 Jazz Records (les chroniques de l'année en cours)
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JAZZ RECORDS • Chroniques de disques en cours • Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.4 choix possibles: Chroniques en cours (2023), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2023 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2023 sur internet), Hot Five de 2019 à 2023.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique. Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir. |
Au programme des chroniques
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Des
extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur
Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes
signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2023
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 Sonny Rollins Trio
Live in Europe 1959: Complete Recordings
CD1: St. Thomas, There Will Never Be Another You, Stay as
Sweet as You Are, I've Told Every Little Star #1, How High the Moon, Oleo, Paul's
Pal #1, I Remember You, I've Told Every Little Star #2, It Could Happen to You,
Oleo #2, Will You Still Be Mine?
CD2: I’ve Told Every Little Star #3, I Want to Be Happy #1,
A Weaver of Dreams,
It Don’t Mean a Thing #1, Cocktails For Two, I’ve Told Every
Little Star #4, I Want to Be Happy #2, Sonny Rollins Interview, It Don’t Mean a
Thing #2, Paul’s Pal #2, Love Letters
CD3: Woody 'N You, But Not for Me, Lady Bird
Sonny Rollins (ts), Henry Grimes (b), Pete La Roca (dm), Joe
Harris (dm)*, Kenny Clarke (dm)°
Enregistrés du 2 au 11 mars 1959, Suède, Suisse,
Pays-Bas, RFA, France
Durée: 1h 13’ 38”+ 52’ 52” + 52’ 23”
American Jazz Classics 99140 (www.jazzmessengers.com)
Voici comblés quelques petites petites lacunes dans la
mémoire de l’œuvre de Sonny Rollins puisque nous avons avec ce triple album la
réunion des enregistrements, dont certains privés et radiophoniques sont
inédits, de Sonny Rollins en trio lors de la tournée européenne de mars 1959. Ce
qui fait l’importance de ces disques est qu’ils sont les derniers
enregistrements avant la première interruption de carrière du ténor, pendant
trois années où, dans sa retraite, il travailla seul son instrument (la période
où, selon la légende, on aurait pu l’écouter en solo arpenter le pont de
Williamsburg). Depuis 1957, Sonny Rollins expérimente le trio sans piano (saxophone,
basse, batterie), et des enregistrements historiques témoignent de ce moment
comme Way Out West avec Ray Brown et
Shelly Manne (Contemporary), A Night at
Village Vanguard avec Wilbur Ware et Elvin Jones (Blue Note), The Freedom Suite avec Oscar Pettiford
et Max Roach (Riverside), Sonny Rollins Brass/Trio avec Henry Grimes et Charles
Wright (Verve). Il est donc en tournée en ce début d’année 1959, et la réussite
de ces enregistrements dans ce format du trio, et d’autres en formation plus
étoffée, ne laisse pas soupçonner cette remise en cause de trois années qui
suivra cette tournée. On retrouve ici, malgré une qualité de restitution
parfois moins bonne, ce qui fait la beauté de cette période de Sonny Rollins:
un son grave et profond, brut, puissant, un lyrisme certain porté par
une virtuosité sans pareille et un discours déjà abondant. La formule trio,
avec de grands instrumentistes, laisse beaucoup de place à chacun et à une
complémentarité-complicité entre les musiciens. C’est l’occasion aussi de
redécouvrir le jeune mais déjà grand Henry Grimes qui connaîtra lui aussi une
éclipse, beaucoup plus longue que celle de Sonny Rollins à la fin des années
1960. Dans cette tournée, c’est Pete La Roca, qui fréquente les formations de
Rollins depuis 1957 (au Vanguard), qui tient la batterie avec musicalité,
accompagnant chaque inflexion du ténor, et prenant sa part dans cette
conversation à trois.
Pour certains amateurs, c’est ce son brut, rugueux, presque
boisé (pour un cuivre, c’est une performance) du ténor, parfois seul, a capella
(«It Could Happen to You», absolument magnifique avec ses accents et ses
commentaires), qui est le plus beau de l’œuvre, le plus original, et qui est la
trace sonore de Sonny Rollins dans le grand livre des ténors du jazz où Sonny
Rollins est l’un des chapitres importants. Quoi qu’il en soit, le saxophoniste interrompra sa carrière
après cette tournée, et pour les amateurs, dont nous sommes, cela reste un
mystère quand on entend l’inventivité, le punch, la conviction, la beauté brute
de son expression et cette formule en trio qui est une vraie bénédiction. Ce coffret reprend le disque Dragon qui relatait la
tournée en Suède, et présente aussi des inédits de ce tour d’Europe (émissions
radios, enregistrements privés…). Pour quatre thèmes en Suède, Joe Harris remplace Pete La Roca, et pour trois longs thèmes de près de 20 minutes chacun
enregistrés à Aix-en-Provence, c’est un Kenny Clarke omniprésent et brillant
qui tient les baguettes et Sonny Rollins termine par un «Lady Bird» (Tadd
Dameron) qui nous dit combien la musique est belle avec l’urgence, la
conviction et l’inventivité de ce temps. Dans tous les cas, du grand Sonny
Rollins avec un magnifique Henry Grimes. Le livret est correctement écrit et
documenté, avec de bonnes photos, le son est bon et au moins authentique, et il
y a même deux minutes d’interview avec la voix claire de Sonny Rollins qui
explique à la TV suédoise pourquoi il joue avec un trio sans piano avant
d’attaquer un «It Don’t Mean a Thing» sur tempo ultra-rapide. Indispensable!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2023
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 Cannonball Adderley
Live in Paris: 1960-1961
CD1: Jeannine*, The Chant*, Work Song*, Our Delight , Autumn
Leaves, Band Introduction by Cannonball Adderley, Well You Needn’t, Serenity (1er concert), Sack O’ Woe (1er concert)
CD2: Lisa, Dis Here, New Dehli°, Mean to Me°°, Arriving Soon , Serenity (2e concert), Sack O’ Woe (2e concert)
CD3: Big "P", Hi Fly°, Jeannine (2e concert), Dis Here (2e concert), Yours Is
My Heart Alone°, In Walked Ray°°°+, Bohemia After Dark
Julian "Cannonball" Adderley (as), Nat Adderley (cnt),Victor Feldman (p, vib°), Sam Jones (b, cello°°), Ron Carter (b)+, Louis Hayes (dm)
Enregistrés les 25 novembre 1960* et 15 avril 1961 (2 concerts), Paris
Durée: 1h 16’ 20” + 1h 11’ 58” + 1h 03’ 07”
Pour resituer ces excellents enregistrements, partiellement
inédits, il vous faudra replonger dans vos Jazz
Hot de janvier 1961 ( n°161) et de mai 1961 ( n°165),
maintenant disponibles en format pdf dans notre boutique, car y figurent deux
bons comptes rendus de Daniel Humair, célèbre batteur et artiste peintre, alors
rédacteur régulier dans Jazz Hot. Il
est épaulé par Philippe Adler pour le second, et Jean Tronchot, un autre
journaliste de Jazz Hot, y va aussi
de son commentaire. Ces témoignages d’un temps où de nombreux concerts d’un niveau
exceptionnel illuminent Paris, permettent de relativiser l’actualité 2023 du
jazz dans cette même ville, autant sur le plan qualitatif que quantitatif, et
ça vaut aussi pour le public.
Grâce à ces articles, on apprend que les trois premiers
thèmes de novembre 1960 à la Salle Pleyel (trop courts au goût de Daniel Humair),
première apparition en France de Cannonball Adderley, s’intègrent dans une
soirée du JATP de Norman Granz, plantureuse (Coleman Hawkins, Benny Carter, Roy
Eldridge, Jo Jones, Dizzy Gillespie, Stan Getz, J.J. Johnson, Lalo Schifrin…), ce
qui explique la brièveté pour le quintet, Sam Jones et Louis Hayes tenant la
rythmique aussi bien pour les frères Adderley que pour J.J. Johnson, Gillespie
et Stan Getz. On apprend aussi que Norman Granz enregistre, ce qui nous permet
aujourd’hui de retrouver ces enregistrements, déjà partiellement édités par lui-même pour
trois thèmes sur The Cannonball Adderley
Quintet, Paris, 1960, Pablo Records 5303-2.
Pour Daniel Humair, les trois thèmes joués ce soir-là sont
«Big "P"», «The Chant» et «Bohemia After Dark», et donc pas ceux indiqués
dans cette édition pour deux d’entre eux. Pour Norman Granz, dans l’édition
Pablo ( Paris, 1960), il y a sept
thèmes, dont ceux évoqués par cette édition et par Daniel Humair. Cela dit pour
l’incertitude et pour l’histoire, car ces variations peuvent venir de la source elle-même. La tournée était
européenne. Quant à la musique, le groupe est homogène
entre les deux dates, et la musique est de la même veine, l’excellent pianiste
anglais, Victor Feldman (p, vib, dm,perc, 1934-1987) –vibraphoniste sur «Hi Fly», «Yours Is My Heart
Alone»… – remplaçant l’absent des tournées en 1960 et 1961, Bobby Timmons, qui
est l’habituel pianiste de «l’organization», le groupe de Cannonball et Nat
Adderley. Avec cette formation et Bobby Timmons, ils ont en effet enregistré Cannonball Adderley Live in San Franciscopour Riverside en 1959, un disque qui a reçu en avril 1961 le prix de
l’Académie Charles Cros (jazz, cf. Jazz
Hot n°164, avril 1961) au moment de cette tournée.
Cannonball Adderley, l’héritier le plus brillant de Charlie
Parker dont il possède la puissance et la finesse expressives sur fond de
blues, avec autant d’aisance et un peu plus de rondeur au niveau du son, est
déjà reconnu et adulé malgré sa rareté en Europe. Il côtoie alors le gotha du
jazz pour ses enregistrements ou en sideman. Il a formé un magnifique quintet
avec son frère Nat Adderley, excellent trompettiste resté dans l’ombre de son
frère, à la sonorité proche de celle de Miles Davis sur les tempos lents, mais
avec un phrasé virtuose très dynamique dans l’esprit de Lee Morgan dès que le
feu s’installe («Autumn Leaves», «Dis Here»…). Ils sont l’âme d’un quintet dans
la tradition hard bop, aux qualités similaires du groupe des Jazz Messengers
d’Art Blakey, des ensembles d’Horace Silver, ces formations exceptionnelles où
l’énergie se conjugue au feeling, le blues à l’invention mélodique, pour un
résultat qui enthousiasme tous les publics du monde, encore de nos jours par
les disques; cela grâce entre autres à des rythmiques hors normes avec ici les
monumentaux Sam Jones et Louis Hayes, auxquels se joint le jeune Ron (Ronald)
Carter, venu tenir la contrebasse le temps d’un «Mean to Me» avec, au
violoncelle, Sam Jones (CD2), un chorus magnifique, sans doute un hommage au grand Oscar Pettiford, décédé à l’automne 1960, car il était un spécialiste des
chorus sur la «petite contrebasse» en pizzicato.
