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Charlie Parker

29 nov. 2013
Intégrale Charlie Parker vol. 3 à 6
© Jazz Hot n°665, automne 2013

Réédition-Indispensable

The Complete Charlie Parker
Intégrale Vol. 3, Lover Man, 1946-1947
I
ntégrale Vol. 4, Bird of Paradise, 1947
Intégrale Vol. 5, Parker’s Mood, 1947-1949

Intégrale Vol. 6, Passport, 1949
4 coffrets de 3 Cds avec livrets et discographies détaillés
Enregistrés de 1946 à 1949
Durée : environ 16h d’enregistrement
Frémeaux & Associés 1333-1334-1335-1336 (www.fremeaux.com)


L’œuvre enregistrée de Charlie Parker, saxophoniste altiste d'exception, a été abondamment discographiée, et cela a généré des passions, des commentaires qui peuvent aujourd’hui paraître surréalistes aux amateurs de jazz nés après 1970, tant les discographes poursuivirent jusqu’au moindre fragment enregistré d’un parcours qui n’avait rien de simple étant donné la personnalité de Parker et l’époque, mais aussi l’imaginaire autour de Charlie Parker. Mais à bien y regarder, dans leur conscience d’avoir à conserver et restituer la mémoire d’artistes exceptionnels, ces discographes fanatiques ne firent rien d’autre que ce qu’on fit par ailleurs pour les œuvres des grands artistes de tous les arts. Le jazz est donc un art.
Cette conscience d’avoir à préserver la mémoire d’un art dans le moment même où il se prolonge, appartient à ces XIXe et XXe siècle où l’art a été au centre du monde démocratique en construction, avant que la société de consommation post-démocratique ne ramène l’expression artistique à un phénomène spectaculaire, mondain et à une marchandise.
Aujourd’hui, au bout de cet énorme travail discographique dans le jazz, on peut ainsi encore « tomber » sur des éditions phonographiques exceptionnelles comme cette intégrale de Charlie Parker, chez Frémeaux, qui ressemble à ces travaux d’éditions complètes d’un autre temps, mais ô combien précieux pour la mémoire et le plaisir toujours renouvelé d’écouter et de réécouter Parker, avec des commentaires savants d'Alain Tercinet, avec ou sans les craquements, dans une version master comme dans la prise 5, parce que c’est Parker, et qu’à la énième prise de « Yardbird Suite » ou d’« Ornithology », même interrompue, c’est toujours Parker, comme on le dit pour les multiples ébauches d’un grand peintre, et que cela donne à penser sur la création et sa gestation.
Nous vous avions déjà parlé des deux premiers volumes de ce grand œuvre. Idéalement, il faudrait attendre l’intégralité de l’édition pour une chronique d’ensemble d’un travail éditorial de cette qualité, sous la responsabilité d’Alain Tercinet, et bien entendu d’une œuvre artistique ainsi rassemblée.
Mais bon, il est nécessaire aussi de vous tenir au courant que ce travail est en cours et se poursuit. Ce qu’il faut d’abord retenir de ces enregistrements, est que Charlie Parker, très tôt, jouit de la reconnaissance de son art au sein du monde du jazz, de ses pairs, des producteurs. Il n’est pas l’image et la réalité de l’artiste maudit. Il souffrit sans doute beaucoup plus de sa condition d’Afro-Américain dans une société de ségrégation, absurdité d’autant plus difficile à supporter quand on a la conscience d’être un artiste d’exception dans un art exceptionnel, et c’était le cas pour Charlie Parker, comme pour Dizzy Gillespie, et avant eux de Louis Armstrong, Duke Ellington, et bien d’autres.
On pourra aussi, à propos de Charlie Parker, réfléchir aux dégâts causés par la drogue dans l’univers des artistes de jazz, dont on peut discourir à l’infini. Il est un fait que le pouvoir américain préféra sans aucun doute une «liberté» surveillée (criminalisée) de la consommation de drogue dans la communauté afro-américaine plutôt que des mouvements politiquement radicaux ou d’accéder à cette demande, de céder à la revendication d’égalité qui apparaît après la guerre de 1914-18 et encore plus nettement après celle de 1939-45 ; et il est aussi un fait que le monde du jazz, véhicule et moyen essentiel d'affirmation de cette dignité, s’adonna aux paradis artificiels souvent sans retenue, et souvent chez des artistes ayant pourtant une forte conscience de leur art et de leurs responsabilités, artistiques et dans le mouvement d’émancipation. Beaucoup d’artistes ont par la suite témoigné que la drogue n’a jamais apporté de plus value à leur talent, et a nui à leur vie, même artistique. Il faudra un jour une réflexion plus complexe, moins naïve ou romantico-mythologique, ou encore bien pensante, pour analyser les sources profondes de cette consommation de drogue si répandue chez les artistes de jazz en particulier, dans le monde afro-américain. Le constat ne suffit pas.
