2013, Laura Ziskin Productions et Windy Hill Pictures, USA

Le scénario, inspiré d’une histoire vraie, a le mérite de passer en revue une grande partie des culpabilités de l’Amérique: la maltraitance, le viol, le meurtre, l’exploitation, les injustices de toutes natures, toutes liés à la ségrégation érigée en système, sur quatre générations, et les différentes formes de résistances et aptitudes que les Afro-Américains ont dû développer face à cette violence récurrente pour survivre et se réinventer, de l’observation méfiante des maîtres pour éviter que les situations ne dégénèrent, à l’évasion, en passant par l’action politique des Black Panthers, la fonction armée et violente ou les mouvements pour les droits civiques de non-violents.

Parti de sa Géorgie natale, le Majordome finira par travailler 30 ans à la Maison Blanche et, une fois à la retraite, y sera reçu en tant qu’hôte de marque du nouveau Président Obama. La succession des Présidents américains est une galerie de sept portraits peu recommandables, quelles que soient les apparences qu’ils veulent donner, ou parfois ne veulent même plus se donner la peine de sauver. Le père et le fils, par la distance de leur condition, de leur vécu, de leur différence de ressenti à la soumission, se trouvent en opposition, conflit symbolique fort qui décrit les débats internes à la société afro-américaine, pour décrypter comment le pouvoir blanc peut y compris se servir de ses serviteurs noirs «qui se tiennent bien» comme répond, de manière prémonitoire, James Baldwin à l’évocation de la prophétie de Robert Kennedy, qui promet un «Président noir» dans 40 ans en 1968, qui se réalisera avec l'élection de Barack Obama. Car Barack Obama s'est en effet «bien tenu».

La fin du film permet de rester sur une note d’espoir –le père et le fils se réconcilient dans la lutte solidaire pour l'égalité: le fils qui lui reste devient député, l’autre enfant étant mort au Vietnam–, et avec la lueur de 2008 qui n’aurait pas manqué d’être également ternie, si le bilan des deux mandats de Barak Obama avaient été relatés, compte tenu de la dégradation socio-économique et de sécurité des conditions de vie des Afro-Américains depuis lors, de la dégradation de l'inconscient collectif des Américain(e)s et sa résultante: l'élection de Donald Trump.

Une mécanique infernale qui ressemble à l’absurde d'Albert Camus dont personne ne sort jamais, ni les victimes, ni les bourreaux, par la force séculaire de la reproduction du modèle social inégalitaire à l’œuvre dans toute son inertie perverse. Même sur le plan des relations entre les personnes (hors institutions), rien n’est simple ni jamais acquis dans cette insécurité générale ; la survie consiste à durer, passer les épreuves, par des moyens qui ne sont pas enseignés dans les écoles. Chacun essaie de se frayer un chemin, à tâtons, sans être vraiment sûr de ce qu’il fait, ni pour lui, ni pour les autres.


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I Am Not Your Negro


I AM NOT YOUR NEGRO

JE NE SUIS PAS VOTRE NÈGRE



I Am Not Your Negro (Je ne suis pas votre nègre), Film Documentaire, Raoul Peck, 2016, 93mn, Velvet Film, France/USA/Belgique/Suisse


Raoul Peck a réalisé précédemment Lumumba, inspiré de l'histoire de Patrice Lumumba (indépendance du Congo), ainsi que Le Jeune Karl Marx, sur la jeunesse de Karl Marx et Friedrich Engels en Allemagne, à Paris et à Londres. Il a également été ministre de la Culture de la République d'Haïti de 1995 à 1997. Le cinéaste a été président de la Fémis de 2010 à 2019 (Ecole nationale supérieure des métiers de l'image et du son, Université de Paris). 
Le documentaire a remporté de nombreuses récompenses (Oscars 2017, César en 2018, British Academy Film Award 2018…) et a été plébiscité par la presse («Un film qui change la vie», selon le New York Times mis en avant par Arte pour la promotion du film). En France, le film est sorti en salles en 2017 et a été diffusé sur Arte et YouTube sous le titre français de Je ne suis pas votre nègre. En VO, c’est l’acteur Samuel L. Jackson qui donne sa voix au texte; en version française, c’est Joey Starr (rappeur, acteur et producteur).
Les mots essentiels de James Baldwin, la qualité du montage et de la recherche de Raoul Peck, dont la biographie explique en partie la sensibilité, malgré nos quelques critiques, font de ce documentaire une belle réussite, un indispensable pour tou(te)s car c'est une grand moment de philosophie, une leçon de vie, exprimés par James Baldwin avec des mots sincères, directs, clairs et précis totalement dénués de pédanterie, de la perversité, du conformisme et de la bien-pensance d'aujourd'hui; un message particulièrement déterminant pour les amateurs de jazz s'ils veulent approfondir leur connaissance de ce qu'est le jazz. James Baldwin, né à Harlem, est le digne enfant de la Harlem Renaissance, dont il porte l'universalité et l’attachement au Siècle des Lumières. La densité de sa pensée se prête mieux au livre qu’au documentaire, malgré le plaisir de le retrouver à formuler lui-même sa pensée, à moins que l’on ait la volonté de réécouter de nombreuses fois ce documentaire pour saisir toutes les nuances et articulations de pensée…


Coproduit, conçu et réalisé par le réalisateur haïtien Raoul Peck (Port-au-Prince, 1953), ce documentaire se fonde essentiellement sur les écrits (un texte inachevé et inédit de James Baldwin, intitulé «Remember This House») et la parole enregistrée et filmée de James Baldwin dans des émissions (Dick Cavett Show, 1968), à l’occasion de conférences dans des universités comme Cambridge, et sur des images d’actualités de 1950 à nos jours, avec des images également de James Baldwin en compagnie de nombreux participants de la lutte pour les civil rights (Harry Belafonte, Sidney Poitier, Marlon Brando…). Le tout est augmenté d’images d’archives sur le mouvement des civil rights (droits civiques) et les différents mouvements de lutte des Afro-Américains, sur une musique de fond où domine le jazz-blues malgré l’évitable Bob Dylan pour accompagner l’assassinat de Medgar Evers, et parfois une musique dramatique grand public comme pour l’ouverture du documentaire, quelque peu déplacée parce que le leitmotiv de James Baldwin n’est pas la fiction mais la réalité, et que pour un enfant de Harlem, sa réalité, c’est le jazz et le blues qui la traduisent le mieux.

A l’aide des mots de James Baldwin (1924-1987), le réalisateur met en perspective la conquête, jamais acquise par les Afro-Américains, de l'égalité, des civils rights promis pourtant par une constitution républicaine du Siècle des Lumières ancienne de deux siècles, améliorée depuis par la lutte des Afro-Américains. Le récit doit tout au texte de James Baldwin, en projet à l’été 1979 comme expliqué dans un courrier du 30 juin à son éditeur, Jay Acton, sur une autre histoire des Etats-Unis fondée sur la lutte et les assassinats de trois militants, amis de James Baldwin, luttant pour la cause de l’égalité des Afro-Américains en Amérique: Medgar Evers (membre de la National Association for the Advancement of Colored People, 1925-1963, assassiné dans son garage par un membre des White Citizens’ Council, une organisation suprémaciste); Malcolm X (1925-1965, membre de Nation of Islam jusqu’à 1964, puis de sa propre obédience, assassiné par des black muslims avec la complicité passive ou active du FBI); et Martin Luther King (1929-1968, assassiné par un militant suprémaciste, James Earl Ray, thèse parfois contestée). Comme le dit le natif de Harlem: «L’histoire des Noirs en Amérique, c’est l’histoire de l’Amérique, et ce n’est pas une belle histoire.»

Le film vaut d’abord et essentiellement par la parole et les mots, puissants, précis et choisis avec scrupule, nuance et discernement, de James Baldwin, qui déplace l’habituelle thématique médiatique, politique ou universitaire de «la question noire aux Etats-Unis» vers la seule et vraie question qu’impose la réalité des faits: «L’inégalité dans la société américaine est la source de violences dont sont victimes les Afro-Américains». Derrière la redéfinition des problèmes américains à partir de la réalité (les fantasmes du racisme générés par l’action des dominants) plutôt qu’à partir des victimes (les Afro-Américains), se situe le seul avenir de la nation américaine. Plus largement, la confrontation des vécus, du réel («les niveaux d’expériences»), l'abandon de l'immaturité par la population blanche, sont la seule solution pour une future vie commune et pacifique. Par son analyse, chirurgicale de précision (la description très factuelle, avec des mots du quotidien, de ce qu’est être afro-américain aux Etats-Unis: l’inégalité, l’indignité, l'absence de liberté, la négation, la terreur, la violence, la mort au quotidien), James Baldwin éclaircit et intensifie (la cruauté du réel) la réflexion pour qui est en état de la comprendre, qui en a la volonté, c’est-à-dire aussi de sentir dans sa chair, le caractère insupportable de l’inégalité, la négation, l’indignité, l'absence de liberté, la terreur, la violence, la mort au quotidien, même si James Baldwin ne se fait aucune illusion: «Certains Blancs n’ont pas de haine pour les Noirs, ils les ignorent

Il raconte ainsi l’impasse personnelle d’une rencontre amoureuse d’une jeune fille euro-américaine avec laquelle un jeune afro-américain ne peut se montrer en public, partager la rue et le métro, et sa découverte de l’inégalité, de la ségrégation et de la peur: «Nous avons créé une légende à partir d’un massacre. Ça fait un choc à 6-7 ans, alors que vous admirez Gary Cooper, de découvrir que les Indiens, c’est vous!» James Baldwin est féru de cinéma, et le cinéma est souvent l'illustration –c'est particulièrement bien mis en valeur dans ce documentaire– de son analyse de la réalité de la société américaine, pour confronter les «niveaux d'expérience» des populations afro et euro-américaines, une confrontation qui ne se fait pas dans la réalité dans une société ségréguée, empêchant toute prise de conscience par absence de sensibilité, de maturité.

Il évoque les «niveaux d’expérience» (le vécu) différents de la population euro-américaine («les Blancs») et afro-américaines («les Noirs»), et de ce refus, par confort, par corruption, par immaturité cultivée, par esprit ludique et jouissif, par boulimie consommatrice, par volonté donc, pour les uns de comprendre l’indignité de ce que vivent les autres: «Les Blancs sont devenus des monstres moraux.» La solution, que James Baldwin propose toujours malgré son manque d’espoir, passe par le renoncement que s'imposeraient les Euro-Américains eux-mêmes à cette corruption et à cette infantilisation qui consistent à penser comme «naturel» ou «évident» qu’un Euro-Américain possède, en Amérique, par naissance, un statut privilégié par rapport à un Afro-Américain. James Baldwin fait de cette impératif la seule issue de la nation américaine, et reste toujours prudent et réaliste: «Le pays rêve d’une solution finale

Ce décryptage et cette redéfinition des questions, cette pensée alternative qui puise sa force dans la vraie vie, de James Baldwin s’étendent à toutes les réalités d’indignité et aux débats qu’elles soulèvent partout et tout le temps. On parle en Europe, en France, en Allemagne de la «question juive» (sous des formes très perverses encore de nos jours), quand il faudrait parler de la France, de l’Allemagne, etc.; on parle de la «question des femmes», quand il faudrait parler des hommes; de la «question des banlieues», «des pauvres», quand il faudrait parler des dominants, des inégalités, des riches, etc.

Cette parole de James Baldwin est donc lumineuse car elle éclaire d’un jour, d’un angle nouveau, et reste très actuelle, universelle. Comme le montre en partie le documentaire par des images des années 2010, l’Amérique n’a pas évolué sur le fond de manière positive, son inconscient collectif reste inchangé comme l'élection de Donald Trump le confirme. Malgré l’ascension sociale de quelques Afro-Américains, dont le Président Obama élu en 2008 («Si on se tient bien, on peut devenir Président» dit James Baldwin en 1968), 50 ans après la mort de Martin Luther King, Jr., en 2018, la ségrégation, les inégalités sociales, le racisme et le suprémacisme sont restés des tares ancrées au plus profond de l’inconscient collectif américain, et une une réalité douloureuse pour les Afro-Américains, de toutes conditions sociales, de tous les âges, des deux sexes, sur le terrain et dans les têtes, palpable par tout visiteur étranger, génératrices de violences racistes et qui empêchent une solidarité de la nation américaine. De ce fait, la nation américaine n’existe toujours pas, et même, l’accroissement des inégalités aux Etats-Unis et en Europe, sur le modèle économique américain oligarchique qui accentue les inégalités, et fondées maintenant sur le modèle communautaire religieux entériné par les Etats au service de l’oligarchie, génère l’apparition de fractures béantes au sein des sociétés en Europe, dans des nations millénaires, similaires sans être exactement les mêmes (l’histoire est différente) aux fractures américaines, toujours instrumentalisées par l'ensemble des pouvoirs pour diviser les résistances (cf. le film The Butler).

