D'autres chroniques de livres sont parues sur les éditions papier de 1935 à 2012. Elles sont disponibles à la vente dans notre boutique. L'outil de recherche de votre navigateur permet de trouver rapidement un ouvrage par le titre ou l'auteur.
Lucio
Fumo, Rapsodia in Blue Note: La storia di Pescara Jazz• Ernest J. Gaines, L'Homme qui
fouettait les enfants • Umberto Germinale, We Want Miles! / Like Sonny
James Baldwin, Harlem Quartet • Kidi Bebey, Mon royaume pour une guitare • Mark Burford, Mahalia Jackson & the Black Gospel Field• Jean-Baptiste Fichet, La Beauté Bud Powell • Christelle Gonzalo/François Roulmann, Anatomie du Bison: Chrono-bio-bibliographie de Boris Vian • Martin Luther King, Autobiographie (textes réunis par Clayborne Carson) • James McBride, L'Oiseau du
Bon Dieu • Charles Mingus,
Moins qu'un chien • Guillaume Nouaux, Jazz Brushes. Pictograms to improve your jazz drumming technique • Sergio Pujol, Oscar Alemán: La guitarra embrujada • Bruce W. Talamon, Soul R&B Funk. Photographs 1972-1982 • Christine M. Theard, It's All Good. Colossal Conversations with Sonny Rollins •Bruce Weber, Mitchum x Weber
Guillaume Belhomme, Jazz en 150 figures • Takao Fujioka,
Jazz Art of Takao Fujioka • Fred Hersh, Good Things Happen Slowly: A Life In and Out of Jazz• Pascal Kober, Abécédaire amoureux du jazz • Michel Leeb/Jean-Pierre
Leloir, Jazzick • Mark Miller, Claude
Ranger. Canadian Jazz Legend • Arnaud Robert/Salomé Kiner, Montreux Jazz Festival: 50 Summers of
Music• Yves Rodde-Migdal, Jazz et
Franc-Maçonnerie. Une histoire occultée •
Robert Rossi, Histoire du rock à Marseille 1960-1980
Derek Ansell, Sugar Free Saxophone: The Life
and Music of Jackie McLean• Derek Ansell, Workout:
The Music of Hank Mobley • Enzo Boddi, Uri Caine: Musica in tempo reale• Agnès Desarthe, René Urtreger:
Le Roi René• Mary Morris, Jazz Palace. Quand Chicago Swingue• Satyajit Ray, J'aurais voulu pouvoir vous les montrer
Naomi Beckwith/Dieter Roelstraete, The Freedom Principle. Experiments in Art and Music, 1965 to Now • Monique Bornstein, Spirit of New Orleans • Luc Bouquet, Coltrane
sur le vif• Barbara Frenz, Music to Silence to Music: A
Biography of Henry Grimes • David Hadzis, Sidney
Bechet en Suisse • Bernard Hermann, Bon Temps Roulés. Dans la Nouvelle-Orléans noire disparue 1979-1982• André Hodeir, Hommes et problèmes du jazz•Gloria Krolak/Ed Berger,Free Verse and Photos in the Key of Jazz• Jean-Paul Levet, De Christophe Colomb à
Barack Obama 1492-2014 • Melba Liston, Black
Music Research Journal • Giorgio Lombardi, Eddie Condon on Record• Adriana Mateo, AM JAZZ. Three Generations Under the Lens• Alexandre Pierrepont, La Nuée. L'AACM: un jeu de société musicale• Armand Reynaud/Jérémy Brun, Mulgrew Miller: The Book• Charles Schaettel, De Briques et de Jazz: le jazz à Toulouse depuis les années 30 •Nat Shapiro/Nat Hentoff, Ecoutez moi ça! • Pierre Sim, Jazzman autodidacte• Alain Tercinet, West Coast Jazz• Willem/Baudoin, Jazz à Deux
Jacques Aboucaya, Dernières nouvelles du jazz • Patrick Anidjar, Le
Trompettiste de Staline• Guillaume Belhomme, Jackie McLean• Michel-Yves Bonnet, Jazz et complexité. Une compossible histoire du jazz• Cabu Swing / Cabu New York•Esther Cidoncha, When Lights Are Low. Portraits in Jazz•Chris Costantini, Il n'est
jamais trop tard• Alain Gerber, Une année sabbatique• Jean-Luc Katchoura/Michele Hyk-Farlow, Tal Farlow. Un accord parfait•Michel Laplace, Le Monde de
la trompette et des cuivres•Jean-Marie Parent, Philojazz. Petites ritournelles entre souffle et pensée•Peter Pullman, Wail:
The Life of Bud Powell• Gabriel Solis, Thelonious Monk Quartet With John Coltrane at Carnegie Hall
Gabriel Conesa, Religion du Jazz. Petites improvisations sur la musique américaine
ancienne• Eddy Determeyer, Big Easy Bands. Dawn and Rise of the Jazz Orchestra• Pierre Ducrozet, Louis Armstrong: Le Souffle du siècle• Ludovic Florin, Carla Bley: L’inattendu-e • RobertNippoldt/Hans-Jürgen Schaal, Jazz dans le New York des Années folles • Joaquim Paulo, Jazz Covers• In the Spirit of Swing. Jazz at Lincoln Center • Jazz en la BNE. El Ruido Alegre
Dechazezau, BD Lomax. Collecteurs de folk songs • Roger Louise, Blue Smoke: The Recorded Journey of Big
Bill Broonzy • Javier Mariscal/Fernando Trueba, Chico et Rita • Guido
Michelone, El jazz habla espagnol. 64 entrevisas
con musicos de jazz, blues, world, tango-jazz, latin-jazz... • Gilles Néret/Xavier-Gilles Néret, Henri Matisse. Les Papiers découpés • Alain
Pailler, Ko-Ko • Aude
Picaut, Fanfare • Alyn Shipton, Hi-De-Ho: The Life of Cab Calloway • Le Petit Livre à offrir à un amateur de jazz
• Alex Steinweiss/Steven Heller, Alex Steinweiss: the Inventor of the Modern Album Cover
Lincoln
T. Beauchamp Jr., Blues Speak. The Best of the Original
Chicago Blues Annual • Arrigo Cappelletti, Paul Bley. The Logic of Chance • John Gilmore, Une histoire du jazz à Montréal • Maria
Gondolo Della Riva Masera, Frédéric Chopin: Aperçus biographiques • Christopher
Hillman/Roy Middleton/Michel Chaigne, Chicago Swingers • Jean
Jamin/Patrick Williams, Une Anthropologie du jazz • Von Mark
Lehmstedt, Art Tatum, Eine Biographie • Jean-Pierre
Leloir/Stéphane Koechlin, Portraits Jazz • Bo Lindström/Dan Vernhettes, Traveling Blues: The Life and Music of Tommy Ladnier • Mark Miller, Herbie Nichols. A Jazzist Life • Joaquim Paulo, Funk & Soul Covers • Jacques Réda, L'Improviste: une lecture du
jazz • Gérard Régnier, Jazz et société sous l'Occupation • Randy Weston/Willard Jenkins, The Autobiography of Randy Weston: African Rhythms • Livres en bref
Franco
De Gemini,From Beat to Beat. Memoirs of the Man of the Harmonica, 50 Years of
Music and Cinema as experienced• Alain Gerber, Miles • Norman
Kelley, Rhythm and Business. The Political Economy of Black Music• Joaquim Paulo, Jazz Covers (édition 2008) • Frédéric
Sylvanise, Langston Hughes: Poète jazz, poète blues
Umberto Germinale est notre fidèle et excellent photographe
qui illustre les articles de Jazz Hot depuis bientôt 30 ans. C’est aussi un de ces amis qu’on ne voit pas souvent parce
qu’il vit au-delà des Alpes, mais avec lequel on partage une passion, celle du
jazz, dont il a fait le fil conducteur de sa vie, et cela nous suffit à
maintenir intact un lien noué depuis tant d’années.
Il est né en 1960, et vit à Ospedaletti, une cité de
Ligurie, où il organise son travail –il publie ses photos dans de nombreuses
revues spécialisées dans le monde, et dans la presse en général–mais aussi un festival de jazz, à son image, convivial
et de taille humaine, avec une programmation étudiée selon ses affinités, avec
la chaleur qui le caractérise et avec la connaissance acquise dans une vie qui
lui a permis de sillonner nombre de festivals, en Italie et en France en
particulier, toujours muni de ses appareils photo, avec lesquels il participe à
l’enrichissement de la mémoire du jazz.
Umberto, l’âge venant, vient d’entamer un long travail de
mise en valeur de son œuvre de photographe, et au-delà des expositions,
difficiles à organiser et à faire tourner (il en a fait un certain nombre),
Umberto a maintenant choisi de construire une collection de beaux livres,
format à l’italienne, dans laquelle il ouvre progressivement l’accès à ses
archives, selon une sélection et dans une organisation choisies par lui, avec
de courts textes de commentaires écrits par ses soins, rassemblant
informations, souvenirs et anecdotes.
Voici les deux premiers volumes qui présentent ce qu’il a
retenu à propos de deux musiciens essentiels pour lui: Miles Davis et Sonny
Rollins.
We Want Miles! s’organise en chapitres autour des accompagnateurs, nombreux, qui ont un jour
ou l’autre croisé la route de Miles Davis, dans ses orchestres ou dans son
environnement, sur les mêmes scènes. L’ouvrage finit par une série de portraits
de Miles lui-même.
Pour Sonny Rollins, qu’Umberto a croisé à de nombreuses
reprises, notamment sur la côte méditerranéenne, le choix de la chronologie a
été retenu. Le saxophoniste est une telle matière, un tel spectacle sur scène pour
un photographe, par sa musique, ses attitudes, son allure d’homme, sa puissance
d’artiste…
Umberto Germinale est un spécialiste des portraits, plus que
des photos de groupes, en noir et blanc; c’est son choix, et vous trouverez ici
des images aux noirs intenses, les blancs dessinant parfois comme des traits ou
des éclats de lumières, rappelant inévitablement les blancs au noir que Charles
Delaunay dessinaient en live…
Le papier est de qualité et la structure des
ouvrages répond à la fantaisie, au choix d’Umberto Germinale. La bonne
photogravure et la qualité d’impression comme le soin apporté à ce travail
d’édition rendent justice à la personnalité et aux photos d’Umberto.
Les amateurs du jazz trouveront dans ces deux ouvrages la
matière à rêver à ces deux géants du jazz tels que nous les offre Umberto, et
plus largement à tous ceux qui les ont côtoyés également, présents dans ces
deux albums à leurs côtés. La série Round about Jazz, avec les
photos d’Umberto Germinale, se poursuit au-delà de ces deux premiers numéros…
Lucio
Fumo, Rapsodia in Blue Note: La storia di Pescara Jazz, Testi a cura di
Marco Patricelli, Fondazione Pescarabruzzo, Ianieri Edizioni, Pescara,
Italie, 2019, 202 p.
Le
Pescara Jazz Festival est l’une des plus anciennes manifestations
européennes. il a été fondé par un petit groupe d’amateurs de ce port de
la mer Adriatique en 1969. A l’occasion de son 50e anniversaire, son
président fondateur, Lucio Fumo vient de publier un livre intéressant, Rapsodia in Blue Note: La storia di Pescara Jazz, pour célébrer l’événement.
Cet
ouvrage, de belle facture, retrace l’histoire ou plutôt propose une
sorte de reportages photographiques commentés par les auteurs des
différentes moments de ce festival qui en a compté pas moins de 44
éditions. En effet, comme beaucoup de festivals de jazz en Europe, il a
connu une interruption de 1977 à 1980. Il n’a repris qu’après 1981
jusqu’à maintenant avec les vicissitudes de ce type d’activité
culturelle. Ce beau livre est donc le reportage d’une sorte d’épopée
musicale voulue et menée à bout de bras par un petit groupe de
personnes, bénévoles pour une part, qui, chaque année, est obligé
d’aller négocier devant les autorités locales et régionales pour
parvenir à obtenir les subventions nécessaires à leur activité.
L’originalité du festival tenait à son orientation organisationnelle
visant à animer plusieurs endroits de la cité mais également de la
région. Jazz in Città et Jazz in Provincia entendaient diffuser le jazz sur un ensemble géographique de manière
cohérente. La synergie des différentes animations était tournée vers le
public en même temps qu’elle lui permit non seulement de présenter des
musiciens importants mais également de jeunes musiciens de talent promis
à un bel avenir: c’est ainsi que le trompettiste Fabrizio Bosso ou le
pianiste Stefano Bollani se sont faits connaître.
En
feuilletant cet ouvrage, réalisé à partir des archives de la
manifestation, on ne peut qu’être admiratif de la qualité de la
programmation en 44 éditions: de Duke Ellington ou Ella Fitzgerald à
Wynton Marsalis et le Lincoln Center Orchestra, il est peu de musiciens, de quelque talent ou représentatifs d’une école ou d’un mouvement
significatif apparus dans l’univers du jazz depuis 1969 et d’avant, qui
n’aient pas été, un jour de ces cinquante ans, invités à se produire dans
l’une de ces soirées sur les bords de l’Adriatique.
Le
travail réalisé par Lucio Fumo vise un lectorat de plaisir. Il ne
prétend pas à l’érudition; les textes sont simples et abordables par des
non spécialistes. Néanmoins, l’ouvrage comporte, si l’on veut bien ne
pas s’arrêter au texte et aux photos, en annexes, quelques fac-similés
de la correspondance avec les artistes intéressants à analyser. Les
historiens et archivistes apprécieront particulièrement le récapitulatif
de tous les programmes donnés depuis 1969 ainsi que la bibliographie
des comptes-rendus de presse (p 141-190), accompagnés, pour chaque
édition, de la fréquentation et des recettes. Ce genre de précisions,
rares dans des publications de ce type, laisse entendre que les
responsables de Pescara Jazz ont aussi conservé l’ensemble des documents
comptables de la manifestation. Ces pièces sont indispensables à tout
historien qui ultérieurement voudra écrire une histoire bien documentée
de ce festival.
L’ouvrage
est «bien en main» comme disent les imprimeurs. Si l’on ne saisit pas
toujours toutes les subtilités de la langue italienne –ce qui est mon
cas–, il présente la clarté indispensable aux lecteurs curieux, ce qui
était, à n’en pas douter, l’un des objectifs premiers de ses
concepteurs.
Le
«petit» Louis Guérin, jeune journaliste afro-américain revenant de
Californie et débutant à l’hebdomadaire du Bayonne
Journal dirigé par un «Blanc» portant toujours un nœud papillon
à pois, va devoir, en une journée chez le coiffeur, «agora-salon»
improbable, ingérer l’histoire, les histoires de toute sa communauté ségréguée
et de trop, pour comprendre les arcanes du drame auquel il vient d’assister, pour
écrire un article «à résonance humaine avant le soir»: un père, afro-américain,
Brady Sims, loqueteux et très respecté de tous, a interpelé son «Fils!»,
Jean-Pierre, pour l’exécuter au pistolet, à la fin de son procès au tribunal
qui l’a jugé coupable. Et ce n’est pas tout. Brady fait demander «deux
heures» au shérif Mapes, son ami «Blanc» qui doit l’arrêter,
et peste de devoir l’envoyer au pénitencier d’Angola où il sera brisé.
La
tragédie au sens antique est là: tous les éléments sont connus,
confondants, consternants, mais Louis ne comprend pas les actes de chacun. S’en
suit une série de portraits vivants des présents, comme celui de Sweet Sidney,
cireur de soulier le nez dans son Bayonne
Journal, puis démarre le récit implacable et méthodique du soupçonneux
Jamison, pendant les coupes de cheveux, interrompu par les chamailleries cocasses
hors contexte, les apartés obsessionnelles des participants-auditeurs, sous le
regard des photos de Joe Louis, Martin Luther King, Mahalia Jackson, Malcolm X
et Duke Ellington, dans les odeurs de lotion capillaire: un vrai film!
Pourquoi Brady fouettait-il les enfants? Pourquoi il a tué son fils revenu depuis
peu? Pourquoi le shérif Mapes lui accordera trois heures finalement avant son
arrestation? Pourquoi Jean-Pierre a-t-il été condamné?
Du racisme au sexe en
passant par le pouvoir, la corruption, la cruauté gratuite, la dureté subie et
infligée, le dénuement total, la poussière, le coton, la canne à sucre,
l’épuisement et la déchéance, Ernest J. Gaines ne nous épargne rien: il
épluche chaque comportement, sonde chaque situation, décortique chaque
«enchaînement», détaille les comptes jusqu’au bout, «conte»
tout; dans sa poésie de la Louisiane, sa mélopée ancrée dans les racines,
son phrasé blues en ode à la liberté, il est cinglant, factuel, limpide dans une
analyse clinique de ce gâchis humain dû au besoin pathologique de
domination: une horlogerie de précision à la Simenon avec des accents
épicés, des femmes créoles et Noo’lens (New Orleans) en toile de fond.
«T’es devenu complètement fou Mapes? Ton père et ton grand-père
doivent se retourner dans leur tombe. Dans ta famille, on est shérif de cette
paroisse depuis la fin de la guerre civile, depuis cent ans. Tu veux que ça
prenne fin?
-
Ça dépend pas du vote des citoyens?
-
Bien sûr, du vote des citoyens, jusqu’à ce que je leur dise quel grand ami des
nègres tu es devenu.» A
la fin, comme dans toute pièce classique avec l’unité de temps, de lieu,
d’action, le griot conclut: «Derrière nous, Lucas Felix éteignait
les lumières de son salon de coiffure». C’est alors qu’on voudrait que
les histoires de Bayonne mijotées par Ernest J. Gaines, disparu en 2019 (cf. nécrologie), recommencent ou ne finissent
jamais, comme les blues de John Lee Hooker1 ou de Lightnin' Hopkins2:
«Les Noirs ont fait la culture de ce pays, à leur manière, mais
personne ne le sait puisque ce n’est pas écrit dans les livres.» Walter Mosley, La Musique du Diable (RL’s Dream), 1995. Très addictif…
Mark
Burford est professeur au Reed College, université d’arts à Portland,
OR, et travaille sur la musique populaire américaine du XXe siècle, notamment la musique afro-américaine post Seconde Guerre
mondiale, et sur la musique de concert autrichienne et allemande de la
fin du XVIIIe au XIXe
siècle. Son livre (un vrai travail d’archiviste) sur Mahalia Jackson
nous plonge aussi bien dans sa vie, son art, sa voix dédiée à Jésus et
donnée en partage à l’humanité, que dans l’Afro-Amérique, avec ses
millions de micro-nuances de perceptions, de liens, de racines qui
s’entrelacent, car se combinent la géographie d’un immense territoire
allant jusqu’aux Caraïbes, les religions (notamment l’Eglise Baptiste)
avec un détail méticuleux de traditions, mélanges, apports et abords
multiples, les grandes migrations liées tant aux crises économiques et
mutations technologiques qu’aux droits civiques (1)
ou à la ségrégation: autant le dire, cette biographie liée à l’histoire
est appétissante, savoureuse, dense, multidimensionnelle et pose donc
beaucoup de questions sur le rôle pivot d’une (femme) artiste
(afro-américaine) incontournable dans la société américaine de la Guerre
froide contre le communisme mécréant, qui se sert de la radio, des
shows TV CBS, du cinéma (3), des disques Apollo ou Columbia pour «prêcher» l’american way of life,
mais sans jamais reconnaître qu’une partie de ses citoyens n’a pas les
mêmes droits. L’immersion dans le gospel, réjouissante comme la ferveur
qui émane de ses chorales, montre la pratique sociale et le
développement économique d’un art et d’une culture populaires allant du
spirituel au commercial, sans jamais rien lâcher de son irréductibilité
socio-cultu(r)elle. Le livre comporte onze chapitres, avec un come back historique en 1763 sur le territoire de Pointe Coupée en Louisiane,
nous transportant de New Orleans, son lieu de naissance, à Chicago où la
famille émigre en raison de la Crise de 1929, met en évidence la
dimension de l’expression corporelle du gospel jugée comme déplacée(2),
ses liens avec Bill Russell (un musicien savant de New Orleans). Comme
toute vraie artiste pétrie et habitée, quand le/la pianiste devant
l’accompagner lui demande pour un morceau «en quelle clé?», Mahalia répond aimablement: «Don’t worry about that, honey. Just play it nice» (t’en fais pas pour ça, chéri/e, joue-le juste bien). L’approche musicale de Mahalia est naturelle, réelle, directe, évidente: «It’s a natural way of singing like I’ve been hearing since I was a child going to church».(c’est une façon de chanter naturelle comme je l’ai toujours entendue depuis que j’allais enfant à l’église).
Robert Mitchum Nice Girls Don't Stay for Breakfast Film
de Bruce Weber, produit par Nan Bush & Just Blue Films, 90 mn, USA,
en version originale sous titrée, sortie en salles le 27 février 2019. http://www.larabbia.com/films/nice-girls-dont-stay-for-breakfast/
Ce
portrait de Robert Mitchum (6 août 1917-Bridgeport, CT / 1er juillet
1997-Santa Barbara, CA) est le travail de Bruce Weber (29 mars
1946-Greensburg, PA) photographe et réalisateur, notamment connu par les
amateurs de jazz pour Let's Get Lost, film-portrait sur le trompettiste
Chet Baker (sortie 1988, USA, 120mn) ou ses photos du pianiste-chanteur
de New Orleans, Harry Connick Jr. Le noir et blanc est l’un de ses
moyens d'expression pour approcher, au plus près du grain, l'âme et
l'art de ceux qu'il admire; là, pour Robert Mitchum, il met en relief
ses facettes pour certaines moins sues (acteur, poète, auteur,
compositeur, chanteur, entertainer de shows TV) en le faisant aussi se
dévoiler, par ses propos, sa gestuelle, sa dégaine, ses regards, ses
silences, ses masques, ses addictions, ses souvenirs et ceux de ses
proches, personnels et professionnels. Ses fils conducteurs sont les
femmes, une histoire du cinéma sur presque 60 ans, les deux
intelligemment insérés en contrepoint du travail d'enregistrement d'un
disque filmé en 1991: toutes ces dimensions révèlent une
hypersensibilité cachée sous la brusquerie désinvolte, le cocktail
captivant. Ce qui touche le plus chez Robert Mitchum est son sens direct
du réel, sa façon d'affronter, produits de la fêlure d'une biographie
de départ qui ne cessera de le tourmenter, mais aussi lui donnera
l'épaisseur du vécu dans tout ce qu'il entreprendra. Ce n'est pas le
courage qui lui manque car il s'est échappé à 14 ans d'un pénitencier de
Géorgie; déjà acteur, ce sera la prison pour drogue et il enverra
paître la redoutable HUAC (Commission des activités anti-américaines de
la chasse anti-communiste dite «chasse aux sorcières») à qui il dit
qu'il ne répond jamais à des gens avec qui il ne prendrait pas un verre:
un caractère bien trempé, plutôt dans le whiskey (ses racines
irlandaises). Un film 100% Mitchum sans sucre ajouté, l'hommage rendu à
un homme-artiste, plus que mérité, de la part d'un amateur d'art
authentiquement populaire.
Afin
de (re)garder une légende, de réfléchir sur des détails de sa
personnalité, de pouvoir approfondir, s’attarder, ou revenir sur les
expressions complexes de Robert Mitchum, Bruce Weber a conçu un recueil
de photographies (en partie de lui-même), documents d’archives, phrases
et textes, comme un journal de son film. C’est une idée pertinente car
le temps de tourner les pages est plus lent que celui de l’image-cinéma,
comme le grain de l’écran est plus gros mais aussi plus fugace que
celui du papier cartonné, et les deux médias donnent ainsi des
perceptions complémentaires pour décrypter un taiseux complexe et très
expressif dans son travail artistique qui puise dans son vécu.
James
McBride (11 septembre 1957, New York, NY) est saxophiste ténor,
compositeur, journaliste, scénariste (pour deux films de Spike Lee dont
le magnifique Miracle à Santa Anna sorti en 2008, 160mn,
USA-Italie) et romancier. Son quatrième roman relate l’histoire, rythmée
à la Alexandre Dumas, de John Brown (1800-1859), dit «le Vieux»,
abolitionniste blanc parti en guerre totale contre l’esclavage.
L’histoire démarre par un retour en arrière de 1966, date de la
découverte d’un récit d’esclave à l’occasion de l’incendie d’une église
baptiste dans le Delaware (rien n’est laissé au hasard), à 1856 où un
garçon de 10 ans, afro-américain –cet esclave alors cireur de
chaussures– est pris pour une fille du fait de son accoutrement le jour
où il est libéré de son maître sans avoir rien demandé par cet envoyé de
Dieu qui l’embarque pour le sauver, presque malgré lui, car ce sauveur
serait un bandit sanguinaire puisqu’il tue les riches esclavagistes
blancs.
Henry (Henrietta) Shackleford, dit «Petite Echalote» puis
«l’Echalote», mascotte du «Vieux», devient notre conteur pour traverser
les quatre dernières années d’une épopée dantesque, dans laquelle «le
Vieux» est pour lui une leçon de vie, pas toujours dans les clous, mais
une ode à la liberté, sincère et habitée par la magie du tout-puissant
qui, pour cet illuminé idéaliste sans concession, va se nicher là où on
ne l’attend pas d’habitude. Henry trouve une famille auprès des enfants
de son libérateur dont les garçons sont également engagés dans sa divine
mission jusqu’au bout.
Le voyage de la petite troupe, parsemé de
violence, de sauvagerie, de drôlerie, de tendresse se finit mal comme
dans la vraie vie. Victor Hugo, lui-même en exil, écrit une demande de
grâce dans la presse pour cet irréductible, le jour même de sa pendaison
le 2 décembre 1859 en Virginie (l’Etat historique qui ne pardonne pas
le combat contre le dominant), présageant la Guerre de Sécession:
« …Au
point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute
irréparable. Il ferait à l’Union une fissure latente qui finirait par la
disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidât
l’esclavage en Virginie, mais il est certain qu’il ébranlerait toute la
démocratie américaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre
gloire. Au point de vue moral, il semble qu’une partie de la
lumière humaine s’éclipserait, que la notion même du juste et de
l’injuste s’obscurcirait, le jour où l’on verrait se consommer
l’assassinat de la Délivrance par la Liberté. […] Oui, que l’Amérique le
sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant
Abel, c’est Washington tuant Spartacus.» Lettre sur John Brown (Actes et paroles), Pendant l'exil, 2 décembre 1859, Hauteville House, Guernesey.
Mais
l’Echalote nous raconte que, malgré la mort qui rôde, au milieu des
chants traditionnels qui font sortir les esclaves d’Egypte, un oiseau du
Bon Dieu, noir et blanc, sait comment faire pour qu’un «arbre malade tombe et nourrisse les autres.».
James McBride sait comment nous prendre dans ses filets bondissants et
poétiques pour nous raconter la magie de certaines vies.
Ce sixième et tardif roman dans la vie courte (63 ans) de James Baldwin (2 août 1924, Harlem, New York, NY - 1er Décembre
1987, St-Paul-de-Vence, Alpes-Maritimes) est le récit d’un grand
frère qui, à l’occasion du décès de son cadet, une voix du gospel, se
rappelle trente ans plus tard des années cinquante à Harlem, d’un petit
cercle également composé de l’amant de son frère et de la sœur de
celui-ci, des destins de chacun, avec une mise en perspectives en
«poupées russes» de l’histoire et des évènements survenus aux
Etats-Unis, mais aussi à des milliers de kilomètres en Corée, en Afrique
ou à Paris.
L’écrivain engagé, lui-même échappé de l’enfance avec
effroi, défroqué de la religion avec dégoût, évadé de l’Amérique de
l’homme blanc «anti-tout» pour respirer l’air de Paris en 1948, utilise
ses expériences pour peindre une histoire intime, sombre, réaliste et
profonde, toujours ancrée dans le jazz. Une phrase symbolise
l’atmosphère d’adversité (l’épée de Damoclès, «juste au-dessus de la
tête» du titre original) dans laquelle les personnages se débattent avec
plus ou moins de succès ou de courage: «La musique ne commence pas
comme une chanson… Oublie toutes les conneries que tu entends. La
musique peut devenir une chanson, mais elle commence par un cri. C’est
tout. Ça peut être le cri d’un nouveau né, ou le bruit d’un cochon qu’on
tue, ou celui d’un homme à qui on coupe les couilles. Et ce son est
partout. Les gens passent des vies entières à essayer d’étouffer ce son.»
Comme
Ernest J. Gaines, né le 15 janvier 1933 dans une plantation de
Louisiane, ou d’autres écrivains afro-américains, James Baldwin a
l’épaisseur de vie des auteurs qui comprennent la complexité des
rapports humains et socio-historiques au travers de leurs perceptions
pour recomposer une réalité universelle, en utilisant la poésie et la
musique pour rythmer leurs récits philosophiques, comme les chants de
l’Odyssée nous embarquent dans les épopées d’Ulysse. La force de la
pensée de James Baldwin réside dans l’énoncé clair et simple que le
rapport de domination (raciste, sexiste, social, politique) est
seulement l’expression violente du complexe de supériorité, seulement le
fait de celui qui veut dominer pour se sentir exister, pas de
«l’autre», quoi qu’il lui soit reproché à commencer par sa seule
existence.
James Baldwin est retourné aux Etats-Unis se battre pour
les droits civiques en 1957, puis est rentré à St-Paul-de-Vence en 1970.
C’est neuf ans plus tard qu’il achèvera ce roman, comme aboutissement
de ses premiers écrits, du début de sa réflexion dès 1953, il avait 19
ans.
Martin Luther King, Autobiographie, textes réunis par Clayborne Carson, traduction
annotée soignée de Marc Saporta et Michèle Truchan-Saporta, Bayard
Editions, Paris, 2008, réédition 2017, 480p (Edition originale de 1998
en anglais, Ed. The Heirs to the Estate of Martin Luther Kink Jr./Warner
Books Inc. NY, NY)
Cette «auto»biographie est en fait le
fruit collectif d’un travail impressionnant, intègre et passionnant, de
l’équipe de Clayborne Carson qui, étudiant âgé de 19 ans, avait vu
Martin Luther King, le 28 août 1963, prononcer le discours de clôture de
la Marche sur Washington. Devenu historien à l’Université de Stanford,
plus de 20 ans après, Coretta Scott King, l’épouse de Martin Luther King
lui confie ce travail d’héritage en faveur de la justice sociale.
La
dynamique des textes mise en place par Clayborne Carson, permet de
donner vie à la formation, au combat, et à travers lui, de comprendre le
trajet, finalement dantesque, d’un bon fils, étudiant discipliné devenu
un humble pasteur (baptiste), qui, aspirant à une vie simple de devoirs
et d’attention aux autres, se transforme en Don Quichotte de l’égalité
des droits civiques et de la justice sociale, construit en opposition
par les horreurs des ségrégationnistes eux-mêmes.
La clarté de la construction de l’ouvrage met en valeur et en relief, au fil des 32 chapitres1,
de la documentation des sources et de l’index bienvenu tant la matière
est dense, la mutation inévitable de l’humain pour peu qu’il ait une
conscience, un objectif, le respect des autres et de lui-même, et du
courage; et ce, quelles que soient ses aspirations de départ. L’ouvrage
permet aussi de comprendre pourquoi et comment ses adversaires devront
finalement l’assassiner pour arrêter le danger qu’il représente, étant
passé du discours religieux de la soumission à celui bien trop subversif
(pour des dominants et des soumis) qui intègre la vraie vie politique,
sociale, morale, économique, en ralliant à lui la mémoire de tous les
humains qui alors se mettent en action et contestent l’injustice de la
loi pernicieuse antidémocratique. Il était parti de son église pour
prêcher au monde, et en général, c’est un parcours fatal car il
s’attaque directement à la racine très sensible du pouvoir: le rapport
de domination.
Chaque chapitre porte un titre évocateur, quelques
lignes de Martin Luther King en exergue pour poser le sujet, une
chronologie s’y rapportant directement, puis les textes (écrits de
réflexion personnelle, prêches, lettres, message, télégrammes…) se
déroulent et s’emboîtent comme un parfait puzzle. Le plus magique est
que la pensée suit son cours également de façon chronologique, en
fonction des événements, comme l’horlogerie huilée d’un roman
d’Alexandre Dumas: la croyance qui, au fil des expériences du réel
deviendra la pensée rationnelle, impacte des actions, et est directement
impactée par réaction en retour: une vraie partie d’échecs. Le
cheminement intellectuel pragmatique prend son rythme de croisière d’une
fluidité implacable, draguant dans ses filets toutes les incohérences
des traditions malsaines héritées de la mauvaise foi et de l’intérêt de
ses détracteurs et contradicteurs, les édiles du pouvoir qui ont fait le
monde à leur main.
Tout est extraordinaire dans son destin, au
sens étymologique des deux mots; sans doute du fait de la tension
extrême de la situation, aussi à titre personnel, sa lettre du 16 avril
1963 –écrite depuis sa geôle de Birmingham en réponse à des mensonges et
propos racistes énoncés dans un journal par huit religieux d’Alabama en
forme de leçons de «sagesse» et de «morale», en fait d’injonctions de
soumission de sa part– est une véritable leçon de morale politique (des
institutions), publique (du pouvoir) et individuelle (des personnes)
d’une clarté rejoignant les philosophes des Lumières et dont pourraient
s’inspirer nos dirigeants du monde s’ils étaient touchés par la grâce
humaniste.
Mais revenons à Martin Luther King: il était un
infatigable ingénieur d’action, un fédérateur d’énergies (la description
de son entourage, de ses frères de combat, de ses soutiens
indéfectibles), un honnête homme qui ne prenait rien pour argent
comptant, et un stratège de la justice sociale et de l’égalité, les deux
conditions qui, seules, pouvaient amener à la liberté (alors que
souvent, par intérêt personnel, les détenteurs de pouvoirs font passer
une liberté de façade avant l’égalité qui en est pourtant la condition
première et préalable). Son fil conducteur se nourrissait des autres et
il les gratifiait en retour d’une pédagogie patiente: sa quête du chemin
à ouvrir dans les esprits ne s’arrêta jamais quels que soient ses
doutes ou ses désespoirs qu’il savait dépasser.
Enfin, revenons à
l’homme, qui a compris d’emblée mais aussi de plus en plus au fil de
l’escalade risquée, par une observation clinique des mouvements humains
sur la planète, que le combat pour la justice sociale nécessitait de
n’avoir plus peur: ni des coups, ni de la douleur, ni de l’ignominie, ni
de la prison, ni de l’intense fatigue, ni du manque de vie privée, ni
de la mort, car tout prenait sens au regard de la «situation» (comme la
qualifiait Pier Paolo Pasolini la veille de sa mort en 1975) des
Afro-Américains, des Etats-Unis, et du monde.
