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Ivan Jullien

3 jan. 2015
27 octobre 1934, Vincennes (94) - 3 janvier 2015, Etampes (91)
© Jazz Hot n°670, hiver 2014-2015




C’est un monstre sacré de l’arrangement qui nous quitte. Ivan Jullien, et ce n’est pas faire injure à sa mémoire, n’a pas été d’un caractère facile. En désaccord avec sa famille, il s’engage pour trois ans à l’armée, dont un en Indochine pendant la guerre où, dans l’aéronautique navale, il faisait du rapatriement de civils. Le quartier-maître Jullien est libéré en 1955. De retour à Paris, il passe le baccalauréat. En 1956, à 22 ans !, il achète une trompette Couesnon. Il s’entraîne sur les disques de…Dizzy Gillespie. Ses goûts sont aussi, Louis Armstrong, Clifford Brown et Miles Davis. Ivan suit aussi les cours de Jean Greffin. En 1956, il fait des bœufs au Tabou avec Jean-Claude Fohrenbach et est même co-leader avec Dominique Chanson. Ses parents n’aiment pas les disques, ni la trompette. Il rompt avec eux et fait divers boulots (dessinateur en électricité, etc).

C’est en 1957, qu’Ivan Jullien devient musicien professionnel. Il pratique tous les genres en jouant pour Pierre Dieuzey, Lester Young, Kenny Clarke, Jacques Hélian (1960-61, 1962-64), Claude Bolling (1961), Daniel Janin (à l’Olympia), Raymond Fonsèque (1963), Ray Anthony (1963), Georges Arvanitas (1963, Club St Germain : il apprend à jouer les tempos rapides), Willie Ruff, Michel Colombier et les vedettes de variété en studio (Tony Milton, 1962, etc). Deux expériences sont importantes : ses passages chez Benny Bennet (1958-60) et chez Jacques Denjean (1962). Chez Bennet, orchestre « typique » jouant les mambos où les parties sont difficiles, Ivan Jullien y apprend à jouer les aigus aux côtés de solides trompettistes comme Tito Puentes, Pierre Thibaud, Loulou Vezant. Et Benny Bennet accepte de tester les débuts d’arrangeur d’Ivan Jullien. Jacques Denjean (1929-1995) qui se considérait surtout comme un arrangeur de variétés, a eu en 1962 un big band de 18 musiciens de grande classe qui a fait un 33t 25 cm chez Polydor (45 585) qui reçut un prix. Ivan Jullien y joue la première trompette…quand l’arrangement lui plaisait, sinon c’est Georges Bence à cette fonction. Il partageait les arrangements avec Denjean et Raymond Fonsèque. Denjean préférait Pierre Dutour pour les solos qui dans le disque est en effet bien servi. Ivan intervient toutefois dans « Honky Tonk Tonk » de Denjean, tandis qu’il laisse Dutour s’exprimer dans son orchestration de « Walkin’ » de Gene Ammons. Tous les trompettes, sauf Bence, jouent en alternative dans « Studio 1 » de Denjean (Jullien, Dutour, Louis Laboucarié, Michel Poli). Ce disque annonce la grande classe des big bands français à venir. Ivan Jullien va aussi faire, dès 1965 surtout, un tandem solistique avec Roger Guérin (1926-2010), à commencer, puisque c’est la vogue à cette époque de jazzer le répertoire baroque (Vivaldi, etc), par un disque spectaculaire chez Vogue, intitulé Les Baroques (avec Maurice Vander, p-org, Gilbert Rovère, b, Jean-Louis Viale, dm). On retrouve Guérin-Jullien en studio, en avril 1965, pour Jef Gilson (avec Woody Shaw, tp, Raymond Fonsèque, tb). En juillet, ils participent à un Jazz Workshop à Recklinghausen.