Les deux remettent leur échange en action sur «In Walked Ray» (CD3), sans doute
dédicacé à Ray Brown, avec aussi de bons chorus de Vic Feldman et Cannonball.
Dans le livret inégal (quelques imprécisions), l’auteur a eu
la bonne idée de restituer en texte les présentations de chaque thème
effectuées par Cannonball, avec humour et pédagogie, qui rendent hommage à
Bobby Timmons, l’absent déjà reconnu à Paris pour sa participation aux Jazz
Messengers, Bobby Timmons le compositeur aujourd’hui méconnu, celui qui est un
peu le responsable de l’adjectif «soul» qui colle à Cannonball, comme le fait
adroitement comprendre dans sa présentation le leader, avec humour. Cannonball
évoque Miles Davis, un chef de file de cette génération qui a été son «sideman»
sur Something’ Else (Blue Note 1958)
avant que lui-même lui rende la politesse sur Kind of Blue (Columbia, 1959), deux enregistrements historiques
pour rappeler que Cannonball est un autre génie reconnu du jazz de ce temps. Un
génie modeste qui ouvre la porte à Victor Feldman, étonnant remplaçant anglais
dans cette musique si enracinée («Dis Here») qui parvient à apporter une belle
contribution à ce groupe, sans aucune faiblesse, plusieurs
compositions également («The Chant», «New Dehli», «Serenity»). Le leader sait
enfin ce qu’il doit à Sam Jones, Ron Carter et Louis Hayes («Bohemia After
Dark») pour cette musique où l’énergie ne masque jamais l’expressivité ni le
lyrisme d’une perfection absolue. Le frère n’est mentionné qu’avec retenue
comme un autre soi-même, et Cannonball ne se présente pas lui-même. Tout juste
parle-t-il de l’orchestre de Duke Ellington où il a fait un passage, et de son
admiration pour Eddie Cleanhead Vinson dont il a choisi une splendide composition,
«Arriving Soon», brillamment arrangée et interprétée pour illustrer l’esprit
blues à la manière de Cannonball…
Enfin, et malgré la «fine bouche» d’une partie des
rédacteurs de Jazz Hot de l’époque
(Daniel Humair est enthousiaste, Jean Tronchot réservé) sur ces deux concerts
du quintet de Cannonball Adderley, des rédacteurs spécialement gâtés par la
qualité de la programmation de l’époque dans la Capitale, ces concerts
pourraient être qualifiés de «concerts de l’année» s’ils se déroulaient à Paris
de nos jours tant l’écart expressif est grand avec notre monde aseptisé, même
dans le jazz.
Cannonball Adderley, un homme-artiste entier et
naturel, est bien entendu au-delà de tout compliment. Sous ses doigts et dans
son souffle, la musique coule comme une évidence portée par un lyrisme tout
parkérien, par l’expression, la virtuosité avec la même facilité que celle de
son inspirateur, avec cette beauté directe, sans maniérisme, cette
conviction, en un mot cette authenticité qui font le génie du jazz. Il n’est
nul besoin de chercher le blues, le swing, ils sont la matière, le cœur de
cette expression. Les arrangements, la sonorité d’ensemble du quintet sont
parfaits et permettent des moments d’intensité qui font partie de l’inconscient
des amateurs de jazz («Bohemia After Dark»). Cannonball Adderley est habité par
le génie du jazz. Se plonger dans l’écoute de ces trois disques, parmi d’autres
dans l’œuvre du grand sax alto, en relisant les comptes rendus d’époque, permet
de comprendre tout ce qui est essentiel dans le jazz et tout ce que nous avons
perdu progressivement depuis cet âge d’or de l’expression, et de manière
brutale depuis cet épisode de covid, parfois même chez les artistes qui en
étaient de bons artisans avant 2020. Les réactions du public perceptibles sur
cet enregistrement en donnent une idée. Comme si le monde du jazz avait perdu
une partie de cette âme, de cette conviction, de ce courage pour prendre tous
les risques indispensables à la création et de cet humour naturel et sans prétention
de Cannonball: «do, ré, mi fa, soul…»… Indispensable!
Yves Sportis
© Jazz Hot 2023
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 Eddie "Lockjaw" Davis With Shirley Scott
Cookin' With Jaws and the Queen: The Legendary Prestige Cookbook Albums
CD1-Cookbook, Vol.1: Have Horn Will Blow, The Chef, But
Beautiful, In the Kitchen, Three Deuces, But Beautiful
CD2-Cookbook, Vol.2: The Rev, Stardust, Skillet, I Surrender
Dear, The Broilers
CD3-Cookbook, Vol.3: I'm Just a Lucky So and So*, Heat 'n
Serve, My Old Flame, The Goose Hangs High, Simmerin', Strike Up the Band*
CD4-Smokin’: High Fry, Smoke This, Pennies From Heaven*,
Pots and Pans*, Jaws, It's a Blue World*, Blue Lou*, Avalon*, Willow Weep For
Me*
Eddie "Lockjaw" Davis (ts), Shirley Scott (org),
Jerome Richardson (ts, bar, fl), George Duvivier (b), Arthur Edgehill (dm),
Enregistré les 20 juin 1958 (CD1), 12 septembre 1958 (CD3-4*)
et 5 décembre 1958 (CD2-3-4), Hackensack, NJ,
Durée: 44’ 24” + 34’ 51” + 38’ 36” + 43’ 36”
Craft Recordings 00541 (https://craftrecordings.com)
Ce coffret de quatre disques réunissant les enregistrements
de l’année 1958 d’une formation homogène, un quartet et un invité (Jerome
Richardson n’est pas présent le 12 septembre 1958) autour du saxophoniste Eddie
Lockjaw Davis (1922-1986) pour le label Prestige de Bob Weinstock est comme une
évidence. Outre le label, la formation et l’année qui sont communs, le lieu d’enregistrement
(Hackensack, NJ), et l’ingénieur du son, Rudy Van Gelder, sont également de la
partie.
Seul défaut, c’est que certains thèmes enregistrés le 12
septembre 1958 ne sont pas rassemblés ici, et il manque tout simplement le LP Eddie "Lockjaw"
Davis With Shirley Scott: Jaws, Prestige 7154, soit huit titres
de ce même 12 septembre 1958, ce qui n’est pas très cohérent avec cette idée de
coffret. Avec un disque supplémentaire, on aurait les sessions
complètes de 1958 pour Prestige. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt artistique de
cette réédition d’un grand ténor, brillamment entouré, pour les amateurs qui ne
connaissent pas ou n’ont pas accès aux LPs d’origine.
Pour information, Prestige a poursuivi en 1959 la production
d’autres disques (Jaws in Orbit et Bacalao) avec le même quartet sans
Jerome Richardson, augmenté de Steve Pulliam (tb), Luis Perez (perc) et Ray
Barretto (perc), et au début de l’année 1958, le même quartet avait déjà
enregistré un disque pour Roost et un autre pour Roulette, tous les deux
disponibles sur le Eddie Lockjaw Davis
Trio Featuring Shirley Scott, chez Lonehill 10135.
Il y aurait donc de quoi faire une réédition intégrale d’un
bel ensemble qui a beaucoup travaillé avec cohérence, car Eddie Lockjaw Davis
est de ces artistes qui ont construit une œuvre qui aurait mérité une meilleure
mémoire des amateurs. De son vivant, le public a toujours apprécié un des
plus beaux sons du saxophone ténor de l’histoire pourtant chargée du ténor,
puissant, lyrique et virtuose, doublé d’un grand artisan de la permanence du
blues dans le jazz. Eddie Lockjaw Davis est un musicien «naturel», un de ces
instrumentistes autodidactes dont le savant Benny Carter repère tout de suite
les qualités de son. Le jazz a cela de commun avec l’opéra italien et la
musique de Django qu’il existe parfois-souvent des voix naturelles qui n’ont
pas besoin de passer par l’enseignement académique pour atteindre les sommets
de l’expression artistique. Avec son surnom (Jaws = Machoires) qui lui va comme
un gant, on retrouve chez Eddie Davis visuellement et à l’écoute cet
enracinement dans le blues qui lui valut de côtoyer non seulement Benny Carter
mais aussi, souvent, le Count Baisie Orchestra, dont il fut un invité
«permanent», un orchestre dans lequel il fit plusieurs séjours, éphémères ou de plusieurs
années, à sa guise. Count Basie savait apprécier les grands artistes, et
certains comme Jaws qui a l’art de mettre le feu dans tous les orchestres par ses chorus flamboyants, avaient «portes ouvertes»
dans son big band en fonction de ses disponibilités.
Ce coffret retrace donc une partie d’une association durable
avec la grande organiste de Philadelphie, Shirley Scott (1934-2002), exceptionnelle
pianiste également, qui a accompagné dans sa cité de naissance John Coltrane,
les frères Heath et tant de musiciens de haut niveau. Son association avec
Lockjaw s’est faite à l’occasion d’un séjour prolongé au Count Basie’s de New
York. Elle a eu une belle carrière,
d’enseignante en particulier, d’animatrice de shows, et n’a cessé de jouer en
trio (avec le grand Mickey Roker, dm), au piano en particulier. Elle a
participé en 1999 au regretté Festival de Bayonne de Dominique Burucoa, où elle
a enregistré dans le cadre des rencontres du Cloître (label Jazz aux Remparts).
Comme ses amis de Philadelphie, Shirley Scott possède cette fibre soulful qui donne à son jeu l’épaisseur
parfaite pour accompagner le discours profondément blues du ténor («My Old
Flame», «Heat 'n Serve», «Simmerin’»etc.).