Une de ses
dernières phrases dite le 3 avril 1968 à Memphis (la veille de son
assassinat) nous renseigne sur son besoin d’aller au bout: «Quel que
soit le nom qu’on lui donne, il se livre une lutte dans l’univers entre
le bien et le mal… Sigmund Freud avait l’habitude de dire que cette
tension était une tension entre ce qu’il appelait le ça et le surmoi…
Dans chacun de nous, il y a une guerre qui se livre: une guerre civile…
Et la question que je veux vous poser, c’est: "votre cœur est-il rempli
de droiture?”… Car le monde est sens dessus dessous. Notre nation est
malade… La confusion règne partout… Nous nous trouvons à un point où il
faudra nous colleter avec les problèmes que les hommes ont tenté
d’empoigner pendant toute leur histoire… Mais il y a va maintenant de
notre survie… C’est la non violence ou la non existence. Voilà où nous
en sommes aujourd’hui… Nous devons nous donner à ce combat jusqu’au
bout… Nous devons en finir. Même si cela signifie que vous devez planter
là votre travail, même si cela signifie que vous devez sécher l’école,
soyez présents. Pensez à vos frères. Vous pouvez ne pas faire grève,
mais, ou bien nous progresserons tous ensemble, ou bien nous coulerons
tous ensemble…» Quelle phrase clairvoyante et contemporaine, 55 ans
plus tard, car cher, très cher Martin Luther King, c’est un fait, nous
coulons et avec la violence, presque tous ensemble, car comme pour le
Titanic, certains petits malins se sont mis des chaloupes de côté.
*
1. Les chapitres: 1. Les premières années; 2. Le collège universitaire Morehouse; 3. Le
séminaire Crozer; 4. L'université de Boston; 5. Coretta; 6. L'église
baptiste de Dexter Avenue; 7. Le mouvement de Montgomery se déclenche;
8. La violence d'hommes désespérés; 9. La déségrégation enfin; 10.
L'élargissement de la lutte; 11. Naissance d'une nouvelle nation; 12. À
deux doigts de la mort; 13. Pèlerinage aux sources de la non-violence;
14. Le mouvement des sit-in; 15. Arrestation à Atlanta et politique
présidentielle; 16. Le mouvement d'Albany; 17. La campagne de
Birmingham; 18. Lettre de la geôle de Birmingham; 19. La liberté tout de
suite!; 20. La Marche sur Washington; 21. La mort des illusions; 22.
St. Augustine; 23. Le défi du Mississippi; 24. Le prix Nobel de la paix;
25. Malcolm X; 26. Selma; 27. Watts; 28. La campagne de Chicago; 29.
Black Power, Pouvoir noir; 30. Au-delà du Vietnam; 31. La «Campagne des
pauvres gens»; 32. Les rêves non réalisés.
• A propos de Martin Luther King (15 janvier 1929 Atlanta-Géorgie, 4 avril 1968, Memphis, Tennessee) :
Très complémentaire et si vous ne l’avez pas encore vu (en film sorti en salle cet été et toujours en DVD): King, de Montgomery à Memphis: The Martin Luther King Film Project,
175 min., Réal. Ely Landau et Richard Kaplan, avec la participation de
Joseph Mankiewicz et Sidney Lumet, Prod. Kino Lorber/Library of
Congress, 1970, dist. France 2016 par ZED (www.zed.fr), cf. Jazz Hot, Editorial du n°681, automne 2017.
• Ecrits, sermons, textes, protestations et livres de Martin Luther King de 1955 à 1968 :
- Montgomery Bus Boycott, 1955-1956
- Prayer Pilgrimage for Freedom/Give Us the Ballot, 1957
- Stride Toward Freedom: The Montgomery Story, 1958
- What is man? The Measure of a Man, 1959
- Albany Movement 1961-1962
- The Second Emancipation Proclamation, 1962
- Birmingham Campaign, 1963
- Strength to Love, 1963
- Letter from Birmingham City Jail and The Negro Is Your Brother, 1963
- March on Washington for Jobs and Freedom/I Have a Dream, 1963
- St. Augustine Movement, 1963-1964
- Why we can’t wait, 1964
- Selma to Montgomery Marches/ How Long, Not Long, 1965
- Chicago Freedom Movement, 1966
- Mississippi March Against Fear, 1966
- Black Power, 1966
- Conscience for Change, 1967
- Anti-Vietnam War Movement/Beyond Vietnam: A Time to Break Silence, 1967
- Where Do We Go from Here: Chaos or Community, 1967
- Memphis Sanitation Strike/I’ve Been to the Moutaintop, 1968
- Poor People’s Campaign/March on Washington, (27 nov 1967-24 juin 1968), après son assassinat.
Anatomie du Bison. Chrono-bio-bibliographie de Boris Vian, par Christelle Gonzalo et François Roulmann, Editions des Cendres, Paris, 2018, 216 p.
Il fallait deux amoureux de Boris Vian, dotés d’une remarquable constance, pour offrir un ouvrage tel que l’Anatomie du Bison aux autres amoureux de Boris Vian: Christelle Gonzalo (libraire à Paris, «compagnon de route» de Jazz Hot et longtemps cheville ouvrière de la Fond’Action Boris Vian) et François Roulmann (également libraire à Paris, spécialisé dans les livres musicaux et partitions anciens) tous deux également à l’origine, avec l’universitaire Marc Lapprand, de l’édition en Pléiade des œuvres romanesques complètes de l’écrivain (2 volumes, 2010). Les auteurs, au terme de plusieurs années d’un minutieux travail de recherche, notamment à travers des archives privées (correspondance entre Michèle et Boris Vian, notes, agendas…) nous livrent un travail de synthèse passionnant, inédit tant par sa forme que par son contenu. Afin de permettre au lecteur de suivre dans toute sa cohérence le parcours de Bison Ravi (un de ses multiples pseudonymes), une chronologie détaillée mêle événements privés, rencontres avec des personnalités du monde artistique et littéraire, étapes dans l’élaboration des œuvres littéraires et suites éditoriales, activités professionnelles diverses. Un enchevêtrement d’informations dont le détail permet d’approfondir la compréhension de l’homme, de l’œuvre et de son environnement, celle d’un Boris Vian multidimensionnel qui a sans cesse mené des vies parallèles entre littérature, jazz, presse, chanson, production phonographique, etc. remplissant davantage sa courte existence que bien des centenaires. Les auteurs parviennent par ailleurs à ne pas nous perdre dans ce foisonnement, en rien fastidieux, et où chacun peut tirer le ou les fils qui l’intéresse(nt) le plus et revenir ensuite à la chronologie par une autre entrée. La clarté de l’ouvrage (qu’on peut d’ores et déjà classer dans les travaux de référence sur son sujet) se trouvant renforcée par une mise en page très réussie et une grande richesse iconographique (comprenant quelques documents rares voire inédits). Tirons, par exemple, le fil du jazz et promenons-nous à travers les années 1940. La chronologie établit que Boris a commencé à fréquenter les soirées organisées par le Hot Club de France dès 1937 (il en devient adhérent le 23 avril, à la suite d'un concert de Coleman Hawkins) et notamment plusieurs animées par le Quintette du HCF, tandis que l'agenda de sa fiancée Michèle (ils se marieront en 1941) garde la trace, en décembre 1940, d'une visite au siège de Jazz Hot, au 14 rue Chaptal (Paris, IXe), en présence de Charles Delaunay et de Django Reinhardt. A l’été 1942, Boris entre dans la formation de Claude Abadie (cl, Jazz Hot n°661) avec lequel il se produit durant toute la décennie, de concours pour musiciens amateurs (à la Salle Pleyel en janvier 1944 ou à Bruxelles en novembre 1945), en concert pour les GI’s à la Libération (par l’entremise de Charles Delaunay) et bien entendu dans les caves de Saint-Germain-des-Prés et du légendaire Tabou qui est inauguré le 11 avril 1947. Début 1944, Boris Vian participe à une sorte de concours organisé par la Circulaire du Hot Club de France (bulletin ayant remplacé la parution de Jazz Hot pendant l’Occupation) dont il sort lauréat avec un poème intitulé «Référendum en forme de ballade», non publié (Circulaire n°3, mars 1944). Et si le lien avec Charles Delaunay et Jazz Hot, comme on le constate, est déjà ancien, c’est seulement en mars 1946 (période à laquelle il entame la rédaction de L’Ecume des jours) qu’il y signe son premier article (alors que la revue reparaît depuis octobre 1945). La même année, en septembre, débute une autre collaboration importante (durant quatre ans), avec le quotidien Combat, par un article intitulé «Le Français Charles Delaunay est célèbre». Pour ce même journal, il couvre le premier festival de Nice de 1948, tandis que Michelle, dans sa correspondance, lui décrit les venues de Kenny Clarke et de Dizzy Gillespie au Tabou (qui est également visité par Maurice Chevalier en octobre 1947). Il est, en outre, l’un des contributeurs (par la nouvelle Méfie-toi de l’orchestre) avec Jean-Paul Sartre, Robert Goffin ou encore Hugues Panassié, du fameux 5e numéro de la revue America, Jazz 47 (avril 1947), également illustré par Fernand Léger, Jean Dubuffet et Charles Delaunay, auteur du dessin de couverture. La concentration de talents, d’intelligences gravitant autour de Boris Vian donne le tournis. Parmi d'autres découvertes intéressantes, on apprend qu’il a croisé (au moins) par deux fois Yves Montand, en juin 1948, lors d’un gala sous la Tour Eiffel, au sein du chapiteau Bouglione (auquel participe également Jean Marais), ainsi qu’en janvier 1949 au cours d'une émission de télévision. Un beau livre tout à fait éclairant –au-delà de la seule personnalité du prolifique Bison– sur le maillage fertile qui irriguait encore la vie artistique parisienne dans l’après-Seconde-Guerre au XXe siècle.
It's All Good: Colossal Conversations with Sonny Rollins, Christine M. Theard, Ed. They Are Divine Books, Dana Point, Californie, 2018, 192p. theyaredivinebooks@gmail.com
Le Dr. Christine M. Theard, auteur de It's all Good que nous traduirons par «Tout va bien», est cardiologue praticienne de la méditation et des thérapies naturelles. Elle est la fille d'Yvonne Theard, une artiste peintre qui a fait le portrait en couverture d'après la photo de Chuck Stewart (qui servit de cover à Next Album,
de Sonny Rollins, Milestone, enregistré en 1972), et de Les Theard, un
ami et admirateur de longue date de Sonny Rollins (depuis 1976), du
jazz, de Paris et des festivals de jazz en France.
De ce fait, un
jour, Christine Theard rencontre Sonny Rollins; ils se recroisent, et
Christine lui téléphone régulièrement: le livre peut se lire sous
plusieurs angles selon le parcours de chaque lecteur; la quête des
humains pour «faire» une meilleure humanité, la dimension philosophique
de Sonny Rollins, ou la rencontre de deux personnes très différentes
qui, par des chemins très éloignés, auront plaisir à échanger des propos
plus approfondis sur la quête du sens de la vie.
Chapîtré par
thème (15 au total), la respiration des propos de Sonny Rollins nous
rappelle sa musique authentiquement enracinée, la profondeur modeste de
son être et l'âme collective du jazz: rien que pour retrouver la
perception sensitive de Sonny Rollins confronté aux étapes de la vie,
ces conversations ont déjà un sens, en dehors même de l'aspect mystique
de la voie/voix suivie par l'auteur qui voulait faire du Colosse un
maître à penser pour les autres qu'il ne veut être en aucun cas...
Il
est sage et sait qu'il a donné ce qu'il devait, du mieux qu'il pouvait,
à tous ceux qui l'ont approché, écouté et souvent compris sans mot,
juste par la qualité universelle de son expression.
Mon
Royaume pour une guitare est un roman autobiographique de Kidi Bebey
qui retrace –entre contes de l’enfance, récits à la manière de Jorge
Amado et histoire politique internationale qui tourne au drame et au désastre national à l’heure de l’autodétermination des
peuples– le chemin qui mena son père, le réputé Francis Bebey,
guitariste (15 juillet 1929, Douala-28 mai 2001, Paris) du Cameroun au
Carnegie Hall, en passant par Paris.
Loin du conte de fées, la voix
et la voie choisies par Kidi Bebey (née à Paris en 1961) sont un
entre-deux, voire un entre-trois et même davantage: entre colonisation,
décolonisation et indépendance; entre Paris, France, Cameroun et
mutations de la planète; entre traditions, révoltes et émancipations;
entre besoin de sécurité, république familiale et combats politiques
tous azimuts; entre serments d’enfance, conforts d’adultes et peurs
viscérales; entre mythes, projets éternels et réalités; entre chagrins
irréversibles, courages et respirations de lavande; entre besoin vital
d’ancrage, de choix de racines et envie de conquête du monde; entre
musiques, journalisme et littérature.
Une guitare apparaît par magie au XVe siècle sur les flots et disparaît par hasard à la fin du XXe siècle sur la terre: entre ces deux bornes du temps, entre ces deux éléments, Kidi Bebey raconte l’histoire de l’humanité.
Comment ce livre est arrivé jusqu’à Jazz Hot?
Sans aucun doute par l’entremise bienveillante des esprits vaudous;
aussi parce que Francis Bebey vécut à Paris dans l’âge d’or du jazz,
qu’il s’en imprégna au point de collectionner des Jazz Hot, et
sans doute d’en enrichir sa personne, son entourage pour élaborer une
synthèse humaine, la sienne, dont rend compte avec beaucoup de
sensibilité et de nuances Kidi Bebey, sa fille.
Ce livre captivant (que nous traduirons par Oscar Alemán, La guitare ensorcelée) est non seulement un bel outil documentaire sur la vie de l'artiste (1909-1980, cf. Jazz Hot n°283-1972
notamment) mais surtout un travail soigné de reconstitution des
échanges, nombreux et denses à travers la planète et les événements (de
Django à Duke Ellington, Svend Assmusen ou Josephine Baker, de Charles
Delaunay à Ray Ventura pour n'en citer que très peu)... Quand les
voyages étaient moins simples et plus longs, la «communication »
virtuelle inexistante, mais que l'envie de se rencontrer et d’apprendre à
se connaître dans la vraie vie était vitale, «urgente» aurait dit Pier
Paolo Pasolini. Argentin comme Oscar Alemán, l'auteur Sergio Pujol est
un historien spécialisé dans la/les musique/s populaire/s et passionné
par le lien profond entre l'histoire politique des hommes et l'histoire
biographique et culturelle des artistes: une évidence trop souvent
oubliée par ceux pour qui la musique ne passe que par les oreilles, lui
faisant ainsi perdre la quasi totalité de son sens. Indispensable!
Hélène Sportis
Jazz Hot n°685, automne 2018
Jazz Brushes
Pictograms to improve your jazz drumming technique
Nous
avions déjà parlé du recueil de transcriptions (de Baby Dodds à Brian
Blade) que Guillaume Nouaux fit paraître chez le même éditeur en 2012.
Il nous propose une autre contribution à l'art de la batterie. Et elle
est significative car l'approche pédagogique est nouvelle. Comme le
titre l'indique (en anglais) il s'agit d'apprendre le jeu de balais dans
les situations courantes de ce que l'on appelle jazz. Et comme le titre
le précise, l'ouvrage est destiné à améliorer la technique de batterie.
Ce qui veut dire qu'elle ne vise pas le débutant. En effet, d'après les
batteurs que j'ai interrogé, dont Guillaume Nouaux, on commence l'étude
du jeu de balais une fois que l'on a maîtrisé un minimum de technique
de la batterie avec les baguettes (par exemple à 12-13 ans lorsqu'on a
débuté à 7 ans). Cette méthode est un système pédagogique que Guillaume
Nouaux a créé pour ses élèves afin d'enseigner les rudiments du jeu de
balais jazz. S'il existe des méthodes pour le jeu de balais (cf p.45 les
"selected books”), aucune ne propose cette approche sous la
forme de pictogrammes dans des cercles reliés en forme de livre sur
lequel on peut jouer directement. Vous partez en vacances? Il suffit
d'une paire de balais et de ce livre pour travailler. La concrétisation
iconographique est un compromis (format, aspect pratique et coût de
réalisation). Au départ Guillaume Nouaux avait découpé en arrondi des
feuilles de papier canson A3 pour figurer plusieurs motifs de jeu de
balais afin qu'ils puissent jouer tous les types de tempo.
Chaque feuille épousait la surface de la caisse claire. Guillaume Nouaux
a remarqué qu'une fois la feuille posée, c'était pour l'élève un moyen
aisé de comprendre. Dès que le parcours de chaque main était mémorisé,
Guillaume Nouaux enlevait la feuille et c'était parti! Au début
Guillaume Nouaux a pensé faire réaliser un stock de grosses feuilles
rondes, épaisses, à poser sur la caisse claire et à ranger dans une
boîte. Mais c'était trop coûteux à réaliser. D'où l'aboutissement à ce
recueil souple et relié. En testant sur un 33 tours vinyle, Guillaume
Nouaux s'est rendu compte que le diamètre convenait pour s'entraîner au
jeu de balais. Même si le diamètre est plus petit que celui d'une caisse
claire: diamètre de 27 cm, c'est à dire environ 10,63 pouces alors que
la caisse claire fait 14 pouces. Comme l'a expérimenté le jeune batteur
Pierre Hurty: "travailler sur un espace restreint ne peut être que
profitable par la suite, il est toujours plus facile d'agrandir les
mouvements que de les rétrécir”. Ainsi conçu ce recueil propose 6
chapitres de travail: ballads & slow swing tempos, medium swing
tempos, fast swing tempos, shuffle grooves, jazz waltz (¾), latin jazz
grooves. Le parcours de la main gauche est en rouge, celui de la main
droite en bleu (politiquement correct). La frappe est symbolisée par un
rond, le frotté par une ligne. Enfin, le sens du mouvement est
symbolisé. Tout ceci est clair. Il faut commencer "par travailler chaque
main séparément avant de tenter de les jouer ensemble...Lorsque vous
aurez mémorisé les mouvements à réaliser, vous pourrez alors transposer
ces patterns sur votre caisse claire” (Guillaume Nouaux).
L'auteur indique que ces exercices sont des accompagnements "qui
sonnent” et qu'il utilise en situation réelle de jeu derrière les divers
musiciens avec lesquels il joue. Contrairement à Freddie Keppard qui,
dit la légende, mettait un mouchoir sur ses doigts pour qu'on ne lui
vole pas ses doigtés, Guillaume Nouaux divulgue ses "secrets”...mais
avant d'avoir sur scène beaucoup de "petits nouaux”, il leur faudra
beaucoup travailler cette méthode, désormais indispensable dans l'art de
la batterie. Notez que pages 44-45 vous trouverez une sélecton d'albums
et de vidéos de batteurs (américains)
Michel Laplace
Jazz Hot n°685, automne 2018
Charles Mingus
Moins qu’un chien
traduction Jacques B. Hess
Moins qu’un chien, Charles Mingus, Editions Parenthèses, Marseille, 2018, 272p, 1e édition en 1971 www.editionsparentheses.com
La
réédition du célèbre roman (certains noms et faits sont modifiés)
autobiographique du légendaire contrebassiste/compositeur/pianiste/band
leader et écrivain pour l’occasion (22/4/1922 Nogales, Arizona-5/1/1979
Cuernavaca, Mexique), fera ressentir, s’ils sont sensibles, à ceux qui
ne l’ont jamais lu, car c'est un ouvrage très réédité depuis sa première
parution en 1971, le monde d’injustices et de violences de la
ségrégation ordinaire du quotidien, dont les résurgences actuelles de
toutes les couleurs, religions, classes, castes et sexes rappellent que
le combat pour l’égalité, la fraternité, la justice, la liberté n’est
jamais gagné; la raison de ce «jamais acquis» est due à la pathologie
psychiatrique du rapport de force dans la société. Et ce «jamais acquis»
a fait naître la pensée de Martin Luther King, James Baldwin, Chester
Himes, Ernest J. Gaines, Claude McKay pour n’en citer que cinq,
philosophes pragmatiques, enfants des Lumières et de 1789. Comme disait
Marlon Brando à Martin Luther King qui lui demandait lors d’un échange
public pour faire avancer l’égalité des droits (avant 1964) ce qu’il
pensait de l’action des Afro-Américains: «C’est à nous d’apprendre de
vous.» Moins qu’un chien est aussi un témoignage cinglant qui
rappelle à ceux qui voudraient toujours l’effacer (car la blessure de
l’histoire réelle dérange) que le jazz (blues, gospel, musique
afro-américaine), loin d’un divertissement ou d’une technique, est le
«fruit étrange» des rapports (in)humains. «Apprendre, c’est partager
l’expérience, c’est ça et que ça» disait Maxime Gorki en 1930. Claude
McKay qui fera le voyage de Moscou, a écrit dans Un sacré bout de chemin en 1937 (paru chez un autre éditeur marseillais, André Dimanche): «La
majorité d’entre nous ne fait que du sentiment au sujet des souffrances
d’autrui. Mais c’est seulement quand une véritable expérience nous tord
les tripes que nous comprenons vraiment.» A lire, à relire et
méditer. Dommage que les dominants dominent (il y a même des tout petits
dominants) plutôt que de chercher à comprendre ces auteurs, car,
n’ayant pas les lynchages derrière eux, ils ont vraiment du mal à saisir
ce qu’ils font aux autres, quels que soient leurs parcours et leurs
niveaux d’instruction. A Marseille, un autre philosophe du feeling tone (la perception du réel), Marcel Pagnol, a écrit dans ses Confidences :
«Nos idées et nos convictions prennent très vite la couleur de nos
intérêts.» Ceci explique cela. Enfin, la philosophie du jazz pourrait
s’exprimer, pour rester à Marseille, par la voix d’Edmond Dantès, dans Le Comte de Monte-Cristo, de Dumas qui a eu à pâtir du racisme: «Celui-là seul qui a éprouvé l’extrême infortune est apte à ressentir l’extrême félicité.».
Transformer et transcender le malheur en art est sans doute la clé. Une
livre de Charles Mingus toujours essentiel à la compréhension de ce
qu'est le jazz.
Hélène Sportis
Jazz Hot n°685, automne 2018
SOUL R&B FUNK
PHOTOGRAPHS 1972-1982
par Bruce W. Talamon
SOUL R&B FUNK, photographs 1972-1982, Bruce W. Talamon, Taschen 2018, Paris, 376 pages, 35cm x 25cm, trilingue.
«Le corps de mon travail a été de montrer le processus brut et entier, par opposition à cette seule partie que la publicité et les maisons de disques veulent que vous voyiez.»
Cette phrase, extraite des propos denses et minutieux d'orfèvre de Bruce W. Talamon dans ce livre, de photographe mais pas seulement, met en évidence son parcours, sa recherche et son besoin d'atteindre l'essence de ce qu'il capte plutôt que d'enfumer le «Soul R&B Funk way of life» à des fins illusoires et/ou mercantiles. Il vous dit ses secrets d'excellence de perceptions (de feeling tone): «Toujours être prêt», savoir écouter et capter méticuleusement des «compétences sociales» ou techniques, puiser dans la proximité toujours vivante de ceux qui l'ont fait et ne sont parfois plus.
Sa biographie consistante lui a évité la facilité d'un parcours classique d'étudiant en droit après Sciences Po et permis la richesse d'une vie remplie. Cet opus est aussi une somme d'excellences (les artistes, leurs entourages, leur histoire collective, le photographe, ses maîtres, ses rencontres, l'équipe éditoriale du livre), portée par l'exigence de chacun à chaque minute et sur un temps long, le contraire-même de notre quotidien actuel porté par nos élites aujourd'hui rivées au virtuel, aveuglée par les paillettes, droguées à la rentabilité, à la concurrence et à l'immédiateté.
Également disponible dans une édition d’art limitée à 500 exemplaires, comprenant un portfolio de quatre tirages signés par Bruce W. Talamon, n'attendez pas Noël pour découvrir SOUL R&B FUNK, une somme artistique visuelle, philosophique et sociologique sur une civilisation à part entière qui ouvre la réflexion et la rêverie à un monde entier, dans la tradition des Carnets d'enquêtes d'Emile Zola qui traqua et consigna lui aussi inlassablement toute sa vie chaque détail du réel perçu, et a su le rendre vivant par l'écrit, les dessins, les photos. Restituer le réel dans sa complexité, ses nuances et sa crudité est le travail des artisans-artistes.
Né à New York en 1924, Bud Powell est l’un des acteurs majeurs du bebop. La vie erratique du pianiste a déjà suscité des exégèses, au premier rang desquelles le célèbre récit de Francis Paudras, La danse des Infidèles. Le joli premier livre de Jean-Baptiste Fichet n’esquive pas l’enjeu majeur associé à l’évocation d’un personnage génial, mais il choisit d’en donner une interprétation toute personnelle, ce qui est sans doute sa qualité cardinale. S’il meurt à Brooklyn en 1966, Bud Powell n’en est pas moins l’un des principaux ambassadeurs du bebop en Europe, et l’auteur ne craint d’ailleurs pas d’affirmer que l’ultime voyage aux USA de Powell est bel et bien le voyage de trop, responsable d’une mort précoce qui eut peut-être pu être évitée au contact de l’entourage amical de l’artiste à Paris. Quelque chose, chez Bud Powell, échappe en effet à l’appréhension du commun des mortels. Sur cet axiome, Jean-Baptiste Fichet a construit tout son livre, la rencontre avec Powell se faisant à la lueur des magnifiques compositions proposées par le pianiste, avant qu’un approfondissement du parcours, de la personnalité, ainsi que l’établissement d’une biographie sous forme de flashbacks, en filigranes du récit, n’établisse le parcours du pur styliste de jazz qu’était Bud Powell.
Encore aujourd’hui considéré comme un musicien pour musiciens, cette relative méconnaissance du grand public laisse planer une large part de mystère sur le comportement parfois enfantin, parfois autodestructeur de l’artiste. Entre l’essai et le récit romanesque, le texte de Jean-Baptiste Fichet se veut tout d’abord narratif, avant que de se morceler toujours plus à mesure que la trajectoire du pianiste devient plus aléatoire, tel un météore voué à se consumer. Les propriétés stylistiques de l’art développé par le pianiste combinent exigence artistique et désir d’intégrité, conjugués avec une quête de l’absolu menaçant sa santé et son équilibre.
Earl Rudolph Powell est, de ce point de vue, le véritable alter ego de Charlie Parker, tant il joue de son piano comme s’il était en proie à de véritables états extatiques. Sa liberté de ton, sa virtuosité, en matière d’exécution comme d’harmonisation, en font sans doute l’un des plus grands pianistes de tous les temps, génie foudroyé à la Antonin Artaud, que même son séjour en France, à la fin des années 1950 et débuts des années 1960, ne pourra sauver d’un destin que le profane devine tragique dès les premières pages du livre de Jean-Baptiste Fichet.
Loin du traité musicologique, quoiqu’émaillé de citations de collègues musiciens qui viennent étayer la thèse de l’artiste génial finalement déchu; usant d’aphorismes et d’anecdotes, l’auteur restitue l’atmosphère fiévreuse et embrumée de nuits intenses passées à honorer les engagements de managers à l’honnêteté douteuse, servant néanmoins la Musique avec un grand M à chaque chorus joué, quelle que soit la situation du moment. La culture du fragment permet à Jean-Baptiste Fichet d’approcher la nébuleuse qui entoure l’homme malade et incompris. Bud Powell ressort de ce livre comme le vecteur par lequel l’auteur est entré en jazz, les mots comblant les vides laissés par l’absence d’informations dans le sillage du pianiste d’exception. L’ambition de dresser une sorte de cartographie du génie artistique prend ici la forme déchiquetée d’une côte escarpée, archipélagique, comme une préfiguration d’un monde ouvert sur l’infini. Cette méthode tranche avec le discours d’expert habituellement privilégié pour parler des grandes figures du jazz, et relate la rencontre que tout un chacun, quel que soit son savoir et ses connaissances, peut faire avec un personnage multiforme qui le révèle à lui-même. L’œuvre comporte avant tout des aspects littéraires, et relève de portraits subjectifs tels ceux réalisés par Stefan Zweig des personnages illustres qui avaient sa faveur. Jean-Baptiste Fichet fait partager ici une fascination réelle pour le personnage de Bud Powell, renonçant à une entreprise d’analyse musicale d’un phénomène inaccessible au commun des mortels lorsqu’on l’aborde en témoin du processus créatif à l’œuvre chez un authentique génie. C’est en acceptant le principe de l’élaboration et du développement d’une passion qu’on tire le meilleur parti de la lecture de ce livre, esthétique fondamentale finalement très proche de celle du pianiste mythique, dont l’absence de calcul et la dévotion envers le moment présent demeurent la meilleure clé pour saisir une musique qui fait songer à la notion d’exil intérieur de Roland Jaccard En fin de compte, La beauté Bud Powell restitue à merveille le risque d’exemption encouru par tout créateur authentique, un processus de dépersonnalisation permettant d’atteindre à l’universel, mais qui, dans le cas de Bud Powell le poussait aussi dangereusement aux lisières de la maladie mentale.
Claude Ranger.
Canadian Jazz legend, par Mark Miller, Editions Tellwell, Victoria, BC, Canada,
2017, en anglais, 280p. www.tellwell.ca
Mark Miller, basé à Toronto, journaliste de 1978 à 2005,
auteur déjà réputé pour ses indispensables contributions à la découverte et à
l’histoire du jazz au Canada, a par ailleurs abordé Charlie Parker (le passage
de 1953 au Canada), Valaida Snow (2007), Herbie Nichols (2009), Lonnie Johnson
(2011). Il poursuit ici son œuvre en nous faisant découvrir une
légende locale, comme il en existe dans tous les pays qui ont une scène jazz
active, Claude Ranger, batteur qui pour avoir essentiellement œuvré au Canada,
n’en est pas moins un de ces musiciens talentueux et essentiels à la riche
scène, voisine du grand réservoir des Etats-Unis, dont le phare n’est autre
qu’Oscar Peterson.
Claude Ranger, son éternelle cigarette rivée au coin des
lèvres, a une vingtaine de disques à son actif, en sideman, et, parmi les
musiciens qu’il a accompagnés, on retrouve Michel Donato, Sonny Greenwich, Dave
Liebman, Jane Bunnett, Don Thompson, Lenny Breau, Dewey Redman, George Coleman,
Phil Woods, car il fut un élément de qualité de la scène montréalaise qu’il
quitta en 1987 pour s’établir à Vancouver, et devenir un pilier du festival Du
Maurier, et diriger ses formations du trio au big band (Jade Orchestra).
Compositeur, il s’est orienté vers une écriture élaborée. Ses orchestres ont aussi
été un creuset pour nombre de musiciens locaux, Claude Ranger assumant le rôle
d’ancien et de passeur. Ses qualités de batteur, qu’on rapproche de Max Roach, autant
que sa biographie en ont fait une légende.
Claude Ranger est né à Montréal en 1941, et sa carrière
s’est arrêté à la fin des années 1990, quand il a cédé ses instruments, se détachant
progressivement du monde du jazz, et, après un retrait dans une communauté, il
est, un jour de novembre 2002, parti de son domicile pour ne jamais y revenir.
Personne ne sait ce qu’il est devenu, accentuant la légende du musicien qui accompagne
parfois le jazz. Son destin, raconté par Mark Miller, qui l’a interviewé à
plusieurs reprises, et qui tire une partie de son information d’un ami de
Claude Ranger qui le côtoya jusqu’aux derniers jours précédant sa disparition,
raconte aussi près de quarante ans de l’histoire de la scène canadienne. La
sensibilité de Claude Ranger lui fit apprécier en particulier la musique de
Deway Redman qu’il accompagna.
Voici donc un bon ouvrage de découverte d’une scène du jazz
par l’un de ses meilleurs connaisseurs, et celle d’un musicien mystérieusement
disparu, comme cela arrive parfois dans le jazz, après lui avoir consacré sa
vie pendant une quarantaine d’années…
Good Things Happen Slowly:
A Life In and Out of Jazz, par Fred Hersh, Editions Crown Archetype, New York,
NY, USA, 2017, en anglais, 310p. crownpublishing.com
Justement sous-titré sur le plan artistique «A Life In and
Out of Jazz» et plus mystérieusement avec une texte de jaquette intitulé «Jazz
could not contain Fred Hersh», cette autobiographie d’un encore jeune musicien,
dédicacée à son compagnon, Scott, relate la vie, parfois complexe dans ses
incertitudes, douloureuse (une longue et grave maladie) et les recherches artistiques
de ce grand artiste du piano que nous avons rencontré (cf. Jazz Hot n°679). Il possède une remarquable discographie, en leader
et en sideman, pour ceux qui n’ont pas eu la chance de l’écouter en live, à Paris ou ailleurs, car il est un
habitué de la scène de jazz dans le monde, en particulier de celle du Village
Vanguard (en solo et trio) dont il est devenu une légende vivante et
régulièrement programmée. Il raconte cette relation dans l’interview. Vous l’avez deviné, à la lecture du titre, sous-titre et
texte de jaquette, ce livre éclaire la personnalité et donc la musique d’un de
ces artistes de talent, qui pour ne pas appartenir «a priori» à la tradition du
jazz, ont su établir une synthèse personnelle, une sorte d’arrangement avec
cette grande tradition culturelle, pour la fréquenter sans la trahir, sans
l’accaparer ou la détourner, en invité savant capable de respecter les codes
d’une culture, voire de les enrichir de sa différence.
Les exemples existent dans le jazz, pas si nombreux depuis
Django Reinhardt, Lennie Tristano, Bill Evans, et peu importe au fond qu’on
sente cette différence de culture native quand les invités sont aussi riches
sur le plan personnel, artistique, culturel et si respectueux, curieux,
généreux, enthousiastes, convaincus depuis leur plus jeune âge pour leur maison
d’accueil, cette culture, pour la langue native, le jazz. Voilà, en résumé, comment décrire Fred Hersch: lire un
ouvrage sorti de sa plume pour l’expliquer par des mots est une sorte de cadeau,
sans doute aussi un exercice personnel de clarification qui aide à la
maturation de son expression. On peut lire, pour commencer, le chapitre justement
intitulé «To Begin» et malicieusement placé à la page 296, comme une sorte de
clé cachée pour ceux qui n’aurait pas tout saisi de ce personnage sympathique
au sens profond du mot, qui se définit en fin de compte, malgré le titre, le
sous-titre et celui de la jaquette: «I’m a jazz musician».
