Le violoncelliste, de
jazz et de musique classique, Abdul Wadud a été un innovateur de la scène avant-gardiste en donnant la primauté à un instrument qui reste peu utilisé en
jazz(1), hormis, par quelques contrebassistes virtuoses comme Oscar
Pettiford ou Ron Carter. Il fut un musicien emblématique de la loft
generation, sideman durant une vingtaine d’années de Julius Hemphill, parmi
d’autres musiciens ayant marqué cette dimension artistique du jazz. Il est décédé le 10
août 2022 à l’âge de 75 ans.
Ronald Earsall DeVaughn est le benjamin d’une famille nombreuse
–de douze enfants!– et musicienne (amatrice d’opéra, de gospel, de jazz, de
rhythm & blues). Il grandit ainsi entre une mère mélomane, un père qui pratique la
trompette, le cor d’harmonie et le chant, un frère guitariste, un autre
tromboniste et une sœur qui tentera une carrière lyrique empêchée par des
difficultés personnelles. C’est à l’école primaire qu’il s'éprend du
violoncelle mais n’ayant pas la possibilité d’en jouer dans l’orchestre
municipal, il adopte le saxophone alto. Il apprendra aussi à maîtriser le
ténor, le baryton, le soprano et finalement le violoncelle selon ses vœux.
Bénéficiant d’une formation de qualité dans le riche tissu musical et éducatif de Cleveland, ainsi que de l’opportunité d’apprendre le
«métier» en se produisant dans les bals, il commence à jouer du jazz –à l’alto–
dans un combo au collège et écoute la musique qui s’échappe de l’intérieur des
clubs où il n’a pas encore le droit de rentrer. C’est ainsi qu’il entend Miles
Davis et John Coltrane programmés au Leo's Casino.
Vers 14 ans, Ronald découvre la «New Thing» et la musique
d’Albert Ayler, également originaire de Cleveland, où le violoncelle a sa
place(2). Le saxophoniste influence profondément l’adolescent qui se met à jouer
dans cet esprit particulier dès 16 ans. Après le lycée, il poursuit son cursus à la Youngstown
State University, OH, puis à l’Oberlin College, OH, et enregistre en décembre
1968 avec le Black Unity Trio son premier LP, Al-Fatihah, sur le label free jazz de Cleveland, Salaam Records. Il
est encore appelé par son nom de naissance sur la pochette du disque. Initié
par ses partenaires Yusuf Mumin (as) et Haasan Al-Hut (perc), il se convertit à
l’islam et se choisit le nom d’Abdul Kader (bien informé) Wadud (aimer). A la
même époque, il rencontre Julius Hemphill (s) à l’occasion d’un concert qu’il vient
donner à Oberlin College. C’est le début d'une collaboration de plus de vingt ans. Abdul Wadud achève
ses études en 1971 à la Stony Brook University sur Long Island, NY. Pour gagner sa
vie, il mène –sous le nom de Ron DeVaughn– une carrière parallèle dans des
orchestres symphoniques, dont le New Jersey Symphony pendant sept ans. Il
participe par ailleurs à des orchestres de Broadway, des sessions en studio et à des concerts de rhythm & blues. Sur le plan jazz, il fréquente la scène des
lofts new-yorkais où il côtoie, entre autres, Julius Hemphill, Frank Wright (ts), Arthur
Blythe (as), James Newton (fl), Anthony Davis (p) avec lesquels
il parcourt le Canada, l’Europe et le Japon. Il tourne aussi avec Sam
Rivers (s) et Stevie Wonder (voc, hca) en 1976.
Au cours des années 1970 et 1980, on retrouve Abdul Wadud sur
les enregistrements de ses compagnons de création: Dogon A.D. (1972, Freedom) de Julius Hemphill –réalisé à l’occasion
d’un séjour à St. Louis, MO auprès de membres du Black Artist Group dont fait
partie Rasul Siddik–, Fresh (1974,
Freedom) de Frank Lowe, Shadowgraph 5
(1977, Black Saint) de George Lewis, Metamorphosis
(India Navigation, 1977) d’Arthur Blythe, Shine!
(1978, Arista Novus) d’Oliver Lake, Episteme
(1981, Gramavision) d’Anthony Davis, Rejoicing
With the Light (1983, Black Saint) de Muhal Richard Abrams, Romance and Revolution (1986, Blue Note)
de James Newton ou encore The People’s
Choice (1988, CECMA) de David Murray (ts). Il grave en outre sept disques sous
son nom, de l’album solo By Myslef
(1977, Bisharra Records) à Oakland Duets
(1992, Musics & Arts) en duo avec Julius Hemphill.
Au début des années 1990, à la suite de problèmes de santé,
il avait pris la décision longuement mûrie de se retirer de la scène, fatigué
par sa double carrière de musicien à laquelle il manquait sans doute pour lui, malgré
la reconnaissance artistique de ses pairs, une reconnaissance plus large.
Abdul Wadud laisse derrière lui une fille, Aisha, un fils, Raheem
DeVaughn, chanteur de R&B, et cinq petits enfants.