La rythmique de cet ensemble est assurée par le fondamental George Duvivier («I'm Just a Lucky So and So»), un best of bassistes choisi aussi bien ici que par Hank Jones et tant
d’autres pour la précision et la sûreté de son soutien, et par Arthur Edgehill (dm, 1926, Brooklyn, NY),
dont Kenny Washington, le monsieur mémoire de la batterie jazz, se souvient
heureusement, car il a été oublié des dictionnaires et des amateurs. Il
explique, dans un livret précis et correct, qu’Arthur a été un batteur à deux
faces: un grand spécialiste du hard bop (avec Kenny Dorham au Cafe Bohemia) et
un grand accompagnateur des organistes dans le jazz et pour le blues («Simmerin'»),
avec simplicité et sobriété. Jerome Richardson (s, fl, cl, picc, 1926-2000), un
musicien aimé de tous les
musiciens, apporte dans les plages où il est présent une sorte de contrepoint
aérien à la dimension blues omniprésente, à la flûte le plus souvent, un
contraste recherché.
Enfin, attardons nous encore sur les qualités d’Eddie
Lockjaw Davis, un puncheur c’est sûr, un bluesman («I'm Just a Lucky So and So»),
c’est certain, mais aussi un grand lyrique dont le gros son est aussi capable
de sinuer comme le premier Coleman Hawkins d’avant-guerre («I Surrender Dear»)
ou de se faire, selon les moments, suave ou brutal comme Ben Webster («Simmerin'»),
accompagnateur comme Lester Young pour des contrepoints et des riffs in the tradition. C’est une sonorité
splendide dotée de cette poésie indispensable au jazz qui installe certaines
interprétations dans l’éternité («My Old Flame»).
Ce beau coffret réunit en fin de compte des musiciens qui
sont aujourd’hui oubliés et mésestimés, non parce qu’ils seraient de second
plan, mais sans doute parce que la mémoire de notre époque, embarrassée par les
scories de la société de consommation, n’a plus la capacité et la sensibilité
pour apprécier l’art sous toutes ses formes. Le patrimoine du jazz, bien que
récent et disponible, est beaucoup trop vaste, riche et profond pour les petites têtes. Enfin,
pour ceux qui musclent leur cerveau, ce coffret est indispensable, c’est trois
heures d’incarnation d’un jazz le plus radical, car ancré dans le blues, sans concession.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2023
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 Jean-Pierre Derouard Swing Music & Co
Vol. 8: Fifty Blues Song
Fifty Blues Song*, From 2nd
Line to Swing, One By One*°, No Problem*°, Blues for Stephanie, Lazy River,
Whisper Not*°, Take the A Train, Shiny Stockings, Date Dare*°, Potato Head
Blues, I Remember Clifford*°, Caravan*°, Happy Funky°°
Jean-Pierre Derouard (dm, tp,
flh, chimes, claves) et selon les titres Philippe Desmoulins, Laurent Lair
(tb), Isabelle Melun (tu), Ewen Cousin (tp°, arr*), Jean Amy (cl), Esaie Cid (cl,
as), Thomas Leverger (as*, ts), Eric Breton (ts)*, Enzo Mucci (bjo), Philippe
Duchemin, Arnaud Labastie, Olivier Leveau* (p), Nicolas Gréory (org), Camille
Granger*°°, Patricia Lebeugle, David Salesse (b), Jean-Yves Boucherie,
Dominique Métais (perc), Fabien Eckert (cga), Laurent Cosnard (bells)
Enregistré entre juillet 2019
et décembre 2021, Maulsanne (72)
Durée: 1h 06’ 33’’
Black & Blue 1092.2 (Socadisc)
Les baguettes dans une main,
la trompette dans l’autre, Jean-Pierre Derouard présente le 8evolume de ses aventures au pays de Louis Armstrong et Art Blakey (cf. nos dernières chroniques dans Jazz Hot n°674 et Jazz Hot 2019). Un épisode au
long cours car l’enregistrement de ce disque a débuté en juillet de 2019 pour
s’achever en plein bazar sanitaire, en décembre 2021. La variété du répertoire,
qui s’étend du new orleans au hard bop, comme la diversité des formations
entourant le leader –qui totalisent vingt musiciens– donne à ce disque des
allures de superproduction où l’on ne s’ennuie jamais! Ainsi, en Cecil B.
DeMille du swing, Jean-Pierre Derouard propose une fresque pleine de relief et
de couleurs, vivifiante et salvatrice. Une bonne part du répertoire restitue
l’atmosphère des disques Blue Note de l’âge d’or, à commencer par le premier
morceau, un original fort réussi du leader (l’album en compte trois), «Fifty
Blues Song», donné par un quintet à l’énergie hard bop –Thomas Leverger (as),
Eric Breton (ts), Olivier Leveau (p) et Camille Granger (b)–, qu’on retrouve
sur six autres titres, avec le renfort d’Ewen Cousin (tp) sur des compositions
des Messengers: «One By One» de Wayne Shorter, «Whisper Not» et «I Remember
Clifford» de Benny Golson (avec un superbe duo de trompettes), «Date Dare» de
Bobby Timmons. Changement de personnel sur «Blues for Stephanie», en trio avec Philippe
Duchemin et Patricia Lebeugle, qui rappelle celui formé par James Williams, Art
Blakey et Ray Brown (auteur du morceau) sur l’album Magical Trio 1 (1987, EmArcy).
Autre original intéressant, «From
2nd Line to Swing», ouvert par Derouard à la batterie, façon marching band,
tandis qu’Arnaud Labastie (p) plaque des accords caractéristiques du piano blues de
Crescent City. Ce morceau jette un pont entre les évocations de Louis Armstrong
et Art Blakey, en cheminant ensuite vers une ambiance plus bop, offrant par la
même occasion un bon solo de David Salesse (b). Le duo batterie-piano est ici
particulièrement remarquable. Trois autres titres racontent les rives du Mississippi.
«Lazy River» (Hoagy Carmichael) où la trompette amstronguienne de Jean-Pierre
Derouard est entourée par Arnaud Labastie, Laurent Lair (tb) et Esaie Cid (cl),
au swing nonchalant, qu’on retrouve également sur le dernier original de la
série, «Happy Funky», pour lequel Esaie Cid passe à l’alto. Sur ce second
morceau très funky, comme l’annonce son titre, le piano cède la place à l’orgue
de Nicolas Gréory. Ça groove! Avec «Potato Head Blues»
(Louis Armstrong), on revient à la tradition des fanfares avec une prédominance
des soufflants –Philippe Desmoulins (tb), Isabelle Melun (tu), Jean Amy (cl)–,
en plus du leader qui assure également la rythmique avec Enzo Mucci au banjo (non
cité dans la liste des musiciens, mais bien présent sur les photos et à l’oreille).
Jean-Pierre Derouard a également
concocté deux titres ellingtoniens revisités: un «Take the A Train» à
l’introduction funk et un «Caravan» aux couleurs caribéennes où une belle
section de percussions –Jean-Yves Boucherie (maracas), Laurent Cosnard
(bells), Fabien Eckert (cga), Dominique Métais (claves)– se joint au sextet
des «Messengers». Beau travail d’arrangement, ici à mettre au crédit d’Ewen
Cousin, comme sur la moitié des morceaux. Enfin deux autres pépites, «No
Problem» (Duke Jordan), aux couleurs latines, et un très swinguant «Shiny
Stockings», où on retrouve Nicolas Gréory à l’orgue, complètent la fresque
musicale ordonnée par Jean-Pierre Derouard.
Du jazz en cinémascope!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023
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 Linda Keene
One More for the Road: The Dixie Songbird's Complete Recordings
CD1: Blue and Disillusioned, Poor Butterfly, White Sails, Octoroon, The Sheik of Araby, Tears From My Inkwell, Yankee Doodle, Especially for You, You’re the Moment in My Life, At the Balalaika, The Starlight Hour, As Long As I Live, Ac/Dc Current, I Love You Much too Much,Times Square Scuttle, Cigarette for Two, For Whom the Bell Tolls, Number Ten Lullaby Lane, Strictly From Dixie, Embraceable You, Somebody Loves Me, Mound Bayou
CD2: Georgia on My Mind, Way Down Yonder in New Orleans, Shine, Someone to Watch Over Me, Ja-Da, Frankie and Johnny, When My Sugar Walks Down the Street, Romance, Zero Hour, Joe-Joe Jump, Unlucky Woman, Blues in the Storm, Don’t Let It End, Gee Baby Ain’t I Good to You?, I Don’t Stand a Ghost of a Chance With You, Blues on My Weary Mind, I Must Have That Man, Muddy Water, One for My Baby
Linda Keene (voc) avec (orchestres détaillés dans le livret):
• Bobby Hacket (tp) and His Orchestra, 1938 (Pee Wee Russell, cl, Eddie Condon, g…)
• Jack Teagarden (tb, voc) and His Orchestra, 1939
• Lennie Hayton (p) and His Orchestra, 1939-40
• Tony Pastor (ts, voc) Orchestra, 1941 (Max Kaminsky, tp, Dorsey Anderson, voc…)
• Linda Keene With Henry Levine (tp) and His Strictly From Dixie Jazz Band, 1942
• Joe Marsala (cl) and His Orchestra, 1944
• Linda Keene With Charlie Shavers (tp), 1945
• Linda Keene, début des années 1950
Enregistré entre le 4 novembre 1938 et le début des années 1950, New York, NY, Hollywood, CA
Durée: 1h 04’ 15’’ + 1h 03’ 05’’
Fresh Sound Records 1115 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Qui connaît Linda Keene? Inconnue au bataillon des
chanteuses de jazz, Jordi Pujol a eu la bonne idée de nous faire découvrir
cette interprète qui ne manquait pas de qualités, notamment choisir ses accompagnateurs! Un peu moins de vingt-cinq ans de
carrière –d’après les informations recueillies– dont une partie est documentée
par des enregistrements (sessions studio, extraits radiophoniques et soundies) s’étalant de la fin des années
1930 au début des années 1950, mis à disposition dans cette intégrale en 2 CDs,
bien ficelée, dont l'atout maître est le livret très savant et richement illustré de Scott Henderson qui apporte un éclairage historique passionnant.