Le documentaire, écrit à distance de l’auteur, 30 ans après sa mort, pervertit parfois son objectif par volonté quelque peu forcée et anachronique de réécriture ou d’actualisation, pas nécessaire tant la pensée de James Baldwin est limpide, universelle et éternelle. Il instrumentalise aussi par moments (rares) les mots de James Baldwin dans la version française. Par exemple, le mot «negro» doit se traduire par «noir». Il est employé en anglais par les interlocuteurs de Baldwin ou par Baldwin lui-même même s’il en sent le caractère insupportable et le rectifie et/ou le remplace parfois par le concept de «l’homme noir», de «population noire ou blanche» (negro people, white people). Il est alternativement traduit en français par «noir» ou «nègre», avec la volonté d’accentuer le message, car en français, les mots ne portent pas la même connotation. Cette surcharge n’est pas nécessaire; par exemple la question initiale de Dick Cavett à James Baldwin: «Pourquoi les Noirs (negroes) ne sont pas optimistes?» fait bouillir intérieurement James Baldwin qui répond pourtant avec un sourire contrarié et une répartie cinglante:«Tant que les gens parleront de cette manière. La question n’est pas les Noirs (negroes), ici, –et il rectifie– de l’homme noir, ici, mais le sort de ce pays.»). La voix grave de Samuel L. Jackson avec des sous-titres plus scrupuleux plutôt que celle de Joey Starr avec une traduction contestable, aurait davantage servi l'expression par James Baldwin de l’autre «niveau d'expérience».

Dans le film, les mots du titre «I am not your negro» n’existent pas dans les mots de James Baldwin. Ce titre «coup de poing» peut se traduire par «Je ne suis pas votre serviteur, anonyme», un faux sens par rapport au message plus profond et digne de James Baldwin («Je suis un homme»). C'est peut-être le message de Raoul Peck pour accentuer la puissance de son film qu'il doit à James Baldwin. Ça ne s'imposait pas, «Je suis un homme» était tout aussi direct, «punchy» et plus proche du message universaliste de James Baldwin. Citons le passage qui a, semble-t-il, servi à ce titre extrapolé: «Ce que les Blancs doivent faire, c'est essayer de trouver au fond d'eux-mêmes pourquoi, tout d'abord, il leur a été nécessaire d'avoir "un Noir”; parce que je ne suis pas "un Noir”. Je ne suis pas "un Noir”, je suis un homme. Si je ne suis pas "un Noir”, et si vous, les Blancs, l’avez inventé, vous devez vous demander: pourquoi?»

Cette pensée, lumineuse, a-t-elle besoin d'autre chose? A-t-elle besoin de jouer sur la traduction en français entre «noir» et «nègre» pour accentuer l'effet? Nous ne le pensons pas. Les qualificatifs de «noir», «blanc», donnés a priori, globalement, comme première description d'un être humain, sans autre explication historique, géographique, biographique, socio-culturelle, sont une ignominie, comme ceux de «juif», d’«arabe», etc., donnés à priori par simple racisme, et passés aujourd'hui dans le langage courant alors que s'exerce, comme jamais, un contrôle liberticide de la pensée et du langage. Pour le comprendre, il faut l’avoir ressenti, c'est-à-dire le prendre en plein visage. Pas besoin de «nègre», «youpin», «rital», «feuj», «beur», etc., pour sentir l’insulte et l'exclusion, les mots «polis» de la bonne société sont aussi «éloquents».

James Baldwin et d’autres ont travaillé à modifier ce vocabulaire fondé sur l’inconscient collectif ségrégationniste et raciste, car les mots sont au quotidien l’expression profonde, enfouie, de la pensée et la base des relations humaines. La volonté, une étape nécessaire, de faire évoluer le vocabulaire pour qui pense, comme James Baldwin que ces termes de «noir» et «blanc» sont indignes de l’être humain, nous a fait préférer à Jazz Hot de choisir de décrire les personnes par leurs actes et quand cela apporte une explication, par l’origine géographique, même lointaine dans le temps (afro-américain), et uniquement quand cela est nécessaire sur les questions touchant justement au racisme aussi bien qu’aux arts, à la politique, l’histoire ou la géographie. Mais ce choix n’est toujours pas partagé, et y compris dans ce documentaire pour la version française. Les qualificatifs de «blanc», de «noir» sont de ces préjugés, irrationnels, que James Baldwin n’a cessé de combattre pour poser la question essentielle: «Si je ne suis pas "un Noir”, et si vous, les Blancs, vous l’avez inventé, vous devez vous demander: pourquoi?» Pour comprendre cette pensée, il faut en sentir la douleur au creux de l’estomac, quelle que soit son origine: les fameux niveaux d'expérience de James Baldwin.

Enfin, le film se termine sur un contresens par rapport à son objectif avoué et par rapport à la pensée de James Baldwin: une série de portraits de personnes de tous les âges et de tous les sexes censés représenter la diversité afro-américaine pour «faire penser» (un procédé de propagande, la publicité y a couramment recours, et non de réflexion) qu’ils sont «comme nous», démarche à contresens et complaisante, comme si ces personnes avaient besoin par leur apparence normalisée de se justifier d’exister. Il n’y a dans cette galerie que des personnes «présentables» selon les critères normalisateurs de la société des années 2010. Pas de moches, pas de laids, pas de gros, de mal habillés, d'hirsutes, d’obèses même. C'est la négation de ceux qui ne sont pas dans la norme. James Baldwin n’aurait pas aimé. Heureusement, quelques dernières images et quelques mots de James Baldwin en toute fin nous rappellent l'essentiel de ce bon documentaire.

Un très bon documentaire même, à transcrire car le texte est dense et nécessite relecture, porté par les mots d’un penseur hors normes, James Baldwin, doué de pédagogie, de rigueur intellectuelle, d’honnêteté (le résumé de sa biographie et les raisons de son retour au pays pour payer sa dette), d’humour, de mémoire et d’une rationalité rassurante dans notre époque qui manque de toutes ces qualités.

James Baldwin est mort en France, peut-être par hasard, peut-être par nécessité, car la France, celle des années 1950-1960-1970, qui n’existe plus aujourd’hui –même si ce n’est pas son Harlem familial, avec sa musique, son poulet frit et ses visages– il le dit et le fait comprendre, lui a appris à dominer la terreur, à percevoir, par son expérience, son vécu, ce qu’était l’égalité au quotidien, à penser une alternative. Les idéaux (au moins) de la grande Révolution –l'égalité d’abord car d'elle dépendent les deux autres pieds de cet édifice, la liberté et la fraternité– ont bercé la pensée de la Harlem Renaissance jusqu'à la lutte des civil rights, Martin Luther King et James Baldwin. James Baldwin n’est pas le premier, ni le seul à le sentir et à le dire. Le regretté Ernest Gaines qui vient de disparaître, et avant lui Claude McKay, Chester Himes, Richard Wright, Langston Hugues et quelques autres, artistes et pas seulement, passés par la France, nous racontent dans leurs œuvres avec talent et sincérité leur soif d'égalité.

Ironie de l’histoire, la France, qui cofinance ce film en 2017, a laissé en 2018 des promoteurs immobiliers détruire une grande partie de la maison de St-Paul-de-Vence où a résidé depuis 1970 l’écrivain lors de ses séjours en France, un philosophe indispensable à la richesse de la vie culturelle de son pays d’adoption (local et national) aux côtés des Jacques Prévert, Simone Signoret, Yves Montand, la famille Renoir et quelques autres. Comme aurait pu dire Simone: «La France n’est plus ce qu’elle était…», et ça se sent jusque dans la version française de ce (bon) documentaire.

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Blue Note Records Beyond the Notes

BLUE NOTE RECORDS BEYOND THE NOTES

Blue Note Records Beyond the Notes, Film Documentaire de Sophie Hubert, produit par Mira Film/Eagle Rock Entertainment, 85mn, Suisse-USA, 2018, en version originale sous-titrée (disponible en DVD) https://bluenoterecords-film.com/fr

Blue Note Records Beyond the Notes sort en DVD à l’occasion des 80 ans de la célèbre maison de disques qui organise chaque année son festival, au mois de novembre à Paris. Sa richesse documentaire (interviews passées et récentes, photos, vidéos, extraits des prises de studio non exploitées où l’on peut saisir quelques brefs échanges entre producteurs et musiciens…) en fait un témoignage précieux de cette histoire particulière du jazz, celle de Blue Note, label entré dans la légende comme étant toujours à la pointe des «révolutions» successives, rendues possibles par la personnalité d’Alfred Lion qui liait amitié, cherchait à comprendre son temps, parlait beaucoup avec les musiciens, les encourageait à jouer de nouveaux morceaux, payait les répétitions, pendant que Francis Wolff avait toute latitude pour cadrer ses photos. Son talent de photographe fut aussi indispensable à l’identité artistique de Blue Note, comme celui du graphiste Reid Miles (1927-1993) qui, à partir du milieu des années 1950, créé les visuels des pochettes de disques: une véritable équipe d’artisans d’art. Les archives photographiques de Francis Wolff sont d’ailleurs dévoilées dans le film par Michael Cuscuna (producteur indépendant et consultant depuis 1984 pour Blue Note sur les rééditions, également créateur du label Mosaic Records) qui en est aujourd’hui propriétaire.

Le documentaire
n’évoque que brièvement les circonstances de la création du label et le parcours originel de ses deux figures tutélaires, Alfred Lion (1908, Berlin-1987, San Diego, CA) et Francis Wolff (1907, Berlin-1971, New York, NY) qui se retrouvent à New York pour échapper au nazisme. Lou Donaldson relate souvenirs et anecdotes avec un humour irrésistible, tout comme Rudy Van Gelder (1924-2016)1, le grand ingénieur du son de Blue Note (mais aussi Prestige, Verve…); ils décrivent la proximité des deux producteurs avec les musiciens (on imagine que le racisme dont étaient victimes les Afro-Américains faisaient écho à leur propre parcours); Alfred Lion et Francis Wolff étaient avant tout soucieux d’enregistrer les disques qu’ils avaient envie d’entendre. Lou Donaldson qualifie de crapules les producteurs de l’époque: «sauf Alfred qui respectait tout le monde».

Blue Note, à ses débuts, porte son intérêt sur les musiciens du premier jazz: Albert Ammons, Meade Lux Lewis, Sidney Bechet, James P. Johnson ou encore Sidney DeParis. Puis, comme Charles Delaunay à Paris, les deux amis perçoivent la valeur du bebop émergeant, Alfred Lion se prenant d’une véritable fascination, doublée d’une profonde amitié, pour Thelonious Monk. Débute ainsi une série de quatre longues sessions (1947-1952) bien que la musique de Monk peine à trouver son public. Dans la foulée, deux autres figures du bop, Art Blakey puis Bud Powell rejoignent également Blue Note, tandis que les années 1950 voient l’arrivée d’une foule de jeunes talents dont les noms vont s’inscrire dans l’histoire du jazz: Clifford Brown, Lou Donaldson, Horace Silver, Lee Morgan, Hank Mobley, pour n’en citer que quelques-uns, puis John Coltrane avec l’album Blue Trane (1957, une nouvelle «révolution» pour le label). C’est ainsi, au fil des sessions Blue Note (mais aussi d’autres labels indépendants comme Prestige, Riverside, Atlantic, Contemporary…), que se poursuit en s'élargissant la grande histoire du jazz. Ce foisonnement créatif est favorisé par l’atmosphère conviviale entretenue par Alfred Lion et Francis Wolff vis-à-vis des artistes, lesquels, en confiance, font venir d’autres musiciens, à l'instar d'Ike Quebec et Duke Pearson, véritables recruteurs du label. Herbie Hancock et Wayne Shorter, au détour d’une récente session avec Robert Glasper, longuement filmée, racontent leurs souvenirs avec malice: Art Blakey, Miles, Alfred Lion et Francis Wolff dont Herbie décrit en riant la fameuse petite danse qu’il entreprenait pendant les prises lorsque la musique lui plaisait vraiment. Ils expliquent également que, du fait qu’il n’y avait pas de pression, les deux producteurs laissaient émerger la musique sans entrave pour atteindre le cœur de l’expression. Les moyens du label restent au début artisanaux: Rudy Van Gelder se remémore avec amusement que, durant les six premières années de sa collaboration avec Blue Note (1953-59), le salon de ses parents a tenu lieu de studio d’enregistrement, jusqu’à ce qu’il fasse construire son célèbre studio à Englewood Cliffs, dans le New Jersey.

