Lillian BOUTTÉ
New Orleans, sacré et profane
La chanteuse américaine de jazz et gospel Lillian Theresa Boutté est décédée à l'âge de 75 ans dans sa ville de naissance, New Orleans, entourée de sa famille. Elle était rentrée d’Europe en 2015 pour affronter la maladie d'Alzheimer malgré laquelle elle chantait encore quelques fois avec son Gumbo Zaire et sa nièce Tanya au French Quarter Festival jusqu’en 2017. Lillian était née le 6 août 1949, la quatrième d'une fratrie de dix enfants, une de ces familles musicales qu'elle-même a fondée par son talent et sa renommée, et dont le jazz a cultivé le secret de longue date, dont les Batiste, Marsalis, Frank (dont Ed Frank, pianiste et arrangeur de Lillian, 1932-1997, ami d’Ellis Marsalis) à NOLA, les Freeman de Chicago, les Heath à Philadelphie, ou les Jones de Detroit pour n'en citer que quelques-unes. Son père George a travaillé à la poste et comme barbier simultanément. Il était vétéran de la Seconde Guerre mondiale et avait lui-même construit la maison familiale, mais il tombe malade à 50 ans, décède et sa mère, Gloria LeBlanc-Boutté, prend le relai pour nourrir la famille.
A la maison, un piano de 1912 trône: les enfants sont initiés au chant, à la musique, au spectacle naturellement par leur grand-père paternel pianiste et leur grand-père maternel, chef docker au port qui danse dans les boîtes de jazz le soir pour son plaisir. Depuis la maternelle et pendant toute leur scolarité, les écoles organisent des concours de musique et de danse chaque année au mois de mai; le dimanche, la famille partage les tâches domestiques transformées en situations musicales avec toutes sortes d’ustensiles ménagers, au son des disques mis à fond par le voisin qui passe Mahalia Jackson, The Queen’s Gospel, native de New Orleans et amie de Martin Luther King Jr., et de celui des messes expansives de la Sanctified Church du quartier.
Chez les Boutté, John, le cadet de Lillian né en 1958, comme Tanya Ellsworth-Boutté, sa filleule qui l’a veillée jusqu’à son dernier jour dans sa maison de retraite de St. Margaret’s at Mercy, ou Tricia Sista Teedy Boutté qui s’est formée notamment avec Ellis Marsalis, tous font partie du prolifique jazz heritage de Crescent City. La famille, qui a trouvé naturellement sa place dans le casting de la fameuse série(1), habite encore le quartier de Treme(1), dans la maison en briques rouges bâtie par George dans la rue Derbigny, en la personne d’Arsene DeLay, une des nièces de Lillian.
Chantant précocement dans des chorales, à 11 ans, Lillian remporte un concours puis obtient un diplôme de musicothérapie à Xavier University of Louisiana(2), un établissement catholique historique des USA tourné vers l'instruction des Afro-Américains et Amérindiens, où Lillian intègre le Golden Voices Gospel Choir. Devenue coiffeuse pour contribuer aux charges de la maisonnée, Lillian est repérée par Allen Toussaint, et chante avec James Booker, Patti LaBelle, The Pointer Sisters, les Neville Brothers et Dr. John, entre jazz, blues, gospel, rhythm & blues, soul, funk, afro-caraïbe et vaudou, un gumbo musical et syncrétique né de la magique NOLA! L'occasion de devenir chanteuse à plein temps se présente avec la revue musicale One Mo' Time(3) qui tourne aux Etats-Unis, en Amérique du Sud et en Europe de 1979 à 1983. En parallèle, elle enregistre son premier disque en 1980 avec Harold Dejan de l'Olympia Brass Band(4), puis New Orleans Gospel in Molde Kirke (Herman, 1981) avec le Magnolia Jazzband en Norvège et Lillian Boutté and The Thomas L'Etienne Quartet (RCS, Breda/Hollande, 1982). Lillian et Thomas (cl,as,ts,voc,1956) –attiré dès son adolescence par le gospel, le jazz traditionnel et la ville de New Orleans– co-fondent la formation Music Friends et font une tournée de six mois en 1983 pour laquelle elle fait venir son frère John, une série de concerts passant par la République Fédérale d’Allemagne, la Suisse, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, le Royaume Uni, l’Italie, la Pologne. Lillian et Thomas se marient en 1984 et graveront les albums jusqu’au dernier de Lillian, Live at Femoe Jazz Festival 2015 (Olufsen, Danemark), bien après leur divorce, devenus des amis d’une vie. Lillian a vécu de 1983 à 2015 à Hambourg, restant très active pour New Orleans, et encore davantage suite à l’ouragan Katrina fin août 2005, quand la situation tourne à la catastrophe sanitaire par incurie politique et administrative (environ 2000 morts, blessés inquantifiables, un million de déplacés). Ne pas savoir si sa mère est vivante, quelles sont ses conditions de vie, voir les habitants de sa ville abandonnés à leur sort, les musiciens qui ont tout perdu, la fait s’impliquer dans des collectes de fonds notamment à destination de la New Orleans Musicians' Clinic (neworleansmusiciansclinic.org), mettant à profit ses compétences universitaires en musicothéraphie, car à New Orleans, quelques soient la gravité et les urgences, la musique pratiquée en collectif est un soin indispensable pour réparer la société… A ce titre, l’épisode d’isolement social lors du covid aura été un terrible coup porté aux musiciens, notamment les plus fragiles et les plus âgés (cf. Jazz Hot Tears 2020, Ellis Marsalis).
Suite à son fulgurant succès en Europe notamment au Festival d’Ascona en Suisse (cf. Lillian Boutté dans Jazz Hot, infra), du fait de son énergie, de son authenticité et de sa générosité artistique, le titre de «Reine d’Ascona» lui est décerné. A New Orleans, Ernest Nathan (Dutch!) Morial, premier maire afro-américain de 1977 à 1986, passé comme Lillian par Xavier University, avocat impliqué dans les droits civiques, la NAACP et premier juge afro-américain à la cour d’appel de Louisiane en 1974, nomme Lillian Ambassadrice musicale, la seconde, après son héros Louis Armstrong, à être distinguée de ce titre en 1986, période à laquelle l’Exposition Universelle de NOLA-1984 a fini de ruiner économiquement Crescent City qui sombre avec l’effondrement des cours pétroliers: et la communauté afro-américaine paie toujours le prix le plus fort au cours des vicissitudes de Big Easy.
De son côté, Lillian mène une belle carrière en Europe, en Asie et jusqu’en Australie; mais elle veille sur sa ville, reste présente, en particulier au New Orleans Jazz & Heritage Festival. Elle met toute son énergie au service des musiciens de sa ville pour les faire connaître et les mettre en relation avec des festivals, clubs et scènes européennes notamment. Lillian construit également des ateliers musicaux dans les écoles primaires et lycées d’Allemagne, France, Royaume Uni, Australie, pour faire comprendre, sentir et écouter le jazz et le gospel. En pragmatique avisée, elle organise des concerts de clôtures en fin de stages pour récolter des fonds à destination de l’apprentissage musical en établissements scolaires. Elle œuvre largement au projet de restauration pour la réouverture en avril 2013 du Carver Theater (carvertheater.com/our-story), situé non loin de Treme, un théâtre historique de la ville ayant accueilli le public afro-américain, programmant films et spectacles à partir de 1950 quand la ségrégation ne lui permettait pas de rentrer dans les autres salles.
