Duarte Mendonça dans son bureau, 17 mai 2013 © Serge Baudot
Duarte MENDONÇA
Jazz Way of Life
«Le jazz est né aux Etats-Unis, c’est là qu’étaient les premiers créateurs, c’étaient des Afro-Américains, comme on dit maintenant. Mais j’ai aussi beaucoup aimé les jazzmen blancs comme Gene Krupa, Harry James ou encore Glenn Miller. Et vous le savez peut-être, le fondateur de votre revue qui défend le même jazz que moi, Charles Delaunay, est venu ici, il était l'ami de Luiz Villas-Boas.»(1) Duarte Mendonça, in Jazz Hot n°676 (cf.infra).
Duarte Mendonça, insatiable promoteur du jazz au Portugal
pendant plus de 42 ans, jazz lover pendant plus de 70 ans, vient de nous
quitter à Cascais, sa ville de cœur, d’où il rayonnait à travers tout le pays,
et au-delà. De nombreux interviews et récits de festivals et fêtes
jalonnent son parcours dans Jazz Hot,
un chemin de passion, toujours dans l’esprit du jazz, celui des Messengers qui
ont reçu de plus anciens, et passent le relais aux suivants.
Serge Baudot
texte et photos
Duarte Manuel Sarmento de Mendonça était né à Lisbonne le 5
février 1931 d’une famille d’Olhão, une ville de pêcheurs, non loin de Faro
dans l’Algarve, aux confins sud-ouest du continent européen, presque déjà
l’Afrique du Nord par la végétation et le climat. Amateur de jazz dès 1944 par
son immersion dans la Big Band Era de la Libération, grâce aux radios
intérieures comme Rádio Club Português, ou à Voice of America (qui émet dès
1942 au Portugal), car son père réussit à se procurer une radio américaine
Hallicrafters pour pouvoir écouter Radio-Londres. Duarte grandit au son du
jazz, dans les émissions de Willis Conover à partir de 1956, après avoir écouté
celles de Luíz Villas-Boas (encore son nom à cette époque) depuis 1945,
émissions que celui-ci rebaptise «Hot Clube» pour National Broadcaster au début des années
1950, après son voyage à Paris où il a rencontré Charles Delaunay, lequel a
vécu deux ans heureux de sa jeunesse au Portugal (1915-1916) avec ses parents
peintres et les liens sont de nouveau humains à cette époque! De Louis
Armstrong, Frank Sinatra, Gene Kruppa, Bing Crosby, Dick Haymes, Billie
Holiday, June Christy, Peggy Lee, Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, aux grands
orchestres de Glenn Miller, Tommy et Jimmy Dorsey, Harry James, Count Basie ou
Duke Ellington, en passant par le blues de Chicago, le boogie woogie de Pete
Johnson, Albert Ammons et Meade Lux Lewis, l’avalanche de jazz se fait en
accéléré dans l’Europe d’après-guerre; grâce aux premiers 78t de Charlie
Parker chez Dial, il avale les «Be-Bop Jazz Giants», Miles Davis, Stan Getz,
Dizzy Gillespie, Sonny Rollins, Thelonious Monk, Bud Powell, Art Blakey,
Clifford Brown: le bebop restera sa période de prédilection. S’il assiste à son
premier concert de jazz au Select Palm Beach Club de Cascais(2), c’est à
Antibes en 1963, qu’il découvre le nouveau Quintet de Miles Davis
avec George Coleman (ts), Herbie Hancock (p), Ron Carter (b) et Tony Williams
(d). Professionnellement, Duarte travaille dans le secteur automobile pour Ford, Opel. Car c’est une autre des passions de Duarte, les
voitures de sport, il faut dire qu’il habitait tout près du légendaire circuit
d’Estoril. Je me souviens des frayeurs qu’il m’octroyait généreusement à chaque
fois qu’il me véhiculait, surtout dans les virages en allant chez lui. Mais il
pilotait son bolide comme il pilotait ses festivals, avec grande classe.
Encore dix ans se passent comme amateur méticuleux, à
écouter, collectionner, écumer les concerts, les festivals et les disques et, en 1974 (année de la fin de la dictature avec la Révolution des Œillets le 25
avril), Luis Vilas lui propose de co-produire Cascais Jazz (Eddie Gomez/1975,
Art Blakey and the Jazz Messengers/1979, Horace Silver/1980, Stan Getz-Sonny
Stitt/1981, Dexter Gordon/1982, Gary Burton/1983) qui deviendra sous sa seule direction Estoril Jazz: Jazz Num Dia de Verão, Jazz on a Summer Day en 1989, jusqu’en
2015 où le festival s’arrête, le règlement de la crise financière ayant mis le
Portugal à genou. Duarte était aussi musicologue, conseiller artistique,
producteur, promoteur de concerts et de festivals au Portugal au sein de «Projazz/DMProduçoes» (cf. site infra).