Jazz et
Franc-Maçonnerie. Une histoire occultée, Yves Rodde-Migdal, Editions Cépaduès,
coll. de Midi, Toulouse, 2017, 80p. www.cepadues.com
Sujet intéressant, mais livre très décevant, qui laisse
l’histoire aussi occultée qu’elle l’était, avec un contenu confus, insuffisant et
approximatif, sur tous les plans: celui de l’information, de la franc-maçonnerie,
du jazz et de la langue. On ne retiendra pas grand-chose de cette suite de
généralités et de poncifs sur un sujet qui nécessite un travail beaucoup plus
approfondi. L’auteur, qui semble pourtant bien placé pour le traiter puisqu’il
est, paraît-il, franc-maçon et musicien de jazz, accumule généralités et lieux
communs sur le jazz, sans apporter de fond à un sujet qui en demande puisqu’il
est, par nature, quelque peu mystérieux et pour «initiés». Malgré la préface du
Grand Maître du Grand Orient de France, ce n’est pas avec ce petit livre que
«I’m Begining to See the Light» comme aurait dit Duke Ellington, grand maître
du jazz, et c’est ce qui restera de lui plus que le tablier en coton blanc de
l’initié qu’il fut. Cela dit, on aurait aimé avoir des informations
approfondies et originales sur ce sujet car c’est une dimension de l’histoire
afro-américaine et plus largement de l’Amérique.
Jazz Art of Takao
Fujioka, Way Out West, vol. 100 Anniversary, Editions JAZGRA, Osaka, Japon,
2017, 80p., www.jazgra.com
Voici 78 dessins réalisés de 2009 à 2017, par
l’excellent Takao Fujioka, qui reprend à sa façon, l’héritage des très belles illustrations
léguées par le légendaire David Stone Martin. Jouant sur des perspectives
accentuées, utilisant un trait unique à l’encre noire, le plus souvent une
couleur dominante (parfois deux) en aplat uni, plus le noir (trait ou aplat) et
le blanc du papier à dessin, il y a un souci de stylisation du jazz, comme chez
le grand devancier.
C’est très beau, avec une manière unique et reconnaissable
au premier coup d’œil, comme le son des musiciens qu’il immortalise, et Takao
Fujioka restitue à la perfection les attitudes des musiciens, les atmosphères,
avec sa manière si particulière.
Il faudrait encore des 33 tours 30 cm pour qu’un tel
talent puisse continuer à apporter sa richesse au jazz, car son imagination et
la fulgurance de son trait conviennent parfaitement à l’art qu’il honore.
Takao Fujioka est un grand artiste et ce sobre livre en
format ordinaire est un plaisir des yeux et du jazz, tout à fait dans la
tradition. Indispensable!
Avec cette même imagination et ce même talent, l'artiste avait réalisé une belle œuvre en forme de dédicace pour les 80 ans de Jazz Hot en 2015 (ci-contre).
Jazz en 150 figures, par Guillaume Belhomme, Editions du Layeur, 2017, 360p.
Guillaume Belhomme, un ancien de l’équipe de Jazz Hot, bien qu’encore jeune, auteur par ailleurs de quelques ouvrages sur le jazz consacrés à Eric Dolphy, Jackie McLean, entre autres, propose ici un beau livre (format 25x25cm), pour une anthologie biographique de 150 musiciens qui, d’après l’auteur, sont des bornes de l’expression jazzique. L’ouvrage est bien imprimé et photogravé, illustré de photos et de pochettes de disques, donc plutôt attrayant sur le plan de la forme.
Sur le fond, comme l’auteur le remarque, ce genre d’exercice consiste à oublier beaucoup de musiciens très importants, voire essentiels au jazz, comme c’est le cas ici (la liste sera trop longue) et à mentionner beaucoup trop de musiciens secondaires (surtout quand on se limite à 150 fiches) qui n’ont pas leur place dans un panthéon de «la grande musique classique américaine» comme l’appelait Duke Ellington. Il y a donc un parti pris, c’est la règle du jeu.
La présentation est chronologique (fixée par la date de naissance des artistes).
Le ton est journalistique, donc plutôt synthétique, avec des sélections courtes discographiques pour orienter le lecteur. L’auteur publie quelques commentaires sur les disques qu’il pense essentiels du musicien. C’est en quelque sorte un best of de chroniques de l’auteur de disques qui sont le best of du musicien, le choix des musiciens étant un best of du jazz, selon l’auteur. Une idée à tiroirs. C’est un ouvrage de découverte pour les néophytes plus qu’un ouvrage de référence pour les amateurs. On tourne les pages, et on regarde les belles images. Un bibliographie générale se trouve en fin d’ouvrage. Enfin, on regrette l’absence d’une page de garde normalisée (titre, auteur, maison d’édition, adresse, année, etc., ce qui doit continuer à se faire) et l’absence d’un index alphabétique mentionnant les pages où retrouver les artistes.
Abécédaire Amoureux du Jazz, Photographies Pascal Kober, Préface Marcus Miller, Editions
Snoeck, 2017, 178 p.www.ancien-eveche-isere.fr
Ce beau livre (format 20x20), préfacé par Marcus Miller (Pascal est lui-même bassiste d’un groupe régulier depuis plusieurs années), qui existe aussi en version anglaise (An ABC for Jazz Lovers), est en quelque sorte le catalogue de l’exposition photographique de Pascal Kober * qui se déroule actuellement à l’Ancien Evêché de Grenoble, Isère, du 15 juin 2017 au 17 septembre 2017.
Pascal Kober est un compagnon de Jazz Hot de longue date (1987), et on découvre régulièrement ses photos et ses articles, interviews dans notre revue. Il se définit lui-même, avec humilité, comme un photoreporter du jazz. Depuis plusieurs décennies, il parcourt le monde, pour Jazz Hot ou pour sa belle revue, L’Alpe, dont il est le rédacteur en chef depuis l’origine.
Le jazz constitue l’une de ses portes d’entrées pour découvrir le monde, et ce bel ouvrage, qui immortalise son exposition, est un récit de vie d’un journaliste qui aime le monde, le jazz, les musicien(nes). De manière générale, il aime les rencontres humaines et les civilisations. Pascal a parcouru tous les continents; on retrouve donc, dans cet ouvrage et dans l’exposition, des personnages du jazz, au sens le plus planétaire, de tous les horizons, qu’il a photographié sur scène ou hors scène, toujours avec la bienveillance qui le caractérise, c’est-à-dire dans de belles attitudes. Il retrace aussi la mémoire d’une partie du festival Jazz à Vienne, très présent dans cette exposition, parmi beaucoup d’autres.
Chaque lettre est l’occasion d’un petit récit pour introduire quelques photos: ainsi le «A comme Afrique», avec Randy Weston et quelques autres, et ainsi de suite. Les photos sont bien légendées. La maquette est séduisante et la photogravure de qualité. Rien ne nous étonne, quand on connaît le perfectionnisme de Pascal. Comme vous l’avez compris, Pascal Kober croque la vie à pleines dents, et par tous les bouts, et cette belle exposition et ce beau livre sont en quelque sorte les cadeaux qu’il nous fait, un partage de ses émotions artistiques et jazziques. A nous d’en profiter…
Jérôme Partage
*Exposition: Abécédaire amoureux du jazz , Musée de l'Ancien Evêché, Grenoble (38), du 15 juin au 17 septembre 2017. www.ancien-eveche-isere.fr
Histoire du Rock à Marseille, 1960-1980, par Robert Rossi, Editions le Mot et le Reste, 2017, 329p., quartiersnord.com
Le chanteur historique de Quartiers Nord (le plus vieux groupe de rock marseillais) Robert «Rock» Rossi se double d’un érudit en histoire, et c’est en tant que titulaire d’un doctorat es histoire contemporaine qu’il traite cette époque charnière du rock dans sa ville de cœur. Son implication sur la scène locale mais aussi ses recherches, interviews et anecdotes font revivre une époque qui semble déjà lointaine, et qui nous fait voyager dans les «villages» de Marseille à travers des personnages truculents, souvent d’origine modeste, dont le rock est devenu le moyen d’expression. La carrière, souvent brève, d’une soixantaine de groupes est détaillée en douze chapitres qui traversent tous les styles, et qui atteste qu’aucun n’a véritablement atteint la notoriété nationale. On parcourt en même temps l’histoire du rock & roll en passant du twist au punk, et en visitant les quartiers marseillais qui se présentent comme autant de villages avec leur singularité. Le terme de musiques actuelles et les salles destinées à cette appellation n’existaient pas, les musiciens jouaient dans les cités, les amphithéâtres des facultés, les M.J.C, les bars et surtout dans les clubs-discothèques, notamment dans la première décennie. La plupart des contrats avec les managers étaient léonins et les musiciens jouaient souvent pour des cacahuètes. Un groupe avait même signé un contrat à vie. On revisite les célèbres dancings de la ville, de l’Arsenal des Galères (programmé un temps par Marcel Zanini) à la Licorne en passant par le Soupirail, le bar Le Central sur la Canebière, et les salles se nomment l’Alhambra (Bd Chave), la salle St-Georges, où il fallait même monter la scène, ou la Mutualité. On apprend que les Yardbirds, Eric Clapton, les Moody Blues se sont produits dans ces dancings, et que lors du fameux concert des Rolling Stones à Marseille, les organisateurs n’avaient pas prévu de sonorisation. De nombreux musiciens de rock ont été «épaulés» par des musiciens plus confirmés tels le guitariste Claude Djaoui, Roger Rostan, batteur qu’on retrouve auprès de Charles Aznavour, et le père de Michel Zenino (b), Charles Zenino (g), qui donna des cours à plusieurs jeunes musiciens.
Si la gloire n’a pas été au rendez-vous, on peut citer des personnages qui sortent du lot tels le chanteur Rocky Volcano, un court temps opposé à Johnny Hallyday, Guy Matteoni qui a fait une belle carrière de compositeur et d’arrangeur, les Cinq Gentlemen qui ont fait un tube national, Alain Caronna, un émule de Jimi Hendrix, ou encore le guitariste Claude Olmos qui refusa de partir aux Etats-Unis avec Percy Sledge.
La première décennie apparaît plus marquante, mais la galère de ces groupes se poursuit les années suivantes. A travers ces épisodes, on remarque le nom de musiciens qui choisiront une autre voie tels Hervé Bourde (sax), Michel Zenino (b), Jean-Marc Montera (g) ou Jacob Desvarieux (g), cofondateur de Kassav. Certains groupes ont plus marqué la scène non tant par leur musique mais pas leur réputation bonne ou mauvaise; on ne peut oublier les iconoclastes Barricades I et II, Les Serpillères Venimeuses ou encore Leda Atomica. A travers tous ces groupes et ces expériences, un musicien revient souvent: Jacques Menichetti qui apparaît dans plusieurs formations historiques (Caronna Machination, Gédéon, Goah, Au Secours, John Eddy Milton et les Parcmètres…) et qu’on retrouve aussi bien derrière Johnny Hallyday, Frank Fernandel, Claude François ou encore un bref moment Magma avant de signer des musiques pour le cinéaste Robert Guédiguian (Il pleut sur Marseille…).
Un CD de douze titres complète cette publication avec des titres phares tels «Engatse sur le 31» de Quartiers Nord ou «Marseille Bouche de Vieille» de Leda Atomica.
Montreux Jazz Festival/50 Summers of
Music, Arnaud Robert-Salomé Kiner, Editions Textuel/Montreux Jazz
Festival, 400p., Montreux, 2016, www.montreuxjazzfestival.com
Avec une préface de l’actuel
directeur du Montreux Jazz Festival, Mathieu Jaton, voici un imposant
pavé grand format, illustré de 175 photos, pour commémorer ce que
furent ces cinquante années de festival, sous la férule du créateur
Claude Nobs dans cette Suisse Romande des bords du Léman, modeste
station balnéaire décrépite privée de ses touristes anglais dans
l’après-guerre, une station devenu carrefour médiatique estival
du show business et de l’industrie du disque sous la férule de
Claude Nobs, animateur et organisateur de talent, audacieux jusqu’à
la démesure.
Pour cet anniversaire et cet ouvrage, on a fait
appel aux témoignages d’une cinquantaine d’artistes ou témoins,
pour certains qui ont le plus profité du passage du jazz de l’âge
des amateurs de jazz à celui d’une professionnalisation et d’une
mercantilisation à outrance qui font aujourd’hui sa faiblesse et
la dérive de la plupart de tous les grands festivals, dans
l’ensemble du monde, sur le modèle justement de celui de Montreux.
Il faut donc lire cet ouvrage,
attentivement, rempli d’informations, car il raconte d’une
certaine façon l’histoire du monde de cette époque née des
trente glorieuses, un après-guerre où naît la société de
consommation culturelle et du loisir, à l’échelle planétaire.
Il faut découvrir sous la plume de l’actuel directeur que
Claude Nobs était au fond un gentil garçon, passionné et
passionnant, et il n’y a pas à en douter, un éternel adolescent
qui aimait la fête, plutôt le blues et le rock de cette période,
et s’est bâti un projet à la taille de ses ambitions qui n’ont
fait que grandir avec les années. Il savait recevoir et avait un
réel pouvoir de séduction sur les artistes qui l’ont, d’après
les témoignages, unanimement apprécié. Le pouvoir, la puissance et
le gigantisme fascinent aussi. Il y a également pas mal de
témoignages comme celui de Georges Braunschweig, photographe, qui
rappelle une atmosphère et un état d’esprit.
Malgré
l’étiquette «jazz», le projet est au départ plus un projet
d’animation dans l’esprit de développer une ville, plus un
projet pour l’industrie des loisirs. Le Jazz à Montreux, cette
partie de la programmation, c’était en fait surtout Norman Granz
qui s’installa en Suisse par ailleurs. La qualité a donc été au
rendez-vous, car le carnet d’adresses était royal, et la troupe de
Norman Granz un condensé de l’âge d’or du jazz.
L’authentification d’une forme
d’art originale, le jazz en tant qu’art afro-américain, fruit de
l’intuition critique des Charles Delaunay, Stanley Dance, Hugues
Panassié, John Hammond, la construction d’une presse et d’une
économie autonome fondée sur les amateurs de jazz, qui ont permis
de faire du jazz ce qu’il est sur le plan artistique, et qui ont
été à l’origine de la création des festivals de jazz, dont
celui de Nice, d’Antibes, de Newport, de Nîmes, de Marciac, de San
Sebastian, de San Remo, etc., et donc de Montreux en 1967, ont été
détourné par les affairistes, en France les Barclay, Ténot,
Filippachi, et en Europe ici par Claude Nobs, ailleurs en Hollande
par des Paul Acket, etc., entraînant dans leur élan la dérive de
programmation qu’on connaît aujourd’hui un peu partout à
quelques exceptions près.
Montreux est une histoire en cours, et
s’il est vrai que la programmation a mélangé le meilleur, grâce
à Norman Granz, et une surabondance de musiques du monde, il a
contribué à vider le jazz de son public de connaisseurs au profit
des happy few et de consommateurs. Les amateurs de jazz se
sont le plus souvent contentés d’acheter les disques produits lors
de ces concerts pour les écouter chez eux, de financer à distance,
car Claude Nobs a été le directeur local d’Atlantic en Europe.
Il
est vrai que beaucoup des plus grands artistes du jazz s’y sont
produits pour des concerts parfois mémorables, sous la baguette de
Norman Granz, que certains artistes comme Quincy Jones et Miles Davis
y avaient et y ont encore leurs pantoufles. Les concerts ont
d’ailleurs été immortalisés par le son et l’image, et pour
l’amateur d’aujourd’hui, l’accumulation des noms et de ces
images ou disques peut donner l’impression déformée d’un grand
festival de jazz. Car effectivement, les grands noms du jazz, blues
compris, restent aujourd’hui la carte de visite, même quand ils
n’ont pas été toujours les plus gros cachets.
Oui, de fait, c’est une des plus
grandes offres du jazz sur la durée, et oui, de fait, c’était une
des plus belles scènes du jazz. Dizzy qui fait la couverture, Aretha
Franklin, Miles Davis, Eddie Harris, Sarah Vaughan, Nina Simone
(plusieurs fois), Muddy Waters, B.B. King, Charles Lloyd , McCoy
Tyner, Clark Terry, Roy Eldridge, et des centaines d’autres, il
manque d’ailleurs à cet ouvrage un index des musiciens et un
annuaire des programmes.
Pour autant, dans ce supermarché
indifférencié, le jazz y a perdu une partie de son âme. Les
derniers grands noms de l’histoire sont David Bowie, Leonard Cohen,
Prince, Sting et toujours Quincy Jones, le parrain, pas souvent pour
du jazz. Sa contribution dans cet ouvrage est d’ailleurs
intéressante. Comme Claude Nobs et quelques autres, ils sont les
produits d’une histoire où l’argent coule à flot, et on peut
comprendre dans ces conditions, la perte des repères.
Pourtant, et c’est ce que nous
raconte Ahmet Ertegun, dans ce livre, tout cela a débuté dans une
forme de passion, naïve et touchante, celle du jeune Claude Nobs qui
se rend à New York chez Atlantic pour rencontrer les personnes dont
il a vu le nom sur les pochettes de ses disques. Mais sa passion,
c’est un mélange de beaucoup de choses, la mondanité, la fête,
l’argent, l’organisation, le blues-rock, et le souci de mettre le
centre du monde sous sa fenêtre à Montreux. C’est ce rêve devenu
réalité que raconte Arnaud Robert, mais où le jazz est loin d’être
le centre, juste un hasard historique, même si les lettres de
noblesse de Montreux viennent avant tout du jazz; au point qu’un
moment, lassé des critiques venant d’amateurs de jazz sur la
nature très éclectique de la programmation, Claude Nobs ait songé
à supprimer le mot «jazz» de sa marque commerciale.
Claude Nobs filmait tout, paraît-il,
et cette banque d’images est certainement le meilleur service qu’il
ait rendu au jazz, le meilleur de son œuvre, n’en déplaise à
Quincy...
Jazzick, Michel Leeb/Jean-Pierre
Leloir, Editions Chêne-E/P/A-Hachette Livre, 2016, 242p.
Un beau livre, selon l’expression
consacrée pour un ouvrage de photographie, et là il s’agit de
celles d’un grand ancien de Jazz Hot, Jean-Pierre Leloir.
Alors comme disait notre regretté Louis-Victor Mialy, autre grand
ancien, il y a deux nouvelles: une bonne et une mauvaise. Par
laquelle on commence? Par la bonne, puisqu’il faut bien aller de
l’avant et qu’il s’agit d’un grand ancien. Les photos, dont
certaines sont des «classiques», sont splendides, et la
photogravure comme le papier leur rendent hommage. Jean-Pierre Leloir
est une bibliothèque du jazz en images, et si un choix de qualité a
été fait, nul doute qu’il en existe encore des milliers d’autres
aussi extraordinaires. C’est le caractère infini du jazz, on n’est
pas près d’en venir à bout, de tout connaître, le jazz comme le
dit Michel Leeb, grand amateur et grand connaisseur, même s’il
s’en défend, est la musique du XXe siècle et a généré
tant de passions connexes (la photographie en particulier), qu’il
est inépuisable, même s’il n’est pas immortel. Rien ne l’est,
et c’est tout le travail qu’il convient de faire pour préserver,
diffuser et faire aimer, et nul doute que des photos de cette qualité
y contribuent.
Cela dit, si les photos sont
exceptionnelles, et nous passons à la mauvaise nouvelle, les textes
sont consternants: une réunion de toutes les lourdeurs qui se sont
dites et pensées, à une heure tardive de la nuit, comme dit Léo
Ferré, au moment du dernier pour la route, mauvais jeux de mots,
dans une forme qui se voudrait surréaliste et/ou ludique, mais qui
fait rarement sourire. Comme c’était la vocation du texte et une
spécialité de Michel Leeb, remarquable showman, bon chanteur,
parfois drôle d’ailleurs, mais parfois lourd aussi, et là, pas de
chance pour lui et pour nous, il nous livre le moins bon. Cela dit,
il est sympa, il offre ces belles photos et on ne va pas lui en
vouloir, ça part d’un bon sentiment. Il y a un côté surréaliste
malgré tout, c’est la proximité entre une expression de haut
niveau (celle de Jean-Pierre Leloir) et la médiocrité des
platitudes de Michel Leeb. Est-ce drôle? A vous de voir.
Comme le travail de réunir et de
graver les photos est bien fait, en cas de seconde édition, si
Michel veut bien revoir sa copie –il en a les moyens, il connaît
le jazz–, il peut faire drôle, savant et léger, plutôt que pas
drôle et balourd, et il a tant croisé de musiciens qu’il doit
avoir de vraies anecdotes fort intéressantes (ici, il joue le
modeste sur le sujet). Pour cette seconde édition, suggérons
quelques corrections: Joe Williams plutôt que John William (p.213);
Jerry Lewis plutôt que Jerry Lee Lewis (p.219); c’est Papa Jo
Jones et non Philly Joe Jones (p.74); il semble bien que ce soit
Michel Legrand (pas mentionné), jeune, face à Erroll Garner (p.95);
et on se demande ce que vient faire Michael Jackson (sans photo,
p.112), peut-être pour faire plaisir au mauvais génie Quincy Jones,
déifié par Michel Leeb?
Bon, Michel Leeb ne s’est pas trompé
dans le choix: il s’agit bien de musiciens de jazz sans exception,
et quand ils ne le sont pas, ils ont quand même à voir avec. Les
sidemen méritaient d’être nommés quand on les devine sur
certaines photos. Pour être juste et pour mémoire, avant la refonte
de l’ouvrage, retenons la meilleure blague de Michel Leeb (p.119,
on garde l’essentiel) qui concerne d’ailleurs à moitié la
musique classique: «Dans un bar à New York "Vous désirez? — Un
baby", répond Bach. — "et vous, Monsieur?" En s’adressant à
Mozart. — "un baby comme Bach".» On a un peu écourté. C’est la
meilleure, mais il y a aussi celle là, qu’on oubliera volontiers:«"Excusez moi de vous demander
pardon", a dit Maxim Saury.», et le reste ressemble
plutôt à la seconde.
On comprend que Michel Leeb appartient
à la génération des amateurs qui s’est amusée avec le jazz,
mais on attend mieux, surtout au contact de Jean-Pierre Leloir.
Sugar Free Saxophone: The Life and Music of Jackie McLean
par Derek Ansell
Sugar
Free Saxophone: The Life and Music of Jackie McLean, par Derek Ansell
(en anglais), Northway Publications, Londres, 2012, 216p., www.northwaybooks.com
L’excellent
éditeur Northway Publications de Londres, qui propose bon nombre
d’ouvrages consacrés au jazz, souvent des biographies (Johnny Griffin,
Hank Mobley, Nat Gonella…) ou autobiographies (Peter King, Coleridge
Goode, Ronnie Scott…) mais aussi des ouvrages traitant du jazz (John
Chilton: Hot Jazz, Warm Feet, Graham Collier: The Jazz Composer),
avait déjà collaboré avec le bon Derek Ansell dès 2012 pour une
première biographie, celle du brillant et respecté saxophoniste alto,
Jackie McLean, une légende du jazz, issue de Sugar Hill, Harlem, ce qui
explique en partie le titre de l’ouvrage.
Avec la même méthode de
travail que celle déjà présentée dans ces colonnes à propos de sa
biographie d’Hank Mobley, Derek Ansell retrace le parcours beaucoup plus
long et heureux de Jackie McLean, sxophoniste alto, de la même
génération (il est né en 1931) qui connut pourtant les mêmes tourments
que Mobley, mais qui –chance, hasard ou personnalité– surmonta ces
périodes sombres pour rester non seulement le grand saxophoniste alto,
héritier de Charlie Parker, mais plus tard un professeur respecté
(Université d’Hartford, CT), même adulé de ses étudiants, et une
personnalité du jazz de premier plan, un passeur, un messenger du jazz.
L’intensité
de son jeu, qu’il partagea –comme certaines zones d’ombre de la
biographie– avec nombre de musiciens de cette génération,
l’après-guerre, l’ère du bebop-hardbop, donna un parcours encore plus
fertile que celui d’Hank Mobley en matière de production discographique,
encore une fois immortalisé par le label Blue Note d’Alfred Lion et
Francis Wolff, maison de disques dont la caractère indispensable dans
cette période n’est plus à démontrer.
Dans cet ouvrage, Derek
Ansell avec ses outils habituels (lecture de la presse, écoute des
disques et lecture des pochettes de disques, plus lecture des ouvrages
consacrés au jazz, contribution de la famille de Jackie McLean,
consultation de personnalités de qualité comme Ira Gitler, Ken Burns…),
avec un souci de clarté, de précision et de concision (index, notes,
discographie) a retracé la carrière, les rencontres, évoqué le style
particulier du musicien mais aussi approfondi les traits d’une
personnalité toujours soucieuse de trouver sa voie, de transmettre aux
nouvelles générations, bien que lui-même se soit parfois senti floué du
produit de son œuvre. Cela le rapproche d’Hank Mobley et de bien
d’autres musiciens de jazz, mais la dernière période de la vie de Jackie
McLean a sans doute apaisé un homme qui a enfin trouvé le moyen de
faire reconnaître son Art à travers et par sa descendance, et la
reconnaissance, même tardive, des institutions.
Les deux
biographies de Mobley et McLean, mises en parallèle, apportent des
enseignements sur deux destins artistiques finalement proches sur le
plan biographique mais qui ont trouvé deux issues différentes, seulement
parce que l’un, Hank Mobley, est mort en 1986 quand la reconnaissance a
commencé pour l’autre.
Ce qui sépare les deux musiciens est sans doute que Jackie McLean participa à la pièce The Connection en 1959 (musique de Freddie Redd), avec laquelle il vint au Royaume-Uni
en 1961, puis fit le voyage de Paris dès 1961, et contribua davantage
aux nouvelles aventures du jazz (Ornette Coleman), puis très tôt (fin
des années 1960) participa à des programmes de réhabilitation pour
toxicomanes après avoir lui-même touché le fond (séjour au pénitencier).
Jackie McLean ne cessa de chercher des issues avec opiniâtreté. Sa
personnalité est donc aussi pour beaucoup dans son parcours finalement
heureux.
C’est de ces recherches dans toutes les directions de
Jackie McLean que traite ce très bon livre biographique de Derek Ansell
(belle couverture avec une photo de Francis Wolff comme pour la
biographie d’Hank Mobley) qui aborde également les aspects stylistiques.
Il
n’y a pas beaucoup d’ouvrages de qualité sur Jackie McLean, et nul
doute que celui-ci est une contribution essentielle à la connaissance
d’un monument du jazz –encore un, oui!– le jazz est une musique si riche
en Artistes.
Workout:
The Music of Hank Mobley, par Derek Ansell (en anglais), Northway
Publications, Londres, 2014 (première édition en 2008), 180p., www.northwaybooks.com
Hank
Mobley est sans aucun doute le plus mésestimé des saxophonistes ténors
du bebop bien que sa carrière se soit déroulée sous les meilleurs
auspices: un environnement familial favorable, des débuts sur la scène
du jazz à 21 ans aux côtés de Max Roach, un court passage ellingtonien;
il côtoya Charlie Parker, Thelonious Monk, Bud Powekll, Clifford Brown;
il fut le saxophoniste des premiers Messengers avec Art Blakey et Horace
Silver, musiciens auxquels il resta fidèle; il fut un musicien
régulièrement enregistré en sideman ou leader du label Blue Note,
immortalisé par les splendides photos de Francis Wolff, puis il
accompagna ou fut accompagné par Miles Davis, Lee Morgan, Kenny Dorham,
Donald Byrd, Freddie Hubbard, Cedar Walton, Muhal Richard Abrams… parmi
beaucoup d’autres grands noms du jazz, car Hank Mobley n’a jamais côtoyé
que l’excellence.
Tout donc, y compris des talents de
compositeurs et une sonorité, une invention très originale, devrait
faire de ce ténor une légende, à l’instar de Sonny Rollins, John
Coltrane, Johnny Griffin, Ornette Coleman, musiciens de sa génération
(il est né en 1930). Mais voilà, l’usage excessif des stupéfiants
introduisit des perturbations répétées qui l’écartèrent de la scène du
jazz pour perte de carte professionnelle autant que pour de sérieux
problèmes de santé qui l’empêchèrent de manière précoce à interrompre sa
carrière (1978). Il disparut d’une pneumonie encore jeune en 1986, à
Philadelphie.
Il fit bien un séjour en Europe, mais un peu tardif
(1969) pour acquérir la reconnaissance que ses contemporains y ont
trouvé de 1958 à 1965, et, à l’apparition des grands festivals européens
des années 1970-80, il n’était malheureusement plus en état de jouer.
Oublié
puis redécouvert à l’occasion de rééditions chez Blue Note, il laisse
une belle œuvre enregistrée cependant, et c’est à raison que Derek
Ansell a entrepris la réévalution d’une des sonorités originales du
ténor, très personnelle, moins spectaculaire que celle de ses célèbres
contemporains, mais pas moins profonde, et la liste des musiciens qui
l’ont sollicité témoigne assez que M. Hank Mobley était un musicien de
très haut niveau.
C’est une excellente biographie détaillée, collant à
la chronologie, fort bien documentée par de multiples intervenants dont
les critiques et témoins de cette époque, musiciens inclus (Ira Gitler,
Leonard Feather, Val Wilmer, Cedar Walton, …), le texte s’appuie
également sur les textes de pochette, fort heureusement nombreux, car le
ténor dont le parcours a été fait de disparitions périodiques, a été
finalement beaucoup enregistré, essentiellement par le label Blue Note
d’Alfred Lion et Francis Wolff, ce qui atteste encore une fois que pour
les amateurs de jazz en mal de découverte, il y a en Hank Mobley, un
fameux filon de beaux enregistrements à redécouvrir.
L’ouvrage
intéressant et sérieux de Derek Ansell (notes, index, discographie…) a
été rédigé par un connaisseur et un amateur de l’œuvre, ce qui n’a rien
d’étonnant, mais on sent très souvent chez l’auteur une sensibilité au
personnage, et le souci de réévaluer une œuvre, et on ne peut que
partager une certaine amertume relevée dans une interview de John
Litweiler en 1973: «C’est dur pour moi de penser ce qui pourrait
être ou aurait pu être. J’ai vécu avec Charlie Parker, Bud Powell,
Thelonious Monk. J’ai sillonné les rues de haut en bas avec eux. Je ne
savais pas ce que ça signifiait quand je les entendais pleurer –jusqu’à
ce que ça m’arrive.»
On ne sait pas en effet la tragédie qui
accompagna tant de grands créateurs du jazz faute de l’avoir vécue, on
peut juste y être sensible et prendre la peine de comprendre un
environnement, celui de cette époque en particculier. Hank Mobley est
l’archétype du musicien de jazz, à côté d’autres vécus parfois plus
heureux ou parfois plus dramatiques. Mais c’est aussi un musicien
d’importance à redécouvrir, cet ouvrage sensible y contribue.
Uri Caine-Musica in tempo reale, par Enzo Boddi (livre en italien), Sinfonica Jazz, 2016, Brugherio (MI), 242p., www.sinfonica.com
Uri
Caine commença sans enthousiasme le piano à 8 ans vers le milieu des
années 1960. A 13 ans, il rencontra Bernard Peiffer (1922-1976) qui
s’était établi à Philadelphie: pianiste influencé par Fats Waller et Art
Tatum, qui avait joué en France avec André Ekyan, Django Reinhardt,
puis aux USA avec Rex Stewart, James Moody, Don Byas, Kenny Clarke.
Bernard Peiffer fait comprendre à Uri Caine que sans la connaissance de
James P. Johnson et Fats Waller il n’aurait pas pu comprendre
Thelonious Monk. Puis il le convainc d’approfondir l’étude de la musique
classique afin de pouvoir développer sa capacité à improviser. A
l’université de Pennsylvanie il étudie avec le compositeur George
Rochberg (1918-2005) qui le fait plonger dans le dodécaphonisme et le
sérialisme. Quand on connaît la formation (développée en détail dans le
chapitre premier : Philadelphie) de Uri Caine on sait d’où viennent ses
œuvres basées sur Bach, Beethoven, Mozart, Mahler, et d’autres.
Le
livre se divise en six chapitres copieux renfermant une infinité de
détails sur le cheminement du pianiste compositeur, tout son parcours
musical, et une étude détaillée, morceau par morceau, des disques et des
œuvres majeures d’Uri Caine, y compris ses origines familiales juives
et l’importance du Yiddish et de l’hébreu, donc de la musique klezmer.
Le
chapitre 1 nous emmène de Philadelphie où Uri Caine naquit le 8 Juin
1956 et fit ses études jusqu’à l’arrivée à New York. En passant, Enzo
Boddi nous brosse l’histoire et la situation de la musique en général,
ainsi que des liens d’Uri Caine avec Dave Douglas et Don Byron des
années 1970 à aujourd’hui (liens qui seront affinés dans d’autres
chapitres), sans oublier les problèmes Noirs-Blancs.
Le chapitre
2 est consacré au pianiste, ses influences, son jeu, son ascendance
ashkénaze qui explique son intérêt pour la musique klezmer. Boddi
analyse les pianos solos, l’influence de la musique classique sur Uri
Caine. Puis il aborde son art du trio, l’exploitation des standards, la
référence au blues. Plus loin Boddi s’attaque aux duos, avec une analyse
pointue du style et des morceaux.
Le chapitre 3 nous ramène à
Philadelphie entre le sacré et le profane. L’étude de « The Philadelphia
Experiment», puis de «Plastic Temptation», l’importance des racines de
la «Soul».
Le chapitre 4 reprend l’étude des racines hébraïques
d’une grande importance dans la poétique d’Uri Caine. Approfondissement
de l’héritage, du klezmer, des rapports avec Don Byron, Mickey Katz,
Joel Rubin et Bensoussan. Le tout avec une connaissance époustouflante
du sujet.
Le chapitre 5 est consacré aux rapports d’Uri Caine
avec la musique de Gustav Mahler, Richard Wagner, Robert Schumann,
Johann Sebastian Bach pour des variations sur les Variations Goldberg, Ludwig van Beethoven pour les Variations Diabelli,
et pour finir Wolfgang Amadeus Mozart. Puis après les musiciens
allemands, Uri Caine, descend vers le sud à la rencontre de Verdi et le
syndrome afro-américain d’Othello.
Le chapitre 6 traite du XXe siècle à travers le vieux et le nouveau continent, et tout d’abord de
la double identité d’Uri Caine; d’un territoire à explorer, la Rhapsody in Blue; les nobles précurseurs (Nobili antesignani) de Tin Pan Alley avec Whitmark Marks et Stern; et la réalisation de The Sidewalk of New York: Tin pan Alley en 1999. Une étude sur l’œuvre pour quatuor à cordes (String Quartet)
et son rapport avec ce genre de musique, exécutée par le Ardititi
String Quartet et enregistrée en 2010. Puis quelques éléments sur le Berio Project.
Le chapitre, donc le livre, se termine sur les projets futurs, dont Uri Caine ne manque pas, en particulier les Moonsongs (Le Pierrot lunaire) d’Arnold Schœnberg, des œuvres pour chœurs, etc.
