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Franco De Gemini

20 juillet 2013
10 septembre 1928, Ferrare, Italie - 20 juillet 2013, Rome, Italie
© Jazz Hot n°664, été 2013

Franco De Gemini et Mi Loco Tango : The Good the Bad & the Ugly / Once Upon a Time in the West © Extrait de la vidéo sur https://www.youtube.com/watch?v=P2D5Lg1RvGM

« L’Uomo Dell’ Armonica », Franco De Gemini, est mort à l’hôpital Gemelli de Rome le 20 juillet 2013. A moins qu’il n’ait laissé un manuscrit susceptible d’être publié à titre posthume, nous n’aurons pas de suite à sa réflexion sur le monde musical qu’il suggérait dans son très intéressant ouvrage, Cosi insegnai a Charles Bronson ad impugnare l’armonica50 anni di simpatici retroscena sul mondo della musica e del cinéma italiano 1.
   
Franco symbolisait le self made man de l’Italie d’après-guerre. Par son travail opiniâtre, par son sérieux et sa persévérance rares, cet homme, qui comptait dans le monde de la musique en Italie, avait gagné plus que le statut, la reconnaissance dans son pays et dans le monde.
   
Franco De Gemini est né à Ferrare (Emilie-Romagne) le 10 septembre 1928. Cette province industrieuse, l’une des plus étendues de l’Italie, est connue pour avoir donné des personnalités fortes, des caractères bien trempés. Notamment Ferrare, l’un des centres intellectuels importants de la Renaissance italienne, image qu’elle conserve encore aujourd’hui. La ville n’avait pas manqué d’exercer sa magie romanesque sur l’imaginaire de l’administrateur du ministère de la guerre, Henri Beyle, lors de ses missions pendant les campagnes napoléoniennes. Au point que, devenu Stendhal, il en fit dans les années 1830 une ville étape essentielle aux périples de Fabrice dans La Chartreuse de Parme. C’est qu’on conçoit, qu’on pense, qu’on imagine l’organisation de la société dans cette cité du Pô : innovateurs de l’urbanisme (Biagio Rossetti au XVe siècle), théoriciens de la pensée politique (Savonarole au XVe
siècle), créateurs du cinéma (Antonioni au XXe siècle)…

Au sortir de la guerre, dans une Italie miséreuse, détruite et déchirée par vingt ans de fascisme, tout était à reconstruire. Surtout l’avenir de sa jeunesse. Franco avait d’illustres exemples même si sa carrière se dessinait à… Turin. Franco y avait, en effet, trouvé refuge. La population subissait les affres d’un énorme chômage. Une partie, comme la famille de Gianni Basso, choisit l’exil ; les mines de charbon de Wallonie manquaient de main-d’œuvre. Ceux qui restèrent organisèrent leur survie. Le jeune homme ne disposait que d’un harmonica pour tout bagage ; ce fut son « arme de poche ». L’environnement n’était toutefois pas totalement négatif. Dans l’entre-deux-guerres, « l’orgue des rues » avait consacré Cinico Angellini et Berto Pisano, avec qui il enregistra son premier disque. A l’image de Larry Adler, auquel il vouait une immense admiration, ils avaient acquis depuis les années 1930 une notoriété réelle en imitant les formations américaines. Franco, qui commençait, réussit à décrocher des engagements dans les bals locaux ; il créa même le Club Armonicisti Torinesi, structure vide qui lui permettait néanmoins d’exister à l’égard des autres. « J'ai commencé ma vie professionnelle en tant que musicien ; je jouais de l'harmonica. J'ai poursuivi ma carrière d’harmoniciste pendant de nombreuses années avant de devenir producteur. », expliquait-il 2.

L’adolescent était doué pour l’instrument et le très jeune homme doutait moins encore de son talent. Sa notoriété grandit. Il travailla pour la RAI, à la télévision italienne, qui était à l’époque un lieu d’intense activité musicale et un endroit stratégique de rencontres pour les carrières. Il y fréquenta des compositeurs, des chefs d’orchestre. C’était surtout l’âge d’or du cinéma italien : Comencini et Alessando Cicognini, Morricone et Leone, Trovajoli et De Santis, Umiliani et Scattini, Micalizzi et Petri…, dont le rayonnement constituait la plus belle carte de visite professionnelle. Car tous firent appel à lui lorsqu’il y avait une partie d’harmonica
3. Et sa notoriété dépassa les frontières. En sorte qu’il fit même partie de la distribution de West Side Story aux côtés de Bernstein et Robbins en 1961 ! Le récit de sa rencontre avec le célèbre compositeur et chef d’orchestre du Philharmonique de New York, qui ne manque pas de truculence 4, définit parfaitement le personnage : l’individu n’était pas de l’ordre commun.

« J'ai en particulier souvent enregistré des bandes-son de films et spécialement celles de ceux qu’on qualifie de "western-spaghetti". J'ai enregistré dans plus de sept cents films ! Le plus connu a évidemment été Il était une fois dans l'Ouest
5. J'aime beaucoup la musique de Morricone. J'enregistrais souvent, et j'étais souvent en régie ; je ne me contentais pas d'enregistrer et de partir. J'observais. Et j'ai commencé à m'intéresser aux différentes tâches, essayant d'en comprendre et la logique et l'organisation. C’est ainsi qu’en 1966, je suis devenu éditeur de musique et producteur de disques. Je m'étais rendu compte qu'il n'était pas concevable, quel que soit le succès remporté, de fonder sa vie sur un harmonica seulement ! Le métier de producteur et d'éditeur me semblait porteur d'un meilleur avenir. J'aimais l'harmonica, certes, la musique, évidemment, mais, par dessus tout, faire quelque chose de nouveau, de différent chaque jour ! En 1968, avec ce que j’avais gagné grâce à mes enregistrements, j'ai racheté la société Beat Records qui avait été fondée en 1966 » 2.

