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Jacques Demêtre

24 juin 2020
16 février 1924, Paris - 24 juin 2020, Paris
© Jazz Hot 2020

De gauche à droite: Willie Smith, Otis Spann, Jacques Demêtre, Muddy Waters, Chicago, 1959 © Collection Jacques Demêtre/Soul Bag Archives by courtesy
De gauche à droite: Willie Smith, Otis Spann, Jacques Demêtre, Muddy Waters, Chicago, 1959
© Collection Jacques Demêtre/Soul Bag Archives by courtesy


Durant près de trente ans (1955-1983), Jacques Demêtre a œuvré au sein de Jazz Hot pour documenter la vie musicale blues et gospel, s'inscrivant dans la volonté de Charles Delaunay d’embrasser le jazz dans les multiples dimensions de l'expression afro-américaine, quand une partie de la critique et des amateurs de jazz ne voyaient dans le blues qu’un folklore.
Jacques Demêtre s’est éteint le 24 juin 2020 à l’âge de 96 ans. Jazz Hot salue la mémoire d’un de ces anciens qui a participé à l'un des bons développements de la revue, une dimension pas toujours bien perçue et explorée selon les époques, et adresse à sa famille et à ses proches ses pensées attristées.




Dimitri Wyschnegradsky, alias Dimitri Vicheney, connu des amateurs de jazz par son nom de plume, Jacques Demêtre, est né à Paris le 16 février 1924, d’une mère russe, la peintre et dessinatrice de talent (splendides portraits des membres de la famille, Dimitri en particulier), également décoratrice de théâtre, Elena Alexandrovna Clément-Benois (1898, Paris-1972, Paris), devenue Hélène Clément-Benois ou Hélène Benois. Elle-même est la fille du peintre et historien d'art russe, d'origine partiellement française, Alexandre Benois (1870-1960), qui fut, avec Serge Diaghilev, l'un  des créateurs des Ballets russes au début du siècle dernier, avec lequel elle garda un lien étroit car un véritable cercle artistique existait autour d’Alexandre Benois dans le XVarrondissement de Paris, dont le frère d’Hélène, Nicolas, Alexandre Yakovlev (son professeur), Ivan Bilibine et d'autres peintres encore. Il y aura des expositions collective «familiale», dont la Mostra dei Benois, en 1955, à Côme en Italie, réunissant père, fille et fils.
Le père de Dimitri, russe également,
Ivan Wyschnegradsky (1893, Saint-Petersbourg-1979, Paris), est un compositeur classique réputé, un concepteur d'instrument et un théoricien musical, arrivé en France en 1920, après la Révolution de 1917 à laquelle il prit une part active sur le plan de son art en composant L’Evangile rouge, opus 8. A Paris (Pleyel), puis en Allemagne (Straube, Förster), Ivan Wyschnegradsky travaille à l'élaboration d'un piano à quart de ton. Il écrit d'ailleurs un Manuel d'harmonie à quarts de ton en 1932 et compose Vingt-quatre préludes dans tous les tons de l'échelle chromatique diatonique à treize sons, pour deux pianos à quarts de ton en 1934.
En 1924, les deux artistes se marient à Paris. La même année, naît Dimitri. Le couple divorce deux ans plus tard. L
a mère et le père auront un beau parcours artistique et laissent une œuvre artistique de première importance, à l'image de ce temps. Dimitri, dans un environnement très artistique et musical, garde de cette filiation, sa vie durant, un attachement profond à l’art.

Il est d’abord sensible à la chanson d’inspiration jazz en vogue: Ray Ventura, Raymond Legrand, Charles Trenet et Johnny Hess, à Django Reinhardt et Stéphane Grappelly, et commence à s’intéresser en profondeur au jazz, sous l’Occupation, période pendant laquelle son père est arrêté (1942) puis libéré. 
Après-guerre, les amateurs s’arrachent le peu de disques proposés à la vente dans une époque de restriction, et le jeune homme écume les disquaires parisiens et les Puces de St-Ouen pour débusquer les enregistrements disponibles (Django Reinhardt, Hubert Rostaing, Alix Combelle…) dont ceux produits par le label Swing de Charles Delaunay. Avec la Libération, Dimitri découvre les disques des musiciens américains qui demeurent cependant des denrées rationnées. La reparution de Jazz Hot, à compter d’octobre 1945, permet au jeune amateur d’acquérir la compréhension de la musique qu’il apprécie. Cependant, l’arrivée en France de la vague bebop, à partir de 1948, lui aurait fait prendre ses distances avec le jazz.


