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Chicago (USA)

18 déc. 2012
Chicago European Jazz Meets Chicago et Umbrella Music Festival of Jazz & Improvised Music, 7-11 novembre 2012

Umbrella Music est un collectif de musiciens qui organise de nombreux concerts relevant du jazz ou des musiques improvisées tout au long de l'année à Chicago. Elle organise par ailleurs un double festival composé de deux premières soirées gratuites au cours desquelles des musiciens européens se produisent, dans la plupart des cas, avec des musiciens de Chicago et de trois soirées payantes qui donnent principalement à entendre des musiciens inspirés par l'esthétique de l' « avant-garde » ancrée dans la tradition du jazz à laquelle New York et Chicago ont donné ses lettres de noblesse depuis les années soixante.
Sous l'appellation « European Jazz Meets Chicago » et avec le soutien de consulats ou d'associations culturelles de neuf pays européens, les deux premières soirées présentent un mélange hétérogène de styles dans trois lieux du Cultural Center au cœur de la ville. Le « jazz européen » de l'intitulé y apparaît comme un reflet de ce sur quoi on applique généralement l'étiquette « jazz » en Europe. L'appellation « Europe Meets Chicago Jazz » rendrait d'ailleurs mieux compte des concerts au programme étant donné l'ancrage beaucoup plus marqué chez les musiciens locaux dans le jazz.
Quoi qu'il en soit, les résultats sont inégaux mais s'inscrivent bien dans la ligne des concerts organisés par Umbrella Music. Quelques-uns ne relèvent que des « musiques improvisées » comme le duo entre la violoncelliste suisse établie en Autriche Clementine Gasser dont le langage ne possède aucune caractéristique du jazz et le batteur de Chicago Tim Daisy, inventif dans la recherche sonore mais ne développant, lors de cette prestation, rien se rapprochant d'un début d'idée de groove. Avec le pianiste suisse Jacques Demierre et Jim Baker, délaissant son piano pour se consacrer uniquement au synthétiseur, la rencontre se fait principalement sur le plan formel de l'expérimentation sonore avec néanmoins un certain sens de la dramaturgie. Le percussionniste suédois Sven-Åke Johansson se produit quant à lui en solo dans une veine qui tient avant tout de la « performance », en phase avec la diversité de l'univers artistique dans lequel il évolue depuis une cinquantaine d'années, entre musique, poésie, théâtre et arts plastiques.
Les concerts inscrits dans le jazz sont plus précisément inscrits dans une esthétique particulièrement présente à Chicago, à la fois héritière de l' « avant-garde » des années soixante et soixante-dix et de son goût pour l'expérimentation et fortement attachée aux éléments fondamentaux de la longue histoire du jazz, dont le swing et, dans une moindre mesure, le blues. Elle fait la richesse de la scène musicale unique de la ville et explique sans doute l'intérêt de longue date de musiciens du monde entier collaborant avec ses acteurs et dont ce festival est l'une des nombreuses illustrations. Avec cette large palette de possibilités propres à la scène musicale de la ville, les rencontres autour du jazz présentées lors de ces deux soirées font aussi preuve d'une grande diversité. Entouré d'Avreeayl Ra (dr), Brian Sandstrom (b) et Nick Mazzarella (as), le trompettiste lituanien Dominykas Vyšniauskas joue la carte de l'improvisation collective dans une approche ouverte importante à Chicago mais il ne convainc pas vraiment; sa musique ne possédant pas la dimension émotionnelle, héritage du blues, de celle des maîtres du genre. La musique de ce quartet a assurément la couleur de la musique de Chicago dans son approche et notamment avec la batterie et le piano à pouce d'Avreeayl Ra mais n'en a pas la saveur. Un manque de personnalité du leader, encore jeune, se révèle problématique pour ce genre de rencontre. Il en va tout à fait autrement avec la saxophoniste allemande Angelika Niescier, entendue ici pour la première fois. Souvent presque tout est dit d'un musicien en quelques notes et les premières qui sortent de l'alto d'Angelika Niescier attirent immédiatement l'attention par un son personnel et une présence affirmée. Les solos inspirés confirment la première impression tout comme l'univers musical qui se développe progressivement habité par un jazz se faisant tour à tour ouvert et structuré, tant dans les improvisations que dans les compositions. Pour ce faire, elle a la chance d'être soutenue par le swing tendu de la superbe section rythmique formée par Frank Rosaly (dr) et Nate McBride (b). De plus, le trio présente des compositions originales de chaque membre interprétées avec une grande cohésion d'ensemble. Une très belle réussite pour cette première prestation à Chicago de la saxophoniste, ovationnée à juste titre par le public.