C’est ainsi qu’à 40 ans Franco De Gemini entreprend une seconde carrière, jusqu’à devenir vice-président de la SIAE 6, chargé des relations internationales en tant que référant auprès de ses consœurs. L’importance prise par la diffusion mondialisée de la musique après 1960 mit en évidence l’acuité de la perception des droits d’auteurs auprès des sociétés étrangères. Devenu propriétaire des catalogues des plus grands compositeurs italiens de musique de film, il constata les dysfonctionnements mais aussi se forma pour les surmonter. Franco De Gemini s’attacha alors à définir les règles internationales de répartition de ces droits. Il avait acquis une expertise juridique très exceptionnelle sur ces problèmes. Et c’était un délice que de l’entendre faire le récit de ses démêlés pour en tirer une morale pleine de bon sens : « Avec les sociétés d'auteurs, il faut tout contrôler. Pour elles, il est plus facile de faire un pot commun et de le répartir entre les compositeurs nationaux plutôt que de faire une répartition réelle. » Sans se priver, pour autant de soulever les difficultés rencontrées en Italie même : « Nous avons aussi des problèmes avec notre société des auteurs. Actuellement, un jugement du tribunal en a arrêté les activités. De sorte qu'il n'est actuellement plus possible de procéder aux répartitions. Or je ne souhaite pas m'aventurer dans des projets sans être sûr d'en percevoir les revenus »2.

Son autobiographie est à l’image du personnage. Sur le ton badin de la conversation, il rapportait des anecdotes qui étaient autant d’expériences professionnelles que des leçons de vie. Tout en étant resté simple, tout en ayant conservé une complicité chaleureuse avec ses interlocuteurs, le personnage dégageait l’autorité madrée de la compétence : celle du musicien à qui on n’en conte pas, celle du chef d’entreprise avisé confronté aux réalités quotidiennes en mutation permanente et rapide du marché musical. Son rapport au jazz était celui d’un homme que la culture ne laissait pas indifférent mais à laquelle l’entrepreneur ne pouvait céder tous les droits. Homme de bon sens dans le vécu et le ressenti artistique, il avait néanmoins compris et admis les limites eu égard aux enjeux de la mondialisation dans la circulation des biens immatériels.

J’ai rencontré Franco en 1994 lors de la première diffusion en France des albums de Franco d’Andrea, Gianni Basso… publiés sur son label de jazz, Penta Flowers. Nous avions depuis conservé des relations amicales suivies. Nous ne manquions jamais de nous retrouver toutes les fois que l’occasion s’en présentait ; c’était, je pense, un plaisir partagé que d’échanger nos impressions sur l’état d’un milieu, le monde de la musique, qui nous concernait à plus d’un titre. Au fil de nos entretiens, j’ai découvert un personnage : une histoire passionnante mais également un homme attentif, curieux, doté d’une réelle et belle sensibilité. Franco De Gemini était resté un artiste dans l’âme. Au début des années 2000, il continuait, lorsque l’occasion se présentait, comme au Festival de Clermont-Ferrand ou dans des tournées au Japon, à se produire en concert pour interpréter les œuvres de ses compositeurs italiens préférés. « Je préfère les [musiciens professionnels] écouter avec mon cœur et pas seulement avec les oreilles ; le bon musicien touche le cœur ! C'est ma conception. C'est difficile à obtenir mais on peut y atteindre. », disait-il avec conviction. Mais, au-delà de l’artiste qu’il fut, et qu’il avait su rester dans son rôle de producteur et de représentant des créateurs italiens, c’est l’homme et son charisme qui vont manquer à ceux qui entretenaient avec lui cette complicité chaleureuse et cette générosité affectueuse qui était la sienne. Sa messe de funérailles en l’église Sainte-Cécile de Rome fut célébrée en présence d’une assistance nombreuse. Franco De Gemini préféra reposer en Toscane, dans le petit cimetière de Capalbio, où il avait sa maison de campagne, Harmonica.

Jazz Hot partage la peine de ses amis, de sa famille, de ses amis, des personnes qui l’ont aimé. Nos pensées vont à son épouse Luciana, celle qui l’accompagna sa vie durant, et à ses deux fils Enrico et Daniele.
Félix W. Sportis

1. Edition bilingue (italien-anglais), From Beat to Beat, Memoirs of the Man of the Harmonica, Memoirs of the Man of the Harmonica -50 Years of Music and Cinema as experienced by Franco De Gemini, Beat Records Company BBK 001, Rome, 2008, 260p.
2. Entretien du 10 mars 1994 à Paris.
3. Franco de Gemini enregistra sa première musique de film en 1950 dans le film de Vittorio de Sica,
Pain, amour et fantaisie.
4. Franco De Gemini-Pentaflowers,
Jazz Hot n° 516 décembre 1994-Janvier 1995 p 12-13.
5. On l’entend également dans
Pour une poignée de dollars, Le bon la brute et le truand, Mort à Venise, autres films célèbres, et bien d'autres.
6. Società Italiana degli Autori ed Editori.



Sources

Jazz Hot  n° 516 décembre 1994-Janvier 1995

From Beat to Beat, Memoirs of the Man of the Harmonica : Jazz Hot, 25 février 2010.

Vidéos

Franco de Gemini & Mi Loco Tango : Once Upon a Time in the West

Franco de Gemini : Concerto d' Estate San Ginesio 3 juillet 2010

Franco de Gemini & Mi Loco Tango : The Good, the Bad and the Ugly / Once Upon a Time in the West