Apparaissent alors sur le marché d’anciens enregistrements blues ainsi que de nouvelles productions éditées par Vogue: Champion Jack Dupree (1948) et Big Bill Broonzy (1951). Dimitri Wyschnegradsky s’enthousiasme pour ces chanteurs et musiciens s’exprimant dans un idiome puisant à la source de la musique afro-américaine. Tandis que le blues et le gospel passent en France pour des genres en voie de disparition, il se rend à Londres en 1953 et en revient avec une valise pleine de 78 tours. Il y retourne régulièrement pour s’approvisionner, le marché du blues étant plus important en Angleterre, et commande aussi des disques directement aux Etats-Unis par l’intermédiaire du disquaire américain Ray Avery, qui passe fréquemment ses petites annonces dans Jazz Hot. Ce goût pour le disque le conduit même à participer à quelques éditions «pirates
»1. De plus, il acquiert par l'écoute de ces disques une connaissance certaine du courant musical blues.  

 Jazz Hot n°150-1960




La petite histoire du jazz, et surtout l’interview de Jacques Demêtre lui-même dans Blues Again1, veut que ce soit par l’entremise de l'un de ses amis, Gérard Conte, que Dimitri Wyschnegradsky fasse la connaissance de Charles Delaunay qui cherche un spécialiste du blues pour étoffer l'équipe de Jazz Hot et lui confie une rubrique mensuelle. Nous doutons quelque peu de cette version à la lecture de sa biographie, car le fils, Charles, de Sonia (russe d'origine) et Robert Delaunay, liés à la diaspora russe parisienne, aux Ballets russes de Diaghilev, et plus largement à toute la vie artistique et picturale de Paris, a certainement croisé, bien avant cette date, son cadet, l'amateur de jazz Dimitri, devenu Jacques Demêtre à Jazz Hot. On peut même supposer que leur attachement-fidélité réciproque repose sur des parcours personnels qui sont communs à beaucoup d’égard, ce que ne dit pas Jacques Demêtre, reconnaissons-le. Quoi qu'il en soit, Jacques Demêtre ayant quitté le cercle de Jazz Hot, il ne nous a pas été possible d’approfondir ce qui restera un mystère. La vie de la famille de Dimitri-Jacques Demêtre est pleine de mystères et d'aventures…

Un premier article, «Blues», paraît ainsi dans le n°98 d’avril 1955 sous le nom de Jacques Demêtre. L'auteur commence par y rappeler l'importance historique et fondamentale du blues: «Bien que, pour certains amateurs de jazz, le terme de blues, pris dans un sens erroné, serve encore à désigner tout morceau pris en tempo lent, je suppose que la plupart des lecteurs de «Jazz Hot» savent qu’en réalité le blues est une des formes les plus répandues de la musique tant vocale qu’instrumentale des Noirs des Etats-Unis. Cette forme a contribué pour une large part, alors qu’elle appartenait encore intégralement au domaine du folklore noir, à la naissance du jazz vers la fin du XIXe siècle.» Suivent des portraits de Sonny Terry (Jazz Hot n°99, mai 1955), Muddy Waters (Jazz Hot n°101, juillet-août 1955), Jimmy Yancey (Jazz Hot n°102, septembre 1955), John Lee Hooker (Jazz Hot n°103, octobre 1955). Jacques Demêtre prend également en charge les chroniques de disques de blues (la première, consacrée à T-Bone Walker, est publiée dans Jazz Hot n°99). Par ailleurs, il reçoit l’aide d’autres connaisseurs du blues de la revue comme François Postif et le Suisse Kurt Mohr qui s’est lancé au milieu des années 1950 dans de grands travaux discographiques. Les contacts directs avec les musiciens sont enfin déterminants: ainsi, en février 1956, Jacques Demêtre se lie avec Sammy Price qui se produit à la Salle Pleyel et auquel il sert de guide et de chauffeur. Les séjours parisiens de Brother John Sellers ou de Sister Rosetta Tharpe sont également l’occasion de belles rencontres. De décembre 1959 à mai 1960 paraît dans Jazz Hot une série d’articles, «Voyage au pays du blues», écrite en collaboration avec Marcel Chauvard, tirée d’un voyage de quatre semaines, en septembre-octobre 1959, entre New York, Detroit et Chicago. Ce travail documentaire, le plus marquant effectué par Jacques Demêtre, sera traduit et publié dans plusieurs revues étrangères et aussi décliné plus tard sous forme de livre: Voyage au pays du blues (1994, Clarb/Soul Bag, voir Jazz Hot n°517). Il n'effectuera pas d'autres reportages aux Etats-Unis.