Après Dominykas Vyšniauskas et  Angelika Niescier, la première soirée du festival s'achève en beauté avec le groupe Watershed qui réunit une section rythmique française formée de Denis Fournier (dr) et Bernard Santacruz (b) à deux membres de l'AACM, Nicole Mitchell (fl) et Tomeka Reid (violoncelle) et à un sympathisant de l'association Hanah Jon Taylor (sax, fl). Avec cette formation, c'est bien la couleur et la saveur de la musique de Chicago qui est à l'honneur avec ses variations d'atmosphères, de dynamiques et de rythmes puisant dans toutes les ressources expressives de chaque instrument. L'importance accordée à la composition et à l'arrangement, spontanés ou non, inscrit pleinement la musique dans l'approche de l'AACM dans laquelle les deux musiciens français apportent leur contribution avec aisance et créativité. Donner l'occasion de réentendre à Chicago Nicole Mitchell, qui vit maintenant en Californie, n'est pas l'un des moindres intérêts de ce concert tant elle a été l'une des personnalités les plus marquantes de la scène musicale de la ville lors de la décennie écoulée. La présence de Hanah Jon Taylor est aussi un intérêt de taille car il s'agit d'un superbe saxophoniste, dans le lignage de Chicago allant de Gene Ammons à Fred Anderson, pas assez reconnu.
En ouverture de la seconde soirée, la prestation du trompettiste polonais Artur Majewski est plus proche de celle de son homologue lituanien. Sa musique tourne en rond au sein d'une longue improvisation collective qui s'éternise dans une approche impressionniste et flottante. On n'entend pas chez lui ce sens du solo, d'improvisation construite, tel que l'ont illustré la veille Nicole Mitchell, Hanah Jon Taylor ou Angelika Niescier et qui, une fois terminé, laisse l'impression qu'une scène s'est déroulée, que le soliste avait quelque chose à dire et qu'il a été entendu. Sans cela on se situe dans une espèce de bredouillement favorable à l'enfilade de clichés. La formation avait pourtant de quoi susciter l'intérêt avec deux des contrebassistes les plus créatifs de la ville, Harrison Bankhead et Joshua Abrams, qui ont été loin de développer tout leur potentiel, tandis que le batteur Steve Hunt a renoncé au rôle rythmique de son instrument.
Le parallèle avec la première soirée peut se poursuivre avec le concert du quartet du saxophoniste et clarinettiste italien Danielle D'Agaro qui s'inscrit dans la lignée enthousiasmante du trio d'Angelika Niescier. On retrouve la même réussite due à la cohésion du groupe formé pour l'occasion avec des représentants parmi les plus intéressants d'une nouvelle génération de musiciens de la ville : Jason Adasiewicz (vib), Jason Roebke (b) et Mike Reed (dr). Tous les trois ont l'intelligence de servir au plus près la musique du leader ; ce qui donne notamment l'occasion d'apprécier les talents d'accompagnateur du vibraphoniste et le swing implacable du batteur. Et c'est à nouveau à un vrai groupe que l'on a affaire, oscillant entre jeu « in » et « out » avec bonheur.
Après la performance de Sven-Åke Johansson, il restait encore, dans cette première partie du festival, le concert du trio hollandais Cactus Truck en tournée américaine. Le programme annonce un mélange d'éléments venant des « grindcore, blues, noise, no wave et free jazz pour créer leur propre son agressif ». En l'absence ainsi d'« european jazz », il y a de quoi donner envie de suivre la seconde partie de l'intitulé du festival et de s'occuper plutôt du « meet Chicago », surtout qu'à trois stations de métro de là se produit comme presque tous les jeudis un quintet exceptionnel autour du batteur Vincent Davis. Direction donc le Multikulti qui accueille ces sessions au public malheureusement rare et durant lesquelles Ed Wilkerson (ts, cl, bcl), Jim Baker (elp, synth), Scott Hesse (g) et Junius Paul (b) entourent le batteur pour une musique superlative, fondée sur des improvisations collectives dignes des plus belles soirées du Velvet Lounge de Fred Anderson. Ce soir, pour le premier set, la formation est réduite à un quartet en l'absence de Jim Baker, qui se produisait peu avant avec Jacques Demierre, mais l'intensité et la beauté n'en sont pas moins au rendez-vous. Pour le second set, Jim Baker est présent et Bernard Santacruz, Denis Fournier et Artur Majewski qui se sont aussi échappés entre-temps du festival sont invités à se joindre à la formation. Un des intérêts des scènes de Chicago réside dans leur ouverture et si dans ce cas, ce n'est pas forcément un mieux pour la musique, cela aura illustré, par comparaison, la cohésion du quintet qui fait de ses improvisations collectives une musique si aboutie.