En France, la période 1964-68 est remarquable, dans le milieu jazz, à plus d’un titre et Ivan Jullien y prend son envol. Alors que Louis Armstrong a détrôné les Beatles au hit-parade (1964, « Hello Dolly ») et qu’Earl Hines relance sa carrière (1965), que le trio de Martial Solal et le Quartet de Thelonious Monk tournent en France (1966), que le Big Band Woody Herman triomphe à Antibes (1965), les médias spécialisés, dont celui, le plus ancien, que vous lisez en ce moment, parlent surtout d’Ornette Coleman (l’album Free Jazz n’est importé en France qu’à partir de janvier 1965), John Coltrane (Antibes, 1965), Archie Shepp, Pharoah Sanders et Albert Ayler (sifflé à la salle Pleyel, 1966). Pendant ce temps-là, les "requins" de studio œuvrent pour une relance des big bands avec deux chefs de file, trompettistes et arrangeurs, de la même génération : Jean-Claude Naude (1933-2008) et Ivan Jullien. Après une tentative sans succès d’une section de cuivres avec rythmique, Naude, encouragé par Charles Orieux, monte un grand orchestre (1964-71). Pour s’y consacrer, il a quitté Maxim Saury et pour vivre pris le pupitre de 1er trompette au Moulin Rouge (1964-76). Le 20 mai 1965, son big band joue au TEP (Louis Toesca, Michel Poli, Rolf Buhrer, Louis Laboucarié, Roger Deblock, tp ; Charles Orieux, Claude Gousset, Christian Guizien, tb, Jacques Nourredine, as1, Gérard Badini, Dominique Chanson, ts, Jacky Samson, b, Teddy Martin, dm). Pour le concert de février 1966, Georges Bence, Bill Tamper, Marcel Canillar, Yves Legrand remplacent Deblock, Guizien, Badini, Martin. En 1967, c’est le premier disque intitulé Enfin (avec Henri Van Haeke, Frank Duterte, Michel Poli, Louis Laboucarié, Tony Russo, tp, André Paquinet, Claude Gousset, Charles Orieux, tb, Tele Record 18 005). Le problème des big bands est l’instabilité du personnel. « Je remplaçais dans l'orchestre Jean-Claude Naude. Je l'ai connu quand je suis rentré au Moulin Rouge, il était 1er trompette. Pour son disque en big band, je remplaçais pour les répétitions avec tous ces requins de l'époque (Maurice Thomas, etc ....). Je n'ai pas enregistré le disque, ce sont les titulaires » (Patrick Priot, 31 décembre 2014). Le disque Special Blend (novembre 1971, Blue Swan 51171) comprend le top des cuivres (Henri Van Haeke, Fred Gérard, Maurice Thomas, Roger Guérin, tp, André Paquinet, Benny Vasseur, Jacques Bolognesi, tb). Les mêmes trompettistes joueront pour Ivan Jullien. En 1964, c’est le tromboniste Luis Fuentes qui monte un big band avec des arrangements de Roger Guérin, Michel Hausser, Ivan Jullien et lui-même. Cette formation de 19 musiciens (dont Maurice Thomas, Bernard Vitet, tp, Raymond Katarzynski, Marc Steckar, tb, Emile Vilain, btb, Jean-Louis Chautemps, Jean-Claude Fohrenbach, ts, Jean-Louis Viale, dm) donne le 18 décembre 1964 un concert pour la Radio-TV de Hambourg qui est déterminant dans le désire de continuer. En février-octobre 1965, Luis Fuentes est en soin dans la Creuse (sanatorium A.-Lejeune, Ste Feyre, Guéret). C’est pour cela que lors de la Nuit du Jazz de 1965, le Grand Orchestre réuni par Luis Fuentes est présenté et dirigé par Roger Guérin. Les orchestrations sont presque toutes écrites par Fuentes et par Ivan Jullien (« Hambourg Spécial », « Babar-Katar-Fofo », « Grand-père » dédié à Duke, etc). Mais c’est bien Luis Fuentes qui est à l’origine du futur Big Band d’Ivan Jullien : « Bien sûr que les meilleurs jazzmen ont contribué au Big Band "Paris Point Zéro" mais personne ne cite l'un des co-leaders/arrangeurs, le regretté tromboniste de jazz Luis Fuentes qui nous a fait connaître dans la troupe de Johnny Hallyday » (Gilles Pellegrini, 4 janvier 2015). Ce big band, devenu Paris Jazz All Stars, joue à l‘ORTF. Le 12 février 1966, un samedi après-midi, dans le studio du boulevard Davout, le jour de la diffusion à la télé du match de rugby Angleterre-Irlande, il enregistre l’album Paris Point Zéro : outre Ivan, il y a Fred Gérard, Maurice Thomas (tp1), Roger Guérin (tp), Bernard Vitet (pocket tp), Raymond Katarzynski (tb1), Christian Guizien, Camille Verdier (tb), Jacques Nourredine (as1), Michel Portal (ts, fl), Bob Garcia (ts), Eddy Louiss (p, org), Gilbert Rovère (b), Charles Bellonzi (dm), Andy Arpineau (perc) (Riviera 521047) : « Point zéro, c’est-à-dire qu’après ce disque tout, pour nous, peut commencer : on fait le point, et c’est un point de départ » (Ivan Jullien, Jazz Magazine 128, p.13). Si l’on excepte « Parallèles » composé et arrangé par Christian Chevallier (1930-2008), et occasion d’une chute de Roger Guérin lors de la prise définitive, le reste du répertoire est l’œuvre d’Ivan Jullien. C’est alors posé le problème d’un petit différent concernant la part de solos attribués entre Roger Guérin et Ivan Jullien, altercation arbitrée par Christian Guizien. Et en décembre 1966, au Jazzland, Ivan Jullien et le Paris Jazz All Stars conservent Fred Gérard et Maurice Thomas (tp1) et cette fois Pierre Dutour est co-soliste (notons la présence de Daniel Humair, dm). Entre temps, le Paris Jazz All Stars d’Ivan Jullien accompagne Lou Bennett (org) trio en disque, dans des arrangements de Donald Byrd (qui les dirige, Fontana 70325) : « la face 1 en grand orchestre représente un essai de synthèse entre l’esprit jazz et le feeling populaire » (texte de pochette).