Les années 1960 sont marquées par l'intensification de la lutte pour les Droits civiques qui imprègne le travail des musiciens2. Elles seront également fécondes avec Grant Green, Jimmy Smith, Dexter Gordon, Freddie Hubbard, Joe Henderson ou les membres du quintet de Miles Davis (qui «adorait» Alfred Lion): Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams. Mais la belle histoire prend fin en 1966, alors que Blue Note continue d’élargir le spectre du jazz avec les musiciens free (Andrew Hill, Eric Dolphy, Ornette Coleman…). Le documentaire attribue paradoxalement les difficultés du label aux succès inattendus de The Sidewinder (1963) de Lee Morgan et Song for My Father (1963-64) d’Horace Silver car les distributeurs auraient mis Blue Note sous pression pour ne plus enregistrer qu’en fonction du nombre de ventes. Ce n’est pas la philosophie d’Alfred Lion, qui reste un artisan d’art dans l’âme, et face aux délais de paiement rallongés par les distributeurs et en raison de problèmes de santé, il est contraint, selon le documentaire, de vendre Blue Note à 
Liberty Records, une grande compagnie dont les objectifs sont purement commerciaux. Alfred Lion et Francis Wolff restent un temps sous contrat en tant que salariés de leur repreneur, puis opposé à la méthode de travail, bureaucratique et à la politique mercantile de Liberty Records, Alfred Lion quitte le navire en 1967, tandis que Francis Wolff demeure en place jusqu’à sa mort, en 1971.

Comme pour Stax3, la volonté de prédation de l’industrie musicale, avatar de la société de consommation de masse, a eu raison d’une aventure artistique indépendante, fondatrice dans le jazz. Bien sûr, Blue Note Records, qui passe sous le pavillon d’EMI en 1979 (par le rachat de Liberty Records) puis d’Universal Music en 2012 (EMI étant racheté à son tour) existe toujours, riche du prestigieux catalogue de son âge d’or (lequel constitue encore aujourd’hui 50% des ventes totales du label) et continue de sortir de nouvelles productions. Le documentaire illustre d’ailleurs très bien, à travers l’interview de Bruce Lundvall (1935-2015), président de Blue Note Group entre 1984 et 20114, chargé de réactiver la marque après l’arrêt de 1979, la nouvelle philosophie du label qui cherche à étendre son audience au-delà des seuls amateurs de jazz. Une stratégie qui passe par le hip-hop dans les années 1980 (les DJ utilisant volontiers des samples issus du catalogue Blue Note) ou, au début des années 2000, par la chanteuse pop-folk Norah Jones, devenue le fleuron de l’ère Lundvall. Nouveau président depuis 2012, le musicien et producteur Don Was (1952) se félicite bien sûr de cette évolution hors jazz expliquée aussi par des musiciens d’aujourd’hui, entre jazz et hip-hop: Robert Glasper (p, ep), Ambrose Akinmusire (tp), Marcus Strickland (ts), Lionel Loueke (eg), Derrick Hodge (b) et Kendrick Scott (dm): on apprend par ces jeunes musiciens que la politique des années Reagan (1980-88), consistait à supprimer les programmes éducatifs et artistiques dans les quartiers défavorisés (sans doute jugés trop coûteux), privant toute une génération de l’accès à la pratique instrumentale (ce qui a fortement nuit à la transmission culturelle en matière de jazz), se rabattant sur d’autres outils d’expression (comme le hip-hop). Ils insistent sur le fait que cette carence d’éducation musicale a surtout provoqué, par désœuvrement, une explosion de violence et de criminalité, dont eux-mêmes se sentent les rescapés. Ils craignent encore davantage de violence pour l’avenir s’ils n’arrivent pas à passer le relais aux plus jeunes. C’est l’information la plus inquiétante du documentaire, même si le message en filigrane de la nouvelle «révolution» Blue Note est de conclure que le jazz n’est plus qu’une des étapes de son histoire de la même façon que les grands festivals historiques gardent l’étiquette jazz en programmant des musiques commerciales.
Ce récent film a en tous cas le mérite de mettre en évidence deux modes de production opposés: l'un artistique, l’autre répondant à des impératifs financiers.
rôme Partage et Hélène Sportis

1. Voir nos Tears.
2.
Dont l’albumFree for All d’Art Blakey (février 1964), enregistré entre la Marche sur Washington (août 1963) et la Marche de Selma à Montgomery (mars 1965) avec le titre de Freddie Hubbard, «The Core» en hommage  au Congress of Racial Equality.

3. Voir notre chronique.
4. Voir aussi son interview dans Jazz Hot n°536(décembre 1996-janvier 1997).

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They Live By Night

Les Amants de la nuit

Premier film de Nicholas Ray (1911-1979), produit par John Houseman, RKO, 95 mn, USA, 1948, en version originale sous-titrée, avec Avec Farley Granger, Cathy O'Donnell, Howard Da Silva et Marie Bryant1.
https://www.cinematheque.fr/cycle/nicholas-ray-526.html



Ce roadmovie fait partie de la rétrospective de l’œuvre de Nicholas Ray présentée par la Cinémathèque de Paris du 29 août au 28 Septembre 2019; il est une sorte de matrice d’un Nicholas Ray originel, de sa vie d’avant le cinéma, quand il partageait les expériences jazz, cabaret, littérature et poésie délirante de Max Gordon (1892-1978) au Vanguard, celles d’Alan Lomax (1915-2002) collectant les musiques de l’Amérique pour le Gouvernement, dont «Back Where I Come From» (https://www.loc.gov/item/afc2004004.ms040114/), de sa vie quand il côtoyait Lead Belly et Woody Guthrie, le Group Theatre d’Elia Kazan ou qu’il travaillait sur Voice of America (à partir de 1942), «la voix de l’Amérique», où il avait été recruté par son futur producteur John Houseman. Toutes ces expériences sont regroupées dans ce premier film… un état des lieux de sa construction culturelle.
L’histoire est celle des perdants de l’organisation du monde, jeunes, sans compréhension des règles du jeu imposées par le dessus du panier, qui courent à deux vers leur perte, s’accrochant désespérément l’un à l’autre d’un bout à l’autre du film, en essayant en vain mais sans jamais y renoncer, de tenter la vie de ceux qui ont eu les bons codes à la naissance (entre crise économique, violence familiale et institutions répressives, résultant des observations et vécu du réalisateur). Dans leur course, ils passeront une soirée dans un restaurant chic tenu par la pègre officielle à New Orleans, où chante Marie Bryant («Your Red Wagon», ton «carma» dirait-on aujourd’hui quand le sort s’acharne sur ceux qui s’exposent sans savoir faire autrement), Marie Bryant, qui était aussi une grande danseuse (elle a donné des leçons à Marlon Brando dans l’école de Katherine Dunham), chorégraphe (Gene Kelly) et actrice (https://www.imdb.com/name/nm0117183/); de Louis Armstrong à Duke Ellington, en passant par Lionel Hampton, Ethel Waters, Nat King Cole ou Lester Young entre autres, Marie Bryant était reconnue et adulée.
La magie de ce film réside dans sa valeur documentaire de reconstitution historique de réseaux relationnels très denses et fertiles, à une époque où les données personnelles n’étaient pas des produits à vendre sans paiement, mais des expériences partagées pour créer de l’artisanat d’art sous toutes ses formes par l’émulation et les échanges d’humains en chair et en os.

Hélène Sportis

Marie Bryant interprète "Your Red Wagon" dans une séquence du film


1. Marie Bryant, «Your Red Wagon», séquence du film dans une boîte de New Orleans: https://www.youtube.com/watch?time_continue=3&v=eYJOtvWYz8I
Marie Bryant (1919-1978): Jamming the Blues 1944: https://www.youtube.com/watch?v=88PwJX5gyxU








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Stax, le label soul légendaire

Documentaire de Stéphane Carrel et Lionel Baillon, produit par Arte France/Flair Production/Universal Music France, 53 min., France, 2018, en version originale sous-titrée (disponible jusqu’au 24/09/19: www.arte.tv)

L’histoire du label Stax (1957-1975) est celle d’une expérience solidaire mixte peu commune dans une Amérique agitée par les luttes liées au mouvement pour les Droits civiques. Il s’est en effet construit comme creuset incontournable d'une nouvelle création musicale se voulant authentiquement afro-américaine, la «soul music», et comme un acteur à part entière du combat pour la dignité et l’égalité mené par les Afro-Américains (avec de multiples ramifications le liant à un espace artistique et politique bien plus large), bien qu’aucun projet militant ne présidât à sa création. Le documentaire, drôle et émouvant, évoque les fondateurs de Stax, Jim Stewart (1930-), employé de banque amateur de country music, et sa sœur, Estelle Axton (1918-2004), institutrice qui hypothèque la maison conjugale sans avertir son mari pour établir leurs locaux (un studio d’enregistrement et un magasin de disques) dans un cinéma désaffecté du quartier afro-américain de Memphis, Tennessee. Ce qui aurait pu se limiter à un simple choix économique aboutit à une entreprise intercommunautaire, le magasin de disques –tenu par Estelle Axton–, devenant un lieu de vie fréquenté par les gamins et les jeunes musiciens du voisinage. Mieux encore, Estelle recommande à son frère les plus talentueux qui se retrouvent ainsi à enregistrer pour la compagnie qui s'appelle alors Satellite Records. Jim Stewart finit par délaisser la country pour le rhythm and blues et connaît une première réussite commerciale en 1960 avec le duo entre Rufus Thomas (voc) et sa fille Carla (voc): «Cause I Love You» (1960), lequel attire l'attention d'Atlantic Records, la célèbre maison disques fondée par Ahmet Ertegün (Erroll Garner, Ray Charles...), qui noue un premier partenariat avec Satellite Records. Après un deuxième succès important, avec le titre «Last Night», des Mar-Keys (1961)1 -une formation, au départ, de musiciens euro-américains mais qui inclut rapidement des membres afro-américains-, le label prend le nom de Stax (une autre firme du nom de Satellite le poursuivant en justice). Autre «tube» issu de la politique intégrationniste de Stax, celui du quartet «mixte», Booker T. & The M.G.'s (du nom du pianiste/organiste Booker T. Jones) avec «Green Onions» en 1962. Comptant également dans ses rangs Steve Cropper (g), Booker T. & The M.G.'s devient le nouvel orchestre maison2. Steve Cropper accompagne par la suite d'autres artistes venus enregistrer à Memphis, à la demande d'Atlantic: Otis Redding (voc) en 19623 -dont le guitariste évoque le souvenir avec émotion- et le duo Sam & Dave4, lequel se retrouve à collaborer également avec le compositeur du label, Isaac Hayes, recruté en 1964 par sa fréquentation du magasin de disques.

Progressivement, Stax propose une musique plus enracinée et reflétant l’expression de la communauté afro-américaine de Memphis sous l'impulsion d'Al Bell (1940-) dont Jim Stewart (décidément étranger à tout sentiment raciste) fait son bras droit à partir de 1965. En ce sens, Stax est positionné à l’opposé de Motown laquelle cherche à séduire le grand public avec un rhythm and blues édulcoré. Les deux labels n'en sont pas moins emblématiques de cette nouvelle «soul music», rencontre entre le rhythm and blues, le blues, le jazz et le gospel, initiée et popularisée par Ray Charles5. Homme et femme «de bonne volonté», comme aurait dit Martin Luther King, Jim Stewart et Estelle Axton créent ainsi, dans un Tennessee férocement raciste, un environnement artistique non ségrégé. La production musicale du label n'en fait pas moins écho aux événements marquant la lutte pour les Droits civiques, tel «Soul Man» de Sam & Dave en 19676. Un peu plus tôt, en mars 1967, une tournée triomphale en Grande-Bretagne et en France avait pourtant permis aux musiciens de Stax de recevoir une reconnaissance artistique qu'ils ne pouvaient espérer dans leur pays (comme les jazzmen avant eux). 