Après ces deux première soirées américano-européennes, l'Umbrella Music Festival of Jazz & Improvised Music à proprement parler débute à l'Elastic, l'une des trois salles dans lesquelles le collectif organise ses concerts hebdomadaires.
C'est le trio de Darius Jones qui a l'honneur d'ouvrir les festivités en présentant la musique de son album Big Gurl (Smell My Dream). Dès la publication de son premier album, il y a trois ans, Darius Jones s'est imposé comme une voix majeure au sein de la branche jazz de l'« avant-garde » new-yorkaise. Son esthétique se trouve en parfaite adéquation avec la ligne du festival et Darius Jones ne manquera pas d'évoquer l'influence considérable de la scène musicale de Chicago sur sa musique dans laquelle il accorde au blues la première place. Pour un musicien de son âge, la richesse de l'univers musical de Darius Jones est étonnante : des ballades poignantes à l'inventivité débridée en passant par la cohérence du propos, il semble déjà tout avoir pour lui. Evidemment toutes les qualités présentes sur disque sont magnifiées sur scène où il est accompagné par les mêmes musiciens, Adam Lane (b) et Jason Nazary (dr), et le trio sonne encore mieux en tant que tel. En plus d'une nouvelle composition, au programme figurent « My Special D », « E-Gaz » dont le développement sur des répétitions de quelques notes donne presque l'impression d'une nouvelle composition, « Michele Heart Willie » et sa basse si bluesy, « Ol' Metal-Faced Bastard » débutant sur un solo de batterie et alternant rythmique binaire originale et swing rapide « free ». Darius Jones clôt son set en beauté avec « I Wish I Had a Choice » après avoir évoqué une lecture récente de l'essai d'Emerson sur la confiance en soi. L'affirmation de sa musique si personnelle en offre un bel exemple qu'il serait temps d'entendre sur les scènes européennes.
Autre figure importante de la scène « downtown » new-yorkaise, le guitariste Joe Morris présente ensuite un set en solo. Son univers musical est aussi d'une grande richesse et ce n'en est qu'une partie, et pas celle qui est la plus marquée par le jazz, qu'il donne à entendre lors d'une telle prestation. Le travers fréquent chez les guitaristes de ne jamais respirer, de sembler avoir peur du vide, est malheureusement bien présent au fil d'un premier morceau rempli d'idées et de belles phrases mais ainsi souvent noyées. La deuxième improvisation nous emmène dans une toute autre direction avec une technique étonnante de cordes frottées avec un plectre de laquelle Joe Morris tire une approche de la guitare d'une grande originalité, se jouant des hauteurs et des sonorités habituelles de l'instrument. Elle prend parfois des tournures d'oud renforcées par des choix de notes rappelant des modes « orientaux ». Une carte de crédit coincée entre les cordes du haut du manche crée un effet sonore convaincant pour un autre morceau plus basé sur une approche rythmique. La prestation intéresse plus qu'elle ne prend l'auditeur, comme peut le faire par exemple Darius Jones, et elle s'écoute avec le cerveau aux premières loges, l'attirance pour la comparaison avec ce qui est connu et pour la curiosité piquée seront nécessaires pour apprécier la performance. En cela, elle peut paraître incomplète mais dans le cadre d'une telle soirée de festival, elle offre un autre point de vue qui fait la qualité d'une programmation soucieuse à la fois de cohérence et de complémentarité.
Le Chicago Underground Duo de Rob Mazurek (cnt) et Chad Taylor (dr) se révèle idéal pour clore cette première soirée. Si les deux musiciens ont commencé à travailler ensemble il y a une quinzaine d'années à Chicago, Chad Taylor s'est établi à New York il y a plus de dix ans où il s'est aussi imposé comme l'une des figures importantes de la scène « downtown ». La présence à Chicago de Darius Jones, de Joe Morris et le lendemain de William Parker illustre bien l'évolution en parallèle, dans les deux villes, d'une certaine scène musicale issue du free jazz, enracinée dans la tradition afro-américaine et ouverte à l'expérimentation. Pour le Chicago Underground Duo, celle-ci passe par un recours à l'électronique pour chaque musicien. La formation est l'une des rares à enrichir ainsi de manière convaincante son jazz ; les effets sont utilisés de manière prenante et les ambiances singulières ne sont jamais une fin en soi. Le fait que tous deux soient de talentueux musiciens de jazz, quel que soit le contexte, joue aussi évidemment un rôle important dans la réussite.