Née Florence McCrory (aussi orthographié «McCory») le 1er décembre 1911 à Taylorsville, MI, entre le Delta du blues et la Louisiane, elle quitte le foyer familial à 16 ans et épouse, trois ans plus tard, Spurgeon Suttle, également chanteur, avec lequel elle se produit sur scène
à Jackson, MI, où le couple réside, et dans les Etats du Sud. Repérés en 1934
lors d’un concert à New Orleans, LA, par le chef d’orchestre Jan Garber
(1894-1977), celui-ci les engage et les emmène à Chicago, IL. La carrière de
Florence et Spurgeon (qui change son prénom en Frank) Suttle s’accélère, de
nouveaux engagements arrivent, en particulier avec l’orchestre de George Duffy.
Vers 1936, le couple se sépare et Florence prend le nom de Linda Keene,
emprunté au personnage campé par Ginger Roger dans le film Shall We Dance (1937). Entre août et septembre 1938, elle chante au
sein du Glenn Miller Orchestra, mais trop brièvement pour l’accompagner en
studio et profiter de son succès populaire à partir de 1939. Elle rejoint en
octobre 1938 Bobby Hackett (tp, 1915-1976) avec lequel elle grave son premier
enregistrement à New York, NY, en novembre: «Blue and Disillusioned» (Vocalion)
où perce une personnalité vocale dotée d’un joli grain bluesy. Sa première
collaboration d’importance, pour sa dimension véritablement jazz, a lieu avec Jack Teagarden (tb, 1905-1964) auprès duquel elle enregistre quelques faces en
1939 pour Brunswick. On peut l’entendre aussi sur le savoureux «Sheik of
Araby», extrait d’une émission de radio, où le tromboniste chante sur quelques
mesures. De 1939 à 1941, les engagements se poursuivent, d’orchestre en
orchestre, avec ou sans traces discographiques, sous la direction de Willie
Farmer (dm), Lennie Hayton (p) –jolie version de «I Love You Much Too Much»
(1940)–, Red Norvo (vib), Tony Pastor (ts, voc) –Linda est en duo avec le
chanteur Dorsey Anderson sur «Number Ten Lullaby Lane», où intervient également
au chant, en imitant quelque peu la manière de Louie, Tony Pastor (1941)–, Charlie
Barnet (ts), Red Nichols (tp, cnt) et Muggsy Spanier (cnt).
Le concert du 2 juillet 1941 à l’Uptown Café Society de New
York –dont le patron, Barney Josephson, est communiste et intégrationniste– marque les débuts en leader de la chanteuse, ce qui n’empêche pas de nouvelles rencontres. Fin 1941, elle rejoint
ainsi le show radiophonique du Britannique Henry Levine (tp, 1907-1989), sur le
réseau ABC. Elle grave avec lui, en février 1942, le 78t Strictly from Dixie (du nom de l’émission), qui reste le seul album
à son actif (elle n’apparaît sinon que sur 45t). Elle y donne un «Embraceable
You» plein de justesse et d’émotion. Toujours avec Henry Levine, Linda Keene
participe en 1942 à des soundies –films
musicaux de 3 minutes, produits entre 1941 et 1947, diffusés sur des jukebox
avec écran– dont le son est reproduit sur le CD2 de l’intégrale: un «Georgia on
My Mind» tout en sensibilité côtoie l’humoristique «When My Sugar Walks Down the
Street». Dans le même temps, elle reprend une collaboration avec Tony
Pastor tout en poursuivant, entre 1943 et 1944, les apparitions en leader, dans
les clubs et les hôtels, en particulier au prestigieux Famous Door à Manhattan, où elle rencontre (ce que ne précise pas le livret) Helen Humes (voc, p, 1913-1981) qui aurait eu sur elle une profonde influence. Souvent qualifiée dans les programmes de «blues singer», ce qualificatif n’est pas usurpé comme elle le
démontre sur «Unlucky Woman» et «Blues in the Storm» gravés en 1944 avec l’orchestre
de Joe Marsala (cl, 1907-1978). On s’arrêtera avec encore plus d’intérêt sur
les quatre titres enregistrés début 1945 en compagnie de Charlie Shavers (tp,
1917-1971) avec lequel elle a chanté au Kelly’s Stable (New York) à l’automne
précédent. La séance, pour le label Black & White, est supervisée par son
ami Leonard Feather, tandis que Red Norvo est au vibraphone. Cette session qui
révèle une chanteuse en pleine maturité n’est pourtant pas suivie d’autres passages
en studio. Au contraire, l’étoile de Linda Keene pâlit progressivement. Elle
est pressentie pour des films musicaux ou des émissions de radio, mais sans
suite. En outre, elle divorce au bout d'un an de son second mari, le présentateur radio Burleigh Smith, en 1948. Sans
perspectives précises, elle continue néanmoins de tourner à travers les Etats-Unis et
enregistre, au débuts des années 1950 à Hollywood, CA, pour promouvoir son
travail, une démo de deux titres («Muddy Water» et «One for My Baby») qui
confirme la signature bluesy de la chanteuse dont la jeunesse passée non loin
des rives du Mississippi a imprégné son expression. Ces deux morceaux concluent
ces Complete Recordings. Linda Keene achève, vers la fin des années 1950, sa
carrière dans un complet anonymat; en tous cas, on perd toute trace de son
activité à compter de cette période. Elle décédera le 23 octobre 1981 à Los
Angeles, CA. L’histoire, un peu triste, ne dit pas ce qui a manqué à Linda
Keene pour ne pas connaître le succès d’une Rosemary Clooney ou d’une Peggy Lee
auxquelles elle n’avait pourtant rien à envier. On peut imaginer que le déclin de sa carrière après 1945 soit lié à la fois au retour du front des musiciens-chanteurs-hommes, qui réoccupent l'espace laissé vacant au profit des femmes, et surtout au fait d'avoir été blacklistée pour avoir partagé l'affiche avec un Afro-Américain, Charlie Shavers, tout en entretenant une certaine proximité avec les milieux communistes-intégrationnistes –auxquels appartenait Helen Humes–, après avoir déjà beaucoup fréquenté les musiciens italo-américains également mal vus. La chanteuse n’ayant jamais
pris la plume pour raconter sa vie, les indices manquent pour percer complètement les mystères de cette «Unlucky Woman» partie prenante d’une ère révolue où le jazz était
partout, se déployant à travers des armées de musiciens afro et euro-américains
dont tous n’ont pas laissé la même trace dans la grande épopée du jazz.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023
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 Fanou Torracinta
Gipsy Guitar From Corsica, Vol. 1
How About You, C Swing, Valsa Corsa, Regards, Terranova,
Love Is Here to Stay*, Blues primitif, Fastrag, Vaghjime, Honeysuckle Rose*,
Inguernu, How About You (Take 2)*
Fanou Torracinta (g), Benji Winterstein (g rythmique),
William Brunard (b)
+ Bastien Brison (p)*
Enregistré les 27, 28 et 29 octobre 2019, Paris
Durée: 40’ 25’’
Casa Editions 43 (www.fanoutorracintamusique.com)
 Fanou Torracinta
Gipsy Guitar From Corsica, Vol. 2
I'm Confessin' That I Love You, The Carnaby Street*, A
Nottebughju, Stockholm*, Minor Swing*, Dolce silenziu, Valsbach, Tea Time*,
Only a Papermoon*, Mars*, Four Brothers*, Appesu + bonus live*
Fanou Torracinta (g), Benji Winterstein (g rythmique), Bastien
Brison (p)*, William Brunard (b)
Enregistré les 12, 13 et 14 mai 2022, Paris
Durée: 47’ 50’’
A Loghja 005 (L’Autre Distribution)
L’histoire reliant Django à la Corse remonte à… 1914! Le
jeune Jean-Baptiste Reinhardt, alors âgé de 4 ans, y a en effet séjourné
quelques temps, pendant que son père, fuyant la guerre, y dirigeait un
orchestre de danse. Il n’y remettra jamais les pieds, mais l’histoire se
poursuit par d’autres intermédiaires: d'une part, par la présence continue de communautés tsiganes en Corse, d'autre part, disciples de Django et musiciens de l'Ile de Beauté, férus de valses et de boléros, se retrouveront autour de la guitare, instrument fortement
ancré dans les deux traditions, et adopteront, dans les années
1950, la
même guitare Selmer-Favino (dérivée de la célèbre Selmer n°503 de Django). Par ailleurs, cette proximité aboutira assez naturellement à entendre dans les cabarets parisiens Matelot Ferré ou les Frères
Briaval aux côtés de chanteurs corses comme les Frères Vincenti et Antoine
Ciosi.
C’est de ce double héritage que se réclame Fanou Torracinta,
né en 1994 dans un village de Haute-Corse. Initié très jeune à la
guitare par son père qui accompagnait les chanteurs dans les cabarets, ce
dernier lui transmet également une culture musicale qui passe par le jazz. Vers
12 ans, subjugué par le visionnage du concert Biréli Lagrène & Friends de 2002 à Jazz à Vienne, Fanou plonge dans le jazz et la musique de Django,
allant à la rencontre des musiciens de passage sur l’île. Dès 13 ans il monte
sur scène et commence à jouer comme professionnel deux ans plus tard, en
particulier durant les vacances d’été. En 2012, il est intégré à la tournée de
Tchavolo Schmitt –un maître avec lequel il reste lié– et crée la même année sa
propre formation avec William
Brunard qu’on retrouve sur les deux présents albums. Après deux premiers disques
en leader, Fanou Torracinta a enregistré deux volumes, en 2019 et 2022, d’un Gipsy Guitar From Corsica qui propose
une synthèse originale entre les différentes influences musicales qui l’ont
nourri. Une part de cette originalité tient à la présence du piano de l’excellent
Bastien Brison –en particulier sur le Volume 2– qui évoque directement les
sessions romaines de 1949 ayant réuni Django, Stéphane Grappelli, Gianni Safred
(p), Carlo Pecori (b) et Aurelio De Carolis (dm). Nous avions déjà croisé
Bastien (né à Roanne en 1991) dans le Hot Sugar Band et en invité sur le
dernier CD de Tchavolo Schmitt. On connaît mieux William Brunard (né à Paris
en 1990), qu’on a encore récemment entendu au Sunset à l’occasion d’une série
de concerts en hommage à Django. A la pompe, Benji Winterstein (né en 1991)
est d’une famille musicale manouche réputée de Forbach et a débuté à l’âge de 13 ans aux
côtés de son père Popots.