Mais cette belle histoire humaine et musicale est victime d’un réel tragique et d’une volonté de prédation. Tout d’abord, la brutale disparition d’Otis Redding (10 décembre 1967) et l’assassinat de Martin Luther King (4 avril 1968) causent un véritable traumatisme au sein du label, tandis que le second provoque une dégradation des relations intercommunautaires à Memphis (notamment) et le départ des musiciens euro-américains de Stax. Dans la foulée, Atlantic Records (récemment racheté par Warner) profite d’une clause léonine de son contrat de distribution (signé après l'arrivée d'Al Bell) pour le déposséder de l’intégralité de son catalogue et de la plupart de ses artistes. Pour survivre, le label de Memphis démultiplie les enregistrements (vingt-sept albums en un mois!) grâce à la combativité d’Al Bell, à présent vice-président. De nouveaux musiciens permettent à Stax de se relever, comme les Staple Singers7 et surtout Isaac Hayes (désormais sur le devant de la scène)8. Ce dernier est un partisan pacifique du mouvement «black power», de même que le militantisme d’Al Bell amène Stax à se porter à la pointe de la lutte antiraciste, ce qui entraîne quelques remous en interne (le départ d'Estelle Axton notamment). Un investissement marqué par le meeting-concert «Wattstax»9, du 20 août 1972 à Los Angeles, avec Jesse Jackson, commémorant, in situ, les émeutes de Watts d'août 1965. Mais l’aventure de ce label indépendant et engagé prend définitivement fin en 1975, coulé par son nouveau distributeur CBS Records, souhaitant éliminer un concurrent gênant, avec la complicité du milieu bancaire de Memphis qui fut peu empressé de sauver de la faillite cette firme indépendante, si singulière et remuante10.
Une passionnante leçon de musique, d’histoire, de sociologie, d'économie et de politique: une histoire humaine.

rôme Partage

Wattstax de Mel Stuart (1973)
1. Le documentaire commet une inversion chronologique dans son récit en évoquant le succès des Mar-Keys avant celui de Rufus & Carla («Cause I Love You»: https://www.youtube.com/watch?v=fBzYt1UXKMY).
2. Steve Cropper (né en 1941), membre des Mar-Keys et co-auteur de «Last Night» (https://www.youtube.com/watch?v=FNkXUSt9IRU) est également à l'origine du «Green Onions» de Booker T. & The M.G.'s (https://www.youtube.com/watch?v=gjgjoSsOvi4). Il poursuivra sa collaboration avec Stax jusqu'en 1970. On le retrouve en 1980 dans l'orchestre des
Blues Brothers (et des Blues Brothers 2000, 1998), film de John Landis. Par ailleurs, Booker T. & The M.G.'s composeront la musique du film Uptight (Point noir, 1968) de Jules Dassin, un thriller engagé (à l'image du réalisateur qui fut victime du maccarthysme) sorti juste après l'assassinat de Martin Luther King: https://www.youtube.com/watch?v=2alRL6oRx7w
3. Venu chez Stax pour conduire le guitariste Johnny Jenkins (1939-2006), Otis Redding (1941-1967) insiste pour chanter à la fin de la session. Sa performance impressionne Jim Stewart qui sort un premier titre sous le nom du chanteur, «These Arms of Mine» (https://www.youtube.com/watch?v=aUaO50nWnvg). Plusieurs autres ballades langoureuses feront la renommée d'Otis Redding qui devient la plus grande vedette de Stax.
4. Le duo constitué par Sam Moore (1935-) et David Prater (1937-1988), surnommé «Double Dynamite», se fait connaître avec «Hold On, I'm Coming» (https://www.youtube.com/watch?v=Fowldx4hRtI). Dans le documentaire, Sam Moore raconte (avec humour) son effroi quand Atlantic l'envoya chez Stax, dans l'Etat sudiste du Tennessee, perspective peu réjouissante pour un Afro-Américain.
5. «The Genius of Soul» développa ce genre à partir du titre «I Got a Woman» dont la mélodie fut empruntée à une chanson gospel, «It Must Be Jesus». Le mot «soul» apparaît pour la première fois avec le titre de l'album
Soul Brothers (1958, Atlantic Records) qui réunit Ray Charles et Milt Jackson. 
6. Lors des émeutes de Détroit (23-27 juillet 1967), parmi les plus meurtrières et destructrices de l'histoire des Etats-Unis, les magasins tenus par des Afro-Américains furent marqués de l'inscription «soul brothers» afin qu'ils soient épargnés par les manifestants. Inspirés par cet événement, Isaac Hayes et le parolier David Porter composèrent «Soul Man» pour raconter la lutte de leur communauté (https://www.youtube.com/watch?v=1EnM8urBBWI).

7. Originaire de Chicago, cette formation familiale a accompagné Martin Luther King notamment pendant les marches de Selma à Montgomery, en mars 1965.
8. Compositeur, pianiste, chanteur, Isaac Hayes accède à la notoriété avec l'album
Hot Buttered Soul (1969: https://www.youtube.com/watch?v=SQegEoll5Lc). Il connaîtra également le succès au cinéma, en signant la musique de Shaft (de Gordon Parks, 1971), récompensée d'un Oscar (https://www.youtube.com/watch?v=kfdW4687b_w), et comme compositeur/acteur dans le film italien Uomi duri (Les Durs, Duccio Tessari, 1974) avec Lino Ventura: https://www.youtube.com/watch?v=riyOBFpc888
9. Le concert dura plus de six heures et réunit pacifiquement plus de 100 000 personnes, avec la participation d'Isaac Hayes, Carla et Rufus Thomas, The Staple Singers, Albert King, entre autres. Il fit l'objet d'un documentaire,
Wattstax (de Mel Stuart, 1973): https://www.youtube.com/watch?v=9xJw7g1wvRw
10. Le catalogue du label fut ensuite exploité par Fantasy jusqu'à son rachat par Concord Records en 2007, lequel sort depuis de nouveaux enregistrements sous le nom de Stax.

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On va tout péter

Documentaire de Lech Kowalski, Revolt Cinéma, Arte France, 2019, 109 min.
www.lechkowalski.com/fr/video/item/53/on-va-tout-peter

Du 13 au 23 septembre, en tournée d’avant-première en France, en présence du réalisateur ou des ex-salariés, sera projeté le documentaire de Lech Kowalski sur le combat digne, solitaire et déterminé des GM&S de l’usine de La Souterraine, pour leurs emplois, qui sortira en salles le 9 octobre, après diffusion sur Arte en juin dernier. La France, démantelée de ses outils de productions et de ses emplois depuis les années 1970 pour se réduire comme une peau de chagrin à une activité touristique stérile, est secouée par les conflits sociaux filmés par des professionnels, parfois incarcérés pour avoir fait leur travail d’information, comme Lech Kowalski en septembre 2017, arrêté pour n’avoir pas coupé les caméras sur injonction policière. Le parquet a «classé sans suite» deux mois plus tard, sans doute suite à une pétition de plus de 400 cinéastes. Lech Kowalski connait «la musique»; il a été l’assistant de Tom Riechman qui a tourné le documentaire poignant sur Charlie Mingus à Greenwich Village (1966-1967, 58 min.) comprenant l’expulsion lamentable de son domicile avec ses affaires sur le trottoir (youtube.com/watch?v=lesvRFiyhLc). En 1984, Lech Kowalski fait le documentaire Rock Soup (La soupe aux cailloux, 81 min., lechkowalski.com/fr/video/item/38/rock-soup), sur l’évacuation manu militari d’un collectif autonome de «sans domicile»  pour récupérer et valoriser une mini parcelle du Lower East Side au sud de New York dont la pression immobilière rapporte tant, que chaque mètre carré doit être privatisé.

Un deuxième documentaire suivra, après l’évacuation, Chico & The People (20 min., lechkowalski.com/fr/video/item/39/chico-the-people), sur l’enregistrement à Tompkins Square de la musique de Rock Soup par Chico Freeman, des musiciens et les personnes victimes de l’évacuation. Cette tournée d’avant-première en présence du réalisateur et des protagonistes, comme l’essence de sa réflexion sur le réel au fil de sa «road-move-vie», rappelleront à ceux qui l’ont vu J’veux du soleil de Gilles Perret et François Ruffin (2019, 80 min.); car partout ceux qui se battent pour survivre, ne comprendront jamais pourquoi ils seront inexorablement dépossédés du presque rien qu’ils sont vitalement obligés d’essayer de préserver, contre ceux qui ont déjà beaucoup plus qu’il n’en faut pour vivre. Ne résistons pas aux hypothèses de réponses de Jules, berger provençal dans Crésus (Fernandel, Jean Giono, 1960, 100 min.), qui réfléchit à partir des bicyclettes (youtube.com/watch?v=e2tbtRulv0U), des grives et des chachas avec son institutrice… (youtube.com/watch?v=jdgw3puddCg). Tous les films de Lech Kowalski sont disponibles sur son site (lechkowalski.com/fr/).
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2019



Amazing Grace

Documentaire d’Alan Elliott et Sydney Pollack, produit (entre autres) par Sundial Pictures, Al's Records & Tapes Production, 40 Acres & A Mule (Spike Lee), Aretha Franklin…, 87 min., USA, 1972-2018, V.O. sous-titrée. Sortie au cinéma en France le 6 juin 2019; sortie DVD prévue le 6 août 2019.
www.amazing-grace-movie.com

Janvier 1972. Aretha Franklin a 29 ans. The Queen of soul est une star internationale mais également une militante féministe et des Droits civiques1. Ce n’est pas par hasard que la fille du Révérend Clarence LaVaughn Franklin opère un retour aux sources du gospel dans la modeste New Bethel Baptist Church2 située dans le quartier de Watts, à Los Angeles (théâtre des émeutes de 1965). Huit ans après la signature du Civil Rights Act et quatre ans après l’assassinat de Martin Luther King3, la chanteuse donne deux récitals, essentiellement composés de gospels traditionnels les 13 et 14 janvier en vue d’un double album live, Amazing Grace4, qui sera publié par Atlantic Records, et deviendra le plus gros succès commercial de l’histoire pour un disque de gospel (deux millions d’exemplaires vendus aux Etats-Unis). La Warner Bros., propriétaire du label, souhaite également filmer les concerts, espérant renouer avec la lucrative performance du documentaire musical de Michael Wadleigh, Woodstock (1970). Après avoir écarté le réalisateur Jim Signorelli, elle confie à Sydney Pollack (1934-2008)5, le soin de superviser le tournage, lequel accepte au seul nom d’Aretha Franklin. Las, en raison d’une soi-disant «erreur» technique («oubli des claps de début et de fin»: impensables avec Sydney Pollack), la synchronisation entre les images et le son se serait avéré impossible. Quelles que soient les raisons, les bandes restent dans les cartons.

Au début des années 1990, un jeune producteur d’Atlantic Records, Alan Elliott, en apprend l’existence. En 2007, il rencontre Sydney Pollack qui lui donne sa bénédiction pour en racheter les droits à la Warner (Alan Elliott hypothèque sa maison pour cela). Avec les nouvelles techniques numériques, le trésor devient enfin exploitable: en trois semaines, les quelques vingt heures de rushes (répétitions et concerts) sont synchronisées. En 2011, Alan Elliott organise une première projection du film monté. Aretha Franklin l’apprend et engage une procédure judiciaire qui bloque la diffusion du documentaire. Ses raisons demeurant obscures et confirment que l'erreur technique de 1972 n'a sans doute jamais existé. La sortie est donc bloquée jusqu’au décès 
d'Aretha en août 2018. C’est enfin sa nièce, Sabrina Owens, en charge de l’héritage, qui autorise la sortie du film après qu’il ait été visionné par la famille d’Aretha Franklin.

Amazing Grace est un document saisissant, loin des captations léchées de concert que l’on connaît aujourd’hui. Le film, en embrassant musiciens et public comme un tout, immerge totalement le spectateur dans son fauteuil de cinéma au cœur de la petite église. Le public, qui affiche sa ferveur, est ainsi un acteur à part entière (call and response propre à l’église afro-américaine et manifestations vivantes de la foi: pleurs, apostrophes, danses, transes…). De même, Sydney Pollack et ses cadreurs apparaissent régulièrement dans le champ (on voit même le réalisateur prendre des photos), ce qui nous donne l’impression d’assister au tournage lui-même et de vivre véritablement l’expérience. L’office –il ne s’agit pas de concerts– est dirigé, avec un humour irrésistible, par le célèbre pasteur James Cleveland (p, voc), une figure du gospel6. Quant à l’accompagnement, il est fourni sur le plan vocal par le Southern California Community Choir, conduit par Alexander Hamilton, et dont les membres finissent par se muer, surtout au cours de la seconde soirée, en spectateurs transis par la performance d’Aretha Franklin; sur le plan instrumental, on retrouve Ken Lupper (org), Cornell Dupree (eg), Chuck Rainey (eb), Bernard Purdie (dm) et Pancho Morales (perc), des musiciens professionnels déjà réputés.