Si Lillian était surtout une jazzwomen de scène grâce à son contact fusionnel, son tempérament amène et disponible pour le public, côté discographie, elle a participé et a rapidement été leader dans plus de 60 sessions d’enregistrements entre 1980 et 2015, gravés surtout en Europe et à New Orleans, travaillant, parfois sur de longues périodes, aussi bien avec des musiciens européens qu’américains. Parmi eux, son mari Thomas L'Etienne, Ole Fessor Lindgreen, Craig Klein (tb), la rythmique Hans Knudsen (p), Bob Culverhouse (b), Gerhard Tenzer (dm), son frère John Boutté (p,voc), le magnifique pianiste Sammy Price en 1989 à Ascona, Pee Wee Ellis (ts), Doc Cheatham (tp), Orange Kellin (cl) qui a ramené Jabbo Smith(3) à la scène, la rythmique Ed Frank (p), Lloyd Lambert (b), Kerry Brown (dm), Vernel Bagneris (voc), lui aussi passé par Xavier University et qui l’avait recrutée sur One Mo’Time, Leroy Jones (tp), Herlin Riley, Shannon Powell (dm), la rythmique Ed Frank (p,arr), Dr. John (g, cf. Jazz Hot Tears 2019), Lucious Lloyd Lambert (b), Raymond Weber (dm), Patrick Artéro, Colin Dawson, Irakli de Davrichewy (tp), Oscar Klein (tp,hca,cl,g), Daniel Barda (tb), Christian Azzi (p), Peter Banjo Meyer (bjo,voc), Humphrey Lyttelton (tp,cl,1921-2008), Chris Barber (cf. Jazz Hot Tears 2021), Denny Ilett (voc,g), l'Olympia Brass Band de New Orleans, le Magnolia Jazzband de Norvège, le Barrelhouse Jazz Band de Francfort, le Maryland Jazz Band de Cologne, l’Orion Brass Band de Copenhague, l’Old School Band, Les Gigolos de Patrick Bacqueville (tb,voc), Michel Bonnet (tp,voc), Claude Braud (ts,voc), Jean-Marc Montaud (p), Christophe Davot (g,voc), Jean-Pierre Rebillard (b), Stephane Roger (dm) (cf. Lillian Boutté & Jazz Hot).
Lillian Boutté est décédée le 23 mai 2025 à la maison de retraite de St. Margaret’s at Mercy, où chacun a pris soin d’elle comme le trésor de New Orleans qu’elle était.
Jazz Hot partage la peine de ses sœurs Lolet, Lynette, Lorna, Leda, Lenora, ses frères Emanuel, John et Peter, ainsi que de leur grande famille et de tous leurs proches. Après la messe à l'église catholique Our Lady of the Rosary, Lillian Boutté a été enterrée au cimetière St. Patrick. Le 9 juin, tout NOLA rendait un hommage festif à Lillian Boutté dans ses rues, in the tradition (cf. vidéographie).
Hélène Sportis
Image extraite de YouTube
Avec nos remerciements
1. Treme, série 2010-2013
2. Xavier University of Louisiana: www.xula.edu/about/the-full-story.html
3. One Mo' Time avec Jabbo Smith (tp, 1908 Pembroke, GA-1991 New York, NY), écrit par Vernel Bagneris, sur l’histoire d’une troupe de théâtre afro-américaine dans le Sud des années 1920. https://www.youtube.com/watch?v=MUH1iTvJETk sur Jabbo Smith, cf. Jazz Hot 2025-90 ans, Village Vanguard/Blue Note, Lorraine Gordon
4. In a Gospel Mood (OBBG2, 1979-1980, New Orleans): Harold Dejan (as, voc), Rickie Monie (org,voc), Lillian Boutté (voc), Edgar Poree (voc), Milton Batiste (tp,voc), Edmond Foucher (tp), Gerald Joseph, Lester Caliste (tb), David Grillier (cl,ts), Emanuel Sayles (bjo), Anthony Tuba Fats Lacen (tu), Andrew Jefferson (dm,voc), Nowell Papa Glass, Leroy Boogie Breaux (dm)
LILLIAN BOUTTÉ & JAZZ HOT
• n°518, mars 1995, Lillian Boutté, CD The Gospel Book, Blues Beacon 1017-2 • n°606, décembre 2003-Janvier 2004, Lillian et Tanya Boutté, Burnell et Al Beniss (cousins) au Jazz Club Lionel Hampton, Paris • n°626, décembre 2005-Janvier 2006, Lillian Boutté Megaswing au Paris JVC Jazz • n°632, septembre 2006, Lillian Boutté à JazzAscona • n°642, septembre 2007, Lillian Boutté Big Band à JazzAscona • n°650, novembre 2009, Lillian Boutté à Vitoria Jazz (Espagne) • n°661, automne 2012, Lillian Boutté à JazzAscona • n°677, automne 2016, Lillian Boutté à JazzAscona • n°574, octobre 2000: CD John Boutté, At the Foot of Canal Street, Boutte Works
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