Le Volume 1 ne
compte qu'un titre de Django, «Blues Primitif» (aussi attribué à Eddie
Barclay qui, au cours de la session qu'il a dirigée en 1947, aurait suggéré à Django quelques idées musicales), des standards issus du répertoire djangolien et une
majorité d’originaux du leader (7 titres sur 12), dont deux, très réussis,
dans l’esprit du Divin Manouche: «C Swing» et «Fastrag». Porté par le soutien
rythmique bien huilé de Benji Winterstein et William Brunard, Fanou Torracinta y déploie
une vélocité sans ostentation et une expressivité jazz qui le situe bien dans
la filiation Django. Ces qualités sont d’autant plus audibles sur les thèmes du
répertoire Django: de «Blues Primitif», aux belles nuances de blues, au très
dynamique «How About You» pour ouvrir le disque et, pour le conclure, une alternate take avec Bastien Brison qui
amène une intensité swing supplémentaire. On le retrouve encore sur «Love Is
Here to Stay». Par ailleurs, l’alliage entre le stride de Fats Waller et la
guitare de Django sur «Honeysuckle Rose» est l’un des grands plaisirs de cet
album. On se sentira moins concerné par la partie du disque invoquant les
racines corses, qui s’éloigne du jazz, bien que «Valsa Corsa», plus enlevé, qui
rappelle les valses jouées par les musiciens corses, convoque aussi Django.
Quelques confinements plus tard, Fanou Torracinta a mûri son
projet qu’il a orienté plus franchement vers le jazz avec un Volume 2 qui intègre pleinement Bastien
Brison à sa formation, alors qu’il n’était invité que pour trois titres sur le Volume 1. Le pianiste livre en sus deux des six originaux du CD dont le pétillant «Tea Time» –une variation de «Tea
for Two»– qui fait la paire avec le rafraîchissant «The Carnaby Street» de
Fanou pour évoquer la scène Django de Londres particulièrement vivante (même si
on déplore la fermeture en 2022 du QuecumBar). Ce second opus propose deux compositions de Django: le superbe « Stockholm» auquel
le quartet rend toute sa poésie, et l’incontournable «Minor Swing» qui reprend
le solo gravé par Django sur la session de Rome en 1949, réarrangé au piano! On
peut d’ailleurs saluer l’habileté du leader offre
tout l’espace nécessaire à son pianiste pour introduire un formidable «Four
Brothers» avant de lui donner la réplique. La conclusion hors jazz du disque, avec un morceau de Bastien Brison, «Appesu», chanté en corse, paraît d'autant plus décalée. Fanou Torracinta est une belle découverte, une
étoile de plus scintillant dans la galaxie Django, au sein de laquelle on lui
souhaite de continuer à s’investir, avec de nouvelles trouvailles à venir.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023
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 Ahmad Jamal
Emerald City Nights: Live at the Penthouse 1963-1964 & 1965-1966
CD1&2: Johnny One Note/A, Minor Adjustments/A, All of You/A, Squatty Roo/A, Bogota/B, Lollipops & Roses/B, Tangerine/B, Keep on Keeping On/C, Minor Moods/C, But Not For Me/C
CD3&4: I Didn't Know What Time It Was/D, Who Can I Turn To?/D, My First Love Song/D, Feeling Good/D, Concern/E, Like Someone in Love/E, Invitation/F, Poinciana/F, Whisper Not/F
Ahmad Jamal (p) avec:
A/Richard Evans (b), Chuck Lampkin (dm)
B-C-D/Jamil Nasser (b), Chuck Lampkin (dm)
E/Jamil Nasser (b), Vernel Fournier (dm)
F/Jamil Nasser (b), Frank Gant (dm)
Enregistré les 20 juin 1963/A, 26 mars 1964/B et 2 avril 1964/C, 18 mars/4 et 25 mars 1965/D, 28 octobre 1965/E, 22 septembre 1966/F, Live at the Penthouse, Seattle, WA.
Durée: 34’ 22” + 56’ 24” + 40’ 26” + 37’ 38”
Jazz Detective 004-005 (www.deepdigsmusic.com/www.elemental-music.com)
Ahmad Jamal qui vient de disparaître en ce printemps 2023
laisse une des œuvres majeures du jazz, et c’est par la grâce de
l’enregistrement et la volonté de passionnés du jazz, comme Zev Feldman et ses
complices sur le label au nom évocateur de Jazz Detective du groupe Deep Digs
(fouilles profondes) que nous avons encore accès à des inédits en live et en
club, au Penthouse de Seattle, WA, où le pianiste avait ses habitudes et ses
fidélités, c’est-à-dire dans la meilleure configuration pour le grand Ahmad
Jamal. L’hommage que nous lui consacrons, à l’occasion de sa disparition,
éclairera notre propos sur le caractère idéal de ces enregistrements pour cet
artiste qui a multiplié tout au long de sa vie l’expression en club, notamment
dans sa première grande époque de 1951 à 1966. C’est un vrai privilège de
découvrir ces deux coffrets de deux disques aussi bien produits, avec de bons
livrets comme toujours pour Zev Feldman, bien illustrés par les photos de CTSImages, Christian Rose entre autres, avec d’excellents commentaires du
producteur, du fils du patron historique du Penthouse, Charlie Puzzo, Jr., des extraits
d’interviews d’Ahmad Jamal, lui-même, une mise en situation par Eugene
Holley, Jr., un rappel par Marshall Chess, un héritier de la grande maison de
disques de Chicago, de l’importance d’Ahmad Jamal pour les labels Argo, Cadet
et Chess, car le pianiste connut une véritable célébrité très tôt dans sa
carrière chez Argo et contribua donc à l’essor de la maison de disques. Il y a
encore des souvenirs de Ramsey Lewis, un autre grand pianiste disparu à la fin
d’année 2022, qui évoque les concerts au Pershing de Chicago d’Ahmad Jamal, six
soirs par semaine, où courraient les musiciens. Ramsey raconte l’atmosphère
électrique de ces réunions de musiciens qui venaient de partout, Kansas City,
l’Ouest, New York, et qui s’installaient car tout y incitait. Il se souvient
que dans les trois studios Chess, il y avait un seul grand piano, et qu’il
croisait son aîné, Ahmad, toujours sympathique et qui l’impressionnait. Il se
souvient combien l’écoute du trio l’a inspiré sur le moment lui, et les jeunes
musiciens qui l’accompagnaient. Enfin, cette production de ces concerts est
passionnante aussi, en dehors de la qualité musicale, par la volonté de permettre aux amateurs d’aujourd’hui de sentir la fièvre créatrice
de cette époque, de ces soirées en club, à Seattle comme ici, ou à Chicago, à
New York… Ce remarquable travail est aussi disponible en vinyle.
Enfin, dans cette période de 1963 à 1966, Ahmad Jamal est au
déjà sommet de son art et depuis des années, sûr de son chemin et de ses
constructions sonores savantes, consacré par la critique et par le public, et
il s’exprime dans son format de prédilection, le trio, avec ses fidélités comme
Jamil Nasser, Richard Evans, Vernel Fournier, Frank Gant. On vous en dit plus
long sur la biographie, la discographie, l’œuvre et les caractéristiques
stylistiques, ce swing brillant, aérien, ce sens de l’ellipse, du silence, des
contrastes, et bien d’autres choses encore dans l’hommage qui accompagne la
disparition d’Ahmad Jamal, il faut vous y reporter en écoutant ces quatre
disques qui réunissent tous les ingrédients du talent hors norme de Mr. Ahmad
Jamal. Cette lecture et celle des deux livrets. Les textes
sont partiellement communs sur les deux livrets avec une iconographie
différente, bien sûr des précisions discographiques différentes. Mais sur le
premier, Ramsey Lewis évoque ses souvenirs, Hiromi raconte sa découverte
d’Ahmad Jamal, tandis que sur le second, C’est Kenny Barron qui explique le
sens de l’espace dans la musique, et ce sont les deux jeunes Jon Batiste et
Aaron Diehl qui détaillent l’importance fondatrice d’Ahmad Jamal dans
leur propre approche de la musique. Avec cet ensemble de commentaires, les
amateurs d’Ahmad Jamal sont gâtés, d’autant que d’autres éditions comme celle
de Fresh Sound pour la première période du trio d’Ahmad Jamal, The Three
Strings, ou encore le coffret Mosaic, leur offrent la disponibilité et
l’information pour toute une œuvre complètement documentée et disponible jusqu’à nos jours.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2023
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 Jan Harbeck Quartet
Balanced
Balanced*, One Fine Day, Silver String Valley*, The
Enchanter*, Tranquillity, Woodwind, One Step at a Time*, The Drive*, To Be
Continued
Jan Harbeck (ts), Henrick Gunde (p), Eske Nørrelykke (b),
Anders Holm (dm), Eliel Lazo (cga)*
Enregistré les 10-11 avril 2022, Copenhague (Danemark)
Durée: 55’ 50’’
Stunt Records 22102 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Le nom de Jan Harbeck nous est désormais familier, puisque nous le chroniquons régulièrement aux côtés de Snorre Kirk (Beat, Tangerine Rhapsody, Drummer
& Composer) ou à l'occasion de ses propres
albums, que ce soit avec son projet Live Jive Jungle ou avec son quartet.
C’est à la tête de cette seconde formation que le ténor danois, né à Aarhus le
13 avril 1975, nous revient. Formé à l’Académie royale danoise, de 1994 à 1998,
comme de nombreux jazzmen de la scène de Copenhague avant lui (Jesper
Thilo, Allan Botschinsky…) et à la New School de New York, NY (1999),
Jan Harbeck a joué et enregistré avec de nombreux orchestres, dont le Ernie
Wilkins Almost Big Band que le saxophoniste de St. Louis, MO, ancien de chez
Basie, avait fondé en 1980, après son installation définitive à Copenhague, et
qui compta notamment dans ses rangs Jesper Thilo et Bent Jædig. Héritier
direct de Ben Webster, Jan Harbeck s’inscrit donc dans cette filiation du jazz
de culture ayant fait souche au Danemark, autre terre d’élection en Europe des
musiciens afro-américains après la Seconde Guerre mondiale.