Au sommet de son expression, Aretha Franklin s’exprime ici dans un contexte ancré dans le réel, au sein de sa communauté et en présence de ses proches: en particulier son père, le très célèbre et imposant C. L. Franklin, et sa mère de substitution, Clara Ward7, le second soir. Le premier, invité à prendre la parole, relate ses souvenirs avec sa fille encore enfant, rappelant que, pour celui qui sait écouter et ressentir, elle n’a jamais été autre chose qu’une chanteuse de gospel. En allant se rasseoir, il lui éponge la figure alors qu’elle s’est installée au piano. On perçoit alors une manifestation ce que ce qui pourrait être l'embarras d'Aretha. Autre séquence marquante de ce documentaire, l’interprétation incandescente par Aretha Franklin du célèbre cantique «Amazing Grace» (à la fin du premier soir) au cours duquel James Cleveland abandonne le piano, submergé par l’émotion, tandis que celle du public est à son paroxysme.
Enfin, quand, durant le morceau «Never Grow Old», le révérend Cleveland prend la parole pour évoquer «cet endroit où les faibles seront hors de portée des méchants», «cet endroit où vont les saints et où ils ne vieilliront pas», on pense à Martin Luther King qui, la veille de sa mort, disait avoir vu la «Terre promise», celle de la fraternité, et qui serait l’issue du combat pour les Droits civiques et pour l'égalité. De fait, bien que jamais nommé, l’ombre du pasteur de Montgomery plane sur l’assemblée.

Débarrassée du contexte show-business et des assistances gigantesques des scènes à grand spectacle, Aretha Franklin, bien qu’au centre de l’action par son talent hors norme, n’a rien ici d’une diva au sens médiatique du terme. Elle rejoint simplement la simplicité, l'authenticité et la puissance de la profondeur d'une expression comme le ferait Mahalia Jackson qui devait décéder quinze jours plus tard. Aretha devient l’une des protagonistes, la plus en vue en raison de sa voix exceptionnelle, de ce témoignage culturel fabuleux, intense, dans un moment collectif et solidaire magnifiquement filmé par Sydney Pollack. Un film essentiel sur l’histoire de la musique et de l’Afro-Amérique8.

rôme Partage


1. Sa célèbre version de la chanson «Respect» d’Otis Redding, en 1967, est devenue un hymne pour ces deux causes. Voir nos Tears (Jazz Hot n°685).
2. Le révérend Clarence LaVaughn Franklin (1915-1984), personnalité éminente au sein de la communauté afro-américaine, exerça son ministère à la New Bethel Baptist Church de Détroit où sa fille prodige fit ses débuts. Militant des Droits civiques, ami de Martin Luther King et de Mahalia Jackson (qui fut l’un des mentors d’Aretha et est décédée peu après l'enregistrement, le 27 janvier 1972 ), il organisa à Détroit, en 1963, une «Walk to Freedom» lors de laquelle le leader afro-américain prononça une première version de son discours I Have a Dream, deux mois avant la marche sur Washington.

3. Aretha fut également un soutien actif du mouvement, donnant de nombreux benefit concerts, notamment en 1963 pendant la campagne de Birmingham. Peu avant son assassinat, Martin Luther King lui remit, à l’occasion d’un concert à Détroit, en présence de son père, le «Southern Christian Leadership Conference Leadership Award» (voir photo et article: dreamdeferred.org.uk).

Lors de ses funérailles, en avril 1968, elle donna une poignante interprétation de «Precious Lord Take My Hand» qu’elle chante également sur
Amazing Grace. Par ailleurs, elle prit fait et cause pour Angela Davis en 1970.
4. Atlantic/Flashback Records 8122-75717-2. Extraits disponibles à l’écoute.

5. La présence de Sydney Pollack
dans ce projet ne doit également rien au hasard: sa filmographie a multiplié les thématiques et les collaborations notamment liées aux Droits civiques: Sidney Poitiers, Quincy Jones (Trente minutes de sursis, 1965), Burt Lancaster (Les Chasseurs de scalps, 1968), On achève bien les chevaux (1969), charge terrible sur la négation de la dignité humaine.
Jazz Hot Spécial 19976. James Cleveland (1931-1991), originaire de Chicago, a eu une carrière à succès en tant que pianiste, chanteur, composeur et arrangeur. Il a sorti de nombreux enregistrements, essentiellement live, pour le label Savoy. Très lié à la famille Franklin (il fut un temps directeur musical de la New Bethel Baptist Church de Detroit et vécut chez les Franklin), ce pédagogue et promoteur très dynamique du gospel fut l’un des soutiens de la jeune Aretha (voir biographie et discographie dans
Jazz Hot n°541).
7. Célébrité du monde du gospel, Clara Ward (1924-1973) fut, avec Mahalia Jackson et Marion Williams, l’autre figure tutélaire qui marqua la jeune Aretha Franklin. Elle fit ses débuts au sein du groupe familial conduit par sa mère Gertrude, The Ward Singers (1931-1952) et effectua le reste de sa carrière sous son nom. Elle entretint une longue liaison avec C.L. Franklin (séparé de la mère d’Aretha depuis ses 6 ans, laquelle décédera quatre ans plus tard) et eut un rôle déterminent dans le déclenchement de la vocation d’Aretha et de ses sœurs.

8. On retrouve dans Jazz Hot de nombreux numéros sur la musique religieuse afro-américaine, en particulier la série «I Hear Music in the Air» du n°531 (1996) au n°542 (1997), n° Spécial 1997.

© Jazz Hot 2019



Archie Shepp in Session at Arte Studio


Documentaire/concert de David Guedj, produit par Arte France/Oléo Film/Archieball, 50 min., France, 2019, en version originale sous-titrée (disponible sur Arte.tv jusqu’au 13/02/20)

A 82 ans, Archie Shepp raconte sa vie d'homme et retrace son parcours artistique à travers une alternance d’anecdotes et de morceaux joués en studio en compagnie de son quartet (Carl-Henri Morisset, p, Matyas Szandai, b, Steve McCraven, dm). Cet enregistrement, qui a eu lieu le 14 mai 2019, crée une forme d’intimité entre le saxophoniste et le spectateur, tant par la sobriété de sa mise en scène qui permet ainsi d’aller à l’essentiel, au fond du propos, que par le naturel des échanges live entre les musiciens. Les tensions racistes et la condition des Afro-Américains constituent le fil rouge de son récit: du lynchage d’un homme (épisode traumatisant qui a précédé de peu sa naissance), à sa propre peur de marcher dans les rues de New York au bras de sa première épouse, blanche (souvenir se plaçant en parallèle de celui qu’il restitue de Charlie Parker qui, dans la même situation, affichait une décontraction totale). Une thématique illustrée musicalement par un poignant «Sometime I Feel Like a Motherless Child», chanté, ou encore un «Dedication to Bessie Smith's Blues» de sa composition. Archie évoque également John Coltrane, le «grand-frère», Miles Davis ou son propre père, musicien semi-professionnel qui l'a initié au banjo. On retiendra une séquence savoureuse: la démonstration de hambone (ou juba dance, danse remontant à la période de l’esclavage, consistant à se taper ou tapoter jambes, bras, poitrine et joues comme une percussion) donnée par Steve McCraven, dont on perçoit ici la complicité ancienne avec le créateur d’Attica Blues.

Un documentaire qui agit comme un «révélateur» accessible à tous les publics pour arriver à faire le lien entre réalité de la vie, perception sensorielle et expressivité musicale, pour comprendre et ressentir l’origine de la profonde humanité de cet art appelé «jazz».

rôme Partage

© Jazz Hot 2019


 

Swing Time in Limousin




Swing Time in Limousin


Documentaire de Dilip et Dominique Varma, 
produit par Plus2com! Productions, 75 mn, France, 2018




A voir jusqu’au mardi 11 juin 2019 au cinéma Le Saint André des Arts, Paris 6e, http://cinesaintandre.fr/
en présence des réalisateurs (4 juin) et de Claude-Alain Christophe, président du Hot Club de Limoges (11 juin)


 




Ce documentaire a été réalisé dans le cadre de la série d’événements organisés en 2018-2019, Hot Vienne, Limoges se la joue jazzHarlem à Limoges, autour du legs à la Ville par Jean-Marie Masse (Limoges, 1921-2015, homme de radio, producteur et batteur), de ses archives1. Mais revenons au documentaire qui raconte, sans s'étendre et sans approfondir l'histoire du jazz en France (les amateurs de jazz trouveront les repères avec la création de ce hot club de Limoges en 1948 et la vision du jazz exposée par les acteurs de ce film), la filiation d’Hugues Panassié (donc plutôt en province) au travers d’un groupe d’amis qui se fédèrent autour de rencontres avec des musiciens afro-américains, de concerts, d’un hot club, d’une radio2, de musiciens du cru, dont les enfants deviendront parfois amoureux du jazz, voire musiciens eux-mêmes (comme Pierre et Simon Boyer, l’un saxophoniste, l’autre batteur). 

La maîtrise claire et dense par le montage alterné d’archives, considérables, à traiter avec des regards très récents (Liz McComb, Dany Doriz et Gigi Chauveau, les «décideurs-acteurs» de cette aventure qui continue, chacun avec la sensibilité de sa propre mémoire) permet de reconstituer une chronologie, d’illustrer et d’éclairer les propos sur cette partie de l’histoire de l’implantation du «jazz d’Amérique» en France provinciale, de focaliser sur l’importance des liens humains et de la transmission orale de proximité quand on n’a pas toujours les moyens de mettre en valeur des artistes; le temps, la patience, la volonté, la disponibilité, l’imagination, l’écoute, les collections, les techniques successives, les savoir-faire mis en commun (disques, photographie, film, archivage, organisation, son, radio…), l'amour du jazz sans calcul et sans limite, toujours dans la convivialité de la table et des échanges, compensent largement et avantageusement des moyens professionnels de structures commerciales, car il y a une véritable ligne artistique qui se dégage de cet ensemble. 

Le talent des réalisateurs est surtout, et enfin, d’avoir posé cette première pierre solide pour la reconstitution de l’histoire très singulière d’artistes ségrégués chez eux, accueillis au sein des familles avec une réelle amitié, reconnus, certains mêmes adulés pour leur art, partout en France, et pas seulement à Paris comme on pourrait le penser trop souvent, dans le sillage des armées de libération des deux guerres. Ce qui aurait pu n’être que sinistre (la ségrégation, le racisme des deux côtés de l’Atlantique, les guerres mondiales, des militaires –parfois musiciens– non nationaux stationnés à l’étranger) a muté en véritable fête d’échanges et d’ouverture, révélant l’art du jazz avec ses valeurs: l’universalité, la liberté, la chaleur humaine, le rapprochement de la «tête et du corps» (la danse), retrouvant ainsi une perception enfin complète, un sens et une pratique populaires de l’art: d’indispensables reconquête et réappropriation du réel, dans le monde des apparences.

Ce documentaire reconstitue également une dimension aujourd'hui complètement occultée, c'est-à-dire la dimension véritablement démocratique qui a présidé à la vie du jazz pendant quelques décennies en France (l'histoire des hot clubs, des familles, des ami-e-s, dévoué-e-s au jazz, des organisateurs bénévoles, des collectionneurs, véritables musées vivants capables et responsables de transmission) qui ont, sur le mode associatif et sans subventions, fait vivre le jazz, en toute indépendance depuis les années 1930 jusqu'aux années 1980, et jusqu'à l'accaparement par la politique et par le ministère de la Culture 
de ce secteur du jazz, si valorisant sur le plan marchand et de «l'image», justement par sa dimension artistique indépendante, intègre dans ses motivations, et qui a permis une telle diversité esthétique et d'expressions, y compris dans la mise en valeur d'artistes de différentes générations. Ici, c'est la jazz mainstream, le blues et le gospel, dans d'autres lieux, si on pouvait faire d'autres documentaires aussi denses que celui-là, ce serait le jazz traditionnel, le bebop, le jazz de Django, le free.

Même si aujourd'hui, il en subsiste quelques traces, comme ce hot club de Limoges, cette histoire indépendante et populaire du jazz en France, qui a si bien accompagné le jazz, un art populaire, est aujourd'hui du passé, vaincue par l'esprit mercantile et normalisé de la société de consommation, de masse et de mode, si antidémocratique, et par l'esprit de système d'institutions qui ont perverti l'histoire à grand renfort de subventions et de clientélisme.

