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Gunther Schuller

21 juin 2015
22 Novembre 1925, New York, NY - 21 juin 2015, Boston, MA
© Jazz Hot n°672, été 2015





Le jazz s'est toujours nourri des autres musiques, et il continue de le faire. Dès ses débuts à La Nouvelle-Orléans et plus largement dans le cœur de l'Amérique, il émerge de la fusion de quatre traditions musicales : anglo-saxonne, espagnole, française et africaine à des degrés divers.
Et lorsque John Lewis rencontre Gunther Schuller naît l'idée, assez naïve mais bourrée de bonnes intentions, dans l'esprit progressiste du temps, d'un troisième courant qui se formerait par la fusion du jazz et de la musique classique européenne, les deux musiques savantes occidentales, d'extraction populaire toutes deux.
A la fin des années 1950 et au début de la décennie suivante quelques disques sont le produit de cette collaboration, mais bien vite la tentative connue sous le nom de «Third Stream» (Troisième courant) fait long feu.
Pourtant, le jazz largement ouvert à toutes les influences des musiques du monde (jusqu'au risque d'en devenir une pour des nécessités commerciales et des raisons politiques –la mondialisation– comme on le constate aujourd'hui), n'a eu de cesse d'emprunter à la musique classique, depuis l'origine: ses instruments, ses thématiques, son enseignement… Et comme les générations se suivent et se ressemblent, la tentation de le rapprocher de la musique classique européenne perdure… avec les mêmes erreurs.





Cependant il serait parfaitement injuste de réduire Gunther Schuller, grand musicien, compositeur, enseignant, musicologue et activiste du jazz et de la musique classique, à cette partie de sa palette et de sa biographie. Il a composé plus de 180 œuvres ; il a été un chef d'orchestre réputé ; il a produit de nombreuses séances d'enregistrements ; il a, toute sa vie, été un enseignant généreux et de nombreux diplômes honorifiques sont venus remplacer les diplômes universitaires qu'il n'avait jamais ni obtenus ni même recherchés.

Gunther Schuller est né aux Etats-Unis le 22 novembre 1920 de parents
allemands immigrés. Son grand-père avait été chef d'orchestre et enseignant en Allemagne. Son père Arthur E. Schuller a été  violoniste au New York Philarmonic pendant 42 ans et possédait de nombreuses partitions. Gunther Schuller déclarait au New York Times en 1977 que dès ses 11-12 ans il achetait ses propres partitions, et à 13 ans devenait un collectionneur de disques effréné. Tout ces éléments constituèrent ses enseignements, se complétant les uns les autres.

Son père le pousse a adopter la flûte et le cor d'harmonie, instruments où la concurrence est moins grande dans les orchestres. Il entre au St. Thomas Church Choir School et chante avec une voix de soprano de pré-adolescent. Il suit les cours de la Jamaica High School dans le Queens et, dans le même temps, ceux de théorie musicale et de contrepoint à la Manhattan School of Music. Alors qu'il est encore étudiant, il rejoint son père au New York Philarmonic comme corniste remplaçant.

Dès 1943, il abandonne ses études pour partir en tournée avec l'American Ballet Theater. En cette même année, il  devient le premier cor au Cincinnati Symphony Orchestra. En 1945, il revient à New York et devient premier corniste du Metropolitan Opera. Ce séjour à Cincinnati se révèle particulièrement important. Il voit la première de son premier Concerto pour Cor dont il est le principal soliste. Mais surtout, il commence à s'intéresser au jazz et transcrit la musique de Duke Ellington à partir des enregistrements de l'orchestre. C'est presque naturellement que, revenu à New York, il fera partie de l'équipe de musiciens qui participe à l'expérience, commencée en studio et continuée au Three Deuces, que Capitol une décennie plus tard regroupera sous le titre générique Birth of the Cool. Jamais, il n'abandonne la musique classique européenne, mais son intérêt pour le jazz croît, et il intègre des éléments de cette musique à ses concerts et à ses propres compositions. De la rencontre avec John Lewis et le Modern Jazz Quartet va naître la théorie du
Third Stream.

Dans l'immédiat après-guerre, dans le même temps où le jazz traîne une réputation sulfureuse, le monde afro-américain et particulièrement les artistes de jazz sont en quête de reconnaissance artistique dans leur propre pays, les Etats-Unis, après avoir fait la conquête du Vieux-Continent. C'est dans cet esprit, encore une fois doué des meilleures intentions, que les artistes afro et euro-américains se rencontrent de plus en plus facilement, et que naissent ces rencontres entre monde classique et jazz, et même les rencontres entre arts musicaux, plastiques, danse, et toutes sortes d'expérimentations autour du jazz, comme
par exemple les recherches de Cecil Taylor et le free jazz d'Ornette Coleman ou l'archéo-jazz d'un Albert Ayler.