Jacques Demêtre avec Champion Jack Dupree, New York, 1959 © Collection Jacques Demêtre/Soul Bag Archives by courtesy
Jacques Demêtre avec Champion Jack Dupree, New York, 1959
© Collection Jacques Demêtre/Soul Bag Archives by courtesy

Le travail de Jacques Demêtre, qui couvre également les domaines du gospel et du spiritual, lui vaut l’hostilité d’Hugues Panassié qui l'attaque violemment dans le Bulletin du Hot Club de France2, mais aussi parfois l’incompréhension de certains membres de la rédaction de Jazz Hot3, dont André Hodeir (voir nos Tears) qui considère le blues comme un élément mineur du jazz4. Jacques Demêtre raconte cette période dans son interview dans Blues Again1. Il n’en est pas moins soutenu par Charles Delaunay et le rédacteur en chef de l’époque, André Clergeat. Il restera d’ailleurs fidèle à la revue jusqu’en 1983, hormis une courte période de retrait (il interrompt sa collaboration en 1964 pour «raisons familiales»1 mais est rappelé par Charles Delaunay en 1968 lorsque ce dernier reprend les rênes de la revue5). Il collaborera par la suite au magazine Soul Bag jusqu’en 2010 et prêtera également son savoir à la direction artistique d’anthologies, notamment pour Frémeaux & Associés.

Jérôme Partage/Yves Sportis
Photos: Collection Jacques Demêtre/Soul Bag Archives by courtesy
Remerciements à Nicolas Teurnier/Soul Bag



1. Voir l’interview de Jacques Demêtre par Christian Casoni, Blues Again (en deux parties, mars et avril 2007):
http://www.bluesagain.com/p_interviews/jacque%20demetre%20part2.html (merci de copier ce lien, s'il ne fonctionne pas par clic)
2. «Double bêta zazotteux, une des plus récentes acquisition du torchon, fait partie du petit noyau zazotteux chargé de la défense du jazz «traditionnel» afin de démontrer qu’à zazott on est objectif. Il pond des articles sur les spécialistes du blues, sans jamais d’ailleurs citer la source des informations qu’il puise à droite et à gauche, notamment dans le bulletin, et qu’il s’approprie sans vergogne. Dès qu’il essaie de formuler un jugement personnel, son incompétence crasse se révèle.», Hugues Panassié, Bulletin du Hot Club de France, n°61, octobre 1956, p. 15.
3. «A vrai dire, je n’y étais pas très à l’aise. Les inconditionnels du jazz méprisaient les quelques amateurs de blues que nous étions. Les amateurs et les musiciens de jazz considéraient généralement que les musiciens de blues ne jouaient pas bien de leur instrument, les guitaristes ne savent pas tenir les doigtés, etc. Ils trouvaient le blues trop répétitif et n’en saisissaient pas l'essence. Au sein de Jazz Hot, si Delaunay et André Clergeat me soutenaient, on me prenait surtout pour un énergumène qui a ses lubies.» (interview de Jacques Demêtre par Christian Casoni, Blues Again, en deux parties, mars et avril 2007).
4.
«Les survivances mélodiques africaines ne sont pas essentielles au jazz: on n'en trouve nulle trace, par exemple, dans le BODY AND SOUL de Coleman Hawkins. L'examen de cette même œuvre nous autorise également à écarter, en tant que caractères essentiels, le langage et l'esprit du blues, qui ont joué un grand rôle dans la gestation du jazz mais n'en apparaissent pas comme des données constantes et nécessaires. La forme du blues importe moins encore que le style. La carrure, introduite par le folklore négro-américain à une époque indéterminée, puis adoptée par les jazzmen comme une règle immuable, est remise en question dans certaines œuvres modernes.», André Hodeir, Hommes et problèmes de jazz, Editions Parenthèses, 1954-1981, page 214
5. La signature de Jacques Demêtre réapparaît dans le n°244 (novembre 1968) avec la chronique d'un disque de Big Bill Broonzy. Il ne participe cependant pas au dossier consacré au blues dans ce même numéro. Après la publication de ses dernières chroniques dans le n°397 (janvier 1983)Jacques Demêtre quitte définitivement la revue après le numéro suivant (n°398, février-mars 1983) où figure encore son nom dans l’ours. 


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