Nul doute que les artisans de ce bon documentaire, primé au New York Jazz Film Festival 2018, et invité d’honneur à Sarasota, Floride3, n'ont pas été si loin dans leurs réflexions, et c'est ce qui fait la fraîcheur et la bonne humeur de ce documentaire qui s'attarde sur la dimension humaine et artistique de cette autre «aventure du jazz» (en référence au film de Louis Panassié sorti en 1972), mais qui restitue, sans en avoir l'air, un monde aujourd'hui oublié reposant sur d'autres valeurs, malgré ses imperfections d’alors…

Si et quand le DVD sortira? Nous vous tiendrons évidemment informés!





Green Book


Sur les routes du Sud


Film de Peter Farrelly, musique et coach musical Kris Bowers, avec Mahershala Ali et Viggo Mortensen, produit par Jim Burke/Brian Currie/Peter Farrelly/Nick Vallelonga/Charles B. Wessler, Participant Media, DreamWorks, 130 mn, USA, 2018, en version originale sous-titrée




Ce roadmovie multiprimé, notamment pour le casting, raconte l’histoire (vraie) du chemin improbable de deux nécessités de survies aux antipodes (instruction, métiers, sensibilités, quartiers, communautés, pratiques sociales et individuelles…) et à fronts renversés des idées reçues bien étiquetées (toujours fausses sur «la vie des autres»), pendant huit semaines d’une tournée haute en couleurs dans le sud des Etats-Unis, en 1962. Cette «association» paradoxale forcée a le mérite de contraindre les duettistes (Mahershala Ali et Viggo Mortensen), un pianiste élégant, psychologue et belle plume, et «son» chauffeur, ex-videur de club new yorkais mafieux, enfant du Bronx, à réfléchir sur des expériences/observations partagées, sur les autres et eux-mêmes. 
Le rôle de «pont» qui mettra un peu de douceur dans le rapprochement entre les rugosités de ces deux peurs, est campée par Dolores (Linda Cardellini), la jolie femme cuisinière humaniste à la tête bien structurée de Tony «Lip»(embobineur) Villelonga, qui deviendra la complice indirecte du pianiste Don Shirley au parcours très singulier. 
Un film bien ancré dans le feeling-tone, travaillant la perception du réel des émotions jusqu’à vider tous les abcès, tous les excès, tous les non-dits; jusqu’à rendre nette et indéfectible une amitié qui durera jusqu’à 2013, par décès des deux amis, à moins de deux mois d’intervalle.
Une histoire si humainement forte que, perçue aussi par Nick enfant, le fils de Tony, il l’écrira pour la graver sur l’écran. Le réalisateur Peter Farrelly, descendant de grands parents irlandais immigrants, a le doigté et la précision des nuances de ceux qui portent les épaisseurs de plusieurs vies antérieures. 
Pourquoi le titre Green Book? C’était le nom du guide des lieux (hôtels, restaurants, bars…) réservés aux Afro-Américains dans le Sud pendant la ségrégation, et qui est confié à Tony pour «faciliter» le voyage de l’artiste; l’opscule avait été imaginé et publié par Victor Hugo Green (ça ne s’invente pas), de Harlem, NY (1892-1960), employé des Postes, édité de 1936 -pour les  Afro-Américains qui ont fini aussi par acheter des voitures (pour les profits, pas de ségrégation!) devenues économiquement accessibles et obligatoires pour migrer et trouver du travail par la combinaison « explosive »  du taylorisme, du diesel, du New Deal post-crise de 1929- jusqu’en 1966, deux ans après le Civil Rights Act du 2 juillet 1964 interdisant les discriminations, point d’aboutissement du combat de Martin Luther King.
Au début du film, un indice en forme de clin d’œil à Charles Mingus (une affiche de concert) qui, lui aussi, a été rejeté par les cadres racistes de la musique classique par peur de la concurrence. Un film qui ne laisse rien au hasard, et qui permettra à beaucoup de découvrir un personnage, Don Shirley (1927-2013), le grand pianiste, concertiste, compositeur classique et pas seulement car il se frotta aussi à la musique populaire, un autre André Previn, en quelque sorte, afro-américain au lieu d'euro-américain.
Il eut le privilège et la particularité d'étudier la musique à Leningrad dès l'âge de 9 ans (en 1936, inimaginable!!!) en raison de ses dispositions exceptionnelles pour la musique et le piano en particulier. Il donna son premier concert classique professionnel à 18 ans avec le Boston Pops dans une soirée consacrée à Tchaïkovski. Il a également étudié la psychologie à l'Université, et il l'a pratiqué professionnellement. Sa carrière est donc atypique entre concerts classiques (il fut l'un des trois pianistes solistes invités à la Scala de Milan avec Arthur Rubinstein et Sviatoslav Richter, pour un concert consacré à Gershwin), concerts de jazz (il réalisait une synthèse entre sa manière classique et ses racines très originale), ses activités de psychologue à partir de son expérience musicale. Il connut même un important succès public avec un très beau thème «Water Boy» qui fait directement référence à ses racines afro-américaines, jamaïcaines en particulier. Il multiplia les récitals en mêlant tout ce qui fait sa richesse et sa complexité. Des enregistrements témoignent de sont art.
C'est donc un film, qui pour avoir distrait un important public avec humour et amertume en inversant les rôles dans la société américaine, n'en est pas moins très profond, et d'abord par le caractère authentique de cette histoire qui en dit plus sur les questions sociales, raciales et artistiques qui traversent encore la société américaine que beaucoup d'ouvrages savants. La performance des acteurs est également remarquable.
Hélène Sportis
© Jazz Hot 2019

Pr. Don Shirley
Live 2001, benefit concert in Detroit MI, «Happy Talk» (Rogers-Hammerstein), Robert Field (b)

https://www.youtube.com/watch?v=EQdUljb4tLc
Live 1955, Don Shirley (p), Richard Davis (b), «How High is the Moon» , TV program, Laszlo Pictures
https://www.youtube.com/watch?v=H6XZ7XiNdi8

Biographie audio
https://www.youtube.com/watch?v=uF9zsNlAP5k
https://www.youtube.com/watch?v=-FVl6SfQi-Y


Lost Bohemia, documentaire de Josef Astor, 2010, Laszlo Pictures, USA, 77 mn
https://www.imdb.com/title/tt1763245/fullcredits?ref_=ttpl_ql_dt_1
https://www.youtube.com/watch?v=jptfPNncs-w (minute 0’43'')

Ragtime

Drame historique de Milos Forman (155 min., USA, 1981)
Re-sortie en France le 27 mars 2019

Contrairement à ce que son titre pourrait laisser croire, Ragtime de Milos Forman n’est pas un film musical. Cette œuvre méconnue du cinéaste américano-tchèque, sortie en 1981 (l’année suivante en France), fut un échec commercial et demeura invisible durant plus de trente ans. Elle ressort aujourd’hui au cinéma, dans une version restaurée, et en DVD (Arte Éditions), un an tout juste après la disparition de son auteur. Elle dresse un tableau baroque de la bonne société new-yorkaise de 1906 et, en contre-champ, celle rude mais bouillonnante des émigrés d’Europe de l’Est (l’ascension inattendue de l’un de ces nouveaux arrivants renvoie au propre parcours du réalisateur) et enfin celle de la communauté afro-américaine, vivant déjà au rythme des musiques syncopées. On y suit les destins croisés d’Evelyne, jeune femme en quête d’émancipation, rêvant de s’accomplir dans le milieu du spectacle et d’une paisible famille bourgeoise (le mari, l’épouse et le beau-frère), corsetée dans les conventions, et se trouvant percutée par le combat pour sa propre dignité du pianiste Coalhouse Walker Jr., victime d’une injustice raciste.
Ce qui débute comme une fresque élégante et colorée de la Belle Epoque, se transforme au fil du récit en une critique acide de la société américaine qui, tout en embrassant la modernité et les promesses du XXe siècle naissant, fonctionne encore sur des schémas de pensée inégalitaire face auquel une partie des protagonistes est amenée à se positionner progressivement selon sa morale personnelle.
Ragtime parvient à traiter avec une profondeur certaine, et sans se départir d’une forme de légèreté et d’humour, de la question du choix de vie, par ambition ou par sens moral intégré ou conscientisé.

rôme Partage

© Jazz Hot 2019

 




Robert Mitchum


Nice Girls Don't Stay for Breakfast


Film de Bruce Weber, produit par Nan Bush & Just Blue Films, 90 mn, USA, en version originale sous titrée, sortie en salles le 27 février 2019. http://www.larabbia.com/films/nice-girls-dont-stay-for-breakfast/




Ce portrait de Robert Mitchum (6 août 1917-Bridgeport, CT / 1er juillet 1997-Santa Barbara, CA) est le travail de Bruce Weber (29 mars 1946-Greensburg, PA) photographe et réalisateur, notamment connu par les amateurs de jazz pour Let's Get Lost, film-portrait sur le trompettiste Chet Baker (sortie 1988, USA, 120mn) ou ses photos du pianiste-chanteur de New Orleans, Harry Connick Jr. 
Le noir et blanc est l’un de ses moyens d'expression pour approcher, au plus près du grain, l'âme et l'art de ceux qu'il admire; là, pour Robert Mitchum, il met en relief ses facettes pour certaines moins sues (acteur, poète, auteur, compositeur, chanteur, entertainer de shows TV) en le faisant aussi se dévoiler, par ses propos, sa gestuelle, sa dégaine, ses regards, ses silences, ses masques, ses addictions, ses souvenirs et ceux de ses proches, personnels et professionnels. 
Ses fils conducteurs sont les femmes, une histoire du cinéma sur presque 60 ans, les deux intelligemment insérés en contrepoint du travail d'enregistrement d'un disque filmé en 1991: toutes ces dimensions révèlent une hypersensibilité cachée sous la brusquerie désinvolte, le cocktail captivant. Ce qui touche le plus chez Robert Mitchum est son sens direct du réel, sa façon d'affronter, produits de la fêlure d'une biographie de départ qui ne cessera de le tourmenter, mais aussi lui donnera l'épaisseur du vécu dans tout ce qu'il entreprendra. Ce n'est pas le courage qui lui manque car il s'est échappé à 14 ans d'un pénitencier de Géorgie;  déjà acteur, ce sera la prison pour drogue et il enverra paître la redoutable HUAC (Commission des activités anti-américaines de la chasse anti-communiste dite «chasse aux sorcières») à qui il dit qu'il ne répond jamais à des gens avec qui il ne prendrait pas un verre: un caractère bien trempé, plutôt dans le whiskey (ses racines irlandaises). Un film 100% Mitchum sans sucre ajouté, l'hommage rendu à un homme-artiste, plus que mérité, de la part d'un amateur d'art authentiquement populaire.
Livre Mitchum x Weber

Mitchum x Weber

par Bruce Weber



Mitchum x Weber, La Rabbia, Paris, parution 20 février 2019, édition numérotée 1500 ex., 68p, format 240mm x 315mm,  http://www.larabbia.com/books/mitchum-x-weber/

Afin de (re)garder une légende, de réfléchir sur des détails de sa personnalité, de pouvoir approfondir, s’attarder, ou revenir sur les expressions complexes de Robert Mitchum, Bruce Weber a conçu un recueil de photographies (en partie de lui-même), documents d’archives, phrases et textes, comme un journal de son film. C’est une idée pertinente car le temps de tourner les pages est plus lent que celui de l’image-cinéma, comme le grain de l’écran est plus gros mais aussi plus fugace que celui du papier cartonné, et les deux médias donnent ainsi  des perceptions complémentaires pour décrypter un taiseux complexe et très expressif dans son travail artistique qui puise dans son vécu.
Hélène Sportis
© Jazz Hot n°686, hiver 2018-2019

Black Indians
Documentaire de Jo Béranger, Hugues Poulain, Edith Patrouilleau,
produit par Lardux Films, 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018