Les sources d'inspiration en sont certainement Duke Ellington et certaines autres grandes formations du jazz qui ont déjà par leur organisation musicale planifiée, avec pupitres et arrangements, donné une image «classique» et pourtant novatrice du jazz, mais on pourrait en dire autant de George Gershwin, Benny Goodman et de quelques autres musiciens d'avant-guerre dont le registre n'est pas étranger au jazz ou à la musique classique, et d'une manière certaine de Charlie Parker, avec l'exceptionnelle réussite de sa séance accompagné de cordes classiques qui fera des émules avec des réussites variées.

Les précurseurs John Lewis et Kenny Clarke (remplacé par Connie Kay) fondent le Modern Jazz Quartet (MJQ) avec Milt Jackson et Percy Heath. John Lewis ne cessera jamais d'encourager les autres initiatives comme celle d'Ornette Coleman. Sur le modèle des quatuors classiques, le quartet en adopte également la conception scénique. Les musiciens sont en habit, le comportement est on ne peut plus sacralisé et la musique bien tempérée. Cette vision de la musique rejoint celle de Gunther Schuller qui va la théoriser en musicologue sous le nom de «Third Stream».



Cette nouvelle façon d'aborder la musique se situe quelque part entre le jazz où blues, swing et improvisation sont indissociables et la musique classique européenne où domine la partition et l'interprétation. Le Troisième courant propose un rapprochement des deux musiques là où elles peuvent se rencontrer. Cette rencontre se concrétise par de nombreux disques du MJQ où Gunther Schuller tient différents rôles : corniste, chef d'orchestre, écriture des notes de pochettes, arrangeur, producteur. Ce travail culmine en 1960 avec la sortie du disque Third Stream Music où le MJQ côtoie le trio de Jimmy Giuffre (Jim Hall, Ralph Pena), six musiciens classiques ainsi que le Beaux-Arts String Quartet.

Cette théorisation et mise en pratique du Troisième courant se fait surtout avec John Lewis et le MJQ, même si Gunther Schuller participe à la suite Gillespiana organisée par Lalo Schifrin, puis aux débuts de l'Orchestra USA où l'on retrouve différents musiciens tant jazz (Jim Hall, Phil Woods, Richard Davis et bien sûr le fidèle John Lewis) que classiques. Il participe également à la réédition de certains disques de Charles Mingus. Mais jamais le Troisième courant, mouvement intellectuel plus qu'artistique, ne parviendra à donner une dimension durable et profonde, et bientôt le free puis la fusion font oublier cette tentative dans l'esprit des progressistes de la musique, plus curieux de nouveautés, et parfois de mode donc, que d'art, l'inoui devenant par esprit de système et abus de langage synonyme de création.

En 1967, lorsque Gunther Schuller devient président du New England Conservatory, il fait entrer le jazz au sein de l'institution et nomme Carl Atkins premier chef du département et Jaky Byard et George Russell sont parmi les premiers intervenants. Il crée également le Third Stream Departement qui existe aujourd'hui encore sous le nom de  Contemporary Improvisation, et c'est Ran Blake (cf. Jazz Hot n°669) qui en a pris la tête.

Gunther Schuller a surtout modernisé un conservatoire classique, exigeant des élèves à la fois une grande connaissance des œuvres du passé, mais également une large ouverture d'esprit vers toutes les musiques, savantes en particulier, qui est peut être le plus grand apport de cette idée de Troisième courant. Son travail en tant qu'enseignant est considérable tant au sein des institutions (New England Conservatory, Berkshire Music Center à Tanglewood, Manhattan School of Music) que dans la création de festivals (Sandpoint, Idaho).






Ne trouvant aucun label pour publier ses enregistrements, il crée en 1981 sa propre compagnie de disques avec les initiales de son prénom et de celui de son épouse Marjorie : GM Recordings. Il avait déjà fondé en 1974 ses propres éditions de musique Gun-Mar et Margun où il publie des transcriptions de toutes les musiques, de la musique ancienne au jazz et à la musique contemporaine. Il a publié sur son label des reprises de ragtime considéré comme musique classique américaine. Il a même produit une réorchestration de l'opéra de Scott Joplin Treemonisha parue sur le label Deutsche Grammophon faisant entrer la musique américaine populaire chez le prestigieux label classique allemand. Il a également produit de nombreux musiciens américains qui partageaient sa volonté d'unification de la musique.