Dans les années 1980, pour le Casino d’Estoril, sa programmation est davantage
grand public, avec les Manhattan Transfer, Michel Legrand, George Benson ou
Tony Bennett.
Avec Luís Vilas, ils créeront trois émissions pour La Rádio
e Televisão de Portugal (TV publique) dans les années 1980: Jazz Magazine, Jazz
Club, Jazz for All. Duarte a produit plus de mille musiciens au Portugal!, dont
Dizzy Gillespie, Miles Davis, Benny Carter, Charles Mingus, Art Blakey, Dexter
Gordon, Sonny Rollins, Chet Baker, Freddie Hubbard, Lionel Hampton, Ahmad
Jamal, Joshua Redman, Mulgrew Miller, Jon Hendricks, et ses chers grands
orchestres, Thad Jones/Mel Lewis, Count Basie, Woody Herman, Bill Holman, le
Lincoln Center Jazz Orchestra/Wynton Marsalis; Duarte a créé plusieurs
festivals, à Figueira da Foz (centre), Espinho (nord), dans son Algarve
ancestrale, à Lisbonne, dont le Galp Jazz (1990-2004). En 1990, Duarte voit le
jazz en si grand qu’il produit Projazz International Courses, «première grande
initiative éducative organisée au Portugal dans le domaine du jazz», dit João
Moreira dos Santos, son biographe et ami, mais, faute de soutiens financiers
publics, il n’y aura qu’une seconde édition de ces workshops jazz en 1991,
permettant aux futurs jazzmen/women portugais de jouer en live avec Clark
Terry, Kenny Burrell, Barney Kessel, Rufus Reid, Reggie Workman, Terence
Blanchard ou Alan Dawson, entre autres. 1996-1997, Duarte produit le Festival
Women in Jazz, coproduit des concerts avec le Centro Cultural de Belém, avec
Culturgest à Lisbonne, et en 2008-2009, le Allgarve Jazz Festival avec João
Moreira dos Santos où sont programmés notamment Freddie Cole, Dee Dee
Bridgewater, Herbie Hancock.
Dave Holland, Duarte Mendonça et Kenny Barron, mai 2014 © Serge Baudot
Comme tout amateur chevronné, Duarte Mendonça était un fin
collectionneur et discographe, tradition Delaunay oblige…Sa collection
commencée avec des galettes achetées au Royaume Uni et aux Etats-Unis s’est
faite par réseau voyageur de proximité, dont le photographe Gérard Castello
Lopes (1925-2011) qui lui avait ramené les Dial de Charlie Parker, et l’avait
présenté au Hot Clube du Portugal(1) à Lisbonne. 10 000 CDs, probablement la plus grande collection de vinyles
du pays, des centaines de livres et revues, dont la collection complète de Jazz Hot: son plus cher désir était de
pouvoir créer une fondation pour mettre ce trésor à l’abri et l’offrir à la
curiosité du public. Hélas, il ne réussit pas à réunir les fonds nécessaires,
comme toujours. Car les édiles et mécènes sont plus intéressés par la finance,
les dettes et les virus que par l’art et la culture: le festival historique du
Portugal abandonné en 2015 n’a fait que les frais de la descente aux enfers du
Portugal, due à la crise financière de 2008 et de l’essorage social par l’Union
Européenne et sa troïka. Pour eux, le jazz ne rapporte pas assez, ni assez
vite, quand on compte en euros. Les générations passent, la mémoire du beau
s’efface encore de la planète, au profit du laid et du violent, et de plus en
plus vite.
Même si tout n’a pas été rose dans sa longue carrière,
jusqu’à sa maladie, Duarte ne songeait pas à s’arrêter, il aimait trop le jazz,
le contact avec les musiciens, et l’action: on peut imaginer ce qu’un
tempérament comme le sien a subi en plus, depuis l’enfermement de mars 2020.
Un petit budget bien géré, une entreprise familiale
organisée, avec le soutien indéfectible de sa femme et de ses enfants qui se
partageaient les diverses et lourdes tâches inhérentes au bon déroulement des
journées festivalières, avaient suffi pour arriver à cette réussite.
Duarte Mendonça a reçu en 1996 la Médaille municipale du
mérite culturel de la ville de Cascais, et en 2004, une autre Médaille du
Mérite Culturel du ministère de la Culture pour son 30e anniversaire en tant
que producteur de jazz. Cet homme chaleureux, généreux, infatigable, ambitieux pour
son pays, efficace dans ses entreprises, méritait mieux que deux médailles, et
de laisser ce festival historique disparaître dans l’indifférence totale et le
mépris des protagonistes. Ceux qui ont connu ce festival ne l’oublieront pas. Jazz Hot le garde à jamais dans sa
mémoire. Je suis sûr qu’il en est de même pour tous les musiciens qui sont
venus y jouer.