Sur ce huitième album sous son nom, on retrouve autour de Jan
Harbeck quasiment le même personnel que sur le précédent The Sound The Rhythm. Au piano, l’excellent Henrik Gunde (1969) –qui
s’est notamment illustré par trois albums en hommage à Erroll Garner– prodigue
un soutien sans ostentation mais où pointe un swing omniprésent. Doté d’une
belle profondeur de jeu, le contrebassiste Eske Nørrelykke (1979) est passé par
le Berklee College of Music de Boston, MA, et l’Université de Stavanger en
Norvège, de même qu’il a eu l’occasion d’étudier l’instrument avec Ben Street à
New York, NY et Niels Henning Ørsted Pedersen. Quant au batteur
Anders Holm (1976), ni le livret ni internet ne nous éclairent sur son parcours,
ce qui ne nous empêche pas d’apprécier ici sa finesse et son groove. Enfin, invité sur cinq
titres où il apporte une touche latine, le percussionniste cubain Eliel Lazo
(1983) –que nous avions découvert au Ystad Sweden Jazz Festival en août 2022 (cf. compte-rendu)– a enchaîné les collaborations prestigieuses avec
Chucho Valdés, Michel Camilo, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Bob Mintzer
jusqu’au DR Big Band à la suite de quoi, il s’est installé au Danemark en 2007.
Le répertoire joué, entièrement de la main du leader, est
pour l’essentiel constitué de ballades enveloppées dans la sonorité suave de son ténor dont on retrouve ici toutes la sonorité feutrée. De cet
ensemble, on retient surtout une atmosphère, une sorte de mélancolie post-bop
aux harmonies épurées, déclinée au fil des titres dont la mélodie la plus
marquante est celle de «Silver String Valley» qui paraît évoquer les grands
espaces nordiques. «Balanced» et «The
Enchanter» sont deux autres bons thèmes, bien rythmés, mais c’est sur «The Drive», un petit bijou
de swing, que le quartet donne le meilleur, en particulier Henrik Gunde qui
oscille entre l’expressivité gospel et les arpèges classiques.
Encore un très bon disque à mettre à l’actif de Jan Harbeck.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023
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 Gwen Perry
The Ability to Swing
The Ability to Swing, April in Paris, All Night Long, Straighten Up and Fly Right, At Last, The Very Thought of You, Is You Is or Is You Ain't My Baby, I Love Being Here With You, When Sunny Gets Blue, Alright Okay You Win, Everything Must Change
Gwen Perry (voc), Fredrik Carlquist (ts, cl), Michele Faber (p), Pere Loewe (b), Enrique Heredia (dm)
Enregistré les 14 et 15 mai 2019, Barcelone
Durée: 47’ 41’’
Fresh Sound Records 5506 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Si la valeur n’attend pas le nombre des années, il arrive parfois qu’elle se révèle tardivement au plus grand nombre. Ainsi, nous découvrons Gwen Perry, 75 ans, originaire de Caroline du Nord. Ayant décroché son premier contrat professionnel dès l'âge de 12 ans, elle débute dans un premier temps une carrière de chanteuse de jazz dans la région de Washington, DC. Puis, autour de 30 ans, elle quitte les Etats-Unis pour l’Europe et se produit dans la célèbre discothèque Tito’s, à Palma de Majorque, haut-lieu du gotha international qui depuis 1923 avait accueilli, entre autres, Charlie Chaplin, Marlene Dietrich, Maurice Chevalier ou Dean Martin, pour fermer ses portes en 2021. Durant une trentaine d’années, Gwen Perry vogue ainsi d’hôtels de luxe en bateaux de croisière et soirées privées pour têtes couronnées et chapeaux à plumes, passant par Le Caire –où elle a vécu dix ans – et l’Italie avant de s’établir définitivement en Catalogne. Les styles musicaux qu’elle emprunte durant cette période sont aussi variés que ses destinations: jazz (elle aura l’occasion d’ouvrir un concert de son idole, Ella Fitzgerald), funk (pour son premier 33 tours, Contestame, édité en 1977 par le label espagnol Drums), disco (avec une adaptation, façon boule à facettes, de «More» sortie sur 45 tours en 1978, en Italie) et autres variétés. C’est au début de la décennie 2010 que Gwen Perry se recentre sur le jazz, entamant une collaboration avec le quartet de la pianiste Michele Faber qui aboutit en 2011 à l’album Mellow (Gilco Productions). Second enregistrement en 2019 avec ces mêmes musiciens, The Ability to Swing, est produit par le label de jazz barcelonais bien connu, Fresh Sound.
A l’image d’autres grandes interprètes que nous avons la chance d’entendre régulièrement en France, comme Mandy Gaines ou Denise King, Gwen Perry n’est pas simplement une chanteuse, c’est une conteuse d’histoires, d’histoires vécues et ressenties. Si sa pratique très familière et maîtrisée des standards sont la marque évidemment d’une grande professionnelle, c’est la profondeur et la sincérité de son expression, enrichies par les années, qui font le sel de cet enregistrement. A son aise sur tous les registres, Gwen Perry est capable d’insuffler une belle énergie swing sur les tempos rapides («Straighten Up and Fly Right») comme de susciter une émotion réelle sur les ballades («Everything Must Change»). Mais c’est sur le blues que la dame est au sommet de son art, nous régalant d’un formidable «Alright, Okay, You Win» (sans doute le meilleur moment du disque), avec le soutien impeccable du quartet. On peut d’ailleurs saluer la qualité de l’accompagnement, en particulier le ténor tonique de Fredrik Carlquist et le piano swinguant de Michele Faber, tous deux particulièrement en verve sur le réjouissant «I Love Being Here With You».
Depuis la sortie de ce dernier disque, Gwen Perry a poursuivi son parcours entre jazz et paillettes, participant avec succès en 2022 à un télé-crochet sur une chaîne espagnole. Elle y a gagné un peu d’exposition médiatique et a enregistré un single pour le compte d’Universal Espagne, «Maybe It’s Time», plus jazzy que jazz. On lui souhaite de revenir vite au jazz, car elle y excelle.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023
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 Danger Zone
Introducing
Smokin’, One for CT, In the Still of the Night*, G!, Barron’s Theme, Mind the Tools, Gravy Waltz*, This Is all I Ask, A Night at the Duc, A Boy From Texas°
Alex Gilson (b), Paul Morvan (dm), Björn Ingelstam (tp, voc°), Amaury Faye (p), Michel Pastre (ts), Hetty Kate (voc)*
Enregistré les 12 et 13 avril 2022, Meudon (78)
Durée: 31’17’’
Gaya Music Productions 058 (L’Autre Distribution)
Quoi qu’on pense de l’état du jazz, l’enthousiasme de musiciens formés certes dans les conservatoires mais aussi à la réalité de la scène, connaissant l’histoire, le répertoire, jouant un jazz mainstream avec sincérité, sans chercher à réinventer la roue, fait toujours plaisir. Ils n’en sont pas moins créatifs ces jeunes lions des années 2020 qui n’étaient même pas nés à la glorieuse époque où Jack Lang subventionnait généreusement les artistes des scènes dites actuelles qui hurlaient à la ringardise devant les concerts de Cab Calloway ou de Claude Bolling. Justice du temps qui passe, c’est au final leur production discographique «innovante» qui est tombée aux oubliettes.
Ainsi, le batteur Paul Morvan et le contrebassiste Alex Gilson, la trentaine, ont mûri leur projet pendant la période covid, avec l’envie de jouer sous leurs propres couleurs: Danger Zone, un collectif regroupant des musiciens de la jeune génération (mais pas que) célébrant le jazz des maîtres, d’Art Blakey à Nat King Cole. Le nom du groupe fait référence aux débuts sulfureux du jazz, au temps où il s’épanouissait dans les bordels de New Orleans et les speakeasies de Chicago. Sidemen remarqués notamment auprès de Charles Turner, Champian Fulton, Dmitry Baevsky, ou encore Esaie Cid, Paul Morvan et Alex Gilson sont également depuis juillet 2021 aux manettes de la jam-session du Duc des Lombards. Venu de Rennes, Paul Morvan a été formé au conservatoire et s’est installé à Paris en 2013. La même année, il se produisait à Jazz in Langourla où il avait remporté l’année précédente, avec le quintet de Ludovic Ernault, le tremplin dédié aux jeunes talents. On le retrouve sinon dans le Galaad Moutoz Swing Orchestra et plus récemment dans le quartet de David Sauzay. Originaire de la Marne, Alex Gilson débute à la guitare en autodidacte à 18 ans et fréquente les musiciens manouches, s’essayant également à d’autres instruments: le violon, la batterie, le piano et l’accordéon. A 22 ans, il met fin à ses études d’infographiste pour intégrer une école de musique à Nancy où il commence véritablement à découvrir le jazz et adopte la contrebasse. Puis, diplômé du Conservatoire de Nancy, Alex Gilson participe à des tournées, voyage jusqu'à New York puis rencontre à Paris Laurent Courthaliac qui devient son mentor et le prend comme contrebassiste attitré.