Ce film nous (re)plonge dans une partie de l’histoire afro-amérindienne peu connue car peu glorieuse pour les esclavagistes devenus suprémacistes, avec des procès, encore jusqu’à ce jour, en raison des droits de propriété du sol y compris de la part de certains «Natives» (Amérindiens) contre les «Freedmen» (Afro-Amérindiens) manipulés pour des questions d’intérêts et même de racismes historiques. La transcendance artistique a permis à une minorité d’environ 270 000 âmes à ce jour, issues des rencontres entre esclaves d’Afrique et Indiens natifs depuis le début du XVIe siècle, en particulier à New Orleans –qui sera fondée en 1718– mais pas seulement, de continuer à survivre dans l’injustice et l’inégalité du racisme, mais surtout de les/se dépasser pour exister et vibrer avec l’énergie du désespoir, par la pérennisation des artisanats d’arts ancestraux, en réalisant des costumes, de pierreries, perles, fils, aluminium récupéré découpé/ciselé, plumes, fourrures, tissus aux couleurs chatoyantes dont les formes, l’ampleur, comme les accessoires –chaussures, coiffes, maquillages, bijoux percussifs– sont autant de secrets transmis par la pratique et l’oralité: autour des tables, les hommes, les femmes, les enfants cousent, brodent, collent, ouvragent, enrichissent, répètent, se parlent, chantent, organisent inlassablement pendant des milliers d’heures, soutenus par la pratique sociale de la syncope hypnotique des tambours, de la danse, de la transe, de la magie des prêches, des phrasés gospel d’églises, des mises en scène savamment orchestrées et de la distribution des rôles très précis de chacun pour le Mardi Gras (mi-mars) puis la St. Joseph trois jours après. Tous ces savoirs, dits et non dits, codifiés mais laissant l’imagination vagabonder, viennent des rites aux confins du vaudou, du chamanisme, du culte yoruba des orishas, du besoin vital d’incantation pour se ressourcer auprès des esprits des ancêtres et trouver le courage d’affronter l’adversité. Une quarantaine de tribus rivalisent d’ingéniosité poétique et de concentration pour «paraître» dans la période du New Orleans Jazz & Heritage Festival (créé par George Wein en 1970) qui coïncide avec le Carnaval, avec un mantra commun sans équivoque: «On ne pliera pas, on ne veut pas.» Pas étonnant que les autorités les regardent de travers car, loin d’être des rêveurs, ces survivants ont été de tous les combats et de toutes les résistances: contre l’esclavage, pendant les boycotts, les guerres civiles et internationales, les émeutes, la lutte pour les droits civiques version Martin Luther King et version Black Power des Black Panthers jusque dans les années 1970, comme ils vont aujourd’hui soutenir avec détermination et fêter leurs anciens à l’Hospice St. Margaret's, avec une croyance indestructible: «On vibre parce qu’on est l’humanité», une foi inébranlable puisée en tapant des pieds en rythme, dans la terre de Congo Square (quartier de Tremé), ancien territoire sacré des esprits Houmas mais aussi lieu de l’ancien marché aux esclaves. Le documentaire nous immerge dans l’atmosphère chaude, humide, odorante et épicée des bayous, de « NOla », de l’Old Man River «Mississippi», en nous présentant au «Big Chief» David Montana, neveu du révéré Chief Allison «Tootie» Montana (1922-2005), le Chief des Chiefs pendant plus d’un demi-siècle, couseur infatigable lui aussi mais mort en Conseil municipal alors qu’il parlait de la violence policière à New Orleans… Tout ça ne s’invente pas car rien n’est laissé au hasard quand les esprits veillent. David Montana vient en tournée en France du 20 au 31 octobre, un personnage «haut en couleurs» au propre comme au figuré. Un film à ne pas rater dès sa sortie le mercredi 31 octobre, car les malveillants esprits du profit guettent le nombre de spectateurs pour nous empêcher de voir ce qui nous intéresse et qui les dérangent.

Hélène Sportis et Jérôme Partage


Black Indians (http://www.lardux.net/article557)
Documentaire de Jo Béranger (http://www.lardux.com/article86), Hugues Poulain, Edith Patrouilleau, produit par Lardux Films (http://www.lardux.net/article557?rubrique1), 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018:Paris/Espace St Michel, Marciac/Ciné JIM, Clermont/Ciné Capitole, Lyon/Comoedia, Port de Bouc/Le Méliès, Montreuil/Le Méliès, Saint Ouen l'Aumone/Utopia, Villeneuve d'Ascq/Kino Ciné, Orléans/Cinéma Les Carmes, Aubervilliers/Le Studio, Périgueux/CGR Cinéma, Montpellier/Utopia, Fontenay sous Bois/Kosmos, Saint Denis/l'Ecran, Marseille/Le Gyptis, Cannes/les Arcades.


© Jazz Hot n°685, automne 2018


 

Detroit
Drame historique de Kathryn Bigelow (143 min., USA, 2017)
Sortie en France le 11 octobre 2017

Ce film réalisé par Kathryn Bigelow sur un scénario de Mark Boal, journaliste, a été sorti en mémoire des 50 ans des événements; il  relate, dans une reconstitution factuelle clinique, plusieurs scènes survenues lors des émeutes de juillet 1967 à Détroit, tant dans des ambiances collectives (scènes de rues, des locaux de polices, concours pour la Motown, tribunaux) que de huis-clos, dont l’une des exactions s’est déroulée à l’Algiers Motel. Ce rappel historique de violence institutionnelle extrême permet une nouvelle fois de mettre en perspective les motifs (raciaux) avec les conséquences multifactorielles graves et durables sur une société, et de comprendre à quel point la trame dramatique d’une situation antérieure donnée ne se redresse jamais, car elle oblige les humains à se dépasser, ce qu’ils ne font que très rarement, surtout quand leurs avantages et privilèges en dépendent. A Detroit plus encore qu’ailleurs aux Etats-Unis, et y compris sous la récente présidence Obama, les difficultés des Afro-Américains, n’ont fait qu’empirer (augmentation des inégalités à la fin de son second mandat), allant jusqu’à la déclaration de  faillite de la ville en juillet 2013: «Motor City» a perdu son industries, ses emplois, 60% de sa population, 90% de sa superficie habitable, la moitié des 40% restants de ses habitants étant sans emploi, ils sont à la rue, les collections d’art sont en péril, les retraites publiques, les prestations de sécurités, sanitaires et sociales ont été drastiquement réduites, mettant des personnes âgées à la porte des maisons de retraites, parfois à la rue aussi. Le bilan  aujourd’hui: les finances municipales seraient assainies au prix de cette saignée, l’automobile a fait place à la mode du moment, l’agriculture bio, surtout quand le prix de la main d’œuvre reprend le chemin des champs de coton. Ce qui fait que certains manipulateurs pensent que Kathryn Bigelow et Mark Boal n’étaient pas «légitimes» pour faire un tel film, est que rappeler les périodes ouvertement honteuses de l’histoire d’un Etat envers ses citoyens, empêche les esprits de s’endormir dans un révisionnisme déculpabilisant. On pourrait croire que la musique, la Motown, ne concerne que les oreilles et le plaisir, c'est pourtant bien plus compliqué...

Jazz Hot

Jazz Hot n°682, hiver 2017-2018

 

A Great Day in Paris
Cinéma Le St André des Arts (Paris 6e), 17 mai 2017

Le 17 mai, Michka Saäl nous conviait à la première du film A Great Day in Parisau cinéma Le St André des Arts à Paris. Cet événement s’inscrit dans le cadre des découvertes de St André, sélection authentique s’il en est, tant A Great Day in Parisest surtout une histoire d’amitié. Tout à commencé en 2008, pour les 50 ans de la fameuse photo «A Great Day in Harlem» d’Art Kane, donnant à Ricky Ford l’idée de reproduire l’évènement à Paris avec des musiciens de Jazz qui vivent en France. Après presque un an de gestation, une photo a enfin été prise à Montmartre, scène immortalisée par le photographe Philip Lévy-Stab. La cinéaste d’origine tunisienne Michka Saäl, formée en histoire de l’art et en sociologie à Paris et en Cinéma à Montréal, passionnée par les liens qui unissent les êtres, a ainsi décidé de réaliser un court-métrage sur l’exil des musiciens de jazz. Ce documentaire, sur la réunion de plus de soixante-dix jazzwomen et jazzmen vivant en France, est entrecoupé d'entretiens avec des musiciens comme John Betsch, Sangoma Everett, Bobby Few, Ricky Ford, Kirk Lightsey, Steve Potts, et quelques autres, réalisés le plus souvent à domicile, favorisant ainsi les anecdotes et l’humour. A cela s'ajoute des prises de vues de Montmartre, lieu de retrouvailles pour cette petite communauté d'artistes; la dernière séquence étant, bien sûr, le moment de la prise de vue sur les marches.

© Patrick Martineau

Ce 17 mai, au cinéma St André des Arts, Sangoma Everett, Bobby Few, et Ricky Ford avaient fait le déplacement, ainsi que Curtis Young, historien du jazz,et quelques amis et fidèles tels que Trevor, Alfie. Le public, très réactif, a ponctué la projection de ses exclamations et de ses rires.Michka Saäl, visiblement très émue, a pris la parole à la fin de la projection pour rappeler la genèse et les étapes de construction du film, après quoi elle fut très applaudie. Bobby et à Ricky sont intervenus pour témoigner à leur tour et ont tenu à remercier Michka pour sa persévérance.

Pour ma part, je suis intervenu au nom de Jazz Hot pour rappeler qu’en 2016, pour célébrer «l’International Jazz Day», la chanteuse Denise King et le danseur chorégraphe Brian Scott Bagley avaient aussi organisé une photo sur l’esplanade du Trocadéro (voir Jazz Hotn°675).

 

Texte et photo: Patrick Martineau

© Jazz Hot n°680, été 2017

 



Miles Ahead
Biographie de Don Cheadle (100 min., USA, 2015)
Sortie en France le 17 juillet 2016 et le 24 janvier 2017 (VOD)

L'idée d’un film sur la vie de Miles Davis est apparue de manière détournée à Don Cheadle en 2006, lorsque le trompettiste a fait son entrée au «Rock and Roll Hall of Fame». Soutenu par le neveu du jazzman, le projet de l'acteur (qui est également un "fan") a manqué de s’interrompre à plusieurs reprises, faute d’argent. Cheadle est cependant parvenu à réunir les fonds nécessaires en 2014, grâce au financement participatif, faisant de ce «biopic» un film complètement indépendant, bénéficiant également de l’appui et de la notoriété de l’acteur britannique Ewan McGregor. Distribué aux Etats-Unis par Sony, propriétaire d’un grand nombre des albums de Miles, à travers sa filiale, Columbia Records, le film a connu une promotion discrète. Il a été présenté en clôture du festival du film de New York, en octobre 2015, avant de sortir, le 1er avril 2016, dans seulement quatre cinémas américains! En France, le film est arrivé dans l’été 2016, de façon tout aussi furtive, si ce n’est l’avant-première organisée à Marseille par le festival Jazz des Cinq Continents. Il est depuis janvier dernier visible en «vidéo à la demande» (VOD).
Plutôt qu’un récit de carrière, Miles Aheadévoque les démons du trompettiste pris dans une course-poursuite, à la recherche d’un enregistrement volé, et épaulé dans sa quête par un journaliste du magazine Rolling Stone, (Dave Braven alias Ewan McGregor). L’action se situe pendant la période de retrait de Miles, à la fin des années soixante-dix, entrecoupée de flash-backs. On notera à ce titre les similitudes avec Born to Be Blue sur Chet Baker. Les deux films choisissant d’aborder (sans doute pour son intensité dramatique) des moments d’extrême vulnérabilité du héros-musicien, d’éloignement de la scène et du public ainsi que l’emprise de la drogue. Ces thèmes – notamment l’addiction – étaient également présents (et pour cause) dans d’autres biopics jazz comme Bird (Clint Eastwood, 1988) ou Ray(Taylor Hackford, 2004). Mais ces long-métrages relataient la vie de leur sujet sur le long-court.
Malgré toute la bonne volonté de Don Cheadle pour incarner le jazzman, restituant ses mimiques, sa voix, ses postures et utilisant même une de ses trompettes, l’histoire peine à décoller et à faire oublier les inexactitudes. Supervisée au départ par Herbie Hancock, la direction musicale du film a été finalement assurée par Robert Glasper et c’est l’élément le plus réussi de cette œuvre! Il faut, par ailleurs, rappeler qu’en 2016, à l’occasion du 90e anniversaire de Miles, le pianiste a également publié Everything’s Beautiful (Columbia-Legacy), un album aux accents jazz, hip hop et soul sur lequel il mêle habilement des enregistrements originaux du trompettiste à des samples inédits, comme des instructions données par Miles en studio après de faux départs.

