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Paco de Lucía

26 fév. 2014
21 décembre 1947, Algeciras, Espagne - 26 février 2014, Cancún, Mexique
© Jazz Hot n°666, hiver 2013-2014
Paco de Lucia, festival de Jazz de Vitoria 2006 © Jose Horna

Le guitariste espagnol Francisco Sánchez Gómez, Paco de Lucía, est mort d’un arrêt cardiaque le 26 février 2014 à Cancún au Mexique où il séjournait avec sa famille. Paco de Lucia n’a rien « inventé » ni « fabriqué » artificiellement mais a forgé son art jour après jour à partir de la pure tradition du groupe social au sein duquel il était né et avait évolué à Algeciras, au sud de l’Andalousie. Il y avait tant de Paco dans le quartier de La bajadilla que pour le distinguer il fallu le baptiser le Paco… de Lucía, le prénom de sa mère. Né le 21 décembre 1947, il n’avait donc que 66 ans, et son départ nous prive d’une décennie ou deux de possibles créations. Dans le quartier gitan qu’il avait dû conquérir pour être accepté car il était payo donc non-gitan, il s’est ancré dès ses premiers pas dans les racines flamencas au contact de la rue et de ses proches. Non seulement aux racines de la musique mais également aux racines sociales gitanes, celles qui nourrissent la musique d’un peuple. En ce sens, Paco de Lucía s’approche des véritables créateurs du jazz.

Il apprend la guitare à 7 ans avec son père, exigeant sur le travail, puis avec son frère Ramón – Ramón de Algeciras – lui aussi grand musicien, que Paco a toujours regretté d’avoir un peu éclipsé bien qu’ils aient enregistré en duo à la fin des années 60 et joué longtemps ensemble notamment pour un concert historique au début du retour à la démocratie, en 1975, dans un Teatro Real de Madrid (1) où résonnaient pour la première fois des guitares flamencas. A 14 ans, il enregistre avec son autre frère le cantaor Pepe de Lucía sous le nom de Los Chiquitos de Algeciras. En 1963, il s’intègre à la compagnie de José Greco pour une tournée européenne et, l’année suivante, enregistre en solitaire « La fabuleuse guitare de Paco de Lucía » (2). Paco est à ce moment influencé par Niño Ricardo et par le prestigieux Sabicas, figure incontournable du passage de la guitare flamenca comme instrument d’accompagnement à celui de guitare flamenca, instrument de concert. Il le rencontre au début de la décennie lors d’une tournée aux Etats Unis où le guitariste est en exil.

Mais il ne fait aucun doute que le tournant décisif de la trajectoire de Paco de Lucía est sa rencontre au tablao Torres Bermejas à Madrid avec une authentique voix gitane, celle de Camarón de la Isla, à la fin des années soixante. A son contact, il s’imprègne encore davantage des traditions flamencas, du cante jondo. Ils travaillent ensemble une dizaine d’années, ponctuant cette période de plusieurs enregistrements, tous centrés sur les bulerías (3), fandangos, soleas, tangos, cantes de minas, siguiriyas... Il n’y a pas de recherche réelle du succès, pas de véritable promotion hors du cercle des initiés, et les séances de studios ressemblent plutôt à des enregistrements en vivo, mais le duo, dans sa manière d’interpréter ces genres, révolutionne le flamenco à travers des innovations harmoniques apportées par Paco, l’utilisation de nouveaux accords, la substitution de certains accords majeurs par des accords mineurs…

Rupture ? Pas plus que le bebop n’a rompu avec la tradition jazzistique. Si le flamenco n’a pas conquis totalement la planète et influencé toutes les musiques comme l’a fait le jazz, il est reconnu par tous depuis le plus simple bohío de la Caraïbe jusqu’à l’isba russe, la minka japonaise en passant par le hlm français, et le travail de Paco et du duo y est pour beaucoup. Camarón et de Lucía ont réussi à faire en sorte que, comme les grands artistes du jazz, même ceux qui ne comprennent pas leur musique l’aiment, et les premiers détracteurs de Paco ont fini par rendre les armes. Sans Camarón, le guitariste poursuit sa route et laisse une empreinte indélébile sur le flamenco que le thème « Entre dos aguas » (1976) (4) symbolise parfaitement.

Paco de Lucio-Al Di Meola-John McLaughlin, Getxo Jazz Festival 1996 © Jose Horna

Solidement accroché à ses racines, Paco pouvait aisément s’envoler vers de multiples horizons. Inévitablement sa musique devait rencontrer le jazz. Tout le monde garde à l’esprit le concert et le disque enregistré avec Al di Meola et John McLaughlin, Friday night in San Francisco en 1980, récidivant seize ans plus tard (5), mais l’année précédente il se présentait déjà avec deux guitaristes proches du jazz, Larry Coryell et le même McLaughlin (excellent concert au Royal Hall de Londres), puis avec les mêmes partenaires auxquels se joint Philip Catherine au Théâtre de l’Empire (6) à Paris. Paco de Lucía a joué à plusieurs reprises avec Wynton Marsalis (7) ; l’été dernier il était encore aux côtés de Chick Corea au Festival de Vitoria (8)… En octobre 2013, lors du I° Congreso Internacional del Jazz à Valencia, le musicologue Juan Zagala « avait analysé minutieusement plusieurs enregistrements de l’artiste et détaillé la progressive assimilation des harmonies et phrasés propres au jazz pour les intégrer à son discours flamenco. »