Le duo s’est ici entouré du pianiste Amaury Faye qui évoluait en Belgique ces dernières années, mais qui privilégie actuellement une activité de sideman, notamment en France. Autre trentenaire, le trompettiste suédois, Björn Ingelstam, bien acclimaté désormais à la scène swing parisienne. Michel Pastre, l’aîné de la bande, apporte sa solide expérience et une expressivité toujours aussi puissante et revigorante. Enfin, invitée sur deux titres, l’Anglo-Australienne Hetty Kate participe à la variété de cet album bref (à peine plus de 30 minutes) mais de qualité. Avec un dosage savant entre bons originaux signés des différents membres de l’orchestre et standards, Introducing réussit une belle entrée en matière en maintenant de bout en bout la pulsation jazz. Le paysage musical s’étire entre swing era et bop, avec notamment une évocation évidente et très réussie d’Art Blakey sur «G!» (Paul Morvan) qui nous transporte directement dans les belles années Blue Note. Il s’agit là sans doute du meilleur titre de la série tant par l’intensité rythmique de deux leaders que par les prises de parole, tout en densité et profondeur des deux soufflants, avec un Björn Ingelstam qui ne manque pas ici de nous rappeler Lee Morgan. Au chapitre des hommages, le très dynamique «One for CT» (Björn Ingelstam) fait référence à Clark Terry, tandis que «Barron’s Theme» (Amaury Faye) est dédié bien sûr à Kenny Barron. Côté standards, Michel Pastre expose superbement la ballade de Gordon Jenkins, «This Is all I Ask», tandis qu’Amaury Faye dépose un magnifique tapis harmonique aux pieds d’Hetty Kate, pleine de justesse, sur le gospelisant «Gravy Waltz» (Ray Brown, Steve Allen). Petite curiosité finale, entre country et gospel –avec un Amaury Faye encore ici excellent –, «A Boy From Texas», morceau popularisé par Nat King Cole, sur lequel Björn Ingelstam pose sa voix de crooner. Décidément, on ne s’ennuie pas une seconde! Vite, la suite!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023
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 Pepper Adams with The Tommy Banks Trio
Live at Room at the Top
CD1: Three and One, Civilization and Its Discontents,
Patrice
CD2: Oleo, 'Tis, Time on My Hands, Stella by Starlight
Pepper Adams (bar), Tommy Banks (p), Bobby Cairns (b), Tom Doran (dm)
Enregistré le 25 septembre 1972, Edmonton, AB
Durée: 54’ 54” et 52’
03”
Reel to Real 008 (www.cellarlive.com)
Il existe par chance une biographie de Pepper Adams (Reflectory: The Life and Music of Pepper
Adams, sous-titrée The long-simmering
disapointment) écrite par Gary Carner, et si, malheureusement, elle n’est
jamais parvenue jusqu’à nous, le seul titre laisse la désagréable impression
que les amateurs de jazz sont passés à côté d’un artiste exceptionnel,
sous-estimé. Nous sommes sur ce point en accord avec cette opinion, et si sa
carrière parle pour lui, ses enregistrements en leader auraient pu être plus
nombreux. C’est pourquoi, cette nouvelle exhumation de précieuses bandes de
1972 par les bons soins du producteur Cory Weeds pour ce label canadien de
qualité, Reel to Real, dont c’est la vocation, est un cadeau rare fait aux
amateurs du meilleur du jazz! Signalons pour mémoire locale (France), qu’en
1977, Gérard Terronès avait aussi eu le flair d’enregistrer Pepper Adams en
quartet avec le trio de Georges Arvanitas (Live
in Europe, Impro 02).
Les écrivains du jazz qui en sont à leur centième ouvrage sur Miles, Bird, Duke
ou Trane, etc., accumulation dont la pertinence n’est pas toujours la première
qualité, devraient prendre un jour conscience que le jazz est une musique
populaire à base large et qu’il y a d’autres belles curiosités à creuser et partager.
Pepper Adams en fait partie.
Les lecteurs de Jazz
Hot découvrent Pepper Adams au mois de mai 1958 par une photo pour illustrer un remplacement qu'effectue le quintet de Pepper Adams
avec Donald Byrd au Half Note de New York. C’est seulement 20 ans après, en décembre
1977, dans le Jazz Hot n°344,
dont la couverture et l’article principal sont consacrés au Thad Jones-Mel
Lewis Big Band auquel contribue Pepper Adams depuis l'origine, qu’une interview,
d’où est tirée une partie des informations qui suivent, annonce que Pepper a
l’intention de quitter, sans conflit car il l’aime, ce big band, après 12
années et demie de fidélité, où il a été un soliste de premier plan. La raison
en est la réalisation de projets personnels et des opportunités de tournées, en
quartet, ce qu’il fera en Europe permettant à Gérard Terronès de l’enregistrer à
Bordeaux le 4 novembre 1977. C'est un artiste rare qui parle, avec de belles
photos d’une personnalité sympathique en plus d’être un grand artiste.
Né à Highland Park (Detroit), dans le Michigan, le 8 octobre
1930, dans une famille très modeste qui a subi la crise de 1929 et a erré comme
beaucoup d’autres à la recherche de travail dans ces Etats-Unis déjà sinistrés,
Pepper Adams va connaître Rochester, NY, à partir de 1943 où il écoute
l’orchestre de Bud Powell et Cootie Williams comme celui de Duke Ellington, dans le foisonnement de l'âge d'or, tombant en admiration devant les grands orchestres
afro-américains et artistes de culture. En 1945 à Rochester, il y rencontre ses inspirateurs, Rex Stewart et Harry Carney, qui l’ont par la suite entouré
de leurs conseils et aide. A l’école, il apprend la musique, grâce au soutien
maternel (il sait lire à vue dès 7 ans), le saxophone ténor, soprano, le
piano et la clarinette. Son environnement musical est dévolu à la musique classique
et surtout de jazz, les big bands, les petites ou moyennes formations. Pepper
aime le jazz de culture, de la grande tradition afro-américaine, et on l’entend dans le feu de son jeu, dans sa sonorité, son attaque tranchante sur un instrument aussi lourd, son
imagination débordante, sa conviction, son expression aussi ancrées sur le
blues, le swing et les fondamentaux du jazz. Comme ses
modèles, Pepper joue sa vie dans ses chorus, soutient avec respect ses leaders
et possède autant de personnalité que de sens artistique pour servir la musique
des autres. C’est une autre incarnation parfaite de l’artiste de jazz. Bien
sûr, l’écoute et la rencontre d’Harry Carney sont sans doute à l’origine de son
choix instrumental, mais il en perçoit aussi de nouvelles possibilités en tant
que soliste, et rêve d’en faire un instrument leader, ce qu’il a réussi, ce
disque en atteste.
Il n’est pas le seul sax baryton du jazz, mais il est sans
doute l’un des rares dans ce registre afro-américain des plus aboutis qui se
réalise dans le bebop. Harry Carney sera un compagnon au long cours de Duke
Ellington, et Gerry Mulligan, autre grand leader sur cet instrument, son
quasi-contemporain (1927), gravitera dans l’esthétique euro-américaine du jazz,
une tradition de l’écriture d’un jazz savant moins expressive car plus cérébrale,
moins populaire. Cette dimension «jazz de culture», rare pour un Euro-Américain, Pepper
l’a acquise en jouant dès 14 ans à Rochester dans des orchestres de dancings
afro-américains, devenant «professionnel» (payé) en 1944, six jours par
semaine, ce qui le force à quitter la high
school où il participait à un orchestre dirigé par un ancien de Jimmie
Lunceford (James Smith, tp) tout en apprenant les bases de la culture classique
moderne (Debussy, Ravel, Stravinsky…) et en découvrant Don Byas, Bud Powell et
Dizzy Gillespie…
A la mort de son père en 1946, la famille retourne à
Detroit, MI, «une chance» selon Pepper, car il y a beaucoup de musiciens comme
nous l’a raconté Barry Harris. Il y côtoie Kenny Burrell, Tommy Flanagan, Barry
Harris, Paul Chambers, Doug Watkins le cousin de Paul Chambers, Donald Byrd… Ces
deux derniers sont dans sa formation de 1958 au Half Note. La famille Jones,
Hank, Elvin et Thad, sont aussi des amis proches et l’ont toujours soutenu.
Dans sa discographie, Pepper a régulièrement enregistré avec Hank Jones, Elvin
et Thad de la fin des années 1950 aux années 1980 où il décède. A propos de
discographie, il raconte qu’il a enregistré un premier disque sous son nom en
1948, jamais publié, avec notamment Yusef Lateef…
Ce beau monde part progressivement à New York pour acquérir
une plus grande notoriété et trouver plus de travail, et c’est aussi le choix
de Pepper. Il fait un court engagement avec Stan Kenton en 1955, lors d’un
séjour californien où il rencontre, entre autres, Lennie Niehaus, qui lui a dédié une composition («Pepper»), Shorty Rodgers; il trouve
parfois des engagements en leader de petites formations au tournant des années
1950-60, et c’est en 1957 qu’il enregistre ses premiers disques en leader. Pepper
participe de 1962 à 1964 à l’orchestre Lionel Hampton, à celui de Mingus
(1962-66, Blues & Roots). Il a
d’ailleurs enregistré sous son nom en 1963 Pepper
Adams Plays the Compositions of Charlie Mingus (label Jazz Workshop), avec
Charles McPherson, Dannie Richmond et Hank Jones. Il raconte également que dans
cette époque, sa sonorité ample qui emprunte aux gros sons des années 1930-40
alors que son phrasé est plus ancré dans le bebop, dérangeait parfois les
«modernistes».
Quoi qu’il en soit, c’est au sein du Thad Jones-Mel Lewis Orchestra,
qu’il va pendant plus d’une décennie affermir sa réputation de soliste virtuose
d’un instrument aussi imposant, contribuant à la réputation et à la sonorité de
ce big band qui tourne jusqu’en URSS. Les temps ont changé…
Pepper raconte que ces lundis au Village Vanguard avec cet
orchestre, d’abord en répétition, puis devenu une institution prisée des
amateurs, ont sans doute sauvé un club qui, des années 1960 aux
années 1980, a traversé la tourmente de l’écrasement du jazz par les musiques
commerciales. L’orchestre est très modestement payé, mais Pepper, comme
d’autres, survivent en assurant des séances de studios quand ils n’ont pas de
tournées ou d’engagements. L’horizon s’est à nouveau éclairé à la fin des
années 1970 quand Pepper se lance dans une carrière en leader, mais sa vie
écourtée en 1986 ne lui a guère laissé de temps.
Les qualités de lecteur, de virtuosité ont fait de Pepper
Adams un artiste courtisé par les orchestres, les studios, et si sa discographie
n’est pas ridicule avec plus de vingt disques en leader réalisés avec beaucoup
de compagnons de Detroit en particulier (les frères Hank, Thad et Elvin Jones,
Tommy Flanagan, Donald Byrd, Doug Watkins, Mel Lewis, Jimmy Knepper , Jimmy Rowles, Jimmy Cobbs, Teddy Charles,
Herbie Hancock, Charles McPherson, Duke Pearson, Benny Powell, Roland Hanna, Ron
Carter, Louis Hayes, Billy Hart, George Mraz, Frank Foster, Kenny Wheeler …),
ses contributions en sideman sont tout aussi dignes d’intérêt.
Cet enregistrement ramené à la vie par Corey Weeds a été
effectué au cœur de sa période avec le big band de Thad Jones-Mel Lewis, dans le
cadre d’une institution universitaire canadienne d’Edmonton, à l’Université d’Alberta,
le lundi 25 septembre 1972, dans le local des étudiants Room at the Top. Le
séjour musical s’est étendu sur une semaine. Les universités offrent en ce
temps aux musiciens quelques occasions de compléter leur planning; autres
temps.