Ses deux fils sont également musiciens de jazz : Ed Schuller est bassiste, George Schuller, percussionniste.

Gunther Schuller, musicien savant par atavisme autant que par volonté personnelle, avait une vision globale de la musique, et l'atmosphère effervescente du temps lui a fait penser qu'il pourrait être l'un des acteurs d'une nouvelle synthèse du jazz, l'époque et les rencontres des communautés afro et euro-américaine favorisant ce type d'idées enflammées. Sa vision d'une grande musique classique américaine, intégrant les apports de la musique afro-américaine était fondée sur les meilleures intentions, et son concept de Troisième courant était l'outil pour parvenir à ce but.

Mais s'il a raison en pensant que la musique est une expression universelle, et que l'Amérique ne peut être que plus riche de toutes ses origines et ses expressions artistiques, il a fait une erreur en pensant qu'elle serait plus riche en théorisant un système de fusion artistique qu'en laissant une totale liberté aux hommes, communautés et artistes de concevoir librement leur expression, dans la diversité la plus grande. Il faut des conditions et des conjonctions exceptionnelles de nature politique, culturelle et sociale pour que la musique classique et le jazz apparaissent en leur temps, et cela dépasse très largement la volonté d'un homme ou de quelques hommes. Gunther Schuller, né en 1925, a justement eu ce miracle sous les yeux et dans les oreilles, avec entre-deux guerres pétillant d'invention sur le plan des arts aux Etats-Unis (jazz, cinéma et autres arts), et là est sa principale excuse. Il n'a pas été le seul à se fourvoyer dans ce genre de travers après-guerre, c'est également le cas d'André Hodeir en France. La différence entre ces deux grands exemples, est que, peut-être, Gunther Schuller a su prendre quelque distance avec sa théorie et n'a jamais pensé à critiquer la créativité de Duke Ellington ou celle d'Art Tatum, sous prétexte qu'elle n'était pas «inouie», ce qui reste d'ailleurs à prouver tant ces deux musiciens n'ont cessé de créer à chaque note.

Cette volonté de théorisation de tout (politique, culture, sciences…) était aussi dans l'air du temps, de celui de l'entre-deux guerres, mais si l'on peut théoriser (réduire faut-il le rappeler dans une volonté de compréhension) à partir de l'analyse d'une réalité et des pratiques humaines existantes, on ne peut pas théoriser des réalités et des pratiques artistiques à venir, on ne peut pas imposer des contraintes bureaucratiques, fussent-elles culturelles, à la création, on ne peut pas les isoler des réalités politiques, culturelles et scientifiques du temps, quelles que soient les bonnes ou mauvaises intentions.

Gunther Schuller est un personnage généreux né dans le premier siècle du jazz et de la musique enregistrée. Ses idées étaient sans aucun doute inévitables et nécessaires même si ses objectifs ont manqué parfois de lucidité, en dépit d'une connaissance approfondie de la musique, classique et jazz. Il a écrit en particulier deux ouvrages sur le jazz (Le premier jazz et L'Ere du Swing) qui témoignent de son érudition. Avec son œuvre musicale, en tant qu'artiste musicien, c'est finalement ce qui reste de plus remarquable dans un parcours attachant et énergique, et c'est déjà considérable.
Guy Reynard et Yves Sportis

Gunther Schuller et Jazz Hot: n°150 (1960), n°155 (1960), n°161 (1961), n°164 (1961), n°462 (1989), 
recherches associées : Modern Jazz Quartet, John Lewis, Milt Jackson, Percy Heath (cf. www.jazzhot.net)