Le Président de la République du Portugal, Marcelo Rebelo de
Sousa, a présenté ses condoléances à la famille et à leurs amis, disant que
Duarte Mendonça avait œuvré pour l’histoire du jazz au Portugal, et la ministre
actuelle de la Culture, Graça Fonseca, lui a rendu hommage en déclarant:
«Duarte Mendonça est l’une des figures centrales de l’univers du jazz au
Portugal». So What? «Malheureusement, la situation dans notre pays n'inverse pas le chaos dans lequel nous sommes plongés, dans tous les domaines de notre vie, atteignant la Culture de manière dramatique, et Estoril Jazz est ramené à un niveau unique au cours de ses 42 ans de carrière, réduit à quatre concerts!» Editorial de Duarte Mendonça, 2015
Duarte Mendonça a été extrêmement affecté par la cessation
de son festival en 2015 et il est parti à 90 ans dans des circonstances
sinistres pour des esprits libres et entreprenants comme le sien, comme le
jazz.
Des musiciens lui ont rendu hommage lors des funérailles. Nous présentons à sa famille nos plus sincères condoléances,
et nous avons une pensée particulière pour sa femme, Mariazinhia qui le
secondait sans relâche, et ses fils, Duarte Junior, Diego et Alexandre, qui
sacrifiaient souvent leurs vacances pour aider à la réussite de la passion
partagée du jazz entre les musiciens, le public et les organisateurs.
De gauche à droite: Mark Whitfield, Jr., Joe Sanders, Sean Jones et Duarte Mendonça
lors de la dernière édition du festival en mai 2015 © Serge Baudot
1. aka Luis Vilas, 1924-1999, co-fondateur du festival en novembre 1971, avec Ornette Coleman et Charlie Haden, ce dernier ayant été inquiété par la police politique de Caetano (qui avait relayé Salazar en septembre 1968) suite à ses déclarations sur le Mozambique et l’Angola, dédiant des thèmes aux mouvements de libération, cf. la passionnante interview d’Amy Goodman sur democracynow.org: https://www.democracynow.org/2006/9/1/jazz_legend_charlie_haden_on_his
- Luis Vilas, cf. le Hot Clube de Portugal, Jazz Hot n°575, 2000 https://www.jazzhot.net/PBSCProduct.asp?ItmID=3654863
- Biographie de Luis Vilas, aussi activiste… https://www.infopedia.pt/$luis-villas-boas
2. Palm Beach Club, Cascais https://restosdecoleccao.blogspot.com/2018/09/palm-beach-em-cascais.html
SITE INTERNET
de Duarte Mendonça, Projazz, DM
Produções: http://www.projazz.pt
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Duarte Mendonça et Jazz Hot Duarte Mendonça avec Betty Carter, 1990, image extraite de YouTube
VIDEOGRAPHIE
par Hélène Sportis
Duarte Mendonça, 2012, image extraite de YouTube
Chaînes Youtube de Duarte Mendonça https://www.youtube.com/channel/UCXf2DGLpLktvknHwQz_R4uw https://www.youtube.com/channel/UCjNjlVNmAO41XeaH9M3MH8Q
1971. Miles Davis (tp), Gary Bartz (as,ss), Keith Jarrett (p,org), Michael Henderson (b), Ndugu Leon Chancler (dm), Charles Don Alias/James Mtume Forman (perc), Luiz Villas-Boas présentateur, 1er Festival de Jazz de Cascais, Sports Pavilion, Cascais, Portugal, Rádio e Televisão de Portugal (RTP) TV broadcast, 20 novembre https://www.youtube.com/watch?v=jcClZ36F93E
1990. Betty Carter à l’Aula Magna avec Duarte Mendonça, Marc Cary (p), Dwayne Burno (b), Gregory Hutchinson (dm), RTP (TV portugaise), 31 octobre https://www.youtube.com/watch?v=r_WVstFCqlU https://www.youtube.com/watch?v=j2VPwSfzfWk
1994. Joshua Redman Quartet - Estoril Jazz https://www.youtube.com/watch?v=KlJCR-yhxpQ
1999. George Coleman Quartet - Estoril Jazz https://www.youtube.com/watch?v=ADAOxwWFVF8
2011. Hal Galper (p), John Bishop (b), Jeff Johnson (dm) - Estoril Jazz, «Takin' The Coltrane», «How Deep Is The Ocean», «Ambleside», 4 juin https://www.youtube.com/watch?v=dxxBakDAjYo https://www.youtube.com/watch?v=KDReGgGq0LU https://www.youtube.com/watch?v=F4t_J_C-GZE
2012. Duarte Mendonça, interview sur Canal Cascais/António Maria Correia https://www.youtube.com/watch?v=nsD9ZWVcYy4 https://www.youtube.com/watch?v=HAihNcQ0e6Y
2012. Roberta Gambarini - Estoril Jazz, Auditorium du Casino, 12 mai https://www.youtube.com/watch?v=O50GbBil9hk
2014. Dave Douglas & Uri Caine – Estoril Jazz, «Earmarks», Auditorium du Casino, 11 mai
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