Et Enzo Boddi de conclure cette œuvre gigantesque: « Et
puis s’il est vrai, et c’est vrai, que la diffusion globale du jazz,
même sous les latitudes les plus impensables, a valorisé et certifié la
fonction de musique prompte à intégrer et à se confronter avec d’autres
langages et patrimoines culturels, l’œuvre de Caine se propose comme un
exemple significatif de ce processus par la capacité dialectique, la
nature intrinsèquement multiculturelle et la vision ouverte et inquiète
en même temps. Au delà des étiquettes, des classifications et des
catégories, Caine a développé et continuera à développer son rôle de
musicien contemporain avec l’attitude d’un consommateur frénétique de
tout le savoir disponible et avec les intuitions d’un architecte lucide
des musiques de "possiblilités”.»
Le livre d’Enzo Boddi,
notre correspondant en Italie (cf. les comtpes rendus des festivals) est
un beau travail de musicologue, d’historien et d’analyste; une somme
exhaustive sur l’œuvre d’un musicien, il est vrai d’une richesse de
création extraordinaire. Notons en annexe une discographie et une bibliographie. Avec Uri Caine, sommes-nous toujours dans le jazz? Vaste question. Parfois, oui.
Ce
livre, écrit en 2015, par Mary Morris, enseignante, écrivain et
voyageuse, évoque le Chicago des années 1920-1930, dites «folles», celui
raconté par ses parents, elle-même y étant née en 1947 mais n'y vivant
plus depuis longtemps. Elle a écrit six romans (The Waiting Room…), des récits de voyages (The River Queen…), des nouvelles (Vanishing Animals and Other Stories…)et c'est son premier roman édité en France (titre original: The Jazz Palace),
chez Liana Levi, et traduit par l'excellente Michelle Herpe-Volinsky,
«spécialistes» toutes deux et entre autres, de Ernest J. Gaines,
magnifique romancier...
Ce livre, très documenté, porte sur une
période particulièrement riche sur le plan musical, la grande migration
depuis New Orleans et le long du Mississippi vers la métropole du Nord
et ses usines, amenant dans ses bagages les musiciens, d'origine rurale
et urbaine, de New Orleans en particulier.
Cet ouvrage ajoute
une nouvelle touche au tableau impressionniste composé à plusieurs mains
par tous les écrivains et réalisateurs américains passionnés de leur
histoire naissante, chacun/e travaillant sa petite parcelle dans un luxe
de détails, avec son melting pot spécifique, ses comportements
communautaristes réglés comme des horloges jusqu’à la caricature, une
histoire des Etats-Unis ponctuée de combats pour la survie, à la
régulière, ou de combats de rue, dans une effervescence de nouveau
siècle, le XXe siècle, de nouveau monde d'à peine
130 ans depuis son indépendance, à 50 ans de la Guerre de Sécession,
rempli de jeunes vies toutes immigrées de quelque part, d'existences
vieillies avant l'heure, cassées, recommencées, anéanties par le chagrin
des pertes.
Dans de telles conditions de chaudron, comment
chacun aurait-il pu attendre qu'on lui serve la soupe, ne pas prendre ou
défendre âprement sa part, ne pas s'adapter, surmonter, à chaque
nouveau coup du sort, ne pas braver sa peur, ne pas dépasser les limites
et ses limites jusqu'à en perdre la vie ou mettre en danger celle des
autres ? Voilà pour la ligne de basse des émotions que ce drame, déroulé
au sein des moins favorisés, nous joue.
Mary Morris nous
raconte Chicago entre 1915 et 1933, avant, pendant, après la
prohibition, la crise de 1929, et se termine sur l’hypothèse d'un avenir
meilleur avec l'Exposition Universelle, «new deal» du progrès et des
lumières pour tous, même pour les plus rongés par la vie.
Enfin,
la vitalité de sa fresque tient au jazz en musiques, danses, couleurs
et chaleur, aux speakeasy, au touché et aux bruits des tissus, aux
équipes de base-ball, aux lieux mythiques des fêtards alcoolisés, aux
petits ou nouveaux métiers, à l'imagination pour ne pas mourir de faim,
chaque groupe humain jouant sa partition dans une géographie repérable
des quartiers, exposés aux vents froids de la Windy City (la ville des
vents), près du Lac Michigan, mortifère dans la tragédie de l'Eastland
(un navire qui coula en 1915) ou salvateur à la saison plus douce.
Le
roman montre par les arrivées, les départs, les rencontres ratées, non
dites ou improbables mais qui parfois deviennent magiques, comment
«apprendre, c'est le partage de l'expérience» ainsi que l'avait écrit
Maxime Gorki, à l'autre bout de la Terre, dans ces années de
l'entre-deux-guerres où l'on devait apprendre très vite, et partager si
on voulait survivre. Rendez-vous au Jazz Palace avec Benny, Napoléon et
Pearl, des survivants.
Le Roi René, René Urtreger, par Agnès Desarthe, Odile Jacob, Paris, 2016, 270p., www.odilejacob.fr
Agnès
Desarthe est romancière, essayiste, traductrice d’anglais, sœur d’un
chanteur d’opéra; elle avait donc toutes les expériences et qualités
pour entreprendre cette biographie élogieuse, humble et sensible à la
fois. L’écrivaine est fascinée mais lucide face à ce personnage riche
sous sa face secrète, sauvage et rude par son vécu et ses échecs, timide
devant le succès, mais si tendre et attendrissant tel qu’Agnès Desarthe
nous le dépeint. Elle fouille en lui avec une acuité et une
persévérance rares; tout est montré, détaillé, questionné, avec parfois
des questions sans réponses: son enfance, son passé, son être, ses
rencontres, sa carrière, sa musique, sa vie; elle traque le moindre
détail mais sans curiosité malsaine, en parfait accord avec le pianiste,
ayant pour seul but de faire advenir ce personnage énigmatique en
personnage de roman, tout en brossant un portrait épique de ce grand
pianiste de jazz, avec lequel elle aura passé neuf mois à le côtoyer en
essayant de le mettre au jour.
«René Urtreger avait décidé de raconter sa vie lui-même, nous dit Agnès Desarthe, mais il s’est finalement laissé prendre. La suite est son histoire.»
J’avais
eu le bonheur de rencontrer René Urtreger (né à Paris en 1934), du
temps du regretté festival Jazz au Fort Napoléon, à La Seyne-sur-mer, où
il m’avait accordé une longue interview parue en 2003 dans un
hors-série de Jazz Hot, le numéro Spécial 2003, consacré à
une inspiration majeure de René, le grand Bud Powell. Interview
qu’Agnès Desarthe cite dans son avant-propos pour illustrer la
définition du swing selon Urtreger, qui en même temps révèle l’homme: «Si
on élargit le mot swing à la vie courante, c’est par exemple le bon mot
placé au moment voulu. Vous allez raconter la même blague à dix
personnes différentes, il y en a neuf qui vont ensuite la raconter comme
des sagouins, ça va faire sourire poliment, et la dixième personne va
avoir le don de placer les mots exactement où il faut, avec une mise en
place hallucinante, et ça, c’est du swing.» René nous avait encore récemment accordé une interview, avec sa gentillesse et simplicité habituelles, parue dans le Jazz Hot n°673 (automne 2015). Agnès Desarthe rappelle aussi qu’il avait étudié avec André Hodeir, rédacteur en chef de Jazz Hot de 1947 à 1951.
Le
livre se divise en neuf chapitres. L’enquête commence le 18 avril 2015
quand l’auteure va écouter René Urtreger à la Maison de la Radio. Elle
l’imagine 70 ans plus tôt et va parcourir toute son histoire. Le père
qui quitte la Pologne sur un coup de tête. Drôle de père qui joue de la
balalaïka et des thèmes de jazz au piano, qui ouvre des boucheries, en
donne à ses sœurs. Les sœurs de René qui étudient le piano, et il
reproduit ce qu’il a entendu. L’enfance dans la guerre. La fuite en zone
libre. Ils sont juifs, la mère arrêtée par la Gestapo. La fuite en
Espagne puis au Maroc. Retour en Métropole en 1945. L’attente des
déportés à la gare de l’Est, mais la mère ne reviendra pas.
Et la
découverte du jazz. A 13 ans, il écoute Charlie Parker et les autres,
les émissions de Simon Coppans à la radio, et il essaie de reproduire
tout ça au piano. Mais il faut gagner sa vie: apprentissage, petits
boulots. Le jazz enfin avec la rencontre de Sacha Distel et Bobby
Jaspar. En 1953, il gagne le Concours national de jazz amateur dont le
président du jury n’était autre que Charles Delaunay. Il est engagé au
Ring Side, ancêtre du Blue Note.
Hélas, avec le jazz, il
rencontre la drogue et deviendra un junky carabiné, ce qui lui vaudra
une longue descente aux enfers qui va durer 20 ans, avec plus de bas que
de hauts. Entre temps il rencontre et joue avec tout le gratin du jazz
de l’époque: grâce à son récit, on fait une plongée dans le Paris jazz
des années 1950.
Pendant son service militaire de 1955 à 1957, Nicole
Barclay réussit à lui faire faire une tournée européenne avec Lester
Young et Miles Davis! Bien sûr, on aborde la musique d’Ascenseur pour l’échafaud,
et René se plaint que cela fait 40 ans qu’on le bassine avec ça. On
apprend quand même les détails de la chose. C’était la gloire avant la
chute.
Arrivent les années 1960, les années yéyé et de Salut les Copains.
Un soir de 1964, Claude François se rend au Blue Note pour écouter
René. Coup de foudre réciproque; longue aventure commune, pas toujours
facile. René quittera ce navire rutilant assez vite, mais il y
reviendra. Il entre chez les Double-Six et revient au jazz, mais ce
sont des années de galère. Les amours chancèlent. Il quitte femme et
enfants pour la chorégraphe des Clodettes, ce qu’il ne se pardonne pas.
Il a 41 ans et s’installe à New York, à fond dans la coke, et se retrouve en Guadeloupe, toujours au fond du trou.
Il
a des amis, Distel, Cloclo, une sœur dévouée Jeannette, un cousin, sa
femme Françoise, des musiciens, et quelques autres qui vont l’aider. A
l’anniversaire de Jacotte le 12 mars 1977 il décide d’arrêter ses
«conneries», il avait l’âge auquel sa mère avait été arrêtée par la
Gestapo: «coïncidence?», se demande Agnès Desarthe…
René
revient au meilleur de lui-même et n’hésite pas à jouer avec la nouvelle
génération: Airelle Besson, Géraldine Laurent, Stéphane Guillaume,
Pierrick Pedron, Nicolas Folmer, etc. Il dit que quand il rencontre un
jeune homme ou une jeune fille talentueux il a envie de l’aider.
Malgré sa gentillesse René Urtreger a toujours eu la dent dure contre certains styles, certains musiciens, et il constate: «qu’il a vu un tas de musiciens qui pouvaient jouer sans que ça swingue
pendant quinze à vingt minutes...parce que le jazz est comme ça de nos
jours. Mais c’était de la belle musique...» Ce qui l’irrite également, c’est quand il entend dire des trucs comme: «C’est le meilleur pianiste actuel!». Là, il a envie de casser la radio, car la musique n’est pas une compétition, conclut-il.
René
Urtreger vit sa seconde vie de jazzman, serein et décontracté. A la fin
du livre, il donne une autre définition du swing, plus technique: «Le
swing c’est une interprétation de la croche, un mouvement à trouver
quelque part, dans la décomposition de la croche, entre le binaire et le
ternaire. Et tout ça sans perdre le son...»
Ce livre se lit
comme un roman, passionnant de bout en bout. Outre la vie passionnée de
René Urtreger c’est le récit des deux derniers tiers du XXe siècle et du début du XXIe, ceci avec une écriture limpide et riche, libre; ainsi Agnès Desarthe affirme: «Lorsque
j’écris, les mots que je place dans la bouche du personnage ne sont pas
toujours ceux que l’homme a prononcé...C’est un travail
d’interprétation qui lui (René) est familier, qu’il m’a confié, qu’il
accepte.»
Un choix de photos et une discographie complètent judicieusement le portrait de ce grand jazzman.
A l’issue de mon interview René Urtreger m’avait déclaré: «Vous m’avez fait dire des choses que je n’avais jamais dites.» Ce n’était que gouttes d’eau dans l’océan en comparaison de ce qu’Agnès Desarthe a su mettre en mots.
J'aurais voulu pouvoir vous les montrer, Satyajit Ray, G3J éditeur, traduction par Christophe Joanlanne, Paris, 2016, 154p., g3jéditeur.com
Il s'agit d'un second recueil (après Our Films, Their Films, 1976, paru chez Ramsey poche cinéma en 1985) de conférences, notes de festivals et dessins de Satyajit Ray, regroupés
dans un très beau (parce que très bien conçu) livre édité chez G3J en
2016. Le fils de Satyajit Ray, Sandip Ray, réalisateur également, est à
l'origine, en 2011, de cet ouvrage sur l'intelligence, la clairvoyance, le travail raffiné, quasi parfait, produit par l'immense «aussi»
cinéaste indien qu'est Satyajit Ray; car il possède de nombreux talents,
d'écrivain, de critique de cinéma, mais aussi de dessinateur, de
concepteur d'affiches, de musicien, de pédagogue et de savant, bref une
sorte d'encyclopédiste tel qu'on les rencontrait dans les siècles
passés. Ce recueil reprend des articles remontant à 1949, avant le début
de la carrière de cinéaste de Satyajit Ray.
La
mise en forme de cet ouvrage, à la hauteur du bijou d'œuvre
cinématographique, musical et sociologique que cet artisan d'art a légué
à l'humanité, témoigne de son âme réaliste, pragmatique, lucide et sans
concession.
Parler de l'œuvre filmée, écrite, dessinée d'un Indien (et pas d'Amérique) pourrait paraître étrange dans Jazz Hot, quoique...
La
rencontre entre musique indienne et jazz est fréquente au fil du temps
et dans les deux sens. Des hot clubs existent en Inde, et écrivaient
encore à "Charles Delaunay" à la rédaction de Jazz Hot, il n'y a
pas si longtemps; le temps n'existe pas quand on aime profondément;
Sarah Petronio, fameuse tap dancer est née en Inde, pays de la danse
avec percussion (cf. Jazz Hot Spécial' 2003) et a partagé un grand bout de chemin aérien avec Jimmy Slyde; Jazz Hot a publié plusieurs articles (n°97 en 1955, N°220/221 en 1966, N°385 en
1981, N°422 en 1985, N°514-en 1994), et Ravi Coltrane (Jazz Hot n° 585
en 2001) doit son nom à l'admiration de son père John Coltrane pour le
sitariste Ravi Shankar avec qui il avait travaillé...
Un
astrophysicien de Bengalore en visite à Paris qui passait par la
rédaction et disait ne pas connaître le jazz, a demandé pourquoi le
blues et la musique de Django étaient aussi proches... Sa question était
pointue car lui-même jouait du tabla (percussion indienne).
Il
semble que les déshérités habitant de vastes espaces aux cultures
populaires orales se comprennent sans vraiment se connaître ni se
côtoyer. C'est sans doute du fait de leurs vécus sans rien et si
proches: du néo-réalisme italien du Voleur de Bicyclette
(Vittorio de Sica, 1948) à Satyajit Ray, il n'y a pas même un pas.
Pasolini et Moravia ont été invités pour des conférences en Inde, et en
ont rapporté deux récits complémentaires, captivants, très fusionnels
avec les écrits de Satyajit Ray qui admirait celui dont il était
l'assistant en 1951, pour le film Le Fleuve, Jean Renoir, issu d'une
famille d'artistes peintres.
La danse de Silvana Mangano et Vittorio Gassmann dans Riz Amer (Giuseppe De Santis, 1948) sur une musique de jazz est intense de
survie, comme le chemin forcené d'Apu devra l'être pour sortir de sa
condition, de quelques-unes de ses chaînes; les luttes pour la survie
ont un point commun: arriver très vite et très profondément à
l'essentiel. C'est sans doute cette urgence de «l'essentiel» qui a amené
ce livre jusqu'à Jazz Hot où, finalement, il a totalement sa place, au milieu des chants des
champs de coton, au milieu des danses et des transes, entre surnaturel
et sordide, dans la chaleur humide et le dépassement de soi: Satyajit
Ray, dans sa pensée polymorphe et cohérente, est l'authenticité même,
avec l'acharnement irréductible au travail de tous les vrais artistes,
de ceux qui vont jusqu'au bout de chaque petit détail comme s'il était
la seule planche de salut, «Straight, no chaser» comme le titre de la
composition de Thelonious Monk.
Un point commun encore: le traitement de la photo dans les films de Satyajit Ray et dans le jazz: expressions humaines sans fard, porteuses d'émotions.
Pour
sortir du «factice inutile gratuit inconsistant», il faut se plonger
dans ce livre, y trouver du sens, du ressourcement, de la richesse, une
colonne vertébrale et de la beauté.
Il y a trois préfaces: celle
(l'édition française) d'un érudit du cinéma indien, Charles Tesson, qui
évoque l'œuvre dans son ensemble; celle du fils (l'édition anglaise) qui résume rapidement les conditions de cette édition de textes inédits de son père, et celle (l'édition anglaise) d'un
cinéaste héritier, Shyam Benegal, qui évoque l'importance de la
découverte du néo-réalisme dans sa propre découverte du cinéma, avant
qu'il ne tombe en extase devant le premier film de Satyajit Ray, Pather Panchali, qui ouvrait une nouvelle ère du cinéma indien.
La
première partie, la plus longue, «Le métier du cinéaste», propose des
textes très directs sur le métier et l'art, dans un langage d'une clarté
exceptionnelle, sans doute parce qu'ils sont sincères et sans
concession. Les thèmes (Les styles nationaux, Un cinéaste doit-il être original?, Ce mot de technique, La question de la réalité, L'art du silence,
etc.) sont des synthèses précieuses d'une pensée complexe et d'une
expérience très riche, et on y retrouve en effet de nombreux éléments
autobiographiques. Parmi ces textes, il y a l'article de 1980 qui sert
de titre à l'ouvrage (J'aurais voulu pouvoir vous les montrer),
et qui relate le drame de la disparition dans deux incendies de la
mémoire du cinéma muet autochtone, à l'époque cantonné aux salles les
plus pauvres, et que Satyajit Ray regrette de ne pouvoir montrer au monde entier et aux Indiens comme élément fondateur de la richesse du cinéma indien. Sous le regard de l'Occident (1982) est un regard critique de ce que l'Occident n'a pas non plus vu
de l'Inde, avec des éléments d'autobiographie qu'il met en perspective
pour expliquer ce qui est universel dans le cinéma –le récit– et ce qui
doit rester particulier, l'authenticité, l'individu dans son
environnement. Un récit, indien ou autre, peut être apprécié par le
monde entier, mais il doit rester indien ou autre. C'est la problématique de l'art, en général, du jazz en
particulier.
La seconde partie, «Portraits à la plume» est constituée de critiques et d'hommages. Un mot sur Godard (un regard lucide), Le nouvel Antonioni (une critique sans concession), Le nayak,
un portrait dé l'acteur prolifique Utam Kumar qui sert de fil
conducteur à sa pensée sur l'art et l'artiste: «Un artiste doit toujours
être jugé à l'aune de ses meilleures œuvres», une réflexion sur la
difficulté de vivre en ne faisant que de l'art. Il y a aussi un très
beau et bref portrait d'Ingmar Bergman, à l'occasion de ses 70 ans («Il a épuré son style jusqu'à lui donner la sobriété de la musique de chambre.») Un bref hommage à Charlie Chaplin, Le Vagabond immortel.
La dernière partie, Célébrations du cinéma. Toujours sur fond autobiographique, Satyajit Ray nous raconte son expérience des festivals de cinéma, de Moscou à
Venise, Cannes, Bruxelles, etc., et tire comme toujours de son
expérience des idées sur ce que pourrait être en Inde la vocation d'un
festival, et des réflexions sur l'ensemble du cinéma qui devraient être
méditées par l'ensemble des responsables culturels et politiques, qui
sont aujourd'hui malheureusement à des années-lumière de la pensée du cinéaste, parce que
justement il n'ont pas l"honnêteté essentielle d'un Satyajit Ray, d'un artiste vrai: «Nous savons aujourd'hui qu'un modèle économique défaillant contribue à miner le talent artistique.»
Le regard sur l'art de Satyajit
Ray, toujours fondé sur son expérience, sa biographie, sa vie
d'artiste, est passionnant pour tous; pour les amateurs de jazz aussi.
C'est pourquoi, au-delà de cette évocation rapide de ces textes, il est fondamental de retourner
aux mots-mêmes de Satyajit Ray, parus dans ce livre si précis, si précieux.
Ce curieux beau livre, grand format à l’italienne 28 x 33cm, est un projet d’activistes du jazz qui œuvrent depuis longtemps pour la promotion de leur musique préférée, qui se sont offert un plaisir et ont voulu le partager. L’idée est généreuse. Est-ce suffisant?
Gloria Krolak est l'animatrice de Good Vibes, un programme radio original présentant en particulier les vibraphonistes. Elle contribue également à Jersey Jazz, le journal de la New Jersey Jazz Society. Elle tient sa chronique dans le site All About Jazz, et elle est membre de vibesworkshop.com parmi beaucoup d’autres casquettes et activités.
Ed Berger est un écrivain et photographe indépendant qui a pris ses premières photos de jazz en 1966 à 16 ans lors d’un concert de Louis Armstrong. Il est consultant au Jazz Studies Institute de Rutgers University depuis une quarantaine d'années. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, récemment Softly With Feeling: Joe Wilder. Ses photographies ont été publiées dans de nombreuses publications et sur de nombreuses couvertures d'album. Il collabore entre autres à JazzTimes et au Jazz Museum d’Harlem.
Dans cet ouvrage de 74 pages, il y a seulement 36 photos, ce qui indique que l’ouvrage peut sembler, par certains côtés, minimaliste bien que les photos soient très belles. Les textes sont constitués presque exclusivement de titres du répertoire du jazz, d’ailleurs répertoriés dans l’index en fin d’ouvrage. 1049 titres servent ainsi à composer par collage des sortes de vers avec une thématique face à une photo. Il faut sans doute être parfait anglophone pour en apprécier certaines subtilités qui ne sautent pas aux yeux.
La construction de cet ouvrage, en dépit du soin apporté (beau papier, belle reliure, belles mise en page et photogravure) peut sembler quelque peu artificielle. Oui, les photos de Benny Carter, Louis Armstrong, Warren Vaché, Ron Carter, Roy Hargrove, etc., sont splendides, et donc un amateur de jazz va y trouver une partie de son compte. Mais le projet en lui-même paraît faible, ludique pas plus. On dira que c’est une manière de découvrir les photos d’Ed Berger et de recenser des standards du jazz.
Par Willem et Baudoin (Collection Cagnotte, Super Loto Editions, Concots (46), 2015, www.imprimerietrace.fr)
Rencontre entre le jazz et le dessin, cet ouvrage est aussi celle de deux dessinateurs qu’on ne présente plus, Willem et Baudouin avec l’équipe du Festival de jazz de Foix, une petite ville capitale de l’Ariège, dominée par les vieilles pierres d’un château moyenâgeux. Le hasard des amitiés et des sentiments, a fait que sa compagne, professeur d’arts plastiques et militante du festival, a eu l’idée d’une rencontre jazz et dessin, et que le cercle des relations amicales a permis d’inviter Willem et Baudouin dont la plume trempe parfois dans le jazz et depuis des décennies (la fille de Willem est elle-même un bonne chanteuse de jazz). Willem, invité et parrain depuis de longues années, a croqué quelques affiches du festival, et a eu l’idée d’associer Baudoin pour les éditions 2013 et 2014 à cette aventure toute de convivialité. La couverture et la quatrième de couverture de cet ouvrage sont d’ailleurs inspirées de deux affiches du festival.
Voici donc le condensé de cette aventure très humaine, sous la forme d’un ouvrage de 84p. grand format, en noir et blanc, comme leurs dessins et comme le jazz, qui fait la part belle à ce que les deux dessinateurs ont croqué de ces instants fugaces porteurs de tant de chaleur.
La préface est de la main d’Eric Baudeigne, fondateur et directeur jusqu’à 2014, le Dr. Jazz de la cité (son métier est de soigner les gens et parfois avec des mots ou du jazz), un amateur de mots aussi dans une région durablement marquée par Claude Nougaro. Eric a depuis abandonné ses fonctions, un peu trop vite car c’est une énergie singulière de cette ville et du jazz qui se gaspille, mais la vie continue et le festival aussi.
La cheville ouvrière de cette rencontre entre arts, Michèle Ginouilhiac-Baudeigne, est présente sous la forme d’une interview à trois voix avec Baudoin et Willem qui racontent leur histoire d’amour avec le jazz, le dessin et le reste.
Enfin, le corps principal de ce livre est constitué par les dessins de nos deux compères, saisissant avec réalisme, simplicité ou complexité selon le tempéramment, mais aussi vérité du trait, imagination et ressenti, ces soirées festivalières. Cela rappelle les moments où ils étaient, avec leur crayon et leur pinceau, directement impliqués dans la création d’un soir, que ce soit de leur place ou sur la scène (Baudoin a ainsi réalisé deux performances en direct et en compagnie des musiciens).
Le trait minimaliste de Willem (monkien?) contraste avec la profusion de noir de Baudoin (coltranien?), on ne fera pas de «blindfold test» ou son équivalant pictural pour savoir qui fait quoi.
Il restera donc de cette aventure un bel ouvrage et c’est tant mieux ! Car Jazz à Foix allie les qualités essentielles de ce que doit être un festival de jazz : découverte, racines, rencontres, convivialités, expression, qualité, exigence, transmission, risque, liberté et parfois improvisation, on peut leur faire confiance à tous sur ce sujet…
par Pierre Sim (Books on Demand, autoproduction, tél. 04 94 87 70 86)
Tout d'abord, il est très intéressant que tout artiste ayant copieusement œuvré dans son domaine rédige ses mémoires ou, au moins, laisse les traces essentielles de sa vie; il y a toujours là, matière à prendre, ne serait-ce qu'au-delà des anecdotes, quelques faits significatifs (rencontres, etc.). Certains s'y sont mis (Fred Gérard, Dominique Chanson, etc.), mais c'est resté inédit ou alors publié en extraits ici ou là, donc dispersé et sans effet.
Pierre Sim, né en 1929, contrebassiste bien connu dans le milieu jazz, a été poussé par ses petites-filles à rédiger ce livre de 160 pages. Le seul point ennuyeux est que la reproduction des photographies (p.156-160) est trop petite. Sinon la mise en forme est limpide.
Pages 152 à 153, il y a des listes de musiciens de jazz avec lesquels Pierre Sim a joué, des vedettes pour lesquelles il a enregistré et même une liste des musiques de films auxquelles il a contribué.
Après une introduction (p.6-10), les têtes de chapitres sont les années, de 1948 à 2012. Arménien d'origine, de son vrai nom Vartan Simonian, Pierre Sim parle d'abord de sa génèse familiale et de celle de son goût pour le jazz: «Un jour de 1946, quelle surprise! Dans une boutique, je vois une revue intitulée Jazz Hot. Je l'achète et, de retour chez moi, je la lis d'une traite, du début à la fin. Je commence alors véritablement, à cette période, à baigner dans ce qu'on appelle le jazz et dans son environnement.» (p.9). Jusque-là, le jeune homme avait découvert ce genre expressif grâce à la radio (BBC) et d'emblée perçu une sensibilité pour la contrebasse. Il poursuit: «Je deviens adhérent du Hot Club de Toulon, où se tiennent de nombreuses auditions et réunions.» On ne dira jamais assez combien ce type de passage de flambeau éducatif et bénévole a été efficace pour former (formater aussi) des générations successives d'amateurs, ce que confirme Pierre Sim: «Via ces organes, le jazz se diffusera largement dans la France d'après-guerre.»
C'est plus qu'en autodidacte, en ne sachant strictement rien de l'instrument que Pierre Sim se produit pour la première fois, grâce au Président du Hot Club de Toulon, et déjà aux côtés d'André Persiani! Après 4 cours auprès d'un contrebassiste, il se débrouille seul avec une méthode de contrebasse (position des notes sur le manche) et une autre pour guitare (connaissance des accords). Ce n'est qu'en 1978 qu'il se perfectionne à la Schola Cantorum. Pierre Sim a utilisé une contrebasse Paul Clodot de 1840 (1958-83) qu'il cédera à Cameron Brown.
On constate dans les citations ci-dessus que son style d'écriture est simple, donc parfaitement intelligible, contrairement à celui d'une multitude de prétentieux de la plume qui peuplent le monde des «critiques de jazz» qui ont, de ce fait, rendu ce genre musical repoussant car hermétique au commun des mortels. Le texte contient peu de fautes de nom (Paul Piguilem ne prend qu'un "l” ; Bacqueville se prénomme Patrick et non Claude, quant à Grenu c'est Georges et non Gérard-p.134-135) ou de dates (p.82, c'est en 1973 et non 1977 qu'eut lieu la séance de Bill Coleman en big band). Enfin, il y a quelques sauts à la ligne mal venus.
Pierre Sim a débuté à Saint-Raphaël avec Jean Tordo (cl) puis, toujours en 1948, il se retrouve au sein du New Orleans Jazz Band de Toulon avec Bob Garcia. Bob Garcia et lui jouent ensuite pour Roger Chaput (Marseille, 1950). Pierre Sim est ensuite engagé par Léo Missir (p, vib) (1951). Puis, il nous apprend qu'il a joué notamment avec Django Reinhardt (1953), Bib Monville, René Urtreger (1955), René Thomas, Bobby Jaspar, Roger Guérin, Zoot Sims, Sonny Grey, Michel Hausser (1956).
En 1957, il fait son premier disque pour Joseph Reinhardt. Il est membre titulaire de l'Orchestre Jacques Hélian (1957). Au cours de sa carrière, ses plus fidèles employeurs sont Bill Coleman (à l'occasion, de 1960 à environ 1978), Stéphane Grappelli et, tardivement, les clubs Méditerranée. Mais Pierre Sim a aussi l'occasion de côtoyer Sadi, Kenny Clarke (dès 1957), Jean-Claude Fohrenbach, Lucky Thompson, Martial Solal, Al Levitt, Georges Arvanitas, Henri Renaud, Tony Murena, Guy Lafitte, Jimmy Gourley, Jimmy Rushing, Maxim Saury, Bud Powell (l'un de ses préférés m'a-t-il confié), Johnny Griffin, Claude Bolling, Eddy Louiss, Mickey Baker, Memphis Slim, Phil Woods, Stan Getz, Sonny Stitt, Dominique Chanson, Slide Hampton, Luis Fuentes, Michel Sardaby, Hal Singer, Jeanot Rabeson, Dany Doriz, Ted Curson, Sonny Criss, Dizzy Reece, George Coleman, Sam Woodyard, Michel Petrucciani, Glenn Ferris, Alain Bouchet, Michel Roques, Stéphane Guérault, Michel Attenoux, Maurice Meunier, Sir Charles Thompson, les Belmondo, et on en passe… quasiment dans cet ordre qui témoigne d'une souplesse d'approche.
Nous retrouvons ces musiciens au fil des pages. Bien sûr, comme tous les jazzmen professionnels de sa génération, Pierre Sim est parallèlement impliqué dans les variétés et donne son concours à René-Louis Lafforgue, Henri Salvador, José Bartel, Lucky Blondo, Eddie Constantine, Marlene Dietrich, Johnny Hallyday, Charles Aznavour (1963-64), Nicole Croisille, Nana Mouskouri, Mick Micheyl, Jacques Brel (1964-66), Alain Barrière, Sacha Distel, Colette Renard, Charles Trenet, François Deguelt, Nancy Holloway, John Littleton pour n'en signaler que quelques-uns.
Parmi ses meilleurs disques: le 25 cm de Jacques Denjean (1962, Jazz, Polydor 45585), Don Byas/Jacques Denjean (1962, The Big Sound, Polydor 46125), Bill Coleman (1968, Together at Last, Pathé CPTX 240 863). Ces pages démontrent un fléchissement progressif du métier, même si le ton du récit révèle que Pierre Sim a gardé un enthousiasme pour la jazz. Un livre optimiste. Le témoignage intéressant et utile d'un musicien comblé. Il nous laisse des vidéos avec André Persiani (1970) et Bill Coleman (1972) qui complèteront agréablement cette lecture.
Bons Temps Roulés, dans la Nouvelle-Orléans noire disparue 1979-1982, par Bernard Hermann, Albin Michel, Paris, 2015, www.albin-michel.fr
Préfacé
par l’écrivain Sylvain Tesson, c’est un beau livre (24 x 29,5cm) sur le
principal berceau du jazz, d’abord et essentiellement un livre de
photographies. New Orleans est une ville qui attire, qui fascine, et
Bernard Hermann, photographe de talent, n’a pas échappé à cette
séduction. Dans la ville du Tramway nommé Désir, rien n’est
ordinaire, et sans doute parce que le temps y a déposé des couches et
des couches d’histoire(s), avec une densité et une abondance rares,
comme le Mississippi, en bout de course, dépose ses tonnes d’alluvions.
Les
présences y sont multiples, depuis les Indiens d’origine jusqu’aux
différentes présences européennes, française, espagnole, caribéennes de
proximité, américaine du Nord, jusqu’à ces improbables Cajuns venus du
Canada jusque-là après un exode mouvementé. Il existe même une présence
asiatique.
Crescent City –un de ses surnoms, il en existe
d’autres comme Big Easy– présente même, phénomène rare aux Etats-Unis,
une forme de mixité, malgré une réalité historique pas si lointaine où
les Afro-Américains ont été les esclaves des Euro-Américains. La
société, comme aux Antilles, offre ainsi un caléidoscope nuancé dont les
Indiens, les Cajuns ne sont pas totalement absents: si l’on devait
définir une «couleur» commune pour New Orleans, on parlerait de couleur
créole… ou de couleur musicale. Malheureusement, le redoutable passé de
l’esclavage, celui plus tardif de la ségrégation, ont entravé ce qui
aurait pu être un modèle du vivre ensemble et, si New Orleans en
présente certaines facettes, plus que son environnement louisianais, il
n’en existe pas moins encore un fonctionnement très marqué par la
ségrégation, chaque groupe, y compris les Créoles, conservant une sorte
de fierté identitaire cultivée, parfois jusqu’à l’exclusion, la violence
et l’horreur. C’est aussi, paradoxe, l’une des raisons du maintien
d’une certaine authenticité et d’une richesse de traditions sur place
avec peu d’équivalent dans le monde. New Orleans est un port, mais où
l’on s’installe, séduit par le cadre, un rythme de vie, un art de vivre,
une forme de liberté, ou plus exactement de souplesse de
fonctionnement, que le reste des Etats-Unis n’offre pas toujours, une
ville de mystère aussi, de légendes.