On en parle peu de cette influence jazz-variétés qui n’est pas à sens unique, parce qu’on refuse le fait. Le Paris Jazz All Stars passe à la salle Pleyel en 1967 (Fred Gérard, Maurice Thomas, tp1, André Paquinet, tb1, Jacques Nourredine, as1, Eddy Louiss, p-org). Bien sûr ces gentlemen sont parallèlement occupés dans les variétés et c’est le cas d’Ivan Jullien qui travaille pour Johnny Hallyday (1964-66) et Vince Taylor (1965 avec Bobbie Clarke). D’ailleurs le big band cesse un temps et ne reprend les répétitions qu’en septembre 1969. Le nom d’Ivan Jullien par contre s’affiche et s’affichera longtemps comme accompagnateur des vedettes pour des disques d’Henri Salvador, Claude Nougaro, Nino Ferrer, Sacha Distel, Nicole Croisille, Charles Aznavour, Jacqueline François, etc… En tant que trompettiste, on l’entend avec les Double Six en sextet (dont Rolf Ericson, tp) au 42e Jazz Workshop de Hans Gertberg à Hambourg (novembre 1965), avec Maurice Vander (1967), Maynard Ferguson (mai 1968 !), Johnny Griffin, Dexter Gordon, Slide Hampton, Ben Webster-Richard Boone (mai 1972). Pierre Dutour se souvient comment Ivan Jullien voulut montrer ses contre fa à Art Farmer, en club. En décembre 1968,
Jazz Hot n°245 publie un référendum des lecteurs sans appel pour la trompette française avec dans l’ordre : Roger Guérin (2178 voix), Bernard Vitet (1845), Ivan Jullien (863), Jean-Claude Naude (773) et Pierre Dutour (241) (p7). En 1970 (Jazz Hot n°258, p.6) le classement est Roger Guérin, Bernard Vitet, Ivan Jullien, Xavier Chambon, Jean-Claude Naude et Pierre Dutour. Mais l’histoire retiendra l’investissement d’Ivan Jullien à la tête de cette formation qui de Paris Jazz All Stars devient Big Jullien & his All Stars (1968-72), tandis que Roger Guérin poursuit son offre de compétence à André Hodeir et que Bernard Vitet s’illustre dans le Free Rock Group de Barney Wilen (1968). D’ailleurs, l‘influence du rock se fait aussi sentir dans l’évolution de l’écriture d’Ivan Jullien, comme dans ce « I Remember Otis » de l’album Big Jullien (1968, Riverside 521102) auquel participe encore Roger Guérin et qui donne aussi une version du « Time Square » de Mingus qui aura un certain succès. Le Big Band d’Ivan Jullien passe au Golf Drouot en 1969 (Henri Van Haeke, tp1, André Paquinet, tb1, Roger Guérin, Tony Russo, tp, Jacky Samson, b). A la trompette, Ivan Jullien commence à connaître des problèmes comme dans la cadence de son arrangement sur « Round Midnight » enregistré avec son big band pour la radio, le 5 décembre 1970. L’album Secret Service réalisé en avril/juin 1971, utilise comme lead trompette Henri Van Haeke dans « Calamity Lul » ou Jean Baissat dans « Agence Cook » où Fernand Verstraete (proche du style Guérin) prend un bon solo, ce morceau montre l’intérêt qu’Ivan Jullien porte aux expériences du moment de Miles Davis. On remarque aussi son utilisation du cor d’harmonie (Yves Valada, Jean-Jacques Justafré) dans ses orchestrations. Il en va de même pour l’essentiel Porgy & Bess de novembre 1971 avec Eddy Louiss (org) en vedette. S’y adjoint le contre tuba de Marc Steckar. Si Ivan Jullien prend tous les rares solos de trompette (sans difficulté), sa section de cuivres est à la hauteur des exigences de l’arrangeur (Maurice Thomas, Tony Russo, Jean Baissat, Fernand Verstraete, Michel Poli, tp ; André Paquinet, Benny Vasseur, Jacques Bolognesi, Christian Guizien, Gérard Massot, tb). Francis Darizcuren (bg), André Ceccarelli (dm), Bernard Lubat (perc) amènent leur expertise à un univers qui n’est plus exclusivement ternaire (Universal CD 013039-2). En fait, Ivan Jullien est le reflet musical du moment comme Quincy Jones. D’ailleurs même l’aspect d’Ivan (cheveux, vêtements) épouse son temps.

