Sidney Bechet en Suisse, Edition bilingue
français-anglais, United Music Foundation, Genève, Suisse, 2014, 218 p.,
www.unitedmusic.ch
Voici un travail éditorial extraordinaire liant texte et
musique, conçu et réalisé avec des moyens importants par David Hadzis, qui a
obtenu le concours de deux spécialistes, Fabrice Zammarchi (Sidney Bechet) et Roland Hippenmeyer (Le « cas »Bechet), relatant le passage en Suisse d’un des grands artistes de la musique du XXe
siècle, Sidney Bechet. Ne manque que Guy Demole, auteur en Suisse toujours en 1996 (réédition
en 1998) d’une belle discographie d’un maître qui reste très apprécié chez nos
voisins mais aussi dans le monde du jazz, tant il est un artiste toujours
essentiel du jazz, même si les médias d’aujourd’hui n’en sont plus curieux,
même quand il prétendent parler de jazz.
Signalons pour information que ce beau livre (format 33
tours, 31cm x 31cm) contient 4 disques compacts avec des enregistrements pour
beaucoup inédits des passages en Suisse de Sidney Bechet. Il a été préparé et
présenté pour la 8e journée mondiale du patrimoine de l’Unesco le 27
octobre 2014 à Genève et soutenu par l’Unesco. Heureux Suisses qui arrivent à
débloquer de tels projets en nos temps d’économie, et pour cette fois, on va
les féliciter, car la musique est tout simplement magnifique – montrant tout ce
que la bêtise a incité à penser d’un aussi grand artiste – musique très bien
restituée ici sur le plan technique avec les présentations et interviews
d’époque, ce qui apporte une autre information sur la notoriété exceptionnelle
de Sidney Bechet, fêté avec une certaine naïveté et un amour certain du jazz
qui font plaisir à entendre. Le public n’a pas été conditionné par une
quelconque propagande, il est simplement là parce que la musique de jazz, celle
de Bechet en particulier, sans complaisance aucune, provoque une vraie liesse
populaire, phénomène authentique aujourd’hui impossible car la propagande
commerciale a depuis perverti la relation directe entre public et artiste, l'a canalisée, organisée en phénomène de mode.
Nous voici donc devant un magnifique livre, fourmillant de
documents incroyables comme le contrat d’engagement de novembre 1954 où l’on
peut voir que Sidney est domicilié chez Delaunay, 14 rue Chaptal à Paris, les
billets d’entrée, les affiches, les coupures de presse, les contrats, etc.,
trésors amassés par la mémoire collective des amateurs de jazz de tous les
pays, dont on mesure dans ce genre d’ouvrage le caractère unique, précieux
presque sacré.
Il y a des centaines de photos originales de Sidney, seul ou
en compagnie, des photos aussi des concerts donnés en Suisse, avec une
photogravure de très grande qualité, qui donnent une meilleure idée de
l’importance de Sidney Bechet en son temps.
Il n’est pas inutile de rappeler que Sidney Bechet fut très
tôt distingué par le grand chef classique, grand musicologue également, Ernest
Ansermet, dans un article fameux paru en 1919 en Suisse (La Revue Romande) et repris dans Jazz Hot (n°28 de novembre-décembre 1938), et que si Duke
Ellington, Louis Armstrong en ont fait un pair, c’est que Sidney Bechet est
tout sauf un musicien commercial, étiquette collée par une bande d’abrutis
épris de musiques forcément nouvelles, déjà, dans des années cinquante-soixante
qui ont installé la musique commerciale la plus absurde à grand renfort de
publicité et de pression médiatique et commencé à détruire l’écosystème du
jazz.
Sidney Bechet a réussi, comme Ellington mais plus
fréquemment que lui, à entraîner dans ses grandes interprétations des musiciens
européens de talent, à les faire jouer dans l’esprit d’une musique que
visiblement tous ces gens aimaient suffisamment pour en connaître profondément
les éléments constitutifs. Ils ont pour nom ici René Franc, Eddie Bernard,
Pierre Braslavsky, Henri Chaix, Guy Longnon, Claude Luter, André Réweliotty et
beaucoup d’autres. La puissance de Bechet est telle qu’elle dynamise tout.
Bechet n’a jamais, comme Louis Armstrong, sacrifié une once de son
authenticité, y compris dans ses recherches classiques ou populaires les plus
éloignées du corps principal de son œuvre.
Enfin Bechet, c’est un son d’une telle intensité qu’on
comprend l’admiration des musiciens modernes de toutes les époques, les plus grands
n’ayant jamais caché l’impact, la puissance qui se dégage de ce bonhomme.
Les enregistrements permettent aussi d’entendre la voix
tranquille de Sidney Bechet s’exprimant en bon français et avec beaucoup
d’intelligence sur sa tradition, sur Jelly Roll Morton, c’est très émouvant.
Le livre est préfacé par Daniel Sidney Bechet, son fils, par Bob Wilber,
grand héritier du saxophoniste néo-orléanais et par Claude Wolff, son manager, qui
rappelle le rôle joué par Charles Delaunay pour lui permettre de revenir en
France après l’épisode «fait divers» qui lui avait valu une interdiction de
séjour.
Les textes des deux spécialistes sont passionnants et
informatifs, étalés dans un enchaînement chronologique de 1949, et ce premier
concert en Suisse, à 1959, année de la disparition de Sidney Bechet. Ils
fourmillent de témoignages de proches, comme Claude Luter, évidemment, mais
aussi de beaucoup d’autres musiciens qui ont côtoyés le génie du grand saxophoniste et
clarinettiste comme il le rappelle lui-même à propos des enterrements à New
Orleans.
Il y a en 1959, une année difficile pour le jazz en raison
de multiples disparitions d’importance (Lester Young, Billie Holiday, Sidney
Bechet donc), deux belles couvertures de Jazz Hot avec Sidney Bechet, l’une en juin, l’autre en
juillet-août avec Charlie Parker dans le bus de la tournée. Elles auraient pu
figurer dans ce bel ouvrage consacré à un génie de la musique de jazz. Un
ouvrage indispensable à tous les amateurs de grande musique.
Yves Sportis
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