Cette petite introduction
pour dire que Bernard Hermann n’a pas fait exception: bien qu’ayant des
attaches locales, c’est lors d’un voyage en 1979, prévu pour quelques
semaines, qu’il décida de s’installer. Il nous donne ainsi aujourd’hui
le résultat d’un livre de photographies exceptionnelles, techniquement
et artistiquement parfaites, bien traités dans ce livre par une bonne
photogravure, mais aussi socialement justes, car il connaît bien «sa
Nouvelle-Orléans». Un texte en fin d’ouvrage, reprenant le classement
thématique du découpage choisi, en témoigne. Il possède les
connaissances et la sensibilité pour faire mieux et plus détaillé, mais
on ne va pas le lui reprocher car cette force et cette sensibilité se
retrouvent dans d’extraordinaires photos, dignes de ce qui s’est déjà
fait de mieux à New Orleans dans le genre (on pense à William Claxton).
Toutes ces images sont en noir et blanc, d’origine argentique, et les
cadrages, les atmosphères sont souvent exceptionnels, comme cette
descente au Mississippi pour un baptême, ces portraits de dockers, ce
reportage hors norme sur Angola, le pénitencier, ces scènes de fêtes, de
familles ou de ferveur religieuse…
Percevoir le jazz, la musique
afro-américaine, exige une qualité: le feeling. Bernard Hermann a un
véritable feeling pour New Orleans. Ses photos le disent et constituent
des documents exceptionnels pour qui veut découvrir des pans de cette
histoire multiple, pour qui veut comprendre également ce qui fait
l’originalité du son de New Orleans dans le jazz et de toutes ses
inspirations ou descendances. Il faut s’arrêter sur chacune des images,
sur les détails, les ensembles. Tout est constitutif d’une atmosphère,
d’une expérience de vie.
Bien entendu, ce livre nous parle de New
Orleans de 1979 à 1982, et Bernard Hermann, comme d’autres, a une
certaine nostalgie de cette époque. Il pense qu’après l’ouragan Katrina
New Orleans n’est plus New Orleans.
Pourtant, sans faire preuve
d’optimisme, on constate que la ville a continué d’être musicalement
très active, riche en nouveaux talents parfois d’exception, après 1982,
avec une véritable renaissance musicale qui a rejailli sur l’ensemble du
jazz aux Etats-Unis et dans le monde. On pense bien sûr à la famille
Marsalis, mais ils ne sont qu’une partie, active il est vrai, d’un
véritable renouvellement musical, avec une ouverture sur le reste de
l’Amérique que New Orleans n’avait plus connu depuis la fermeture du
quartier réservé de Storyville en 1917.
En 2005, Katrina a effectivement été une catastrophe pour la ville, mais il en sort encore de l’énergie, et l’excellente série Treme,
très socialement orientée mais également assez aboutie dans sa
description des strates sociales ou ethniques néo-orléanaises, décrit
également une atmosphère qui reste celle de New Orleans, avec ce petit
côté de «laisse bons temps roulés» (qui plaît tant à Bernard
Hermann), accepté et revendiqué malgré la pression productiviste et
quantitativiste de l’époque.
D’autres facteurs, plus universels
comme la société de consommation et l’uniformisation planétaire sont
plus à craindre que Katrina pour New Orleans. Comme pour Paris.
Cela
dit, voici un grand et beau livre de photos par un véritable artiste de
la photographie, Bernard Hermann, et ça ne mérite pas un détour mais un
arrêt indispensable…
Ecoutez moi ça! par Nat Shapiro et Nat Hentoff, Buchet Chastel, coll. Musique, 2015, Paris. www.buchetchastel.fr
Voici la réédition d’un ouvrage qui a bercé des générations d’amateurs de jazz, sorti en 1955 sous le titre Here Me Talkin’ to Ya,
collecte par deux critiques de jazz «de la nouvelle vague», Nat Shapiro
(1922-1983) et Nat Hentoff (1925), de fragments d’interviews des
musiciens qui ont fait le jazz et de quelques autres qui y ont contribué
plus modestement.
Conçu comme un dictionnaire de citations, plus
ou moins longues, de quelques lignes à quelques pages (moins de cinq),
classées par grands thèmes (1/Là-bas, dans le Sud, à la Nouvelle-Orléans, 2/ En remontant le fleuve paresseux, 3/Voyageurs sans bagages, 4/Indécision),
avec des sous chapitres abordant des thèmes plus précis sous la forme
d’une phrase, c’est un ouvrage très intelligemment conçu, fondé sur des
interviews dont les auteurs, Nat Shapiro et Nat Hentoff, se sont exclus,
laissant la parole aux seuls musiciens.
C’est donc une belle
histoire du jazz qui se déroule sous nos yeux, racontée depuis ses
débuts, commentée et débattue par les musiciens, en particulier les
fondateurs, selon le parcours proposé, vaguement chronologique sans
excès, par le découpage aussi thématique combiné.
Un régal de
lecture, ou de relecture, notamment sur ce qu’est ou n’est pas le jazz,
sur ce qu’est la musique et ce qu’est l’art, où l’on voit également que
beaucoup d’artistes du jazz sont capables de disserter sur le jazz, avec
compétence et hauteur, et transmettent dans ces interviews, que nous
continuons de pratiquer, le vécu d’une histoire qui ne se comprend pas
sans sa dimension humaine dans son entièreté. La préface de cette
édition est écrite par Jacques Réda. Sortie octobre 2015.
Une lecture indispensable pour l’amateur de jazz, d’art et de culture, débutant ou confirmé.
Yves Sportis
Music to Silence to Music, A Biography of Henry Grimes
Music to Silence to Music, A Biography of Henry Grimes par Barbara Frenz, Northway Publications-London et Parkwest-Miami, Florida, 322p., 2015. www.northwaybooks.com et www.parkwestpubs.com
Barbara Frenz, historienne et poétesse allemande, née en Suisse, contributrice chez Jazz Podium,
publie une biographie très approfondie du grand bassiste de jazz Henry
Grimes, né à Philadelphie le 3 novembre 1935, ce qui fait du jour de
sortie de l’ouvrage un beau cadeau d’anniversaire pour Henry Grimes. Ce
détail n’en est pas un puisqu’il a fallu l’opiniâtreté d’une recherche
exceptionnelle, avec, on le devine par la richesse de cet excellent
ouvrage, un investissement personnel, affectif comme cela se produit
parfois, souvent, dans le jazz quand on produit un travail de cette
qualité. Nul doute que la poésie, expression partagée par Henry Grimes
et Barbara Frenz, y a joué un rôle déterminant.
Doté d’un
appareil documentaire précis et précieux (notes, références
bibliographiques, index), il ne manque à cette biographie qu’une
discographie détaillée et illustrée. L’iconographie, sobre et
recherchée, notamment auprès d’archivistes photos de haut niveau comme
CTS Images, est à l’image de ce livre: de qualité.
L’ouvrage détaille le beau et long parcours d’Henry Grimes, né dans une des capitales du jazz, Philadelphie, la même année que Jazz Hot,
en 1935, une ville qui respire le jazz, en particulier dans ces années
1950 où les créateurs du jazz se bousculent dans les jam-sessions
locales devenues légendaires (cf. le Jazz Hotn° spécial 2006 consacré à Clifford Brown), et où s’élaborent les nouveaux accents du jazz.
Une
des rencontres essentielles pour Henry Grimes est celle de Sonny
Rollins qui préface avec chaleur le livre de Barbara Frenz, avec lequel
Henry Grimes va jouer et tourner jusqu’en Europe. Jazz Hot et
l’auteur le rappellent avec précision dans divers comptes rendus.
Philadelphie est un creuset d’une telle richesse que les rencontres sont
nombreuses et riches, et le parcours d’Henry Grimes est emblématique de
celui des musiciens apparus dans les années 1950, et qui développent
leur art dans les années 1960, au cœur d’un maelström
artistico-socialo-politique, car c’est aussi la période de la lutte pour
les Droits civiques aux Etats-Unis, de la reconnaissance, sur tous les
plans, politique, artistique, des aventures créatives les plus
incroyables. Le parcours de Philadelphie à New York, à l’Europe, les
rencontres musicales avec Cecil Taylor, Steve Lacy, Don Cherry, Archie
Shepp, Pharoah Sanders, Sunny Murray, Albert Ayler, Charles Mingus,
McCoy Tyner, musiciens parfois déjà croisés à Philadelphie, et l’ombre
tutélaire de John Coltrane, font d’Henry Grimes un grand témoin et un
grand acteur de cette période d’ouverture.
Puis c’est l’éclipse,
la disparition, épisode aussi très américain, et présent dans nombre de
biographies de musiciens de jazz, plus ou moins bien vécu (Sonny
Rollins, Miles Davis, Thelonious Monk, Lucky Thompson, etc.) et où
beaucoup de musiciens se sont perdus. Pendant trente ans, Henry Grimes
s’installe à Los Angeles, quitte les cordes de la basse, se consacre
essentiellement à la poésie et semble survivre difficilement, dans la
pauvreté, même s’il assume le choix comme une découverte de soi. Le
chapitre consacré à ces trente années de disparition est finalement très
bref, très concentré comme un trou noir, car le bassiste est peu
prolixe sur ce sujet. Il reste de cette période sa poésie.
La
redécouverte par Marshall Marrotte en 2002 est le début d’un nouveau
parcours musical qui n’a plus cessé depuis et curieusement, il est
présent comme un aîné pour les jeunes musiciens de jazz, surtout dans
l’esthétique free (William Parker…), qui le reconnaissent comme
un précurseur, comme s’il n’avait jamais disparu, phénomène analogue
chez les anciens (Fred Anderson…) qui rejouent avec lui comme s’il
n’avait jamais quitté la sphère musicale du jazz.
Voici en résumé
ce que vous pourrez découvrir détaillé avec beaucoup de témoignages
dans cette bonne biographie réalisée par Barbara Frenz. Un ouvrage qui
raconte à sa façon le jazz depuis les années cinquante. Sortie le 3
novembre 2015.
A noter enfin que Northway Publications offre une excellente collection d’ouvrages sur le jazz.
AM JAZZ (Three Generations Under The Lens), Adriana Mateo, Peruzzo éditeur, 2015- www.adrianamateo.com
Adriana
Mateo est née en Argentine à Buenos Aires. Elle fut dès son plus jeune
âge attirée par la photo, son père, Roberto Mateo, étant directeur de
la photo au cinéma et lauréat du Lion d’Or de Venise en 1970, du
Festival de Biarritz et de Cannes en 1980.
Adriana commença dans la
publicité. A 23 ans, elle était directrice artistique de la campagne de
Marlboro pour l’Amérique du Sud. Voulant être réalisatrice au cinéma,
elle émigra à New York en 1992 où elle obtint le diplôme de la New
University Film School en 1996. Puis, elle travailla avec les directeurs
de la photographie Rob Draper (ACS) et Andrew Laszlo. Elle réalise des
documentaires.
En plus de la photo, elle a trois passions dans
la vie : l’art, le jazz et les relations humaines. Pour ce livre elle a
choisi des musiciens et musiciennes de jazz de trois générations, qui se
connaissent tous, et font en quelque sorte partie de la même famille.
En plus d’être une artiste photographe, elle couvre aussi des festivals à
travers le monde, dont celui de Newport
Elle est maintenant photographe free lance et directeur de la photographie professionnelle.
Ce
magnifique livre s’ouvre sur la préface et la photo du pionnier, Jimmy
Heath, né en 1926, dont le portrait pris en 2012 montre un homme
heureux, beau, les mains croisée sur une partition, et va jusqu’au plus
jeune, le pianiste Joey Alexander, né en 2003 en Indonésie, un petit
génie paraît-il, en passant par Esperanza Spaulding, née en 1984,
lumineuse derrière sa basse électrique.
Les photos sont en noir
et blanc, un noir et blanc en clair obscur, profond, contrasté en
douceur, traité comme à la façondes noirs de Soulages, car ces noirs
captent la lumière qui les décline sur toute la palette des gris
jusqu’aux blancs.
Il y a des photos d’objets comme par exemple le
chapeau de Roy Hargrove, des photos d’instruments en situation
particulière, des portraits, des groupes, bref une infinie variété, qui
fait qu’on ne cesse de feuilleter et re-feuilleter ce livre, découvrant à
chaque fois quelques chose de nouveau.
Ce sont parfois des
photos posées, mises en scène, mais sobrement, la photographe ayant su
capter le naturel, voire l’aura qui se dégage de ces artistes. Elle a su
accomplir une mission impossible, rendre l’atmosphère, la vie du jazz
par l’image fixe. Certainement grâce à sa proximité avec les artistes,
ayant développé une véritable amitié avec tous.
Ce qui fait un
photographe, c’est avant tout l’œil; Adriana possède cet œil qui à
travers l’objectif sait capter l’essence d’une scène, d’un personnage,
le parfait cadrage.
A son vernissage à Padoue, elle me confiait
combien il lui était pénible de savoir que depuis la prise de ses
photos, plusieurs musiciens étaient déjà décédés: Cedar Walton, Dave
Brubeck, Lew Soloff, Mulgrew Miller.
Ce livre est un chef d’œuvre. On
peut y admirer la plupart des grands et des moins grands de la scène du
jazz, de Sonny Rollins aux Marsalis père et fils, en passant par Herbie
Hancock, Chick Corea, Wayne Shorter, Dizzy Gillespie All Stars Big
Band, etc.
Eddie Condon on Record 1927-1972. www.italianjazzinstitute.com. Genova, Italie, 2015. Giorgio Lombardi propose la 3e édition de sa discographie détaillée d’Eddie Condon (bj, g, voc,
leader), un ouvrage de 134 pages, préfacé par Ed Polcer, Maggie Condon,
la fille, augmentée d’une biographie de présentation, et maintenant
doublé d’un CD reprenant les mêmes éléments.
Ce beau travail de discographe est (ré)édité par l’Italian Jazz Institute, Genova (Gênes).
Yves Sportis
Coltrane sur le vif. www.lenkalente.com.Nantes, 2015. Luc Bouquet propose,
chez cet éditeur qui s’intéresse régulièrement au jazz dans des formats
«rapides», un ouvrage de 152 pages, une redécouverte de John Coltrane à
travers les enregistrements édités mais non préorganisés, baptisés
«pirates», terme bien connu des amateurs de jazz. Il écrit n’avoir
retenu que les enregistrements ayant donné lieu à une édition
phonographique et commercialisés, y compris chez Impulse! – et en fait
qui ne sont pas tous «pirates», ce terme sous-entendant qu’ils ne sont
pas autorisés, ce qui n’était pas le cas. Le terme de «live» aurait
mieux convenu. C’est une suite de chroniques d’enregistrements, qui
retracent un parcours «vivant» du saxophoniste et de son légendaire
quartet, souvent en tournée, qui s’augmenta d’autres illustres
compagnons, Eric Dolphy ou Pharoah Sanders par exemple. C’est peu
intéressant sur le plan de l’analyse musicale, en dehors de l’idée de
rassembler les enregistrements live, mais ça n’est pas non plus
original, le numéro spécial de Jazz Hot 1998 listant déjà ces
enregistrements dans une discographie détaillée. Inutile de vous dire
que les discographies de John Coltrane parues dans Jazz Hot
(n°491-492, Spécial 1998 en particulier pour les plus récentes qui sont
de plus illustrées) ne sont citées et donc sans doute connues, pas plus
que la discographie fondatrice de David Wild (The Recordings of John Coltrane), ni celle aboutie de Yasuhiro Fujioka (John Coltrane: A Discography and Musical Biography),
et comme l’auteur trouve fastidieuse la discographie en général
(p.133), on s’interroge sur sa motivation à écrire un livre fondé sur la
matière disque. Sans doute une maladresse d’expression mais qui en dit
long sur le contenu et sur le manque d’approfondissement quand on
prétend s’intéresser à John Coltrane, sujet déjà fort bien étudié.
Yves Sportis
Mulgrew Miller, The Book(English-Français). www.henry-lemoine.com. Paris, France, 2015.
Les Editions Henry Lemoine, Collection HL Music, propose ce beau volume de 166 pages, réunies par Armand Reynaud et Jérémy Brun,
une collection de master classes et de transcriptions du merveilleux et
regretté Mulgrew Miller, l’un des très grands pianistes de notre temps
disparu prématurément en 2013, en pleine force de la création. Préfacé
par Laurent de Wilde, qui fréquenta Mulgrew Miller, c’est un ouvrage
indispensable, un cadeau fait aux pianistes de jazz, aux musiciens, de
jazz et pas seulement, parce qu’il évoque stylistiquement, par l’angle
de la technique et de l’écriture musicale, le parcours d’un grand
pianiste contemporain, aussi bien par ses influences et son parcours ou
sa création personnelle que par sa manière de transmettre à d’autres.
Belle idée. Mulgrew Miller Lives!
Yves Sportis
De Briques et de Jazz, le jazz à Toulouse depuis les années 30. www.atlantica.fr. Biarritz, 2014. Charles Schaettel propose la mise à jour de son premier récit sur le sujet datant de
2001. C’est un bel ouvrage grand format (25x25cm), de 338 pages, préfacé
à l’origine par Michel Laverdure, aujourd’hui par Jacques Aboucaya. Le
contenu est d‘une grande richesse sur la vie du jazz dans le sud-ouest,
avec une focalisation sur Toulouse et Montauban, comme sur la personne
d’Hugues Panassié, grande figure locale d’importance internationale pour
la diffusion du jazz, et sur Guy Lafitte, autre figure essentielle de
la grande histoire du jazz à Toulouse et dans sa région. Beaucoup
d’autres noms, célèbres et moins connus, émaillent ce récit, car
Toulouse a été un des foyers du jazz, et à ce titre, de grands
musiciens, américains, européens et français, s’y sont produits, ou
parfois y ont vécu.
Cette histoire, un peu désordonnée et fâchée avec
la chronologie, non qu’elle soit fausse, mais parce que le récit ne la
suit pas et fait d’incessants allers-retours, est une collection de
récits et d'anecdotes de multiples témoins, et a le mérite de les réunir
ici pour la mémoire. Une iconographie exceptionnelle, des documents de
toute nature, précieux, des témoignages et des citations nombreuses font
de ce grand livre une belle découverte des racines du jazz en France, à
Toulouse, et qui explique la résistance encore forte de cette belle
aventure artistique et sociale du jazz en France. Le récit des vingt
dernières années est moins «pittoresque» car moins passionné, mais reste
précieux pour se souvenir que le jazz a encore une descendance active,
même si ce type d’ouvrage incline à la nostalgie.
Yves Sportis
Melba Liston, in Black Music Research Journal, vol. 34, No 1, printemps 2014, Chicago, 170p. www.press.uillinois.edu/journals/bmrj.html.
Cette
revue universitaire semestrielle consacre un numéro entier à l’œuvre et
à la personnalité exceptionnelle de Melba Liston, à sa place et son
importance dans le monde (afro) américain. Melba Liston est surtout
connue des amateurs de jazz en France pour sa longue collaboration avec
Randy Weston, comme musicienne et arrangeuse. C’est d’ailleurs Randy
Weston lui-même, grand admirateur et collaborateur de la tromboniste qui
nous a fait parvenir ce numéro spécial, avec une petite dédicace.
Pour
rappel, en dehors de son parcours aux côtés de Randy Weston qui s’étend
de la fin des années 1950 aux années 1990, Melba Liston, est née à
Kansas City, Missouri, le 13 janvier 1927 et elle est décédée le 23
avril 1999 à Los Angeles, où sa famille s’était installée en 1937, et où
elle a étudié le trombone, et écrit ses premiers arrangements pendant
la Seconde Guerre. Elle a fait partie des orchestres de Gerald Wilson
(1944-47), Count Basie (1948-49), Billie Holiday (1949, 1955), Dizzy
Gillespie (1950, 1956-57), Quincy Jones (1959), dirigé aussi diverses
formations, féminines parfois, puis se consacre à l’arrangement (Dexter
Gordon, Johnny Griffin, Milt Jackson, Mary Lou Williams, Elvin Jones,
Archie Shepp, Art Blakey, Oliver Nelson, Freddie Hubbard, Jimmy Smith,
Shirley Scott…) et à l’enseignement (Brooklyn, Harlem, Watts).
Ce
rappel situe l’importance musicale de cette grande arrangeuse du jazz,
et explique aussi sa relativement faible notoriété, puisqu’elle est une
femme…
C’est cet oubli coupable que répare ce bon numéro de la BMR,
institution qui a hérité des archives de la grande Melba Liston.
Plusieurs contributions de tous ordres, sociologique, politique,
artistique, musical, viennent rappeler l’importance de la grande femme
que fut Melba Liston, femme du jazz mais aussi qui a joué un rôle dans
l’émergence des femmes afro-américaines dans le monde du jazz, dans le
monde afro-américain dans son ensemble et dans le monde américain tout
court au fond.
On rappelle d’abord de quoi est constitué le fonds
Melba Liston, puis plusieurs contributions viennent rappeler les étapes
de cette vie hors du commun: les collaborations avec Dexter Gordon (par
Maxine Gordon), avec Randy Weston, par Lisa Barg, mais aussi le séjour
de cinq ans en Jamaïque dans les années soixante où elle enseigne à
l’Université, et encore des partitions écrites par Melba Liston et
analysées par Geof Bradfield, ou enfin son enseignement politique dans
la lutte des femmes («D'abord vous êtes musicienne de jazz, puis vous
êtes noire, puis vous êtes une femme. Je suppose que ça descend comme
ça. Vous êtes le bas du tas…» Melba Liston, 1983).
Le monde du
jazz comme le monde afro-américain sont des mondes d’hommes, et cette
lutte implicite pour la dignité humaine que constitue cette expression
ne s’est pas toujours étendue aux femmes, si ce n’est quand certaines
d’entre elles, les plus fortes, comme Bessie Smith, Mary Lou Williams,
Billie Holiday, Rosetta Tharpe, Melba Liston, etc. –elles sont
nombreuses– sont venues étendre cette revendication à leur réalité de
femmes dans une cercle d’hommes. A cet égard, le fonds Melba Liston
témoigne, mieux que tout autre car c’était une femme de caractère et
d'archives, de ce qu’était la condition des femmes afro-américaines, y
compris dans le jazz. Une autre facette de ce que dépeint dans ses
romans Toni Morrison. Il est vrai que les musiciens, les musiciennes
afro-américaines en particulier, envisagent leur expression sous un
angle particulier dont les racines sont encore et pour quelques années
ou siècles encore, à vif. Ce qui explique aussi, c’est une évidence, la
différence d’expression entre tous ceux et celles qui «pratiquent le
jazz», selon qu'ils appartiennent à l'une ou l'autre de ces strates
sociales, ou parfois à l'ensemble (jazz, afro-américaine, femme).
Yves Sportis
The Freedom Principle, Experiments in Art and Music, 1965 to Now. www.mcachicago.org et www.press.uchicago.edu. Museum of Contemporary Art Chicago/University of Chicago Press, Chicago-London, 2015, 266p.
Si
on ne comprend pas la diversité et la complexité du jazz (quelles que
soient ses appellations) depuis ses origines, il faut parcourir cet
ouvrage de Naomi Beckwith et Dieter Roelstraete,
une autre histoire de l’AACM (Association for the Advancement of
Creative Musicians) depuis 1965, cette fois écrite sous l’angle de
l’esthétique et du politique, dans ce savant mélange, frisant le vaudou,
globalisant toutes les expériences et les expressions sans classement,
du moment qu'elles émanent d'une communauté devant être reconnue, ici la
communauté afro-américaine de Chicago, sans appréciation, dont a le
secret le monde américain et afro-américain.
Cet ouvrage reprend donc
en vrac, autour de l’aventure creative déjà polymorphe de l’AACM, 50
ans d’histoire de la création expérimentale à Chicago (musique,
peinture, sculpture…), le tout resitué dans le contexte politique local,
tendu entre communautés.
L’organisation de la pensée européenne, et
française en particulier, a du mal à se repérer dans ce type d’ouvrage,
exubérant et dépaysant comme l’Amérique, bien qu’une chronologie-bouée
de sauvetage existe en fin d’ouvrage, bienvenue donc, remontant à 1922
où l’inventeur du jazz autodésigné Jelly Roll Morton débarque à Chicago
(pourquoi pas l'arrivée de Joe King Oliver?). Son contenu est à lui seul
explicatif de l’aspect éclaté de la pensée des auteurs.
Mais le
mérite de ce beau livre, richement illustré, est bien là, de faire
sentir (plus que comprendre) que le monde afro-américain, et donc le
jazz, sont d’une complexité extraordinaire et qu’il faut parfois
beaucoup d’humilité, de recul, de hauteur et de connaissances, dans un
spectre très large (politique, économique, artistique, historique,
culturel, etc.) pour l’aborder sans dire trop de bêtises, sans se perdre
ou y perdre les autres, ce qui n’est pas forcément le cas de ce livre.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage totalement «free» (The Freedom Principle)
est une performance (au sens américain) en soi et un bon témoignage de
cette peu ordinaire histoire de l’AACM et plus largement de Chicago, du
jazz et des Etats-Unis.
Jean-Paul Levet, Daniel Léon,
Préface William R. Ferris, De Christophe Colomb à Barack Obama 1492-1919
– Une Chronologie des musiques Afro-américaines (Blues, Spirituals,
Gospel, Rhythm and Blues, Soul, Funk, Rap) - CLARB – Soul Bag, Paris
2015, 538 p
Jean-Paul Levet n’en est pas à son premier travail. Nous connaissons son fameux premier ouvrage, Talkin’ That Talk 1, qui en est à sa quatrième édition révisée, mais également son second opus illustré de superbes photos, Rire pour ne pas pleurer: Le Noir dans l'Amérique blanche 2, qui traduisent son implication dans l’archéologie du parler ordinaire au sein du monde musical noir des Etats-Unis.
De
Christophe Colomb à Barack Obama 1492-1919 – Une Chronologie des
musiques Afro-américaines (Blues, Spirituals, Gospel, Rhythm and Blues,
Soul, Funk, Rap) constitue le premier volume de sa dernière
tentative visant à replacer les musiques afro-américaines dans leur
contexte socio-historique.
La préface, due à la plume de William
R. Ferris, fondateur du Center for the Study of the American South in
the University of North Carolina at Chapel Hill (NC), par ailleurs
auteur de plusieurs ouvrages consacrés au Sud étatsunien et à ses
pratiques culturelles, met l’accent sur le caractère ambitieux de cet
ouvrage, qu’il inscrit dans la continuité de la tradition encyclopédiste
française du XVIIIe. 3
Jazz Hot: Comment et pourquoi en êtes-vous arrivé à concevoir cet ouvrage?
Jean-Paul Levet: En 2010, quand est sortie la quatrième édition de mon livre, Talkin’ That Talk chez Outre Mesure, je savais que cette même maison avait publié, en 2005, l’ouvrage de Philippe Baudoin, Une Chronologie du Jazz.
Or j’avais constaté que, mis à part le jazz au sens large, cet ouvrage
ne faisait pratiquement jamais référence aux autres musiques
afro-américaines; ce qui laissait un vide important préjudiciable à la
compréhension globale des formes musicales des Noirs américains. J’ai
donc proposé à Claude Fabre, son directeur, de rédiger un ouvrage qui
complèterait l’ouvrage de Philippe Baudoin. Il en a accepté le principe
et nous sommes mis d’accord sur un livre de même importance.
Dans ces conditions, pourquoi votre ouvrage n’est-il pas publié traditionnellement sous la forme papier?
C’est
qu’en avançant dans notre travail mon collaborateur, le journaliste
Daniel Léon, et moi-même, nous sommes aperçus qu’un ouvrage
correspondant à nos ambitions dépasserait très largement les 300 pages
que représentait celui de Baudoin. Nous en avons parlé avec Outre Mesure
et Claude Fabre nous a rendu notre liberté aux fins d’envisager une
publication numérisée, moins tenue par les obligations de place. De
sorte que, lorsqu’il sera terminé, l’ouvrage représentera 5 volumes
numérisés de plus de plus de 500 pages chacun, ce qui n’était guère
envisageable dans une édition papier. Par ailleurs, comme vous avez pu
le constater en l’achetant sur Amazon, son prix rend chaque volume
financièrement abordable à 9,50€; sur papier, son prix aurait été
multiplié par quatre!
Comment s’articulent les cinq tomes de cet ouvrage?
Le
Tome I, le seul actuellement en vente sous forme d’ouvrage numérique
dématérialisé proposé sur Amazon, concerne la période 1492-1919; le
second, actuellement en relecture, intéressera celle de 1920-1942; le
tome III traite de celle 1943-2014; le tome IV concerne les nouvelles
formes musicales nées hors de la communauté noire, «de Jimmie Rodgers à
Eminem, et les "autres” interprètes»; quant au tome V, il explore
l’élaboration du mythe de Robert Johnson.
Vous
placez votre premier volume sous l’égide d’une réflexion de Fernand
Braudel concernant le temps: «Le temps court est la plus trompeuse et la
plus capricieuse des données», écrivait-il; pourquoi?
Notre
ouvrage couvre cinq siècles d’histoire américaine, sans s’arrêter
spécifiquement sur le jazz, par ailleurs traité par la Chronologie de
Philippe Baudoin. Il convenait, par conséquent d’envisager notre
approche dans la relation temps court/temps long, d’autant que les
musiques afro-américaines y sont replacées dans leur contexte politique,
économique et sociologique: l’Histoire côtoie ici l’histoire de vies
qui constituent la chair de ces musiques.
Néanmoins,
l’optique de votre ouvrage est de type «histoire quotidienne», et moins
musicologique que celle de Philippe Baudoin, qui lui n’aborde jamais cette problématique et ses implications quant au fait musical jazz 4.
Votre approche concerne les musiques afro-américaines alors que le
jazz, qui en est l’expression la mieux connue, dans l’ouvrage de
Baudoin, intègre des formes musicales qui, non seulement en sont fort
éloignées mais aussi étrangères à la culture afro-américaine.
Effectivement.
Mais notre propos étant centré sur les Etats-Unis, il nous était plus
facile, plus normal et même indispensable d’envisager l’aspect
civilisation; la référence à l’économie, à la démographie, à la
politique, aux faits de société assoit même notre exposé sur les formes
musicales que nous présentons. Au demeurant, le découpage retenu (Tome I
1492-1919, Tome II 1920-1942 et Tome III 1943-2014) est traité selon la
chronologie, année par année, celle-ci étant étayée d’informations
concernant les aspects économiques, sociaux et politiques associés aux
faits de société, présentés sous forme de rubriques qui constituent la
conjoncture du moment, auxquelles sont attachés les évènements
concernant les Afro-américains, sujet de l’ouvrage, réunissant
conditions sociales, économiques, techniques, technologiques,
culturelles… En revanche, les deux derniers volumes étant thématiques,
l’aspect sociologique en sera renforcé.
Le travail étant énorme, dans quels délais envisagez-vous la sortie de ces volumes?
Le
second (1920-1942) est à la relecture; il devrait être disponible cet
automne. Les suivants pourraient être publiés à raison de un tous les
six ou huit mois.
1. Cf. Philippe Rousselot - Jean-Paul Levet, Talkin'that talk, la langue du blues et du jazz, Langage et société, 1993, vol. 63, n°1, p79-81: www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_01814095_1993_num_63_1_2604).
Cf. également, William Labov, Le parler ordinaire, la langue dans les ghettos noirs des Etats-Unis, Trad. Alain Kihm, Les Editions de Minuit, Paris, 1993, 520p.
2. Parenthèses, Marseille, 2002, 176p.
3.
«It should come as no surprise that the authors of this impressive
work, Jean-Paul Levet and Daniel Léon, are French. We have, after all,
learned to expect encyclopedic projects from the French. In the 18th
century Denis Diderot and Jean le Rond d’Alembert’s massive encyclopedia
challenged future generations to bring a broad, embracing vision to
their subjects», écrit-il p3
4. Cf. Félix W. Sportis: Une Chronologie du Jazz par Philippe Baudoin (avec la collaboration d’Isabelle Marquis), Outre
Mesure, Paris 2005, 302p.», Comp@ct on line, supplément au Jazz Hot n°624, octobre 2005, p4-5.
La maison d'édition marseillaise propose, dans la collection Eupalinos dirigée par l’excellent Philippe Fréchet (cf. Jazz Hot n°669), trois nouvelles parutions, dont deux rééditions.www.editionsparentheses.com/
Le célèbre Hommes et problèmes du jazz (238p., 2014), d’André Hodeir, fondateur de la «nouvelle critique» de
jazz, publié pour la première fois en 1954, chez Flammarion, à la base
d’une vision progressiste du jazz (et de l’art) qui a irradié dans tous
les secteurs de la culture, soit qu’il en soit une influence majeure
soit qu’il participe d’un mouvement de fond. Ces conceptions ont été à
l’origine d’un véritable divorce de pensée au sein des amateurs de jazz
et correspondent aussi, fortuitement mais finalement pas autant que ça, à
la création, la même année de notre confrère Jazz Magazine.
Dans
cet ouvrage, le critique devient un technicien analyste musical de haut
niveau (plus un critique d’art, le cas des Charles Delaunay, Hugues
Panassié, Stanley Dance, etc.) dont la compétence interdirait toute
alternative de pensée (ce dont souriait avec humour Boris Vian dans Jazz Hot).
C’est un ouvrage historique pour l’histoire de la critique de jazz en
France mais pas essentiel pour le jazz, à notre sens, car la vision
hodeirienne a participé de la négation d’une partie monumentale de
l’histoire du jazz sous couvert de critique «compétente».
Hodeir reste ici encore proche de la critique d’origine, au moins sur le plan de ses choix, qu’il consigna d’ailleurs dans Jazz Hot (dont il reprend même quelques articles publiés, comme celui consacré au Concerto for Cootie).
Dans
sa préface de 1979, il rappelle la préface d’origine dans laquelle il
citait Paul Valéry: «L’amateur de Musset s’affine et l’abandonne pour
Verlaine. Tel nourri précocement de Hugo se dédie tout entier à
Mallarmé.» (etc.), citation qui dit assez l’incroyable gâchis qui a
consisté à nier des pans entiers de Basie, Ellington, Armstrong,
Eldridge et de milliers d’autres musiciens déterminants du jazz, sous
prétexte qu’il faudrait ne s’intéresser qu’à l’évolution de l’art,
l’invention ou l’inoui à tout prix. Au demeurant, un lecteur de Victor
Hugo n’aurait pas assez d’une vie pour parvenir à une
connaissance-compréhension de l’œuvre et cela ne l’empêcherait nullement
d’apprécier Mallarmé. La vision progressiste figée en système a été un
malheur de la pensée dans la France de la seconde moitié du XXe siècle, une déperdition de culture considérable, contribuant à nier
toutes les dynamiques de l’art et du jazz en particulier, musique de
racines et de l’échange dialectique entre générations, racines et
actualités, valorisant ce qui n’aurait pas dû l’être au seul pretexte
d’une pseudo-modernité.