Car Charlie Parker est un musicien heureux, heureux artistiquement s’entend, et cette édition nous le rappelle. Le volume 3, Lover Man, se déroule sur la Côte Ouest, à Los Angeles, devenue après guerre un centre actif du jazz. Charlie Parker y est présent pour Dial, avec des compagnons de légende, Lucky Thompson, Howard McGhee, Miles Davis, Dodo Marmarosa, Barney Kessel, Red Callender, Wardell Gray, Earl Coleman, mais aussi parmi les célébrités du jazz au sein du Jazz at the Philarmonic de Norman Granz. Il y côtoie le gratin du jazz, non comme un « bleu », mais comme une star à part entière. Avec Buck Clayton, Willie Smith, Benny Carter, Lester Young, Coleman Hawkins, Buddy Rich, Nat King Cole… On le trouve également dans des séances avec le grand Erroll Garner, et même pour un thème (en privé) avec Hampton Hawes. Toutes ces séances sont peuplées de magnifiques thèmes, et tout est essentiel, déjà par la présence de Bird, mais pas seulement.
Ce volume 3 se termine par le retour à New York au milieu de l’année 1947, avec toujours Miles, et les retrouvailles avec Bud Powell, Max Roach, l’occasion de belles versions de « Donna Lee », « Chasing the Bird », « Cheryl »… Parker est au sommet de son art, dont il ne descendra plus.
Le volume 4,
Bird of Paradise, débute par le all stars de Miles Davis (avec Roach et John Lewis) et son beau « Milestones », où Charlie Parker est splendide au ténor. La séance suivante est sous la direction de Barry Ulanov (pour la radio) avec la réunion du Bird et Gillespie accompagnés de Lennie Tristano, Ray Brown, Max Roach : au programme « Koko », « Hot House », et des standards, avant de retrouver le Carnegie Hall avec Gillespie, Lewis.
Max Roach est toujours là pour la séance en quintet d’octobre 1947 pour Dial, Miles réapparaît, mais Duke Jordan vient enrichir la palette des pianistes de Parker ; en novembre, on retrouve les mêmes, puis Barry Ulanov recompose son all stars radiodiffusé en novembre, avant que Parker inaugure en décembre un sextet, son quintet avec J. J. Johnson en plus, toujours pour Dial. Cette année 1947 est un véritable torrent de création, et Parker est magistral.
Le volume 5,
Parker’s Mood, débute fin 1947 avec Ray Brown Hank Jones et Shelly Manne, puis avec le Neal Hefti Orchestra, avant les séances Savoy (fin 1947, puis fin 1948), parsemée d’enregistrements radio en quartet avec Miles, John Lewis ou Tadd Dameron, Max Roach, Tommy Potter, Curley Russell. La plupart des thèmes sont dûs à Parker.
Fin 1948, Parker se frotte à l’Afro-Cuban Orchestra de Machito, avant de se produire avec sa formation (Al Haig, Kenny Dorham, Tommy Potter, Max Roach) pour tourner la page de l’année 1948 (enregistrements radiophoniques) et de retrouver début 1949 le Metronome All Stars avec Gillespie, Navarro, Miles, Tristano, etc. (Victor).
Le volume 6,
Passport, enchaîne sur ce début d’année au Royal Roost avec sa formation de la fin d’année (Al Haig & co) et un répertoire Parker-Gillespie («Scrapple», «Be-Bop», «Salt Peanuts», «Barbados») avant un petit thème avec Machito, trois avec les JATP (Hank Jones, Sonny Criss, Flip Phillips, Fats Navarro, Ray Brown,…) sur des thèmes de 11 à 15 minutes et un retour au Royal Roost avec son groupe, parfois augmenté au stade de all Stars de Lucky Thompson, Milt Jackson, Miles Davis…
Comme le rappelle le livret (reprise d’un écho de Jazz Hot), Charles Delaunay, en voyage aux Etats-Unis, « décora » Charlie Parker le 21 février 1949 (référendum de Down Beat), soirée au cours de laquelle Sidney Bechet et Charlie Parker jouèrent pour la première fois ensemble (pas d’enregistrement) en jam session. C’est, en fin de ce volume 6, le grand voyage à Paris de 1949 dont nous nous souvenons si bien grâce à des enregistrements radios et à Jazz Hot. Et, en 1949, en jam session à Paris, sur un blues, on retrouve Charlie Parker et Sidney Bechet en compagnie de Bill Coleman, Hot Lips Pages, Miles Davis, Aimé Barelli, Hubert Rostaing, Don Byas, James Moody, Bernard Peiffer, Max Roach et… Toots Thielemans, dernier survivant de ce moment d’histoire, et cette fois c'est enregistré !
On le voit, ces intégrales sont aussi un beau voyage dans le temps, un sac de nostalgie, une matière à rêver à ces moments si intenses du jazz, et cela d’autant plus facilement que vous pouvez prolonger le plaisir sonore de ces enregistrements par la lecture des Jazz Hot d’époque. Un plaisir qui ne doit rien aux paradis artificiels donc et beaucoup plus abordable. Qui mieux que vous ?
Yves Sportis