Michel Antonelli

© Jazz Hot n°679, printemps 2017

 



Born to Be Blue
Biographie de Robert Budreau (97 min., Royaume-Uni, Canada, USA, 2015)
Sortie en France le 11 janvier 2017

Ce «biopic», agrémenté d’éléments de fiction, consacré à Chet Baker, relate la période où l’existence du musicien bascule après ce tristement célèbre épisode de 1966 où le trompettiste est passé à tabac dans un parking. Agression qui lui laisse la mâchoire fracassée, le privant de la capacité de jouer de son instrument. Le film raconte comment sa petite amie, Jane, parvient à lui faire traverser cette épreuve et remonter sur scène.
Dans l’atmosphère glauque d’un Los Angeles à la James Ellroy, l’ange déchu, ancienne belle gueule, cherche à fuir les démons qui le hanteront toute sa vie. Le climat musical est bien restitué et la photographie, qui alterne couleur et noir et blanc, nous fait penser à des pochettes d’albums de l’époque. Ethan Hawke, dans le rôle de Chet, félin déglingué par la drogue, livre une prestation au fil du rasoir et se prête parfaitement à revêtir les oripeaux de l’ex-vedette du jazz weast coast dont le succès reposa davantage sur l’image que sur la qualité du jeu. Le défi est ainsi porté sur la scène du Birdland où il doit s’exécuter devant ses pairs, en l’occurrence Dizzy Gillespie et un Miles Davis assez impitoyable.
Ce film est à voir en parallèle avec Let’s Get Lost (1988) deBruce Weber, formidable documentaire où Chet Baker se livre à cœur ouvert, ôtant tout élan nostalgique vis-à-vis de son personnage. Le titre Born to Be Blue est tiré d’une composition du trompettiste qui a été aussi enregistrée par Grant Green et Freddie Hubbard.

Michel Antonelli

© Jazz Hot n°679, printemps 2017

 

Musical HurricaneBobby Few © Patrick Martineau
Documentaire de Nicolas Barachin
Teaser:
https://www.youtube.com/watch?v=yYaZlUC3dr

Le 14 février, Bobby Few (p) avait convié, à La Java, unparterre d’amis du jazz à l’avant-première d’un film à son sujet, Musical Hurricane de Nicolas Barachin. Un projet qui a fait l’objet d’un financement participatif, sur la base du constat qu’aucun documentaire n’avait jusqu’alors été consacré à cette belle figure du jazz, dotée d’une personnalité très attachante. Nous eûmes l’occasion de nous entretenir avec le réalisateur juste avant la projection, qui nous expliqua que la levée de fonds avait permis de réunir l’équivalent de 7000€, somme nécessaire au financement du montage et de l’étalonnage, mais sans toutefois autoriser une rémunération du travail nécessité par le film. Barachin n’oublie d’ailleurs pas de mentionner cet aspect désintéressé des passionnés de jazz, qui est bien souvent le lot des musiciens eux-mêmes, évoquant tout spécialement la générosité de jazzmen comme Bobby Few en la matière. Outre le plaisir de découvrir ou redécouvrir les différentes étapes de la carrière du pianiste (apprentissage de la musique dès l’âge de 7 ans à Cleveland, amitié avec Albert Ayler, séjours à New York, en Europe et à Paris), on est agréablement surpris du fait que le musicien mette en parallèle son arrivée dans la capitale française au moment où, selon ses propres dires, une révolution avait lieu à Paris, et son expérience avec Steve Lacy, qu’il crédite de la naissance d’un goût jamais démenti pour le free jazz. Ce dernier avait d’ailleurs débuté par le dixieland et le jazz traditionnel, et on sent que Bobby n’aime rien tant que ce grand écart entre le jazz hot et les formes les plus aventureuses de la musique afro-américaine. Le réalisateur du film insiste sur le contraste entre la gentillesse un peu surannée de Bobby Few, et sa défense de l’idée que, désormais, le monde a sans doute à nouveau besoin d’une révolution («les choses sont un petit peu trop tranquilles en ce moment»). Bobby Few ne précise d’ailleurs pas si cette révolution qu’il appelle de ses vœux est une révolution sociétale ou seulement musicale, mais cet oubli volontaire traduit mieux que tout autre sa malice coutumière. Le sous-titre de «Musical Hurricane» s’explique par le fait que Bobby y décrit son effet «ouragan» (déjà approché dans Jazz Hot n°677 pour évoquer une performance en solo), qui lui permet de faire jaillir d’un chaos de formes apparent des mélodies, citations et autres fragments de compositions célèbres. Avec une ironie somme toute mordante, il ajoute que cette idée lui est venue du fait qu’il n’a sans doute jamais joué les mélodies et les accords de manière fidèle, leur préférant l’inspiration du moment et la grâce de l’instant, en bon libertaire passionné de nature qu’il est.
La projection fut suivie d'un concert improvisé du pianiste, en trio avec Harry Swift (b) et Ichiro Onoe (dm), assisté de quelques musiciens venus spécialement soutenir Bobby pour un titre d’inspiration très free (Rasul Siddik, tp, François Lemonnier, tb, Jacques de Lignieres, ts, Chance Evans,ts) et nous n’oublierons pas l’émotion vive et sincère du pianiste à l’issue de la projection du film, acclamé et applaudi comme il se devait par l’ensemble des personnes présentes dans la salle.

Jean-Pierre Alenda
Photo: Patrick Martineau

Jazz Hot n°679, printemps 2017



La La Land
Biographie de Damien Chaselle (128 min., USA, 2016)
Sortie en France le 25 janvier 2017

La première vocation de Damien Chazelle (32 ans) était d’être batteur de jazz. Ne s’estimant pas suffisamment talentueux, il s’orienta vers des études de cinéma. L’apprentissage de l’instrument, parfois douloureux, il l’a raconté dans son premier film, Whiplash(2013) qui mettait face à face un maître abusif et son élève. Avec ce deuxième long-métrage, La La Land, Damien Chazelle (également scénariste) place encore une fois son histoire dans un contexte jazz: cette comédie musicale, qui se veut un hommage aux classiques du genre des années 40 à 60, met en scène la rencontre et la relation entre Mia (la touchante Emma Stone), actrice tentant de faire carrière à Hollywood, et Sebastian (le fringuant Ryan Gosling) pianiste de jazz courant le cachet et dont l’ambition est d’ouvrir un club à Los Angeles. Soit deux personnages portés par leur rêve (en l’occurrence le rêve américain, celui qui appelle à s’élever, à accomplir), qui vont bien entendu tomber amoureux, mais également devoir effectuer des choix entre leurs aspirations et leur amour. A ce titre, notamment, le film – largement salué pour ses vertus euphorisantes –, sans être véritablement profond, n’est pas si léger. Sebastian, qui vit au milieu de ses reliques (portrait de Coltrane, etc.), est de ces amateurs de jazz intransigeants qui n’acceptent pas sa mise au goût du jour à des fins commerciales et fustige le grand public trop ignare pour s’y intéresser. Il rêve d’un club où l’on joue un jazz «pur et dur», celui de Basie, de Parker, et dont l’inévitable succès sera l’accomplissement de son grand-œuvre: «sauver le jazz»! Cause perdue pour son ami Keith, leader d’un groupe à la mode (interprété par le musicien de «néo-soul» John Legend), qui lui, à l’inverse, recherche l’adhésion facile du public. Ce décalage assumé de façon bravache (et qui rappelle le discours de beaucoup de jeunes jazzmen parisiens jouant middle jazz) nous rend bien sûr le personnage éminemment sympathique (l’occasion de saluer également le jeu de l’acteur qui est un authentique musicien) tout comme le réalisateur qui parle à travers lui. On est donc d’autant plus déçu, qu’en dehors de quelques scènes de club assez réussies, le jazz soit absent de la bande originale signée de Justin Hurwitz. Comble du ridicule, quand après un morceau très swing, Sebastian se met au piano et exprime ses sentiments pour Mia, il nous inflige la bluette mièvre («Mia & Sebastian’s Theme») qui est la chanson principale du film. Il est fort dommage que le réalisateur n’ait pas mis son propos en pratique en nous servant tout du long de la chanson de Broadway (et pas la meilleure), au demeurant pas très bien chantée par les acteurs. Exception faite du thème d’ouverture, «Another Day of Sun», auquel est associé une excellente scène de danse; les autres manquant malheureusement d’ampleur. Au final, La La Land aligne les bonnes intentions et les références pertinentes (comme la reconstitution, dans une jolie scène finale, du Caveau de La Huchette) mais ne parvient pas à faire aboutir les idées qui auraient constitué sa réussite. Tant pis, on peut toujours se consoler en revoyant un chef d’œuvre de la comédie musicale jazz, tel Stormy Weather.

Jérôme Partage

© Jazz Hot n°678, hiver 2016-2017

 

Cliquez sur la pochette pour visionner un extrait de ce DVDAntoine Hervé
La Leçon de jazz : Keith Jarrett

Long As You Know, You’re Living Yours, Fortune Smiles, Coral, Köln part IIc, Spiral Dance, The Windup, Don’t Ever Leave Me, Bregenz part I, Köln part IIa, Bregenz part II, Stella By Starlight, Over the Rainbow, Basin Street Blues, My Song, Variations in Jazz
Antoine Hervé (p)
Durée: 1 h 38'
Enregistré à Grenoble (38)
RV Productions 122 (Harmonia Mundi)

En public, et seul au piano, Antoine Hervé, dont la réputation musicale n'est plus à faire, se propose d'analyser, commenter et démontrer avec beaucoup d'admiration et d'humour, et un grand sens de la pédagogie, les subtilités et l'originalité du jeu de piano de Keith Jarrett à travers quelques unes de ses œuvres les plus marquantes. La presque totalité des interventions étant filmées en contre-plongée sur le clavier, elles raviront les pianistes amateurs, qui n'ont pas eu la chance de fréquenter les classes de jazz des conservatoires, même s'il existe par ailleurs dans le commerce, de nombreuses transcriptions écrites des disques de Jarrett.

Retraçant tout d'abord la carrière précoce du pianiste et compositeur, il parcourt plusieurs étapes de son œuvre en commençant par la période, encore marquée très "rock", des duos avec Gary Burton, en jouant un medley de «Long As You Know, Fortune Smiles, et Coral» trois thèmes des années 70.
Puis il évoque «Facing You», premier de la longue série des mémorables concerts en solo, enregistrés pour ECM. S'intéressant ensuite au célèbre Köln Concert, il insiste alors sur l'énergie, et le feeling déployés par Jarrett dans cette entreprise, où, souvent installés à la main gauche à la manière d'un ensemble de bongos et de congas,les rythmes sont repris à la main droite par des "notes fantômes", tandis que ce qui reste de doigts libres s'emploie à l'improvisation, à la manière d'un Rakhmaninov façon "rock'n'roll".

La répétition de courtes cellules mélodiques, les chromatismes imbriqués, le souci de faire chanter le piano, la relation fusionnelle avec l'instrument par une gestuelle exubérante à la recherche de "l'énergie", où, les pieds ancrés dans le sol, le buste courbé au dessus des cordes il fait littéralement corps avec le piano, tout cela est lumineusement expliqué. Pour la période du « quartet européen » avec Jan Garbarek, le musicien-conférencier s'attache à décortiquer finement dans «Spiral Dance» et «The Wind Up», les formules rythmiques les plus complexes et l'utilisation des modes pentatoniques propres au style de Jarrett.

Passant ensuite à la longue saga (déjà plus de trente ans d'existence) du trio «Standards», (avec Gary Peacock et Jack DeJohnette), Antoine Hervé insiste à nouveau sur la dynamique et le toucher particulier déployés pour les phrases «en cloche» (lorsque les notes attaquées avec vigueur, semblent comme disparaître puis revenir). Il relève les accords "parfaits" hérités de l'univers médiéval et baroque que Jarrett semble bien connaître, ainsi que l'influence de Bach, Debussy, Ravel, et même celle des rythmiques particulières des gamelans balinais sur son jeu, sans oublier sa filiation avec le pianiste Paul Bley.

Avant de conclure avec le célébrissime thème de «My Song», les enrichissements harmoniques de la grille d'accords bien connue de «Over the Rainbow» et une interprétation magnifique de «My Romance», Antoine Hervé nous livre (pour «Stella By Starlight») une fine analyse d'une des bottes secrètes de Jarrett. Celle-là même qui fascine les spectateurs les plus assidus de tous ses concerts en trio qui se livrent alors, pendant quelques secondes, au petit jeu de «qui trouvera le premier»... le nom du morceau avant la fin de son "introduction". Jarrett s'ingénie souvent alors, à dissimuler le thème par de multiples ruses faites de variations rythmiques et d'harmonies mystérieuses, jusqu'à ce qu'enfin, après quelques mesures, deux ou trois petites notes ne mettent fin au suspense. Alors, le bassiste et le batteur, peut-être plongés eux aussi jusque là dans la même expectative, rejoignent enfin le pianiste une fois thème , tempo et tonalité révélés, pour un développement lui aussi riche de surprises. Magistrale démonstration qui rend à elle seule ce DVD incontournable. Absolument passionnant!

Daniel Chauvet