La critique disciple d’Hodeir perpétua d’ailleurs la dérive au moment du free jazz, parlant de révolution, de rupture (Free Jazz-Black Power)
même si Hodeir lui-même ne suivit pas, aboutissant aux musiques
improvisées et à un malentendu profond et littéral de ce qu’est le jazz.
Yves Sportis
La seconde réédition est le West Coast Jazz d’Alain Tercinet (384p., 2015), paru à l’origine en 1986 chez le même
éditeur. Mais l’auteur prévient, en avertissement, que ce travail a été
«sérieusement révisé» en raison des modifications des sources (les
rééditions discographiques), du temps qui passe (les points de vue), de
nouvelles rencontres (interviews de musiciens). Tout cela fait de cette
réédition une mise à jour intéressant même les lecteurs de l’édition
originale. C’était et cela reste un bon panorama partiel de l’activité
jazzique sur la Côte Ouest des Etats-Unis et d’une partie des musiciens
qui en émergèrent. Bien que l’atmosphère d’après-guerre ne soit
apparemment pas si tendue entre communautés euro et afro-américaine,
l’histoire, car le ton est celui du récit, est davantage focalisée sur
les musiciens blancs, comme le veut l’image «traditionnelle» du jazz sur
la Côte Ouest, même s’il y eut dans l’histoire de cette musique sur la
Côte Ouest des monuments comme Charles Mingus et Eric Dolphy, mentionnés
parfois ici, et de beaucoup d’autres, mais pas à la place où on les
attendrait quand on parle de jazz et de musiciens majeurs. Horace
Tapscott par exemple n’est pour sa part même pas cité. C’est sans doute
que le West Coast Jazz est ici défini plus comme une esthétique où le
blues est moins présent voire absent (Woody Herman, Stan Kenton, Art
Pepper, Chet Baker, Shorty Rodgers, Shelly Manne, Lee Konitz, Bill
Holman…) que comme l’histoire du jazz sur la Côte Ouest. On peut
constater le choix, même s’il est quelque peu réducteur et qu’on peut
redéfinir les contours d’une histoire avec des arguments, et bien qu’il
soit aujourd’hui difficile de réécrire une histoire plus large dont la
mémoire n’a sans doute pas été bien sauvegardée pour cause de préjugés.
Cela nécessiterait une révision, pour cette fois sérieuse, du fondement
du sens de cette simple étiquette de promotion qu’a été le West Coast
Jazz comme le remarquait avec bon sens Hampton Hawes et sur laquelle
s’interrogeait lucidement Lee Konitz («Qu’est-ce que c’est?»).
Un
ouvrage travaillé, précieux, avec des index intéressants (musiciens et
titres) mais une discographie très insuffisante, même dans la vision
réduite de ce que fut le jazz sur la Côte Ouest au XXe siècle.
Yves Sportis
Enfin, troisième parution, et là c’est une nouveauté, le consistant ouvrage d’Alexandre Pierrepont (448p., 2015), La Nuée - L'AACM: un jeu de société musicale,
consacré à l’Association for the Advancement of Creative Musicians,
l’association chicagoane qui se donna pour mission en 1965 de redéfinir
ce qu’est ou n’est pas la musique afro-américaine dans une pratique
renouvelée, dans une veine communautaire propre à Chicago, même s’il
exista plus tard une antenne new-yorkaise, car «il faut bien vivre»
(c’est ce qui ressort des témoignages).
A l’image de ce que nous
évoquions dans la chronique du livre d’André Hodeir dont Alexandre
Pierrepont est un disciple, sans le savoir peut-être (mais ça
m’étonnerait, il semble tout savoir), c’est un ouvrage qui se définit
comme savant, universitaire, a priori, par le langage, par certains
développements, par certaines exclusions (de source, de musiciens…), par
un pédantisme certain.
Dénué de sens critique, c’est le récit
hagiographique d’une expérience associative communautaire, où la musique
est le point de départ, le jazz dirons-nous car nous n’avons pas peur
d’être excommunié de la communauté (laquelle ?, celle de Chicago, celle
des «universitaires» du jazz, celle des gens de système, etc.).
Au
demeurant, cette histoire est passionnante, autant pour la connaissance
du jazz (j’insiste), que pour celle de la société et de l’histoire
américaine. Et cet ouvrage regorge de témoignages et de renseignements
passionnants. On n’est pas obligé d’adhérer à la énième réécriture de
l’histoire du jazz par PierrePont ou Jacques –le péché des amateurs de
jazz, il faut le reconnaître– pour apprécier aussi le travail
documentaire réellement fait. Le moins intéressant et le plus dur à
avaler est bien sûr la posture universitaire par l'enflure de l’écriture
et les analyses générales toujours aussi contestables dans leur
ethno-centrisme, en dépit de la bonne implantation locale de l'auteur.
La postface de George Lewis confirme les partis pris de cet idéologue,
accessoirement son enflure de l’ego tout aussi développée, et
succintement son racisme ordinaire, déjà aperçu dans son propre ouvrage
sur cette même aventure chicagoane vue de l’intérieur puisqu’il en est
un des membres.
L’AACM est une longue histoire communautaire,
très variée comme il est dit, mais pas seulement en matière musicale,
car tous les participants n’ont pas défendu les mêmes thèses et
principes, et avec la même rigidité que celle de George Lewis, ou celle
par ailleurs de l’auteur, digne enfant, par l’esprit de système de ses
maîtres, Hodeir en particulier mais pas seulement, même si l’enfant
prétend toujours dépasser les maîtres dans ce système, et d’abord en
longueur(s) et en capacité à exclure.
Cela dit, il suffit de lire
la masse de citations tirées d’interviews, et c’est la matière
essentielle, excellente, de cet ouvrage, pour se faire une idée de ce
que fut et reste l’AACM, un lieu de rencontre, une coopérative, où
chacun peut faire et penser ce qu’il veut, où les discours les plus
contradictoires coexistent, et où quelques plus actifs que d’autres
affirment des principes généraux parfois péremptoires, pas respectés ou
partagés par d'autres, parce qu’au fond, l’important reste de vivre et
de s’exprimer, c'est déjà difficile. La musique afro-américaine en
particulier, qu’on l’appelle «jazz» ou «blues» ou autrement, reste le
plus bel héritage, la plus grande richesse pour la communauté qui l’a
créée. L’aspect communautaire et coopératif est un trait de solidarité,
fort dans la communauté afro-amércaine qui a eu à souffrir de
l’esclavage et de ses héritages encore actuels (racisme, ségrégation,
exclusion, pauvreté plus que proportionnelle…), autant d’éléments qui
font de l’AACM une histoire très (afro) américaine.
Le tableau dressé
par l’auteur des collaborations musicales «extérieures» à l’AACM de
certains membres de l’AACM parle mieux que l’auteur lui-même de cette
réalité évidente que les musiciens de Chicago, ceux de l’AACM y compris,
ont vécu leur musique dans le monde du jazz, du blues, au sens le plus
ouvert, dans ce grand courant d’expression du XXe siècle.
C’est pourquoi le sous-titre est finalement bien trouvé: L’AACM: un jeu de société musicale.
Un jeu de société tout court comme il en a existé des milliers dans une
société afro-américaine en construction depuis près de cinq siècles. Le
fait qu’elle soit née dans cette forme à Chicago est une donnée qui
s’explique autant pas l’histoire de Chicago que par l’époque de
naissance et le mode de vie chicagoan, comme on peut expliquer d’autres
histoires pour New Orleans, Kansas City et New York, et les dynamiques
inter-cités ne sont pas inexistantes (le lien qui unit Chicago à New
Orleans et au Mississippi en général).
Voilà donc un ouvrage
intéressant, un bon travail de collecte également, parfois passionnant
quand il s’agit d’histoire et de témoignages, fastidieux quand il s’agit
des analyses de l’auteur et de sa prétention à la reconnaissance
universitaire par le discours ou les références (mais c’est un travers
universel), et soit un peu long parfois, soit trop court sur d’autres
aspects.
A noter l’absence de référence aux récents articles de Jazz Hot,
essentiellement des interviews de musiciens de Chicago, l’absence de
discographie et de bibliographie (ça ne doit plus se faire à
l’Université), mais cela ne doit pas vous décourager, car dans cet
ouvrage bien fourni en témoignages, on découvre un portrait
impressionniste (par touches) d’une des villes majeures des Etats-Unis
en matière de jazz et une des grandes aventures du jazz née en 1965 au
moment de la lutte pour les droits civils, et cela n’est pas non plus un
hasard.
Monique Bornstein, Spirit of New Orleans, Villefranche-sur-Mer, 2014, 170 p. (monique.bornstein@gmail.com)
Les habitués des festivals de Juan,
Nice, Ascona, Marciac ou New Orleans ont forcément remarqué Monique
Bornstein. Le plus souvent assise à même le sol au plus près de la
scène, tenant sur ses genoux peintures, flacons d'encres, pinceaux,
plumes et feuilles de papier. Elle croque les jazzmen à qui,
ensuite, quand c'est possible, elle demande de parapher ses œuvres.
A New Orleans, où elle s'est rendue plus d'une douzaine de fois
(avec Paul, son époux et traducteur, et souvent aussi ses petites
filles) entre 1994 et 2014, les musiciens l'ont adoptée. C'est une
artiste reconnue, une amie, mieux, elle fait partie de la famille,
tout spécialement dans le quartier de Tremé (magnifiquement évoqué
aussi, dans la série TV qui s'y déroule). Ce livre, sélection de
quelques uns de ses nombreux travaux, est gorgé de souvenirs,
d'anecdotes et d'impressions de l'esprit de New Orleans. On y
retrouve, quelques unes des grandes familles qui étaient l'âme du
jazz jusqu'à l'ouragan Katrina : les Batiste, les Andrews (dont
Troy, alias Trombone Shorty, qu'elle a connu enfant), les Paulin, les
Boutté, les Neville, les Brunious, les Brooks, les Marsalis au grand
complet, plus quelques autres grandes figures comme Leroy Jones, Dr
Michël White, Nicholas Payton,Terence Blanchard, Donald Harrison,
Jacques Gauthé (clarinettiste varois qui vécut longtemps à New
Orleans). Tous croqués sur le vif dans les petits clubs de la ville
(Joe's Cosy Corner, Dona's, Palm Court Café, Preservation Hall), à
l'église Ste Augustine, au New Orleans Jazz & Heritage Festival,
ou au cours des parades des fanfares « second line ».
Dirty Dozen Brass Band, Young Tuxedo Brass Band, Rebirth Brass Band,
Original Tuxedo et Tremé Brass Band, bien sûr...Voilà une bien
belle série de portraits, d'autant plus émouvants, que parmi les
quelques 180 œuvres reproduites, figurent un grand nombre de
musiciens aujourd'hui disparus...…).
Sidney Bechet en Suisse, Edition bilingue
français-anglais, United Music Foundation, Genève, Suisse, 2014, 218 p.,www.unitedmusic.ch
Voici un travail éditorial extraordinaire liant texte et
musique, conçu et réalisé avec des moyens importants par David Hadzis, qui a
obtenu le concours de deux spécialistes, Fabrice Zammarchi (Sidney Bechet) et Roland Hippenmeyer (Le «cas» Bechet), relatant le passage en Suisse d’un des grands artistes de la musique du XXesiècle, Sidney Bechet. Ne manque que Guy Demole, auteur en Suisse toujours en 1996 (réédition
en 1998) d’une belle discographie d’un maître qui reste très apprécié chez nos
voisins mais aussi dans le monde du jazz, tant il est un artiste toujours
essentiel du jazz, même si les médias d’aujourd’hui n’en sont plus curieux,
même quand il prétendent parler de jazz.
Signalons pour information que ce beau livre (format 33
tours, 31cm x 31cm) contient 4 disques compacts avec des enregistrements pour
beaucoup inédits des passages en Suisse de Sidney Bechet. Il a été préparé et
présenté pour la 8e journée mondiale du patrimoine de l’Unesco le 27
octobre 2014 à Genève et soutenu par l’Unesco. Heureux Suisses qui arrivent à
débloquer de tels projets en nos temps d’économie, et pour cette fois, on va
les féliciter, car la musique est tout simplement magnifique – montrant tout ce
que la bêtise a incité à penser d’un aussi grand artiste – musique très bien
restituée ici sur le plan technique avec les présentations et interviews
d’époque, ce qui apporte une autre information sur la notoriété exceptionnelle
de Sidney Bechet, fêté avec une certaine naïveté et un amour certain du jazz
qui font plaisir à entendre. Le public n’a pas été conditionné par une
quelconque propagande, il est simplement là parce que la musique de jazz, celle
de Bechet en particulier, sans complaisance aucune, provoque une vraie liesse
populaire, phénomène authentique aujourd’hui impossible car la propagande
commerciale a depuis perverti la relation directe entre public et artiste, l'a canalisée, organisée en phénomène de mode.
Nous voici donc devant un magnifique livre, fourmillant de
documents incroyables comme le contrat d’engagement de novembre 1954 où l’on
peut voir que Sidney est domicilié chez Delaunay, 14 rue Chaptal à Paris, les
billets d’entrée, les affiches, les coupures de presse, les contrats, etc.,
trésors amassés par la mémoire collective des amateurs de jazz de tous les
pays, dont on mesure dans ce genre d’ouvrage le caractère unique, précieux
presque sacré.
Il y a des centaines de photos originales de Sidney, seul ou
en compagnie, des photos aussi des concerts donnés en Suisse, avec une
photogravure de très grande qualité, qui donnent une meilleure idée de
l’importance de Sidney Bechet en son temps.
Il n’est pas inutile de rappeler que Sidney Bechet fut très
tôt distingué par le grand chef classique, grand musicologue également, Ernest
Ansermet, dans un article fameux paru en 1919 en Suisse (La Revue Romande) et repris dans Jazz Hot (n°28 de novembre-décembre 1938), et que si Duke
Ellington, Louis Armstrong en ont fait un pair, c’est que Sidney Bechet est
tout sauf un musicien commercial, étiquette collée par une bande d’abrutis
épris de musiques forcément nouvelles, déjà, dans des années cinquante-soixante
qui ont installé la musique commerciale la plus absurde à grand renfort de
publicité et de pression médiatique et commencé à détruire l’écosystème du
jazz.
Sidney Bechet a réussi, comme Ellington mais plus
fréquemment que lui, à entraîner dans ses grandes interprétations des musiciens
européens de talent, à les faire jouer dans l’esprit d’une musique que
visiblement tous ces gens aimaient suffisamment pour en connaître profondément
les éléments constitutifs. Ils ont pour nom ici René Franc, Eddie Bernard,
Pierre Braslavsky, Henri Chaix, Guy Longnon, Claude Luter, André Réweliotty et
beaucoup d’autres. La puissance de Bechet est telle qu’elle dynamise tout.
Bechet n’a jamais, comme Louis Armstrong, sacrifié une once de son
authenticité, y compris dans ses recherches classiques ou populaires les plus
éloignées du corps principal de son œuvre.
Enfin Bechet, c’est un son d’une telle intensité qu’on
comprend l’admiration des musiciens modernes de toutes les époques, les plus grands
n’ayant jamais caché l’impact, la puissance qui se dégage de ce bonhomme.
Les enregistrements permettent aussi d’entendre la voix
tranquille de Sidney Bechet s’exprimant en bon français et avec beaucoup
d’intelligence sur sa tradition, sur Jelly Roll Morton, c’est très émouvant.
Le livre est préfacé par Daniel Sidney Bechet, son fils, par Bob Wilber,
grand héritier du saxophoniste néo-orléanais et par Claude Wolff, son manager, qui
rappelle le rôle joué par Charles Delaunay pour lui permettre de revenir en
France après l’épisode «fait divers» qui lui avait valu une interdiction de
séjour.
Les textes des deux spécialistes sont passionnants et
informatifs, étalés dans un enchaînement chronologique de 1949, et ce premier
concert en Suisse, à 1959, année de la disparition de Sidney Bechet. Ils
fourmillent de témoignages de proches, comme Claude Luter, évidemment, mais
aussi de beaucoup d’autres musiciens qui ont côtoyés le génie du grand saxophoniste et
clarinettiste.
Il y a en 1959, une année difficile pour le jazz en raison
de multiples disparitions d’importance (Lester Young, Billie Holiday, Sidney
Bechet donc), deux belles couvertures de Jazz Hot avec Sidney Bechet, l’une en juin, l’autre en
juillet-août avec Charlie Parker dans le bus de la tournée. Elles auraient pu
figurer dans ce bel ouvrage consacré à un génie de la musique de jazz. Un
ouvrage indispensable à tous les amateurs de grande musique.
When Lights Are Low. Portraits in Jazz, par Esther Cidoncha,
Editorial La Fabrica. Madrid, 2014, 232 pages
Au
moment où l’édition de livres en numérique se multiplie il est
bon de pouvoir manipuler, toucher, feuilleter un vrai livre, avec du
papier de qualité, une couverture épaisse et soignée, une
esthétique à la hauteur d’un livre d’art, ce qui convient à
l’art qu’est le jazz. On ne se lasse pas d’accomplir les gestes
correspondant aux trois verbes ci dessus mentionnés. L’entrée
dans "l’œuvre" elle-même laisse place à l’exercice
d’autres sens. C’est sur un magnifique Ron Carter, avec un
immense sourire, que s’ouvrent les 232 pages et quelques 180
photographies qu’Esther Cidoncha a sélectionnées parmi celles
qu’elle a ravies au jazz au cours des 25 dernières années.
Les
yeux sont alors sollicités par une mise en page et une typographie
recherchées. Outre un texte de l’auteur, quatre autres textes sont
offerts en espagnol et en anglais (le bilinguisme est d’ailleurs
bien mis en page). Wadada
Leo Smith, Antonio Muñoz Molina, Chema García Martínez et José
María Díaz Maroto en sont les auteurs. Les
réflexions s’avèrent intéressantes, particulièrement celles de
José María. Le texte d’Esther Cidoncha apporte des précisions
sur sa passion pour le jazz et la photographie.
Plusieurs
citations en pleine page s’intercalent entre ce qui est l’objet
du livre, les 180 photographies. Ces citations viennent de Monk,
Armstrong, Parker, Lacy, Griffin… des références en matière de
jazz.
L’excitation visuelle se poursuit chaque fois que les
doigts effleurent le papier pour découvrir à la page suivante un
nouveau cliché. Tous sont en noir et blanc, la couleur du jazz, et
en pleine page ou demi-page. Etant donné le format du livre ces
photographies apparaissent bien comme de véritables œuvres
d’art !
Evidemment les géants du jazz qui ont offert les
citations sont pour la plupart absents des photographies. Esther
Cidoncha travaille alors qu’ils ont presque tous disparus. Pas de
Armstrong, Basie, Gillespie ni Ellington… mais les noms de ceux
qu’elle a pu écouter, d’abord en Espagne, puis en Europe et
ensuite aux Etats-Unis depuis 1989. Des chefs de file, Roney, Curson,
Hank Jones, Harris, Arvanitas, Sir Hanna, Hargrove, Payton... des
dizaines d’autres, mais aussi des artistes moins connus. Les
premières, jusqu’en 1999 sont de l’époque "argentique".
On trouve de remarquables clichés de Flanagan, Mc Pherson, Cobb,
Griffin, Taylor, Terry, Farmer… investis dans leur interprétation.
L’arrivée du numérique et du Nikon d’Esther à partir de 2006
ne perturbent en rien la qualité des tirages : Holland, Payton,
Zawinul, Konitz, DeJohnette, Lovano, Ron Carter … On apprécie
quelques portraits classiques ou en pied, américain ou en taille :
Hampton, Mercer Ellington, Doc Cheatham, Siankope, R. Glasper, Lacy,
Brown, Milt Jackson, Sweet Edison, … mais dans une majorité des
photographies le jazzman, en action, se détache nettement sur un
fond noir.
Près
de la scène, Esther Cidoncha travaille en serrant les plans, en
jouant avec la lumière dont elle dispose – le flash est exclu –
et consacre, dans son laboratoire digital, le temps nécessaire à
l’obtention du résultat qu’elle attend. L’œil alors ne se
disperse pas. Il se concentre sur l’expression d’un visage, sur
un geste, un regard… McPherson,
Hargrove, Cobb, Atkinson, Eddie Henderson, Ron Carter, Russel
Malone, Stanko, Wadada Leo Smith, C. Scott, Blake, Shepp, Sonny
Simons… Dans
plusieurs cas, la photographe offre un ensemble plus large, deux,
trois musiciens avec un protagoniste bien mis en évidence ou encore
un arrière plan qui resitue l’artiste : Cedar Walton quartet,
Rashaan, Carter, Regie Johnson, Leroy Williams, Benny Green, Mercer
Ellington… Excitation visuelle mais pas seulement... Ces
photographies et quelques-unes prises à la Nouvelle Orléans au
Preservation Hall et au Spotted Cat dépassent alors l’art de la
photographie pour devenir partie intégrante du jazz. Les regarder
c’est entendre le jazz, c’est en suivre l’histoire, la
pénétrer, en remonter le fil… C’est se heurter de plein fouet
au génome du genre qu’un Ray Brown, un Wynton Marsalis, un Yusef
Lateef possèdent au même titre qu’un Buddy
Bolden, King Oliver, Louis ou Bird. When
Lights Are Low. Portraits in Jazz :
un livre d’art pour jazzophile.
Patrick Dalmace
Jazz et complexité, Une compossible histoire du jazz
Jazz et complexité. Une compossible histoire du jazz, par Michel-Yves Bonnet, L’Harmattan, Paris, 2010, 223 p.
Sans aucune méthodologie
discernable, ce fatras d’intuitions plus ou moins mystiques
n’interroge jamais le jazz pour ce qu’il est, à savoir
justement, la manifestation artistique d’une condition historique
complexe. Bref, un texte qui devrait s’intéresser au jazz pour
lui-même comme réalité artistique ou sociologique cède au
nombrilisme verbeux à la française : des lectures, du Derrida,
des concepts, de l’idéologie (le pluriel ou l’innovation comme
concepts sacrés - comme si l’intérêt du jazz était ce
qui lui est extérieur).On retrouve les postures
habituelles, comme de nier l’existence du jazz ou la possibilité
de sa définition : comme Shlomo Sand qui nie l’existence du
peuple juif, Bonnet nie que le jazz soit advenu ! Cela doit être
très chic, ce genre de négationnisme paradoxal de l’évidence -
cela montre qu’on pense… On voit mal l’intérêt pour le
lecteur d’un texte s’appropriant le jazz comme objet de discours
pour en faire une dissertation de khâgne (citations obligatoires des
penseurs à la mode : Morin, Deleuze, Foucault, Sloterdijk ;
casage de mots savants indépendamment de toute argumentation :
« l’improvisation est récursive et hologrammatique, etc. »).
Quand on mélange sur la même page Miles Davis, Charlie Parker, Marc
Ducret, Steve Coleman et John Zorn, qu’on écrit une histoire
chronologique du jazz en quatre pages, une discographie arbitraire
(de Mahalia Jackson à Sébastien Texier !), et qu’on cite
autant de poètes et de philosophes sans aucun lien argumentatif
autre que l’incantation intellectualisante, c’est qu’on est
victime d’une grande confusion rédactionnelle.
Le Trompettiste de Staline par Patrick Anidjar, Plon, Paris, 2014,
414 p
Disons-le
tout de suite, je ne suis pas un critique littéraire. Par ailleurs,
je ne suis pas partisan des romans prenant « le jazz »
pour alibi. Ce domaine expressif est déjà assez parasité par les
clichés, les rêves qui masquent les réalités pour que l’on en
rajoute. Etant contre le libéralisme économique et dingue de
trompette, l’objet m’a donc été attribué car l’auteur
l’écrit : « ce roman est très librement inspiré de la
vie du trompettiste russe Ady Rosner ». Librement en effet, car
Ady Eddie Rosner (alias Adolf Roznir) (1910-1976) n’est pas russe1.
Ce trompettiste influencé par Bix, puis Louis Armstrong et Harry
James est né et décédé à Berlin. Sa vie est en effet un roman
sans qu’il soit nécessaire de s’en écarter. Oui, il fut une
vedette en URSS en 1940-46 et 1955-73, sa carrière ayant été
interrompue par un internement dans un camp (1947-55). L’autre
sujet du livre est l’antisémitisme qui a régné en URSS (pas que
sous Staline). Nous avons bien connu l’un des plus extraordinaires
trompettistes russes, Timofey Dokshitser qui eut à souffrir (comme
d’autres) de cet état de fait, ce qui a bridé sa carrière
internationale. Rosner devient ici un Izzy Grynberg, Juif originaire
d’Odessa à qui Staline demande de donner naissance à un « jazz
purement soviétique » (!). Il est malgré tout fait allusion à
Rosner lui-même, à Moscou en 1945 (p.267). Ce Izzy Grynberg qui,
bien sûr, s’est retrouvé au goulag, aurait eu avec une danseuse
du Bolchoï un fils, Jacques Linhardt, Français adopté par des
communistes et qui, à 50 ans découvre grâce à un oncle,
Alexandre, que son père fut un trompettiste célèbre. Il y a en
arrière-plan, l’URSS de Staline. Dans le première partie, le
récit alterne un chapitre consacré à Linhardt en 2001, avec un
consacré aux Grynberg. D’abord le père, Lazare, « bolchevik,
sympathisant du Bund, infirme et amateur de djhazz » (Odessa
1914, Paris 1919, 1929), puis Izzy. La deuxième partie du livre est
le roman d’amour entre Elsa et Izzy, puis la vie d’Izzy à Moscou
jusqu’à son arrestation. La troisième partie avant l’épilogue,
nous ramène à la construction du récit qui alterne les révélations
faites à Linhardt et la vie d’Izzy (mort au goulag contrairement à
Rosner) puis de son frère Alexandre, rescapé d’Auschwitz,
également trompettiste et oncle de Linhardt.
Indépendamment
de toute valeur littéraire, ce roman soufre de nombreuses coquilles
et d'erreurs factuelles : Billy Arnold n’est pas
afro-américain (p.79) ; l'auteur assimile 78
tours et microsillons (alors que ce second terme est synonyme de
disque vinyle 30 cm ou LP, support qui a remplacé le 78 tours à
partir du milieu des années 50) ;LaRevue
du Jazz (p.209) n’existe plus en 1937
(ni même en 1934), etc. Et quand il parle de trompette, l’auteur
n’est pas crédible : quand on a été blessé aux lèvres, on
ne joue pas (sans warm up)
sur une trompette et une embouchure qu’on ne connait pas, « West
End Blues »… « en, grimpant dans les aigus à des
hauteurs stratosphériques » (p.194) ; on est dans le rêve
(tout comme p.356-357, avec une embouchure glacée alors que ça
« faisait une éternité qu’il n’avait pas porté sa
trompette à la bouche ») ; la Selmer « balanced
action » pouvait être de « petite perce » (et non
« étroite »), ce qui n’impose pas de « souffler
plus fort » ; la lésion de l’orbiculaire (ici, « muscle
du baiser ») n’est pas « une blessure courante chez les
grands trompettistes » ; les grands instrumentistes savent
gérer la pression de l’embouchure sur les lèvres et de grands
jazzmen (pas forcement grands instrumentistes) ont pratiqué le
« strong arm system » d’où parfois une crevasse et/ou
un cal labial ; de même, l'auteur accorde beaucoup d’importance
aux poumons pour le jeu de trompette, or la respiration ne fait pas
tout. Même si c’est un roman, le détail importe.
Au fil
des pages, on croise des évocations, en principe familières au
jazzfan (Bucky Pizzarelli, Norman Granz, Will Marion Cook, Bricktop,
Joséphine Baker, Django, Duke Ellington, Louis Armstrong et même
Morris Karnofsky, Chet Baker, Hugues Panassié, Sam Wooding, Leonard
Feather, Tsfasman, Leonid Utyesov –ici Outessov-, etc…). Ce qui
peut suffire à certains d’entre eux pour acquérir ce roman,
d'autant que ce texte, à l'écriture simple et directe, pourrait
être qualifié d' « easy reading ».
Michel Laplace
1. Voir sa
biographie dans le DVD-Rom de Michel Laplace, Le Monde de la
trompette et des cuivres.
Philojazz. Petites ritournelles entre souffle et pensée
Philojazz. Petites ritournelles entre souffle et pensée, par
Jean-Marie Parent, L’Harmattan, Paris, 2012, 223 Une caractéristique
lancinante d’une bonne partie de la production livresque autour du
jazz en France est qu’elle est soit le fait d’universitaires qui
s’approprient le sujet de manière aride, soit le fait de nobles
amateurs auxquels le jazz inspire une envie d’écriture que rien de
vient discipliner. La philosophie et la poésie (car tout est
philosophie et tout est poésie) sont souvent les écrins plus ou
moins scolaires qui s’offrent pour donner forme à ce désir
d’écrire sur le jazz. Le danger est grand de céder alors à
l’impressionnisme des perceptions personnelles et aux
grandiloquences métaphysiques – dont le jazz n’est plus alors
que le prétexte – sans se soucier de la nature du discours que
l’on produit. Car parler de jazz, c’est a priori, vouloir
en rendre compte. Tel est du moins le postulat du discours critique,
qu’il soit historique, esthétique, social, musicologique et, si
possible, un peu de tout cela.
Qu’en sept pages sur
Coltrane on arrive à citer Sartre, les haikus, Bergson, Tati,
Heidegger (signalons au passage que son fameux appel à la terre n’a
rien de poétique et renvoie aux racines du Volk germanique…),
Pascal, Perec, Ponge, Robbe-Grillet, Cukor et le bouddhisme, mais pas
McCoy Tyner ni Philadelphie, est symptomatique. Pour Louis Armstrong,
à peine évoqué « Cornet Chop Suey », il sera question
d’Epicure, Nietzsche, Kant, Socrate, Hans Jonas, Spinoza, Clément
Rosset… en moins de trois pages ! On n’aura vu New Orleans
que dans le titre du chapitre… Clairement, le jazz est ici un
prétexte – peut-être même à l’insu de l’auteur dont
l’enthousiasme est évident.
Le discernement fléchit
nettement (Michel Portal égal de Spinoza dans la quête de liberté
est une pensée trop audacieuse pour nous) et l’abord du jazz
rejoint ainsi les poncifs les plus rebattus (l’Afrique, le Silence,
la liberté, le métissage…) et ils n’aident en rien à la
compréhension du jazz. Penser le jazz n’est pas
l’« intellectualiser » à coups de références
scolaires. Un problème de point de vue, sûrement, qui part du jazz
pour en faire l’illustration de concepts plutôt que ce se
concentrer sur le jazz lui-même…
Une Année sabbatique, par Alain Gerber, Editions de Fallois, Paris,
2013, 300 p.
La publication en 2013 du roman d'Alain Gerber, Une Année sabbatique (Editions
de Fallois) est l'occasion de revenir sur un épisode particulier de la
vie de Sonny Rollins, son internement de dix mois, en 1952, à la prison
de Lexiton (Kentucky) où il suivit un traitement expérimental qui le
délivra de la drogue.
Gerber
retrace l'épreuve que le ténor a affrontée au travers d'une fiction,
dont le héros, véritable alter ego de Rollins, se nomme Sunny Matthews.
Le récit est en fait celui d'un double affranchissement : vis-à-vis de
l'héroïne mais également de l'influence tutélaire et stérilisante du
"maître", le Bleu, alias Charlie Parker. Un processus d'individuation
qui nous mène à une réflexion plus large sur la culture afro-américaine.
Je
n’entrerai pas dans le contenu même du roman d’Alain Gerber
écrit en 2009, qu’il convient de ne pas déflorer ; il
comporte en lui-même une part de surprise, et même de suspens, qui
n’est pas la moindre qualité de ce texte. Par ailleurs, je
partage, pour l’essentiel, l’appréciation que Jacques Aboucaya a
portée sur le contenu littéraire de cet ouvrage1.
En revanche, j’explorerai ici la part de véridique que comporte
cette fiction : pour en apprécier plus que le cours littéraire,
les ressorts et les démarches individuels, en relation avec le
contexte socio-historique que ce récit très riche délivre sous
forme de constructions de personnalités.
Ce
roman à clés, dans lequel figure, sous des noms d’emprunt, la
plupart des acteurs emblématiques de la génération bebop, évoque
un épisode relativement peu connu de la vie de Sonny Rollins, sa "retraite" de la scène jazzique au début des années
1950. Les lecteurs les plus âgés de Jazz
Hot et
de Jazz
Magazinese souviennent certainement des discussions évoquant sa démarche,
en forme de recherche de soi, de quête, qui ne concerna pas le seulNewk ;
Coltrane, par exemple, emprunta une autre voie en explorant les
formes du mysticisme de l’Inde. Néanmoins, s’il reprend des
éléments authentiques de la vie de Rollins, ce récit ne respecte
ni les circonstances ni la chronologie historique réelle, telle que
la biographie factuelle du musicien la révèle et que la
discographie confirme.
En
effet, l’action se déroule – sans que l’auteur la spécifie
explicitement mais au regard des situations relatées – sur une
période de moins d’un an se situant entre février 1955 (avant la
mort de Charlie Parker, le 12 mars 1955) et l’été 19552.Or, s’il était plausible que la cure ait eu lieu quelques mois
avant son retour sur scène dans le Clifford Brown-Max Roach Quintet
(le jeune trompettiste, Scott Lloyd, dans la seconde partie du roman
n’est pas sans évoquer le jeune Clifford), à l’automne 1955, en
remplacement d’Harold Land – ce que respecte le récit, en
revanche, ni les dates ni les circonstances de sa présence à
Lexington ne correspondent à celles du roman : Rollins avait,
en effet, été arrêté une seconde fois en 1952, pour usage
d’héroïne3et pour n’avoir pas respecté les conditions de sa libération sur
parole en 1951. Il fut donc affecté, en 1952 et non en 1955, de
manière autoritaire, et non volontaire, au Federal
Medical Centerde Lexington, même s’il semble avoir accepté d’y suivre le
traitement expérimental à la méthadone qui le libéra de l’emprise
de la drogue. Au demeurant, l’action n’aurait donc pu se situer
en 1952 car, la disparition du Bleu, alias Charlie Parker, un des
ressorts majeurs du récit, n’était pas envisageable. De même,
n’auraient pu être invoqué l’album enregistré avec le
« Maître », un second élément important du romanesque
de ce texte : ses cinq sessions avec Bird se sont déroulées
entre janvier 1953 et janvier 19544.