Depuis septembre 1969, Ivan Jullien dirige des musiques de films (The Games pour Fox Movieton à Londres, avec Derek Watkins, tp1). Il contribuera à plus de 40 musiques de films, comme arrangeur (Un Homme et une Femme ; Le Soleil des Voyoux ; etc) et comme compositeur (Tir Groupé, 1982 et Ronde de Nuit avec Hubert Rostaing ; etc). On le vit encore (sans trompette) diriger son Orchestre (dont le fidèle Henri Van Haeke, tp1) derrière Nicoletta pour l’émission télévisée Musique en Tête (années 1970). En 1997, il décide de remonter un big band jazz, parfaitement conscient que les temps ont changé et qu’une page musicale est tournée. Avant ça, il a dirigé le Big Band Afdas (1980). Et bien sûr il a donné des cours d’arrangement pendant plus de 20 ans (notamment au CIM). Il laisse plus de 10 000 arrangements (Count Basie Orchestra, Dee Dee Bridgewater, Michel Legrand, Charles Trenet, Bernard Lavilliers, Eddy Mitchell, Elton John, etc), Technique de l’arrangement (Jazz, Blues, Variétés, Classique) (Carisch) et, avec Jean-Loup Catald, un Traité de l’arrangement en plusieurs volumes (Media Musique). Le 14 décembre 2009, il reçoit le Grand Prix SACEM du Jazz et nous apparaît encore une fois devant le « Grand Orchestre d’Ivan Jullien » (remonté en 2008 : une jeune génération a ainsi pu goûter à un savoir-faire).

Ivan Jullien a pris sa part d’une période faste (mais aujourd’hui oubliée) des big bands français servie par des instrumentistes d’exception (1962-72). En tant que compositeur-orchestrateur dans un domaine musical plus diversifié, il laisse une emprunte non moins mémorable.

Michel Laplace

Source : Le Monde de la trompette et des cuivres, des origines à 2014 (classique, variétés, jazz)


Vidéos

Interview d'Ivan Jullien (février 2011)

Les Baroques – « Bidule » (février 1965)

Ivan Jullien - « Remember Otis » (1968)

Hubert Rostaing & Ivan Jullien - « Tir Groupé » (1982)

Prix Sacem du Jazz 2009 : Grand Orchestre Ivan Jullien