Discographie

Leader

LP 1956. Three Little Feelings, Columbia 941
LP 1962. Seven Studies on Themes of Paul Klee, Mercury 90282
CD 1973-74. Art of Scott Joplin, GM Recordings 3030
CD 1975. Scott Joplin: Treemonisha, DG Deutsche Grammophon 435709
CD 1979. John Knowles Paine: Mass in D, New World Records 80262-2
LP 1986. Vintage Dolphy, GM
Recordings 3005
CD 1989. The Art of the Rag, GM Recordings 3018
CD 1990. Jumpin' in the Future, GM Recordings 3010
CD 1990. Brandeis Jazz Festival, Columbia 5327
CD 1990. John Knowles Paine: St. Peter, an oratorio, GM Recordings 2027
CD 1992. Schoenberg: Pierrot lunaire; Stravinsky: Octet, GM Recordings 2030
CD 1994. Gunther Schuller: Three Concertos, GM Recordings 2044
CD 1995. Schuller: Of Reminiscences and Reflections, New World Records 80492
CD 1997. Beethoven: Symphony No. 5; Brahms: Symphony No. 1, GM Recordings 2051
CD 1998. Transfigured Notes, GM Recordings 2060
CD 1998. Robert DiDomenica: Three Orchestral Works, GM Recordings 2061
CD 1998. Gunther Schuller Orchestral Works, GM Recordings 2059
CD 1999. Consoli: Odefonia; Afterimages, CRI 789
CD 2005. Footlifters: A Century of American Marches, Musical Heritage Society 5184803
CD 2005. Children's Plea for Peace: Music for Winds and Brass by Alec Wilder, Albany Music Distribution 763
CD 2008. Journey into jazz, Bmop / BMOP/sound BMOP 1004
CD date incertaine. Witchi-Tai-To : The Music of Jim Pepper, Tutu
































Sideman

CD 1949-50. Miles Davis, Birth of the Cool, Blue Note 7928622
CD 1955. The Modern Jazz Society, A Concert of Contemporary Music, Verve 559 827-2
CD 1957. Lena Horne, Stormy Weather, Bluebird/RCA 09026639112
LP 1957. Brandeis University Festival, Modern Jazz Concert, Columbia 127
CD 1957. Johnny Mathis, Johnny Mathis, Legacy 64890
CD 1949-50. Miles Davis, Birth of the Cool, Blue Note 7928622
CD 1958. Miles Davis, Porgy and Bess, Columbia/Legacy 40647
CD 1959. Odds Against Tomorrow (Original Soundtrack), CBS Special Products 47487
CD 1959.The Modern Jazz Quartet, Odds Against Tomorrow, Blue Note B2-93415
CD 1960. The Modern Jazz Quartet, Third Stream Music, Wounded Bird 1345
CD 1960. John Lewis, The Wonderful World of Jazz, Atlantic 7567909792
CD 1960. The Modern Jazz Quartet and Orchestra, Collectables 16184
LP 1960. John Lewis, The Golden Striker, Atlantic 1334
CD 1960. John Lewis, Jazz Abstractions, WEA Japan 7412990
CD 1960-61. Dizzy Gillespie, Gillespiana: Carnegie Hall Concert, Verve 5198092
CD 1961. Dizzy Gillespie, Perceptions, Verve 5377482
CD 1961. Judy Holliday, Holliday with Mulligan, DRG 5191
CD 1963. Orchestra U.S.A., The Debut Recording, Lone Hill Jazz 10117
LP 1963. Orchestra U.S.A., Jazz Journey, réf. non disp.
LP 1974. New England Conservatory Ragtime Ensemble, The Red Back Book, Angel Records 36060
LP 1976. New England Conservatory Jazz Repertory, Happy Feet : A Tribute to Paul Whiteman, GM Recordings 3048
CD 1994. American Songbook Series: Jule Styne, Smithsonian Records 048-12


Vidéos

1991 Charles Mingus' Epitaph: Live in Berlin, Conducted by Gunther Schuller
https://www.youtube.com/watch?v=oIgfCI9-i3E

Gunther Schuller
Octet (1979)
NEC Contemporary Ensemble
John Heiss, director 
1. Adagio - Allegro vigoroso 
2. Theme and Variations 
3. Scherzo 
4. Molto adagio - Vivace
https://www.youtube.com/watch?v=pu204lG-wEg

Conversation with Nick Kitchen & Gunther Schuller
https://www.youtube.com/watch?v=st-wqRPy1zg

2006 The World According to Gunther Schuller
https://www.youtube.com/watch?v=HarJJZXMEPc

Gunther Schuller's Birth of the Cool Suite - from Joe Lovano's Streams of Expression
https://www.youtube.com/watch?v=0ZZzpvPu24M

NEC Wind Ensemble - Gunther Schuller: From Here to There
https://www.youtube.com/watch?v=ty_4U3Ykbjg

2015 Commencement Address: Gunther Schuller
https://www.youtube.com/watch?v=Bns5uVqFGiw

1989 Gunther Schuller and Orchestra - Monk, Bunk and Vice Versa - Live 1989
https://www.youtube.com/watch?v=EbHpPdapRd0