Comme Denis Diderot, qui soutenait ne pas avoir d’imagination et
préférait s’en remettre aux choses de la vie, Gerber se sert
d’évènements pour recomposer, reconstruire une fiction du réel
susceptible d’éclairer sur l’objet de son sujet : la
démarche du musicien Sunny Matthews, un autre lui-même, comme
illustration de la quête de l’artiste dans sa recherche du Vrai,
du Bien, du Beau. Ambition platonicienne seulement ?
Sunny
Matthews est dans cette fiction un « modèle idéal »5de l’artiste, en l’espèce un musicien de jazz, sensé
représenter, au-delà de lui-même, le jazzman en recherche
d’authenticité. En cela, le personnage romanesque n’est pas
dominé par ses émotions ; il ne doute ni de sa décision ni de
sa manière ! Bien au contraire, il est déterminé et manifeste
un volontarisme, allant de l’ascèse (refus de participer aux
activités de l’établissement de cure) à la mortification (rejet
des sollicitations : du praticien comme de sa compagne jusqu’au
contact avec la musique et la pratique de son instrument). Mais cette
apparente autopunition ne relève en rien d’une quelconque attitude
rédemptrice, mais bien au contraire d’une intention réfléchie,
raisonnée : le retrait de la pratique musicale comme
autodiscipline dans sa réflexion sur les fondements même de la
musique, pour l’évitement de la médiocrité et la quête d’une
vérité dans son art. Qu’est-ce être vraien musique ? Est-ce jouer en imitant, en se coulant dans la
manière du Bleu s’interroge Sunny ? Non, bien sûr ! Et
« aucunement », lui répond en écho Diderot à propos du
comédien. Et d’ajouter : « Le vrai en ce sens
ne serait que du commun »6.
Et la meilleure façon d’éviter l’écueil de ce commun,
d’exister – dans la musique comme dans le « noble art »
qu’il lui substitue au sortir de sa cure – consiste à créer les
conditions, à se donner les moyens pour dominer la question en
écartant toute forme d’aléa, comme la sensiblerie, qui pourrait
le détourner de son projet, de lui faire perdre son self contrôle
lors de la réalisation de son œuvre.
Ce
roman interpelle ainsi le lecteur sur la solitude réelle ou
ressentie de l’artiste. Orgueil ou lamentation ? Fierté et
souffrance ? Le thème n’est pas nouveau. Le récit romantique
a servi un certain nombre d’histoires, du Chopin de midinette au
Liszt de chapelle en passant par le Paganini de salon, qui ont
renvoyé l’image de créateurs mus par leurs émotions, par leurs
passions, par leurs drames personnels, sans que le contenu même de
leur création n’ait été susceptible d’être obérée par
l’ombre tutélaire d’un maître castrateur. S’ils ont reconnu
le talent et le génie de leurs prédécesseurs, ni Bach, ni Mozart,
ni Beethoven, ni Schubert… et plus près de nous Debussy, Ravel,
Schoenberg, Bartók et les autres ne semblent en avoir souffert. Les
acteurs de la civilisation occidentale européenne ont parfaitement
intégré l’historicité de leur art. Même s’ils ont
explicitement marqué des ruptures avec leurs prédécesseurs, ses
créateurs se sont intégrés dans le cursus sans en avoir été
meurtris et exprimé le besoin de s’en libérer. Dans ces
conditions, comment donner sens à cette Année
sabbatiquequi, pour être fictive, n’en est pas moins construite sur une
réalité dans les milieux du jazz.
Que
de fois n’avons-nous pas, en effet, entendu le discours récurrent
de jeunes musiciens de jazz invoquant leur identité, leur
originalité, et plus encore leur différence pour justifier de ne
« faire » que leur propre musique. Sunny Matthews en est
un représentant emblématique.
Il
convient, en premier lieu, de revenir sur le contexte historique de
ce récit. Nous sommes dans les années 1950, en une période où le
bebop a atteint son épanouissement avec ses grands maîtres en
pleine maturité. Cette situation met la génération suivante, dont
fait partie Sunny Matthews, en concurrence avec celle de ses
devanciers connus et reconnus, alors que la société américaine,
après les chocs de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale, se
reconstruit, se réorganise. Car si la guerre a contribué à
résoudre la crise, elle a généré un cortège de changements
internes. Les boppers ont d’ailleurs, eux aussi, agi d’une façon
semblable pour se libérer de la domination des maîtres du jazz
mainstream dans les lieux de musique à la fin des années quarante.
Si, d’un point de vue idéologique7,
la « bataille du jazz » eut lieu en France, la réalité
s’est aussi soldée aux Etats-Unis, comme en Europe, par des
conflits peu amènes.
Le
domaine économique trouva, avec le temps, des solutions empiriques.
En revanche, l’aspect esthétique immédiat et prégnant fut
violent et beaucoup plus lent à réduire les fractures. Il fallut
attendre le début des années 1960 pour voir s’éteindre les
tensions et constater un retour à l’amalgame des générations8.
Par conséquent, en ce milieu des fifties,
l’angoisse était grande pour des jeunes gens de 20 à 25 ans (en
1955, Sonny Rollins a 25 ans !) de se mesurer à des maîtres
encore jeunes : Parker n’avait que 35 ans ! Coltrane, son
aîné de quatre ans, connaissait aussi ce même doute ; il
orienta beaucoup de ces jeunes musiciens vers le créneau du rhythm
& bluesen pleine explosion, où beaucoup ont fait leur trou. Si Charlie
Parker fut souvent l’idole et le modèle des nouveaux arrivants,
beaucoup, et non des moindres, s’inspirèrent de Louis Jordan ou
d’Earl Bostic. Comment exister sur un marché du travail musical
sans justifier d’une différence d’avec ce qui se pratique dans
une si grande perfection ? Sunny Matthews ne manifeste pas
seulement le doute, l’insatisfaction, l’angoisse du créateur, il
est à la recherche de la justification de sa propre place sur la
scène jazzique au regard de concomitances fortes.
Le
jazz, dans les années 1950, voyait cohabiter des musiciens
représentant quatre siècles d’histoire musicale occidentale :
de la polyphonie de la Renaissance (musique de New Orleans avec des
artistes de première grandeur comme Louis Armstrong ou Sidney
Bechet) à la musique contemporaine (bebop avec des personnalités
puissantes comme Charlie Parker – le Bleu – ou Thelonious Monk –
le Serrurier…), sans compter le classicisme (le jazz mainstream des
grands orchestres de Fletcher Henderson, Duke Ellington, Count Basie
avec ses solistes Benny Carter, Johnny Hodges, Willie Smith, Coleman
Hawkins, Lester Young…). Il est à souligner que jusqu’à la
guerre en 1939, les acteurs de cette musique ont accepté l’héritage
du passé, les musiciens se reconnaissant des filiations implicites :
Fats Waller de James P. Johnson, Duke Ellington de Fats Waller et de
Willie The Lion Smith… Dans sa signification, en tant que vecteur
d’idéologies, la Seconde Guerre mondiale semble avoir rompu le fil
du temps, provoqué l’implosion de la chronologie jusqu’à
recomposer la matière même. Le train paisible des établissements
de Harlem d’après la Grande guerre avait cédé la place au
bouillon de culture des clubs de la 52nd
Streetd’avant le début de la Seconde9dans des structures aussi contradictoires que troublantes : les
clés de la modernité baroque pour le Bleu, les luminosités de
l’avenir dans la sculpture stridedu silence pour le Serrurier10.
Cette
situation troublée, explosive même dans le monde afro-américain du
jazz de Sunny Matthews, était-elle un phénomène généralement
constaté dans les Etats-Unis des années cinquante ?
Evidemment, non. Pas dans la communauté blanche. Pas même parmi les
musiciens blancs de jazz, pour lesquels l’histoire musicale
conservait sa logique. Même lorsque sa musique ne correspondit plus
aux tendances de la mode, Benny Goodman, comme les Chicagoansou autres musiciens dixieland, continua – après une tentative
avortée de reconversion au bop – à jouer le jazz de ses succès ;
les plus jeunes empruntèrent, avec leur accent propre, le nouvel
embranchement du bebop. Sur la Côte Est, sur la Côte Ouest, Lennie
Tristano, Buddy DeFranco, Gil Evans, Stan Getz, Dave Brubeck, Warne
Marsh, Lee Konitz, Bill Evans… Possédant les catégories mentales
de l’historicité propre à la civilisation européenne occidentale
dont ils étaient issus, ils participèrent normalement aux mutations
de ce courant musical sans jamais s’interroger sur la manière de
fuir son emprise ; bien au contraire, ils revendiquaient même
de se reconnaître en une école.
Tel
ne fut pas le cas de nombreux jeunes musiciens afro-américains,
comme Sunny/Sonny, dont l’ambition héroïque, fondée sur
l’illusion d’une génération spontanée, était d’apparaître
en nouveau Parker, en chef de file. D’où le besoin d’être
différent, de refuser les influences, les attaches passées,
considérées comme les chaînes invisibles de l’esclavage :
effacer ses origines, être un « musicien neuf », vierge
de tout passé, condition indispensable pour être libre. D’ailleurs,
Matthews considère ses collègues, en cure comme lui, avec
condescendance lorsqu’ils répètent11 ;
rendus à eux-mêmes, ils s’en tiennent à leur médiocrité et
n’ont plus la fierté de se dresser pour sortir de la condition que
l’histoire leur a fait, dont ils ne peuvent s’échapper que
« ravagés »12par le subterfuge illusoire de la drogue.
C’est
qu’au-delà de l’ambition individuelle du self
made man,
au demeurant non vidée de prétention même si liée à la
formidable carrière de Sonny Rollins, Matthews se trouve en but à
un contexte socio-historique insupportable. Privée de mémoire
collective par quatre siècles d’esclavage, la communauté
afro-américaine dut depuis toujours s’en forger une par sommation
de vécus individuels ; ne pouvant se réclamer d’un passé
qu’il n’a pas et devant s’insérer dans une histoire commune,
chaque membre éprouve l’illusion d’avoir à réinventer le
monde. En atteste l’acharnement incroyable au travail empirique du
Bleu pour acquérir la formidable virtuosité, qui en a fait le plus
grand13,
sa seule façon d’exister en inventant « le langage des
affranchis »14.
Ce combat exemplaire force son admiration et conforte en même temps
sa détermination désespérée. Sous cet angle, se pose la
signification de la virtuosité dans les mentalités des années
1950.
Le
phénomène est apparu en Europe à l’orée du XIXe
siècle dans le même temps que la bourgeoisie capitaliste s’emparait
des rênes de la société. En musique, l’arrivée du violoniste
Niccolo Paganini15,
dont les apports techniques à l’instrument sont indéniables,
symbolise cette évolution dans la manière de présenter l’art :
la virtuosité spectaculaire comme supplément à la façon de
s’imposer, d’en imposer au public : également, de justifier
d’un cachet plus élevé16.
La mode se prolongea longtemps : avec Chopin, Liszt… jusqu’à
Horowitz et Cziffra au XXe
siècle. Il fallut attendre une période assez longue, jusqu’à ce
que la société libérale installât confortablement sa domination
prescriptrice, pour voir changés les canons de l’esthétique
musicale et ne plus considérer l’interprétation à l’aune de la
virtuosité mais dans une conception plus large de l’œuvre, dans
laquelle la maîtrise technique de l’instrument ne devenait qu’une
des composantes de sa lecture. Après les excès « romantiques »
dont Paderewski17est resté emblématique, l’interprétation en revint à une
exécution plus respectueuse du compositeur. Une nouvelle génération
de musiciens, tout aussi virtuoses certes, mais plus attentifs à
rendre l’esprit des œuvres, apparut dans les années 192018,
qui donna une orientation neuve et plus exigeante à l’esthétique
de l’interprétation qui, avec quelques variantes, demeure celle
des années 2000.
Les
Etats-Unis ne furent pas épargnés par ce culte de la virtuosité.
Et le jazz, tout naturellement depuis les années 1920, connut une
histoire parallèle similaire. Au-delà de la novation et de
l’exotisme que représenta cette musique, ses artistes durent faire
valoir leur habileté artisanale sur les instruments avant de voir
leur art reconnu. Jouer vite matérialisait leur maîtrise,
garantissait les patrons de clubs dans leur compétence
professionnelle lorsqu’ils les auditionnaient à l’occasion desHarlem
contestsdu mardi ; tous les pianistes strides’y pressaient en longues files et chacun se devait de passer
l’examen de « Carolina
Shout » !
Les musiciens classiques, dominés par la mystique de la virtuosité,
étaient alors également subjugués par l’aisance instrumentale
des jazzmen ; de nos jours, même les plus brillants
concertistes restent encore impressionnés par les « cabrioles »
instrumentales des musiciens de jazz19.
Dans une société américaine ségréguée, où le qualitatif
esthétique20pouvait à chaque instant être contesté, le quantitatif du
savoir-faire restait le seul critère d’évaluation incontestable ;
dans ces conditions, l’artisan habile a toujours pu trouver un
emploi. La virtuosité et l’originalité du jazzman constituaient
deux des facultés indispensables, essentielles même, pour exister
et vivre dans une société libérale sans solidarité sociale, dans
un monde où l’argent constitue le mètre étalon de chaque
individu.
La
compétition, qui y est associée, est un autre thème sous-jacent du
roman. Elle intéresse la musique et la boxe : sur la scène ou
sur le ring, les hommes s’affrontent et le meilleur gagne sans
autre état d’âme ! Que ce soit le Bleu ou Scott Lloyd, leur
façon de concevoir l’apprentissage de la musique relève plus de
l’entrainement sportif et de la solidarité communautaire que de
l’enseignement académique. Et s’il s’est astreint à ne plus
toucher son instrument pour se libérer des gimmicksempruntés au Bleu, lorsqu’il se décide à accoucher son jeune
collègue de sa propre musique, Sunny le fera en reprenant son
saxophone, par l’exemple en empruntant la maïeutique de la
transmission orale traditionnelle. La présentation de la
performance, en termes sportifs avec classement, connote ce roman
dans les années 1950 si sensibles aux résultats quantifiés :
les classements économiques dans une période où la compétition
Est-Ouest faisait rage dans une guerre froide en pleine glaciation,
en termes de productions, d’emplois, de revenus... Chaque année
les revues spécialisées publiaient leur palmarès par instrument ;
alors, comme les grands chefs pour les macarons du guide Michelin,
les musiciens attendaient leur récompense ! Et l’on comprend
la défiance de Sunny à l’égard de la « critique » :« …
une pépinière de musiciens. "D’avenir", ajoutent les
critiques avec leur générosité dédaigneuse, et c’est hélas le
mot juste : de jour en jour, d’année en année, la musique ne
cesse de remettre à plus tard le rendez-vous qu’ils ont avec
elle ».
Dans
ces conditions, ce roman constitue-t-il seulement une méditation sur
la réappropriation de soi ? Les stations du calvaire auxquelles
s’est astreint Sunny/Sonny ne furent pas uniquement abstraites,
d’ordre esthétique, voire métaphysique. Le récit polymorphe de
Gerber nous décrit les difficultés, les embuches, les obstacles
qu’un « musicien d’avenir » doit vaincre, franchir
pour s’imposer dans l’Amérique des années 1950 et parvenir à y
faire sa place au soleil. L’auteur dresse un panorama d’une
grande finesse de la réalité socio-économique américaine en
contre-chant de l’histoire individuelle, au point de rencontre du
social et de l’individuel ; il recompose un tableau d’une
grande vérité « avec la verrue »21qui rend crédible la situation des Afro-Américains dans la cité –
relations Blanc/Noir lorsque Sunny est homme d’entretien et gardien
au sortir de sa cure. En un mot, il nous conte combien Rollins dut
« en chier » pour gagner le statut de vedette du jazz,
pour s’émanciper, pour échapper à son aliénation ; des
vérités qui ne furent pas qu’existentielles. Avec les
répercussions psychologiques et les séquelles incommensurables qui
accompagnent le vécu du créateur dans la société, le processus
dialectique d’identification/désidentificationcréant les conditions de « l’incessant chantier de la
singularité personnelle »22 :
du collectif – relations avec le monde du jazz ou le monde de la
boxe – à l’interpersonnel – rôle de la mère (de la sienne
comme de celle de Charlie Parker dans leurs relations filiales) –
en passant par les formes de l’entraide – entre individus de la
communauté noire (avec Scotty) –, « forme supérieure »23du social. C’est donc l’activité de Sunny qui forge sa
personnalité ; en ce sens, Une
année sabbatiquedevient reconstruction biographique. Pas seulement factuelle mais
féconde de par la complexité de la personnalité de Matthews et de
celles de tous les personnages qui concourent à son émancipation,
dans toute l’épaisseur de leurs actes. Ce type neuf de biographie« est
à la personnalité ce que l’histoire est à la formation sociale :
elle est l’histoire dans laquelle la personnalité, pour autant
qu’elle y réussisse, se constitue, s’active et se transforme
jusqu’à la fin »24.
Je
me suis souvent demandé ce qui pouvait expliquer que Sonny Rollins
puisse réclamer des cachets mirobolants – que les responsables de
manifestations lui accordent – pour paraître un soir de festival
sur les scènes de la Pinède Gould à Juan-les-Pins, de
l’Amphithéâtre de Vienne ou du grand chapiteau de Marciac. Le
roman d’Alain Gerber, Une Année sabbatique,
qui fait le récit imaginaire d’un moment de sa vie, vient de lever
un coin du voile de ce mystère festivalier.
2. Alain Gerber, Une Année sabbatique,Editions de Fallois, Paris 2013. Juillet plus précisément (p 294) : « A la fin du mois
de juillet, elle avait rompu avec le docteur Phillips. Plus
précisément, leurs relations s’étaient distendues d’elles-mêmes
après le départ de Sunny ».
3. Il l’avait été la première fois en 1950 pour braquage à main
armée.
4. 30 janvier et 19 décembre 1953 ; 18, 23 et 24 janvier 1954.
5. Dans l’acception diderotienne.
6. Denis Diderot, Le Paradoxe du comédien,
Robert Laffont, Collection Bouquins, Paris 1996 Tome IV, 1674 p (p
1387).
7. Avec toutes les réserves qu’il convient de prendre sur ce sujet :
cf. Félix W. Sportis, « Le Siècle de Charles Delaunay 1 »,Jazz Hotn° 655, Printemps 2011, p 6-19 ; « Le Siècle de Charles
Delaunay 2 », Jazz
Hot n°
656, Eté 2011 p 26-41 ; « Le Siècle de Charles Delaunay
3 », Jazz
Hot 658,
Hiver 2011, p 36-43 ; « Le Siècle de Charles Delaunay
4, » Jazz
Hot n°
659, Printemps 2012, p 34-43 ; « Le Siècle d’Hugues
Panassié 1 », Jazz
Hot n°
660, Eté 2012, p 38-43 ; « Le Siècle d’Hugues
Panassié 2 », Jazz
Hot n°
661 Automne 2012, p 36-43.
8. Norman Granz joua un rôle essentiel dans ce melting
potintergénérationnel avec le JATP et sa politique éditoriale
phonographique.
9. Après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor (7 décembre 1941),
l’Allemagne et l’Italie déclarent la guerre aux États-Unis le
12 décembre 1941.
10. AG, AS,p 12.
11. « Dans la salle de musique de Lexington, il est libéré de sa
honte. Loin de l’entraver, la médiocrité ambiante lui donne des
ailes. Il se paye d’audace ». (p 109).
12. « Un nid de drogués, et par conséquent de ravagés attirant
des quatre coins du pays des gens de toutes les couleurs, dont
plusieurs sont en dépit de leur dégaine, à ce qu’il paraît,
des célébrités dans leur patrie jusqu’au-delà des mers ».
(p 120).
13. « Ainsi avait-il traversé sur un radeau de fortune l’océan
excrémentiel formé par le distillat de sa formidable
incompétence » (p 114).
14. p 26.
15. Il est le musicien qui imposa le diapason à 440 Hz. Avant lui, les
musiciens baroques, habitués à donner leurs concerts dans des
salons, s’accordaient à 415 Hz. Aux fins de se mieux détacher de
la masse orchestrale, Paganini avait également l’habitude de
s’accorder un comma au-dessus du LA (446 Hz au lieu de 440). Cette
pratique a depuis été conservée par les solistes.
16. Un chroniqueur raconte que lors de son premier concert parisien, le
prix des places avait doublé : « le gens sont
devenus fous », commenta-t-il.
17. Ses interprétations de Chopin, dont il s’était fait une
spécialité, relevaient plus de l’assassinat que de l’exécution.
18. Les pianistes Gieseking (il enseigna Teddy Wilson pendant son séjour
américain avant la guerre), Kempff, Schnabel, Rubinstein…, les
violonistes Heifetz, Menuhin, Milstein, le violoncelliste Pablo
Casals,… et ceux des générations suivantes Michelangeli, Gilels,
Lipatti, Stern, Oïstrakh, Richter, Kogan, Janis, Rostropovitch,
Gould… ont dessiné l’esthétique moderne actuelle.
19. L’anecdote qui rapporte que, pour calmer l’insupportable
« hypertrophie de l’ego » de son gendre Vladimir
Horowitz, Arturo Toscanini l’ait, dans les années 1940, conduit
dans un club pour voir et entendre Art Tatum, traduit cet
enthousiasme réel des musiciens classiques pour les jazzmen. Or
Parker, (le Bleu, modèle de Sunny) passait le plus clair de ses
instants libres à aller écouter le pianiste aveugle du club qui
jouxtait celui où il travaillait !
20. Le jazz fut au début considéré comme un entertainment.
Dans les années 1950, il était considéré comme un moyen de
sensibilisation des jeunesses des pays d’accueil et un auxiliaire
de la diplomatie américaine. Il ne fut reconnu en tant qu’art que
bien tardivement aux Etats-Unis, en fait après la chute de l’URSS.
Encore avait-il été imposé par la reconnaissance qu’il reçut à
l’étranger, en Europe et notamment en France jusque dans les
années 1960, grâce à Charles Delaunay, Hugues Panassié, le Hot
Club de France et Jazz Hot qui ont œuvré à sa diffusion des le
début des années 1930.
21. Sans quoi le caractère du texte aurait été insuffisant. Gerber
répond « aux deux conditions [du romancier] qui semblent
contradictoires, d’être en même temps historien et poète,
véridique et menteur ». Sans quoi, manquerait « la
verrue à la tempe, la coupure à la lèvre, la marque de la petite
vérole à côté du nez, qui les rendrait vraies », Diderot,Les deux
amis de Bourbonne,
Œuvres, Tome II, Contes, Robert Laffont Flammarion, collection
Bouquins, Paris 1996, 1022 p (p 480).
22. Lucien Sève, Penser avec Marx
aujourd’hui – L’homme? Tome II, La Dispute, Paris 2008, p 478.
Le Monde de la trompette et des cuivres (classique, variétés, jazz),
par Michel Laplace, Marciac, 2014, 3306 p., michellaplace@neuf.fr (PDF/DVD-Rom)
Ledocteur Michel Laplace nous livre dans cet ouvrage sur DVD-Rom, Le Monde de la trompette et des cuivres (classique,
variétés, jazz),
une œuvre monumentale. C’est la version 3, totalement remaniée,
d’un opus dont il avait proposé deux précédentes éditions (2005
et 2008) sous forme de CD déjà énorme, Trompette,
cuivres & XXesiècle,
représentant cinquante années de recherches.
Avant
d’entrer dans le détail – si cela est possible dans une simple
chronique bibliographique – d’un livre encyclopédique
représentant plus de 3300 pages, presque 8200 entrées, dont un
dictionnaire biographique d’instrumentistes de 7443 personnes, dont
6396 trompettistes, 644 trombonistes, 243 cornistes et 160 tubistes –
je suggère au lecteur de consulter la vidéo réalisée par Laplace pour présenter son travail.
Au-delà
des modalités explicites d’utilisation du DVD, vous visualiserez
la documentation réunie, consultée et analysée pour écrire et
réaliser cet ouvrage peu commun. Et là, comme disent les
jeunes de banlieues :
« Respect ! ».
La
dédicace de l’ouvrage, « à la mémoire de Maurice André,
Fred Gérard, Raymond Fonsèque et Roger Guérin », est un
manifeste en soi ; elle est révélatrice de l’optique
d’approche : un égal hommage rendu à tous les
instrumentistes jouant d’un cuivre, dans toutes les formes de la
musique occidentale : aux trompettistes, classique Maurice
André, de variété Fred Gérard et de jazz Roger Guérin, ainsi
qu’au tromboniste de jazz et au musicien Raymond Fonsèque1.
Ce travail englobe dans l’étude tous les aspects ayant trait à
l’usage et l’emploi de ces cuivres : diversité,
stylistique, conception musicale globale. Cette encyclopédie met la
trompette et les cuivres au centre de l’étude : les
instruments ne sont plus seulement envisagés en tant qu’outils de
musique mais sont eux-mêmes objets d’étude dans leur facture,
dans la physique du son et de l’acoustique, dans l’anatomie et la
physiologie de leurs pratiquants, dans les formes d’expression
musicale qui y ont recours.
L’ouvrage
PDF s’ouvre avec une sorte d’album photos : Clins
d’œilà ses fils enfants en compagnie de deux trompettistes de référence,
Cédric avec Dizzy Gillespie en 1985 et Jean-Marc avec Timofey
Dokshitser en 1982 ; Hommagesrespectueux aux instrumentistes : grands, moins grands et
anonymes … C’est la seule partie de l’ouvrage ou l’auteur
laisse apparaître sa sensibilité affective. Partout ailleurs, son
discours présente la rigueur d’un document au contenu factuel,
d’ambition scientifique.
Le domaine d’étude
Ce
DVD-Rom concerne toute la famille des cuivres (les brasses,
disent les Américains, par opposition aux reeds) :
trompette, cornet, trombone, cor et tuba. Chaque catégorie
d’instruments est étudiée en tant que telle, chaque instrument
est replacé dans son contexte d’utilisation musicale.
L’organisation
Le
DVD-Rom comporte l’ouvrage central proprement dit, en format PDF, qu’il
convient d’ouvrir en premier – Le
monde de la trompette & des cuivres–, pour accéder aux 10 autres dossiers associés, dont les
contenus sont reliés à cet ouvrage : 01. Echantillon Son,
Trompette, Cuivres & XXe siècle ; 02. Clips vidéos v2 ;
03. Classical Music (audio) ; 05. Light & Popular Musics
(audio) ; 05. Cuban Trumpet (audio) ; 06. New Orleans Dance
Halls & Brass Bands ; 07. Frénésie des rythmes en France
(audio) ; 08. Introducing Fred Gérard ; 09. Additional
Videos ; 10. Autobio (audio mp3).
L’organisation
du sommaire en début d’ouvrage, met l’accent sur la nature et la
priorité de cette œuvre : savoirs et manière d’y accéder.
D’utilisation pratique, sa lecture peut en être discursive (et le
lecteur dans son parcours se verra offrir la possibilité d’accéder
aux informations illustratives en ligne) aussi bien que sélective
(avec accès direct à l’information précise au moyen d’un
terme, d’un nom… avec la fonction générale « Rechercher »
sur l’ensemble et les mêmes fonctionnalités). Ce sommaire permet
d’accéder directement, par indexation, à chaque thème, aux items
et aux références. Ces occurrences, qui donnent lieu à des exposés
en langue française, sont regroupées en chapitres. Chaque chapitre
abordé est l’objet d’un chapeau de présentation sous forme dedigesten langue anglaise. Enfin, le livre comporte des articles spécifiques
traitant de sujets généraux, de questions connexes et/ou consacrées
à des musiciens particuliers (Louis Armstrong, Roy Eldridge, Bill
Coleman, Aimé Barelli, Jack Teagarden, … ou de moins connus mais
tout aussi intéressants par leur parcours comme Fred Gérard Arthur
Briggs, Raymond Fonsèque…) ; plusieurs sont en anglais.
La nature
Les
différentes parties sont dédicacées à des musiciens emblématiques
du thème traité. Ainsi, « La trompette & le cornet dans
le jazz et les musiques populaires » (p 182 & ss)
porte-t-elle une dédicace à Louis Armstrong ; « Historique
des styles archaïque et moderne du trombone » (p 2466) est
dédié au tromboniste classique Marcel Damant ; la
« Discographie : trompette (cornet) en Russie et URSS 1904
–1979 » l’est à Anatoly Selianin.
Les
dictionnaires biographiques (trompette, trombone, tuba et cor)
constituent le corpus central de presque 2200 pages (722 – 2915)
sur lequel s’agrègent les autres éléments constitutifs de cet
ensemble imposant.
Ces
dictionnaires biographiques sont réunis sous le chapitre « ALBUM
DE FAMILLE » (p 722 – 2915), lui-même divisé en plusieurs
sous-parties : « Un album de famille des cornettistes &
trompettistes », Who’s
Who of Trumpeters(p 722 – 2451) ; « Le monde des (autres) cuivres »,
qui s’ouvre par une présentation sur « La place du trombone
parmi les instruments à vent » pour se recentrer sur des
articles particuliers : « Sandy Williams et Jimmy Archey :
le trombone selon Bunk Johnson » (p 2458 – 2501), avant
d’ouvrir le dictionnaire biographique plus restreint des
« Personnalités du trombone » (p 2506 – 2724) ;
« Les tubas, saxhorns & l’euphonium dans le jazz et dans
les musiques populaires », se clôt avec un long développement
sur Raymond Fonsèque (p 2725 – 2804) ; « Trompette ou
cor ? Quand le "Mellow” dit… » en termine par
« Ladies
in brass »
(p 2086 – 2915).
Le
contenu des fiches biographiques, d’une concision voulue, est très
précis. Michel, qui a entretenu des relations épistolières avec
beaucoup de musiciens répertoriés, en donne l’état civil
élémentaire, en signale les attaches familiales éventuelles, les
parcours d’études et de carrière ainsi que, information rare, les
filiations stylistiques. Aucun dictionnaire de jazz, de musique
classique, et plus largement aucun livre de musicologie ne contient
un tel corpus descriptif et ne s’attache ainsi à la transmission
des traditions instrumentales. C’est prodigieux. Il ne sera plus
pardonnable aux journalistes d’ignorer : se référer à cette
bible des cuivres est professionnellement indispensable. Mais Le
monde de la trompette & des cuivresest tout aussi indispensable à l’amateur qui souhaite ou prétend
s’intéresser au jazz et/ou à la musique classique ! Car
l’appareil critique, qui accompagne ces fiches, apporte aussi les
informations discographiques, vidéographiques, filmographiques et
bibliographiques ainsi que les liens Internet, directement
accessibles, qui s’y rattachent. De la haute couture. Superbe !
Parallèlement
à cette structure centrale, on y trouve un important appareil
discographique de 333 pages (p 2916 – 3249), tant au plan de
l’information que de l’illustration sonore. Cet outil
discographique se présente soit sous sa la forme classique
(« Maurice André Discography »
p 2961 – 3004 ou « Aimé Barelli Discography– 1950/1974 », p 3016 – 2024), soit sous forme d’œuvre
commentée (« Discographie commentée de Louis Armstrong –
5/4/1923 au 26/2/1947 », p 3005 – 3014 ou « Oscar
Celestin Discography : Original Tuxedo Jazz Orchestra Days,
1925-8 », p 3060 – 3061).
L’ouvrage
propose ensuite un chapitre consacré aux illustrations vidéo et
sonores, « Citations sonores » (p 3250 – 3278). Cette
partie concerne toutes les formes de l’expression musicale, dans
lesquelles la trompette et les cuivres trouvent à s’exprimer
(classique, variétés, jazz, Cuba…), augmentée de 270
illustrations sonores ou/et vidéo.
Figure
enfin une importante bibliographie (p 3279 – 3288), à laquelle est
associée une courte mais précise biographie de l’auteur. Le
monde de la trompette & des cuivres se clôt sur une importante documentation annexe composée de
photographies, de facsimilés de publications, de courtes citations
ou de récits.
Ce
dictionnaire encyclopédique innove. Le support multimédia (écrit,
photo, vidéo, audio) constitue une révolution dans la diffusion des
savoirs aux sources multiples. Au plan technique, l’outil répond
parfaitement à la nature du projet de Michel Laplace ; il
dépasse même les espérances que pouvait concevoir Maître Denis
lorsqu’il se lança dans « la folle aventure de
l’Encyclopédie », dont l’auteur est, par l’ambition, un
digne héritier. L’iconographie, en particulier, à laquelle
Diderot attachait dans ses planches la plus grande importance au plan
didactique, est ici tout à fait remarquable. Car, si à partir du
volumineux écrit on accède aux enregistrements sonores, aux vidéos
et aux sites internet, la photographie y tient un rôle essentiel
dans l’illustration du discours. L’image fixe, qui donne chair et
vie à ce récit savant, permet qu’on s’y arrête. Et sous cet
aspect, la contribution de Lisiane Laplace est essentielle dans cet
ensemble ; ses clichés viennent éclairer et rythmer, avec
beaucoup de pertinence et de pédagogie, les contenus savants mais
parfois austères de son époux. La part féminine, dont il convient
de relever la touche dans cet ouvrage, en rend le sérieux tout à
fait soutenable ; sans compter qu’il est aussi permis de
« regarder les images » et percevoir que ces
instrumentistes sévères, au caractère revêche, d’une conscience
professionnelle parfois obsessionnelle, sont aussi des hommes et non
des ascètes ou des extra-terrestres.
Du contenu de l'ouvrage
L’originalité des savoirs
Au-delà de l’aspect musical que couvre l’ensemble de cet énorme
opus, je souhaite attirer l’attention du lecteur sur quelques
chapitres qui traitent de sujets habituellement peu abordés par les
auteurs dans ce type de livre.
En
l’espèce, d’abord par ceux de l’organologie ; ensuite par
les médecins spécialistes2(otorhinolaryngologistes, voire d’odontologues) dans le cadre de
pathologies professionnelles, que l’auteur aborde notamment dans
« Points de techniques » (p 658-721).
Dans
cette partie, Laplace, qui associe savoirs du médecin et
d’instrumentiste (depuis quarante-huit ans, il pratique chaque jour
sa trompette) délivre une information particulièrement
enrichissante pour le lecteur curieux de la « fabrication du
bruit ». Cet exposé très documenté et néanmoins didactique
justifie l’émerveillement que les auditeurs ont peut-être éprouvé
en écoutant Louis Armstrong et Maurice André, Dizzy Gillespie ou
Clifford Brown et Roger Delmote ou Timofey Dokshitser, Joe « Tricky
Sam » Nanton et Marcel Damant. Et l’énumération n’est en
rien limitative. Que d’acquis ces hommes ont empiriquement cumulés
pour parvenir à la maîtrise parfaite de leur technique
instrumentale, pour interpréter les œuvres dont ils nous ont laissé
des chefs-d’œuvre enregistrés ! Et la présentation simple
et très pratique qu’en donne Michel leur confère à la fois
grandeur et humilité au regard du travail accompli.