Justement parce qu’il avait les pieds bien ancrés dans sa terre, il a pu jouer avec ces jazzmen en respectant tant le flamenco que le jazz sans avoir besoin, pour se faire valoir, d’inventer une fusion quelconque, un jazz flamenco ou un flamenco jazz, dépassant les « collages » réalisés par un vétéran du jazz espagnol, le saxophoniste Pedro Iturralde (9), avec lequel il a d’ailleurs enregistré en 1967 à Berlin l’historique Jazz flamenco et par la suite joué dans les clubs madrilènes.

Wynton Marsalis et Paco de Lucia, Festival de Jazz de Vitoria 2006 © Jose Horna

Etre autodidacte, ne pas lire la musique, ne constituaient pas pour lui des obstacles pour interpréter des œuvres de la musique dite classique de compositeurs espagnols comme Isaac Albeniz, Manuel de Falla ou le Concierto de Aranjuez de Joaquín Rodrigo qu’il interprète à Moscou en 1990 et enregistre. On l’entend aussi en duo avec le guitare-héros mexicain Carlos Santana en 1977. Le monde de la Pop a également subi son influence ou fait appel à sa guitare (« Have you ever really loved a woman » de Bryan Adams. 1995).

Conscient que la véritable musique est l’expression des racines d’un peuple, un véritable artiste quoi qu’il arrive, ne peut leur tourner le dos sans renoncer à la véritable création. « Quoique je fasse, mon son sera toujours flamenco. Ce qui me donne la force et motive mon jeu, c'est précisément le fait que je suis un joueur de flamenco. » D’autres, dans le jazz, le flamenco, la musique cubaine, africaine …, l’ont oublié, ou se sont inventé de fausses racines et ont cessé d’être de véritables créateurs, des novateurs. Paco de Lucía n’a jamais été de ceux-là.

Ses qualités et sa curiosité l’ont conduit à travailler avec des cinéastes, Wes Anderson, Woody Allen, Carlos Saura (Carmen 1993, Flamenco 1995, Flamenco, flamenco 2010). Il eut aussi l’idée d’introduire dans le flamenco un instrument découvert lors d’une visite au Pérou, le cajón, qu’il confie à Rubem Dantas, percussion aujourd’hui incontournable dans le genre.

Se faire valoir… n’était pas le propre de Paco qui fuyait, autant que faire se peut dans le monde actuel, le star système, préférant se livrer à la chasse sous marine en apnée, faire griller son poisson sur une plage et ne réaliser des tournées ou des enregistrements que d’une manière raisonnable. Une trentaine d’albums au total en plus de cinquante ans de carrière. Paco de Lucía est aussi pour beaucoup dans l’irruption d’une nouvelle génération de musiciens espagnols issus du jazz, du flamenco ou du rock dont les chefs de file sont Jorge Pardo (ts, ss, fl), Chano Domínguez (p), Carlos Benavent (g), Tino de Giraldo (perc), tous également acteurs de son sextet (10). Il a laissé avec ces musiciens de remarquables prestations dans divers festivals, et le disque Diez de Paco (1994) incluant également le contrebassiste Javier Colina, lui aussi marqué par le guitariste, est un incontournable de sa discographie.

Depuis quelques années, tout en poursuivant sa carrière, Paco consacrait de plus en plus de temps à sa vie privée, dédiant du temps à sa famille entre Tolède, Palma de Mallorca et Cancún, projetant de séjourner de longues périodes à Cuba où il venait de jouer pour le Festival Leo Brouwer en octobre dernier.
Plus qu’un grand musicien, Paco de Lucía était un immense artiste et à ce titre sa disparition physique ouvre la porte à son entrée définitive dans l’histoire.
Patrick Dalmace
© Photos Jose Horna


1. 1975. Teatro Real de Madrid. http://www.youtube.com/watch?v=V-AEsW7wJKU
2. Live en 1964. T.V. Española: http://www.youtube.com/watch?v=D823ivJNqn8
3. Por bulerías: http://www.youtube.com/watch?v=ibaWqLC8F-4
4. http://www.youtube.com/watch?v=2oyhlad64-s
5. http://www.youtube.com/watch?v=J8xAG7zbjdc
6. http://www.ina.fr/video/I10272266
7. Montreux 2013: http://www.youtube.com/watch?v=a969gd_PRto
8. Festival de Vitoria 2005. http://www.youtube.com/watch?v=IqzN25KV8GQ
9. Jazz Hot N° 620, 2005: http://www.jazzhot.net/PBSCProduct.asp?ItmID=3654919
10.
Live à Buenos Aires 1986: http://www.youtube.com/watch?v=NV0Qrj6rTEw