La seconde soirée se déroule au Hideout où Umbrella organise ses concerts du mercredi. Elle est ouverte par le quintet du pianiste de Boston Pandelis Karayorgis présentant la musique de son nouvel album entouré de musiciens de Chicago, justement habitués des concerts produits sous l'égide d'Umbrella : Dave Rempis et Keefe Jackson (sax, cl), Nate McBride (b) et Frank Rosaly (dr). On reste assez proche de l'esprit mentionné ci-dessus alternant swing carré et passages « out » mais dans une approche moins marquée par la tradition afro-américaine, plus froide. L'intérêt principal de la musique de Pandelis Karayorgis est d'être véritablement conçue pour le quintet dont il joue des nombreuses possibilités, tant dans les intéressantes compositions et les arrangements que dans le recours aux qualités individuelles de chacun de ses membres.
La scène accueille ensuite une formation qui n'a pas encore soufflé sa première bougie, 100 % made in Chicago et formée au même taux de saxophonistes. Adolphe's Ax est un hommage à l'inventeur de l'instrument conçu par Cameron Pfiffner, un autre musicien réjouissant de la ville plus proche du « mainstream » notamment au sein de l'excellent quartet Sabertooth. Pour ce projet, il est entouré de saxophonistes aux parcours multiples : Anthony Bruno (ss), Nick Mazzarella (as), Caroline Davis (as), Nate LePine (ts) et Juli Wood (bs). Chacun est mis à l'honneur sur une composition du leader. Le tout est très bien exécuté mais la formation gagnerait à présenter des arrangements un peu plus développés. Très souvent, les accompagnateurs plaquent des accords, fonctionnant ainsi plus comme une section de saxophones que comme une petite formation indépendante.
Le dernier concert de la soirée était sans doute le plus attendu du festival et il a tenu toutes ses promesses. William Parker présente une nouvelle version du groupe In Order To Survive qui a joué un rôle important dans les débuts de sa reconnaissance internationale au début des années quatre-vingt-dix. On y retrouve trois membres du groupe présent sur son premier album, Lewis Barnes (tp), Rob Brown (as) et Cooper-Moore (p) et la nouveauté vient de la présence du batteur William Hooker. In Order to Survive apparaît comme le pendant plus sombre du quartet de William Parker. Tandis que dans cette formation-ci, la batterie de Hamid Drake est lumineuse et dansante dans le quintet présent sur ce scène William Hooker développe un jeu dense et tendu qui pousse Lewis Barnes et Rob Brown, aussi membres du quartet, à improviser différemment ; l'énergie de Cooper-Moore renforçant aussi cette direction. Il en résulte un set relativement bref mais surtout intense constitué d'un long morceau traversé de lignes mélodiques dans lesquelles on retrouve la griffe du leader. Celles-ci sont courtes mais arrivent toujours juste, la formation impressionnant ainsi par sa capacité à s'auto-diriger. Malgré un vol très tôt le lendemain, quelques heures plus tard, les musiciens ont délivré un beau morceau supplémentaire en rappel.
En adéquation avec la programmation au fil de l'an, la soirée du dimanche se déroule à l'Hungry Brain qui accueille tout d'abord le pianiste belge Fred Van Hove en solo. Il propose un long mouvement continu fait de résonances, d'épaisseur sonore et de vagues successives et ininterrompues. Après un détour dans un style plus proche d'un Cecil Taylor, il revient à ces vagues qui se perdent dans un remous décroissant menant avec élégance à la fin de la prestation. On retrouve dans cet univers personnel souvent austère une rareté de la respiration rappelant la prestation de Joe Morris. Avec cette inhabituelle prestation américaine, qui s'inscrit dans une petite tournée sur la Côte Est, Umbrella rend hommage à un pionnier des musiques improvisées européennes affirmant ainsi une part importante des influences des musiciens qui gravitent autour de ce collectif. La seconde partie de la soirée présente l'autre part importante de ces influences. Lorsque les musiciens s'installent sur scène, on se rend compte que la formation de Harrison Bankhead (b) s'éloigne passablement du sextet annoncé. Si le batteur Ernie Adams manque à l'appel, des invités tels que Jim Baker (p), Doug Ewart (anches) et Saalik Ziyad (vcl) rejoignent James Sanders (vln), Ed Wilkerson (ts, cl, oud), Mars Williams (sax) et Avreeayl Ra (dr) pour une longue improvisation dans un style rappelant les prestations du Great Black Music Ensemble de l'AACM. Avec une générosité propre aux musiciens de sa génération, Harrison Bankhead délaisse le groupe censé présenté la musique de son premier album en leader pour convier tous ces musiciens à une création collective. En préambule, le contrebassiste commence la prestation en annonçant qu'ils vont laisser advenir ce qui doit advenir et ainsi défilera toute la palette expressive du genre, en commençant par une ambiance méditative dans laquelle la voix est portée par la simple contrebasse à l'archet laissant le temps à l'installation du groove dans des couleurs orientales. Les nombreux développements qui suivront offrent au festival un superbe final pleinement inscrit dans la culture musicale de la ville.
Frank Steiger