Outre
l’énorme information et surtout l’érudition que recèle cette
colossale entreprise, c’est l’originalité des approches
musicales que cette étude, sous l’angle organologique, autorise.
Ainsi,
l’auteur s’intéresse-t-il aux « Principes techniques »
(p 230 - 233) qui, dans la facture même de l’instrument
"trompette”, autorise certains usages, mettant en relief la
corrélation type d’embouchure/catégorie d’expression musicale.
De la même façon la présentation visuelle (photos, croquis) des
accessoires de la trompette – plunger,sourdineharmon, bucket… – et sonore associée de leur utilisation (enregistrements p
233) constitue-t-elle, en même temps qu’une exhibition, la
matérialité/matérialisation du son, élément déterminant dans le
traitement sonore (expressivité « hot » p 189 - 190) en
matière de jazz.
C’est
dans la présentation musicologique, réunissant les acquis de
l’organologie, de la physiologie, du contenu musical et du
traitement du son, que le travail de Michel Laplace s’avère le
plus stimulant. L’illustration la plus parfaite en est « Le
trombone chez Maurice Ravel & Duke Ellington » (p 2486 –
2497). Au-delà du parallélisme des moyens, dans le traitement des
difficultés d’ordre technique rencontrées par les musiciens
classiques dans la partie de trombone du Bolérode Ravel (avec exemple de traitement par Léo Vauchant p 2464), c’est
la mise en évidence des contraintes techniques instrumentales dans
les innovations musicales en ces années 1920 et 1930 d’une grande
richesse (musique française de Ravel comme le jungle
styled’Ellington), dont l’auteur entretient le lecteur dans une
perspective chronologique, d’une part, dans une étude comparative
esthétique, d’autre part. Et cette simultanéité, de la
problématique instrumentale comme de la différenciation des
domaines d’application, autorise une approche sensiblement
différente, nouvelle et enrichissante de l’histoire intrinsèque
du jazz – qui intéresse au premier chef les jazz
fansmais tout autant les hommes de culture simplement –, ne serait-ce
que par la nature des relations qu’il entretient avec les autres
formes occidentales de l’expression musicale : musique
classique, musiques populaires (musique typique, de variétés et
autres).
Le polémiste
Mais
cette approche essentiellement technique de la musique n’est pas
sans conséquence sur son interprétation philosophique. Car ce
savoir n’a jamais été pour l’auteur une fin en soi. En digne
héritier des Encyclopédistes du XVIIIe siècle, Michel Laplace ne se prive, en effet, pas d’en tirer des
enseignements sur les sujets connexes que sa réflexion l’amène à
aborder, notamment dans ses articles de synthèse. Il en est
beaucoup, au plan technique stricto
sensu,
que le lecteur ne pourra que partager ; il s’agit de savoirs
précis mis à disposition. En revanche, il en est plusieurs,
touchant à la conception générale de la musique, qui, de par la
méthode positive de sa démarche, pourront le heurter et même le
courroucer ; plus près de d’Alembert que de Diderot dans sa
philosophie marquée au sceau d’un scientisme par trop
systématique, l’auteur est entraîné à soutenir des points de
vue parfois plus contestables.
Ainsi,
à propos du jazz – qui ne concerne certes qu’une partie, mais
néanmoins très importante, de son ouvrage, dont il possède de
manière approfondie la culture –, « Le jazz hot est-il une
musique ? » interroge-t-il de manière provocatrice, page
237. Et pour fonder sa thèse, en s’appuyant sur la déclaration de
Jelly Roll Morton, selon laquelle « le jazz est un style qui
s’applique à n’importe quel morceau », il en vient, pour
compléter son raisonnement, à poser la question : « Est-ce
que l’interprétation est la musique ? ».
« Le
jazz est une façon de jouer la musique populaire qui, en l’espace
de 95 ans (1915-2010) s’est élevée au rang d’expression
artistique (art
form).
C’est la contribution principale de l’Amérique du Nord à la
musique du XXe siècle, seulement précédée par le ragtime (période créative :
1893-1927), devenu une musique de répertoire, et le blues (qui
émerge en 1903-1904, avec le boogieen 1904) qui contribue via le rock’n
rollune racine fondamentale de la pop music », pose-t-il en termes
de présentation3.
Et il prolonge sa pensée quelques paragraphes plus loin :
« Même si en pré-jazz et jazz il y a un répertoire
spécifique, le jazz n’est pas une musique de répertoire ! Ni
même une musique. C’est une façon de jouer, un style
d’interprétation, qui associe un traitement spécifique du rythme
(le swing) et du son (l’expressivité hot), comme en eut
l’intuition André Schaeffner dès 1926. Jelly Roll Morton
disait : " le jazz est un style qui s’applique à
n’importe quel morceau (jazz
is a style that can be applied to any type of tune) ”4 ».
La nature du débat sur le jazz
Parce
que le point de vue de Michel Laplace n’est ni commun ni moins
encore ordinaire et parce qu’il ne manquera pas d’interpeler les
lecteurs sur un sujet qui dépasse la simple assertion incidente, il
me paraît important d’en disputer, comme au Siècle des Lumières,
dans le meilleur esprit du polémos ;
d’autant que l’ouvrage, de par son contenu exceptionnel, le
mérite et l’exige.
« Sans
liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur »,
proclame Figaro.
De l’interprétation
Que
le jazz nécessite d’être interprété, nul n’en doute ;
comme toute les musiques. Mais la notion d’interprétation du fait
sonore comporte plusieurs acceptions, plusieurs registres. Je n’en
retiendrai que les deux principaux.
Le
premier niveau d’interprétation, qui est indispensable pour
rattacher une musique à la tradition culturelle qui la fonde,
constitue le socle de cette culture musicale dans la civilisation où
elle est apparue ; ce niveau d’interprétation est
consubstantiel à l’émission séquentielle des sons et des
silences, qui lui donne sens. La seconde acception de
l’interprétation, et jusqu’à un certain point presque
superflue, relève de la seule sensibilité du musicien et du talent
de l’instrumentiste.
Dans
toutes les musiques, savantes comme populaires (classique, jazz ou
variétés), occidentales et autres, le niveau premier de
l’interprétation est transmis de façon orale par les enseignants
(maîtres en Inde, griots en Afrique, professeurs en Occident) à
leurs élèves5.
La musique classique occidentale, bien qu’écrite, comporte
elle-même cette part de transmission orale des règles de lecture,
dans la façon de transcrire de manière sonore les partitions, de
leur donner vie. Cette réalité trouve son illustration dans
l’anecdote que relate Henry Kissinger lors de l’une de ses
visites à Pékin en 19736.
Quant au second niveau d’interprétation, celui dont parlent les
journalistes dans leurs chroniques musicales, il dépend de la
capacité de l’instrumentiste à jouer de sa sensibilité pour
traduire son intelligence du texte, tout en continuant à respecter
les codes du niveau I qui régissent la musique dans laquelle il
s’exprime. Combien d’enfants ont maltraité La
lettre à Elise,La
Tartine de beureou la Marche
turque ?
Devenus adolescents, un jour d’oral de musique au bac, ils
exécutaient une Valse
des adieuxqui devait plus à André Verchuren qu’à Frédéric Chopin. Trop
content de compter encore un candidat, l’examinateur ne lui en
donnait pas moins une bonne note ! Et s’il y a différence
d’interprétation entre Gould et Richter sur une pièce de Bach
c’est au second niveau, en termes d’intelligence sensible
seulement de « la matière compositionnelle » qu’il
faut l’entendre ; ces deux pianistes, formés à la musique
par des maîtres qui leur ont transmis les règles de la tradition
classique, n’en ont pas moins une lecture musicale commune de
premier niveau pour la musique du Cantor de Leipzig ; c’est
cette référence commune première qui rend pertinente la
comparaison de leurs interprétations secondes respectives7.
De
la même façon, le jazz, musique très largement transmises par
l’oralité à ses débuts, a connu et continue de connaître
également cette transmission orale du niveau premier de
l’interprétation, qui fonde son enracinement culturel dans la
civilisation étatsunienne. Parmi ses critères consubstantiels
transmis par les maîtres aux disciples, le traitement « hot »
du son et surtout le « swing » dans celui du rythme. Il
convient d’ailleurs de souligner que ces deux critères fondateurs
ont eu tendance à disparaître avec l’enseignement académique de
plus en plus poussé des instrumentistes, phénomène maintenant
quasi général8.
Quant au second niveau de l’interprétation, il correspond à la
sensibilité, à l’école des musiciens qui donnent leur lecture
des multiples pièces du répertoire : nous ne comptons plus les
versions enregistrées de « ‘Round Midnight »,
« Caravan », « Lush Life »… par des
musiciens jouant le même ou des instruments différents… Et, bien
que différent de l’original, quand Monk joue Ellington, quand Hank
Jones joue Fats Waller, c’est en référence aux critères du jazz.
Le répertoire du jazz
Il
est tout aussi paradoxal de soutenir que « le jazz n’est pas
une musique de répertoire », quand les pièces composées par
Ellington, Monk, Golson, Carter… et Jelly Roll Morton se comptent
par milliers et témoignent du contraire. Ces compositions ont été
écrites par leurs auteurs pour être jouées selon les critères
propres au jazz. Et, sauf à commettre un viol du droit moral des
compositeurs – ce qui reviendrait même à leur nier le plus
fondamental des droits de l’homme, celui de vivre et d’avoir vécu
dans leur culture et leur civilisation – aucun musicien digne de ce
nom ne devrait, en principe, se permettre de les interpréter sans en
respecter les codes civilisationnels. Que La
Marseillaiseet certaines compositions de Bach, Chopin, Beethoven9,
Dvorak… aient occasionnellement été jazzées ne saurait suffire à
autoriser, sur le fondement de quelques exemples particuliers et très
limités, de considérer comme généralisable une pratique
exceptionnelle et de circonstances. Pour l’essentiel, les milliers
de compositions écrites, interprétées et enregistrées par lesmusiciens
de jazzétablissent la réalité du jazz en tant que musique. Il est même
permis de soutenir que l’enregistrement, en ce qu’il contient à
la fois la matière compositionnelle et l’illustration des
intentions du compositeur, constitue la matérialité de l’existence
même d’une musique spécifique. Et le permanent du compositeur de
jazz n’en autorise pas moins l’éphémère de l’interprétation
de second niveau.
Quant
aux chansons de Broadway, qui se souviendrait de « Body and
Soul », « Laura », « Stardust », « How
High the Moon », « But not for Me » et
« Yesterdays », si ces mélodies n’avaient été
sublimées – et par là même immortalisées – par leurs
recompositions que constituent les relectures géniales des grands
musiciens de jazz ? Penser que seul le chiffrage musical
confèrerait le statut d’art à une musique reviendrait à nier
l’existence de l’art dans toutes les civilisations fondées sur
la tradition orale d’Afrique, d’Asie, d’Amérique
précolombienne et d’ailleurs. Au surplus, quel que soit le degré
de finesse d’écriture d’une partition, aucun ordinateur ne peut
prétendre donner de version satisfaisant la totalité des intentions
d’un compositeur. Sous cet angle, qu’en serait-il du Clavier
bien tempérédans les écoles de musique, les conservatoires, les salles de
concerts, les catalogues de maisons de disques… si J-S Bach en
avait laissé un enregistrement ?
Réduire
le Jazz
à une façon de jouer la musique populaire,
pour soutenir que « le jazz n’est pas une musique »,
est loin de répondre à l’ensemble des aspects que recouvre cette
catégorie musicale, même si l’auteur l’appréhende sur « 95
ans » d’histoire en lui concédant de s’être « élevée
au rang d’expression artistique ». Car cette approche
essentiellement centrée sur l’aspect technique de la musique peut
également s’avérer excessive en termes d’interprétation
générale. Sont ainsi mises en évidence les limites d’un seul
mode d’investigation au regard des mécanismes complexes des
productions culturelles soumises de manière aussi forte aux réalités
historiques des relations économiques, sociales et politiques
humaines, qui génèrent et alimentent les processus
transformationnels des sociétés et de leurs civilisations.
A
l’aphorisme du tickler
entertainer,
Jelly Roll Morton, Créole de La Nouvelle-Orléans "inventeur du
jazz”, – « jazz
is a style that can be applied to any type of tune »
– qui fonde le raisonnement de Michel Laplace,
je retourneraide
manière tout aussi crédible la devise du pianiste compositeur, Duke
Ellington, Afro-américain de Washington DC son principal disciple et
maestro es jazz, « It
don’t mean a thing ifit ain't got that swing » !
La
musique existe-t-elle si elle n’est pas exécutée ? L’art
serait-il une pure idée sans matérialité ? Même atteint de
surdité, Beethoven n’en continuait pas moins à composer pour que
les autres l’entendent et l’écoutent jusque dans sa détresse ;
comme les Afro-américains pour dire la leur avec/dans le jazz.
En guise de conclusion
Au-delà
des débats que peuvent générer certains articles forts, l’ouvrage
de Michel Laplace constitue un gigantesque travail de mémoire sur
les cuivres et leurs musiciens, interprètes, et compositeurs. Dans
sa réalisation, cet ouvrage se réfère à l’histoire, certes ;
mais par l’intensité de sa rédaction, par l’implication de son
auteur, il prend valeur de témoignage. Discret et pudique mais
entier, cet homme cache derrière sa rigueur scientifique, qui a
guidé et rythmé sa vie, des convictions profondes, un engagement
total pour les valeurs auxquelles il pense raisonnablement devoir
adhérer. Et il ne peut s’empêcher de laisser transparaître
l’émotion intense que ce livre a provoquée et continue de
provoquer encore chez lui, écrit « dans le but
(non-commercial) de faire (re)vivre les acteurs du passé (y compris,
parfois, par le son de leur voix », écrit-il dans la Préface.
Son urgence scientifique, visant à atteindre l’entièreté des
savoirs dans le domaine qu’il s’est donné pour étude, marque
chez lui une non résignation à la disparition après la mort. « Le
XXIe siècle voit les mentalités évoluer vers l’indifférence pour les
choses du passé et les personnes qui ont compté »,
regrette-t-il page 12. Le Monde de la trompette et des cuivresest pour Michel Laplace une façon de retenir le temps, de tordre le
cou à l’éphémère. Ce livre lui ressemble dans/par son humanisme
aussi généreux qu’exigent.
Si,
en début de compte-rendu, j’affuble Michel Laplace du titre de
« docteur » (qu’il fut professionnellement en tant que
médecin radiologue hospitalier rigoureux, quarante années durant),
ce n’est ni pour donner dans la pompe – qui n’entre pas dans
les catégories comportementales de l’homme – et moins encore
dans la flagornerie ampoulée de la « critique ».
Authentique quête amoureuse, Le Monde de la trompette et des cuivresreprésente
l’aboutissement d’une vraie longue et patiente démarche
scientifique qui, dans l’université, reconnaît à l’impétrant
les qualités pour figurer parmi les doctes. Nous avons assisté à
la maturation de cet ouvrage dans les articles qu’il nous donnait
depuis les années soixante-dix. Y transparaissaient déjà
connaissances et réflexions sur les sujets traités qui ne
relevaient pas de l’habituel discours journalistique. Et je ne
crois pas trahir sa pensée intime en affirmant que, tout en étant
soulagé, tout en ayant la satisfaction « d’en avoir
terminé », avec en plus la matérialité du travail bien fait,
ce n’est pas sans un certain regret et une certaine angoisse même
qu’il a mis LE point final à cet énorme ouvrage.
Au-delà
de son immense bibliographie personnelle composée de communications
érudites publiées, tant en France qu’à l’étranger, Le Monde de la trompette et des cuivres fut
la grande affaire de la vie de Michel Laplace.Mais
le grand œuvre n’est jamais terminé ; comme disent les
anglo-saxons, c’est awork
in progress.
Bien que l’ayant livré, l’auteur n’en est pas pour autant
délivré. Et dépossédé de son discours, l’artiste vit en même
temps le drame de Pygmalion.
En
sortant de la lecture des articles dans Le Monde de la trompette et des cuivres,
on a la sensation d’accéder à la culture et au savoir. Michel
Laplace apporte même au lecteur l’impression de se sentir intelligent.
Félix W. Sportis
1. On oublie trop souvent, que le tromboniste, récipiendaire du Prix
Sidney Bechet 1981 de l’Académie du Jazz était également un
technicien (concepteur d’instruments – clavecin mis au point par
le facteur Jean-Paul Rouaud et orgue à deux claviers accordés à
un comma d’intervalle, piloté par le clavier tétraeïcosatonique)
et un théoricien de la musique auteur d’un ouvrage/étude
essentiel sur le super tempérament (cf. Michel Laplace, « Raymond
Fonsèque, 27
novembre 1930, Paris - 19 novembre 2011, Evreux », nécrologie
in Jazz
Hot.net,
5/12/2010- cf. Super - Tempérament de Raymond Fonsèque– cf. Franck Jedrzejewski, Mathématique
des systèmes acoustiques : Tempéraments et modèles
contemporains,
L’Harmattan, Univers musical, Paris 2002, 346 p – cf. Raymond
Fonsèque, « Présentation d’un super tempérament de 24
sons à l’octave », in Groupe d’Acoustique Musicale n°
113, 1986).
2. J’avais déjà attiré l’attention des lecteurs de Jazz
Hoten 2000, à propos des maladies professionnelles propres aux
musiciens de jazz dans la présentation d’un article écrit par un
médecin français, Bertrand Herer, « The Longevity and Causes
of Death of Jazz Musicians, 1990-1999 », publié dansThe Medical Problems of Performing Artists (septembre 2000, p
119-122).Ce médecin m’avait signalé sa publication à la suite de
l’interview de Gérard Badini publiée dans Jazz Hot (Félix W.
Sportis, « Gérard Badini », Jazz
Hotn° 583, septembre 2011 p 25-32), au cours de laquelle le
saxophoniste évoquait la maladie qui l’avait contraint à abonner
la pratique de son instrument.
3. « La genèse du jazz et des musiques populaires américaines »,
p 183.
4. In « La genèse du jazz et des musiques populaires
américaines », p 184).
5. Depuis son apparition au XXe siècle, l’enregistrement sonore est aussi devenu un auxiliaire
éducatif dans cette transmission.
6. « Ce
soir-là, le programme était consacré à un concert de musique
classique – tant chinoise qu’occidentale – interprétée par
l’Orchestre de la ville de Pékin, récemment remis en activité
après avoir été victime de la Révolution culturelle. Les
musiciens attaquèrent – si je peux m’exprimer ainsi – laSixième
Symphoniede Beethoven. Même mon affection pour tout ce qui est chinois ne
peut m’inciter à dire que les musiciens étaient dans leur
élément en s’essayant à la Pastorale,
après l’intermède dévastateur de la Révolution culturelle ;
en vérité, il y avait des moments où je ne savais plus exactement
ce que l’on jouait, ni dans quel sens les musiciens lisaient la
partition. Mais ce qui importait c’était le symbole : Zhou
Enlai avait l’intention de mettre son pays à la page, c’est à
dire de secouer les chaînes que lui avait imposées un passé
récent, et d’adapter la Chine non seulement à la technologie
occidentale mais également à la culture qui avait engendré
celle-ci ». Henry
Kissinger, Years
of Upheaval- Les Années orageuses,
Fayard, Paris 1982, 754 p - p 63).
7. Pour compléter ces notions se rapporter aux commentaires de Glenn
Gould sur la façon dont SviatoslavRichter jouait Schubert.
8. Après avoir participé à l’ouverture de la classe de jazz de Guy
Longnon au Conservatoire de Marseille en 1963, j’avais manifesté
mes doutes sur le bien fondé d’un tel enseignement dans un
aphorisme quelque peu provocateur : « Le jazz est né au
bordel, il mourra à l’opéra ». Il fit rire les copains
mais l’histoire a plutôt tendance à me conforter dans mon doute.
Non qu’une formation musicale technique solide soit inutile ;
mais les aspects formels ont fini par supplanter les critères
premiers qui fondent cette musique.
9. Comme Jazz
Arabesquespar Eddie Bernard, Pacific 1956.
Dernières nouvelles du jazz, par Jacques Aboucaya, L’Age d’homme,
Paris, 2014, 162 p., www.lagedhomme.com
L’Age d’homme réédite le recueil Dernières nouvelles du jazz que
Jacques Aboucaya, avait déjà publié en 2005. Comme tous les auteurs soucieux de
perfection, l’auteur a, dans cette réédition, légèrement revu ses textes et
surtout, par la même occasion, proposé au lecteur trois nouvelles
supplémentaires («La Tournée», «Une grâce étonnante» et
«Valentine» –, qui ne sont pas les moins intéressantes. Ces
nouvelles sont autant de transpositions de situations que l’auteur a connues dans
sa longue fréquentation des milieux du jazz où l’enthousiasme juvénile, le
plaisir jubilatoire des découvertes, l’excitation des discours, l’emportement
des conversations comme le sérieux de la maturité… la vanité des hommes tout
simplement donnent aux choses, aux évènements, de la musique en général et du
jazz en particulier, une importance excessive et dérisoire, l’accessoire
occultant les vrais enjeux, les vraies beautés, de l’art, des relations
humaines, des sentiments qui lient ou délient les êtres jusqu’à rendre leurs
rapports, les plus anodins comme les plus graves, inhumains dans la mesquinerie
la plus immédiate, sublimes dans la rédemption la plus sincère.
Tous les thèmes, qui parcourent l’existence (la sienne
?) sont, dans ces quinze nouvelles, abordés par le truchement
d’enregistrements, de musiciens de jazz. La pédanterie, l’égocentrisme et la
lâcheté ; les attirances jusque dans la mort ; les trahisons et les bassesses ;
les fantasmes de fanas comme les divagations de professeur nimbus ; les jeux et
paris d’esthètes en mal (mâles) d’ennui ; le narcissisme comme le doute ; la
modernité rebelle comme l’hypertrophie de l’ego mortelle ; l’artificialité des
artistes comme celle des évènements ; l’illusion du succès comme la voix
bouleversante d’une femme ; le fétichisme comme l’escroquerie médiatique.
Aboucaya raconte les sentiments et la sensualité, le cocasse et le grave ; ses
croquis en creux et en eaux fortes sont autant de tableaux, de portrait de
personnages qui hantent ce milieu marginal avec son cortège interlope de
groupies, d’acolytes pas toujours recommandables mais ô combien humains et
attachants dans leurs travers. Le ton général de ce recueil est gai. On s’y
amuse et l’on rit de ces histoires apparemment légères mais au contenu décapant.
On prend surtout plaisir à lire une écriture limpide et fluide qui enchante par
sa petite musique. Aboucaya fait rire, oui ; plutôt sourire. Car, dans ses
récits souvent présentés par le petit bout de la lorgnette, rien n’est
totalement en mode majeur ; il y a toujours une petite note bleu, qui tempère,
qui ombre la comédie humaine de ses tromperies, de ses petitesses, de ses
mufleries. Jacques ne donne jamais dans le pathos ; le léger est, dans ses
drames, la convention du grave. Il n’y a jamais mort d’homme ; seulement
effacement d’illusions ou allégorie. Même la colère s’en tient à raccrocher un
combiné téléphonique. Tout se fait en douceur, même l’irrémédiable. Et avec lui
les regrets, voire les remords, tout au long d’une vie ; avec eux, les douleurs
de l’existence devant le mur de l’impossible : la musique et les femmes. A
moins que ce ne soit l’inverse. Sûrement les deux !
Ces Dernières nouvelles du jazz concernent en définitive assez peu la
matière « jazz ». Sur fond de, Aboucaya raconte des moments de vie. Le jazz
n’est pas le support de ces récits comme chez Gerber par exemple. Ces histoires
courtes d’hommes et de femmes ne sont que les occasions de promenades à
l’intérieur ; une façon d’en faire partager les anecdotes, des subtilités, dans
une narration littéraire où les enjeux portent sur la manière dont les
protagonistes se comportent et ressentent cet art ; du jeu à la rédemption en
passant par l’ambition, le fantasme, la misogynie, la misanthropie… et la
propagande. Ces quinze nouvelles, une réflexion sur le temps qui passe, sont de
la belle littérature. Elles apparaissent comme le bilan d’une vie et la
découverte d’une sagesse quant à la vanité de vouloir emprisonner l’art dans
ses certitudes.
Il n'est jamais trop tard, par Chris Costantini, Eitions Versilio,
Paris, 2014, 256 p., www.versilio.com
Voici un roman policier dont l'action se situe aux Etats-Unis entre
côte ouest et Miami, dont le rapport ténu avec le jazz se situe dans le fait
que le héros principal, détective privé et ancien flic, se prénomme Thelonious.
Il est aussi, bien entendu, amateur de jazz, d'où quelques échos jazziques. A
part ça, pas grand-chose à se mettre sous la dent. Trop vite écrit et pas très
bien travaillé, le scénario est pauvre et finit en queue de poisson. Pas de
background social ou local non plus, pas de rythme, beaucoup de clichés de tous
ordres, et la langue est pauvre. Vraiment sans intérêt. Auteur de La Note noire
qui fut primé à Beaune (prix du premier roman policier), on se pose des
questions… pendant cinq secondes, et on suppose que le cru était meilleur en
1983. Le site de l'auteur est plutôt bien fait, mais ça n'excuse pas tout.
Jackie McLean, par Guillaume Belhomme, Editions Lenka Lente, Nantes,
2014, 120 p. www.lenkalente.com
Voici un ouvrage sympathique, format que sais-je?, consacré à Jackie
McLean, grand saxophoniste alto (1931-2006), qui côtoya Charlie Parker, Bud
Powell, Charles Mingus, et vécut l'âge d'or du jazz, qui fait partie de ces
nombreux musiciens de grand talent qui apportent au jazz son extrême diversité
sans jamais atteindre le statut de la célébrité. L'idée de dresser des
biographies de musiciens est essentielle à la mémoire du jazz, et consacrer un
ouvrage à Jackie McLean, ou à d'autres musiciens de ce niveau, plutôt qu'une
énième visite de la musique de Miles Davis, voilà qui est original.
Guillaume Belhomme, qui a fait partie de l'équipe Jazz Hot il y a
quelques années, a donc fait un bon choix, après celui d'Eric Dolphy, et réunit
ici des centaines d'informations, des anecdotes ou récits, pour nous dépeindre
une personnalité forte, un passeur aussi, et ce que fut la trajectoire de
Jackie McLean. On retrouve ici la fougue et une certaine forme de mythologie
propre à l'amateur de jazz sincère pour dépeindre une époque, et c'est pour
cela que l'ouvrage est aussi sympathique.
On regrettera une rédaction au fil de la plume, trop journalistique
pour un livre y compris pour les corrections, manquant parfois de clarté dans
les exposés ou de recul, et aussi la faiblesse de l'appareil documentaire – une
discographie détaillée par exemple est indispensable à une bonne biographie,
surtout quand la plupart des éléments sont disponibles et réédités et qu'une
bonne partie de cet essai est fondée sur le commentaire des sessions
d'enregistrement.
On ne discutera pas ici les partis pris, chacun a les siens, même s'il
est souhaitable de mieux les argumenter. Guillaume Belhomme est un adepte de la
création comme valeur essentielle du jazz, mais il y a d'autres valeurs tout
aussi fondamentales, comme les racines.
Au-delà de ces remarques, on ne parle pas assez de Jackie McLean et de
tous ces bons musiciens qui font la beauté du jazz, et l'auteur a raison de
nous rappeler ces grands artistes, signalons donc cet essai sur Jackie McLean
qui mériterait un jour d'être approfondi et retravaillé.
Yves Sportis
Cabu Swing : Souvenirs et carnets d'un jou du jazz
par Cabu, Editions Les Echappés/Charlie Hebdo, Paris, 2013, 224 p., www.charliehebdo.fr
Cabu New York
par Cabu, Editions Les Arènes, Paris, 2013, 296 p., www.arenes.fr
A l’impossible, nul éditeur n’est tenu, comme le montre le superbe Cabu Swing, aux éditions Les Echappés/Charlie Hebdo.
Ce grand et beau livre, au format majestueux, 27 x 33,5 cm, est
sous-titré « Souvenirs et carnets d’un fou de jazz ». Sa maquette est
très soignée, les documents foisonnants. L’ouvrage compile sur 200 pages
les dessins, chroniques et reportages de Cabu publiés au fil des
années. On y retrouve une galerie de portraits de musiciens et d’autres
personnages, les souvenirs d’un dessinateur à l’humour aiguisé qui se
raconte à la première personne. A cette anthologie de dessins, Cabu Swing inclut une mêlée de croquis, ces dessins en train de naître ou souvenirs sur le vif. Un petit joyau de l’édition.
Cabu descend le boulevard de la mémoire (going down memory lane,
comme on dit en anglais), et nous transporte à des moments précis.
N’est-ce pas le propre de la musique de nous ramener à un moment précis
du passé que l’on pensait évanoui ? Quelques notes suffisent… Si le
dessin est l’art de fixer un instant, alors Cabu excelle à saisir ses
deux passions de toujours : Charles Trenet et Cab Calloway, et plus
généralement, un état d’esprit, le swing. En partageant les sons et les
musiques qui le touchent par ses lignes dansantes, qui sous-tendent par
la même occasion les valeurs auxquelles il croit, qu’elles soient
musicales, affectives ou morales, il nous présente dans Cabu Swing la
bande originale sonore de sa vie.
Le dessin est un art, il aura
fallu attendre des années pour que les institutions l’apprécient à sa
juste valeur. Le dessin de presse est hélas encore bien mal aimé.
Certains peintres étaient d’excellents dessinateurs satiriques et
affichistes, comme Lautrec bien sûr ou Juan Gris ou Kupka ou Vallotton.
Aux Etats-Unis, les dessinateurs de presse sont reconnus comme
d’authentiques artistes, comme Saul Steinberg ou Al Hirschfield ou
B.E.K. ou Steve Brodner, comme les nouvellistes de « vrais » écrivains.
En France, cela est moins évident, excepté pour les mordus du papier.
Pour s’en rendre compte, il suffit de regarder les merveilleux
dessinateurs qui ont été publiés dans Le Canard enchaîné, Hara Kiri, Charlie Hebdo,
et dans la presse satirique d’avant guerre, pour s’apercevoir que
nombre de ces signatures fameuses peinent à sortir de l’oubli. Aussitôt
publié dans le numéro courant, le dessin s’évanouit en quelque sorte… il
faut s’attaquer au prochain numéro.
Si le dessin est peu
apprécié, le croquis, lui, n’existe pas, considéré comme l’introduction
d’une préface à un avant-propos, trop peu de lignes, trop peu d’encre,
trop de blanc pour être pris au sérieux. Pourtant, le temps du croquis
est un moment privilégié pour le dessinateur : il est le temps de la
recherche du détail insignifiant qui figure le tout, de l’accident qui
donne du relief à son personnage, du glissement où le sujet s’échappe
contre sa volonté pour le plus grand plaisir du croqueur. Les carnets de
croquis de Cabu sont des daguerréotypes. L’expression des musiciens et
des chanteurs variant à chaque inflexion, leurs positions et leurs
postures changeant au gré du rythme et des pulsations du jazz, ces
carnets sont autant de tentatives pour appréhender le corps du jazzman,
qui bougent toujours, transcendés par des voix et un état supérieur,
pour Cabu, le swing. Une autre façon de garder une trace.
Que l’on s’amuse à feuilleter Le Canard enchaîné, Charlie Hebdo, ou d’anciens numéros de Hara Kiri,
ou d’autres de ses ouvrages, les écritures de Cabu sont multiples mais
son état d’esprit unique, qui pourrait se résumer à cette devise
« L’humour contre l’esprit de sérieux », où deux conceptions de la vie
et du rapport à l’autre s’affrontent. L’humour souffre de ne pas être
pris au sérieux, c’est là son paradoxe en même temps que son essence.
Quand ils le sont, ils sont les victimes de l’esprit de sérieux qui les
étouffe et les vide de leur substance. L’humour est dévastateur. Se
mettant de biais, il fait entrevoir la dimension insoupçonnée d’une même
réalité que l’on n’avait pas vu. Quand il est dirigé, l’humour, qui se
fait ironie, peut s’avérer cruel démasquant l’imposture, celle des
grands jazzmen qui se prennent trop au sérieux ou des autres puissants
de ce monde. Sur fond tragi-comique, celui de l’esprit de sérieux
mortifère, qui attend toujours en embuscade, Arlequin le persifleur est
plus lucide bien que moins entendu.
Cabu est bien dans
cet intervalle. La place de l’humour et du rire dans le jazz est
essentielle car elle fait partie de son identité, de sa structure. «Le
swing est la pulsation du bonheur.», s’amuse à dire Cabu. Et le voilà
qui croque le jazz à pleines dents ! Les rencontres, les clubs, les
festivals, tout y passe. Cabu les a tous vous en concert. De Duke
Ellington à Cab en passant par Lionel Hampton, Sun Ra ou encore Archie
Shepp, toujours cette passion pour les big bands, les gueules, les
phénomènes, connus, moins connus, inconnus. L’ouvrage juxtapose les
dessins, les croquis, les parutions et donne une vision complète de
l’œuvre de Cabu.
Le dessinateur a compté dans l’équipe de Jazz Hot.
Il y publiait des sortes de fiches signalétiques des clubs (voyez ces
dessins de 1963, dans le n°188, sur le Club Saint-Germain, sur le Caveau
de la Huchette, dans le n°186, un autre sur le Caméléon, dans le
n°182). Il y décrivait l’ambiance, le type de musique qu’on y entendait,
les musiciens présents le soir de sa visite.
Un autre trait qui
caractérise l’amateur des tapeurs de jazz de Saint-Germain-des-Prés est
sa curiosité à toute épreuve. Outre ses reportages jazz, il y a réalisé
de nombreux reportages à l’étranger, comme le montrent ses livres et ses
parutions dans la presse, en Chine, au Japon, plus récemment en
Allemagne, et bien sûr aux Etats-Unis. On se plongera avec plaisir dans Cabu (à) New York, aux Arènes, sorti en même temps que Cabu Swing.
L’ouvrage est le fruit de plusieurs voyages à New York et figure des
scènes et des saynètes, les grandes places de la ville, les lieux
incontournables, d’autres moins connus… Et bien sûr, un chapitre
consacré au jazz à New York, ses clubs et ses lieux emblématiques. Voyez
ce croquis des Monday Jam Sessions, organisés par la Jazz Foundation of America, au syndicat des musiciens, le Local 802, pour les musiciens en difficultés.
Les
dessins de Cabu émeuvent toujours, pas seulement parce qu’ils sont
magnifiques et touchants, ni parce que le dessinateur satiriste est un
conteur remarquable, mais parce qu’il se livre entièrement, sans masque.
Ses dessins appellent au partage avec l’autre. « Souvenez-vous qu’une
ligne ne peut pas exister seule ; elle amène toujours une compagne »,
écrit Matisse…