Ces deux disques retracent ce moment avec un bon son et un livret
bien documenté, enrichi d’une contribution par Gary Smulyan (bar, 1956),
qui a été en quelque sorte son héritier dans l’orchestre de Mel Lewis, le
Vanguard Orchestra, le Dizzy Gillespie all stars Big Band, le Mingus Big Band,
le Carla Bley Big Band, et d’un échange avec un baryton plus jeune, Frank
Basile (né en 1978).
Pepper Adams y est brillantissime, avec cette qualité
d’articulation qui donne une grande fluidité à son discours en dépit d’un son
profond et d’une attaque véhémente dans la tradition parkérienne du saxophone,
qui a aussi influencé les ténors et les barytons. Le trio de Tommy Banks (1936-2018), un pianiste du cru
canadien, est à la hauteur du rendez-vous. Pour l’anecdote, Banks fut également
sénateur de l’Etat de l’Alberta de 2000 à 2011.
Le répertoire de six thèmes proches des 20 minutes est
constitué d’originaux («Civilization and Its Discontents», «Patrice»), de
standards («Time on My Hands», «Stella by Starlight»), de compositions du jazz
(«Three and One», «’Tis» de Thad Jones,
«Oleo» de Sonny Rollins), et il y est partout un grand saxophoniste inspiré. Pepper Adams a été considéré par beaucoup de ses pairs
comme l’un des meilleurs barytons de l’histoire du jazz (Coleman Hawkins, Curtis
Fuller, Bob Cranshaw, Phil Woods, etc.) et c’est en ce sens qu’on peut trouver
que sa reconnaissance par le public n’a pas été à la mesure de son talent. Sa vie
difficile mais passionnée par le jazz depuis sa jeunesse, marquée par un
accident stupide qui le handicapa dans les années 1970 et par un cancer qui l’a terrassé en 1986, à
56 ans, ne lui a guère laissé de temps.
Voilà un trésor en live qui suffit à nous rappeler le meilleur de cet artiste de jazz, hors norme sur
son instrument, qui se caractérise par une immersion réussie dans la
culture jazz au point qu’il a franchi le mur de verre qui sépare souvent
l’expression des Afro et des Euro-Américains quant à l’authenticité,
la profondeur et la maturité de l'expression, en raison de la différence des niveaux d'expérience qu'évoque James Baldwin (le vécu): il y a dans son jeu une intensité qui ne trompe pas.
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 Delfeayo Marsalis Uptown Jazz Orchestra
Uptown on Mardi Gras Day
Carnival Time, Uptown on Mardi Gras Day, Big Chief*, Uptown
Boogie*, New Suit, All on a Mardi Gras Day, Midnight at the Zulu Ball, Street
Parade, Mardi Gras Mambo, So New Orleans! (2023), They All Ask’d for You, Mardi
Gras Mambo (For the Jass Cats)*
Delfeayo Marsalis (tb, lead) et selon les titres Scott
Frock, John Gray, Mike Christie (tp), Andrew Baham (tp, voc), Terrance Hollywood Taplin,
T.J. Norris, Ethan Santos (tb), Gregory Speedo Agid (cl), Khari Allen Lee (as,
ss), Amari Ansari (as), Roderick Paulin, Scott Johnson (ts), Roger Lewis,
Trevarri Huff-Boone (bar), Arnold Little III (g), Kyle Roussel, Davell Crawford
(p), David Pulphus, Jason Smiley Stewart (b), William Mobetta Ledbetter (eb,
b), Chris Severin (eb), Herlin Riley, Marvin Smitty Smith (dm), Alexey Marti
(cga), Tonya Boyd-Cannon, Glen-David Andrews (voc) + Branford
Marsalis (ts, ss)*
Enregistré les 14-15 octobre et 10 novembre 2022, New
Orleans, LA
Durée: 55’ 50’’
Troubadour Jass Records 02062023 (dmarsalis.com)
Vous êtes déprimé par l’enchaînement bien huilé des crises sanitaire,
financière, économique, sociale et de la guerre en Europe? Si votre moral ne tutoie pas les
sommets du CAC 40, on vous conseille de suivre l’ordonnance du Dr. Delfeayo Marsalis!
De la médecine 100% naturelle from New
Orleans à base de swing, de groove, de funk, de blues, de cuivres
rutilants, de rythmiques endiablées et de voix rocailleuses comme les fonds du
Mississippi. Une fête du Mardi Gras comme il n’en existe qu’à Crescent City! Uptown on Mardi Gras Day célèbre ainsi
la culture néo-orléanaise et une nouvelle renaissance de la ville, après les
mois d’enfermement –ayant causé l’annulation du Mardi Gras 2021, une première
depuis 1979– et d’incurie sanitaire généralisée –la famille Marsalis l’a vécu dans sa chair avec la disparition du patriarche Ellis–,
alors même que les plaies laissées par l’ouragan Katrina en 2005 ne sont pas
encore cicatrisées et ont encouragé la prédation immobilière.
Durant cette période, Delfeayo, qui, contrairement à ses aînés
Branford et Wynton, n’a jamais quitté New Orleans, s’est d’ailleurs mobilisé
pour venir en aide aux acteurs de la culture néo-orléanaise native avec la création
d’une association, Keep New Orleans Music Alive (KNOMA), destinée à recueillir
et distribuer un fonds d’aide d’urgence. Dans le communiqué accompagnant la
sortie du disque, il s’en explique: «Grâce
à ce travail, j’ai pu interagir avec de nombreux Big Chiefs, Big Queens et
tribus indiennes. Cela m'a permis de me rendre vraiment compte de qui sont ces personnes
et de leur importance dans la communauté. Bien sûr, nous aimons voir les
magnifiques couleurs et les belles plumes, mais ce sont des gens qui ont été
des leaders importants dans la communauté pendant la pandémie. Ils préparaient
de grandes marmites de soul food et faisaient des rondes, s'occupant des
personnes âgées et des infirmes. Un Big Chief m'a dit: "Nous n'avons pas
beaucoup, mais nous voulons nous assurer que ceux qui ont moins que nous soient
pris en charge". Cet album a été inspiré par les histoires que j'ai
entendues des Big Chiefs.» Rappelons que Delfeayo n’a pas attendu le covid
pour développer des dynamiques de solidarité avec notamment la création de
l’Uptown Music Theatre, en 2000, et sa participation à de nombreuses autres
actions pédagogiques.
Avec son Uptown Jazz Orchestra, monté en 2008, Delfeayo
Marsalis convie le monde entier au carnaval, se donnant aussi pour mission de
répandre les good vibes de New
Orleans. A la tête d’un collectif de trente musiciens, dont Branford Marsalis
invité sur trois morceaux, le tromboniste revisite les standards du jazz et du
blues de Crescent City, agrémentés de quelques (bons) originaux de sa main. La
formation ouvre ainsi le défilé façon big band –soutien groovy d’Herlin Riley– avec
une composition d’Al Johnson (p, voc, 1939), «Carnival Time» interprétée au
chant par le trompettiste Andrew Baham, un habitué du Uptown Jazz Orchestra qui
a également signé les arrangements avec le leader. Autre must du répertoire néo-orléanais, «Mardi Gras Mambo» (Frank R.
Adams, Chavers Elliott, Lou Welsch) est l’occasion d’un truculent solo de
Delfeayo avec sourdine, soutenu par les congas d’Alexey Marti: fermez les yeux,
vous êtes aux Caraïbes! Sensation vocale de ce disque, le tromboniste Glen
David Andrews (1979), ici chanteur à l’expressivité soulfull, donne un show aux accents gospel sur «They All Ask’d for
You» (Art Neville, Ziggy Modeliste, Leo Nocentelli, George Porter Jr.) en vis à
vis avec l’excellent Scott Frock (tp) et probablement le très talentueux Davell
Crawford (le livret ne détaille pas les configurations changeantes de
l’orchestre sur chaque titre). C’est d’ailleurs lui qui introduit vraisemblablement
aussi le célèbre «Big Chief» d’Earl King où Branford donne un virevoltant solo
de ténor. Autre titre d’Earl King, «Street Parade» offre un autre espace
d’expression à Glen David Andrews. Si l’orchestration du disque est
majoritairement acoustique, les sonorités électriques (Fender Rhodes, basse)
sont également présentes comme sur «Nuit Suit» de Wilson Turbinton (p, voc,
1944-2007) qui nous embarque vers un funk millésimé décennie 1970.
Pour ce qui est des originaux de ce disque, «Uptown on Mardi
Gras Day» est chanté par l’énergique Tonya Boyd-Cannon soutenue par Davell
Crawford (cette fois crédité) sous les doigts duquel on entend toute une
filiation du piano blues new orleans allant de Professor Longhair à Fats
Domino, en passant par Henry Butler et Dr. John. On retrouve les deux
frères Marsalis sur «Uptown Boogie», une composition au rythme chaloupé où Delfeayo
et Branford déroulent chacun une intervention à la hauteur. Autre réussite
caractérisant le gumbo propre à New Orleans, la reprise de la chanson «So
New Orleans» (présent sur le précédent disque Jazz Party) dont les paroles de Dr. Brice Miller (voc, tp), déclamées
dans le style hip hop, expriment la fierté d’appartenir à une ville populaire, aux racines diverses,
irriguée par la tradition jazz héritée de Buddy Bolden et Louis Armstrong –laquelle ne saurait être réduite à une attraction touristique–, une ville qui se retrouve aussi autour de son équipe de football américain, les Saints.
Vivifiant comme peu de productions actuelles le sont, Uptown on Mardi Gras Day réunit un panel
de talents attestant de la vitalité intacte du phénix néo-orléanais qui rejaillit de feux vaudous du bayou. Un
puissant concentré d’énergie et de combativité, revenant à l’essence même du
blues et du jazz, souvent perçue à tort dans une dimension ludique d'apparence, car sous les costumes perlés et les colliers bariolés, Delfeayo
Marsalis, déjà auteur d’un impertinent Make America Great Again! à la
veille de la présidence Trump, offre à ses semblables une musique de
résistance.
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 Dave Burns
1962 Sessions
C.B. Blues, Tali, Something Easy, Secret Love, Straight Ahead,
Imagination, Rhodesian Rhapsody, Three-Fourth Blues*, R.B.Q.*, Automation°, Tamra°,
Siam°
Enregistré en juin 1962, New York, NY: Dave Burns (tp), Herbie
Morgan (ts), Kenny Barron (p), Steve Davis (b), Edgar Bateman (dm)
*Enregistré le 19 février 1962, Chicago, IL: Dave Burns (tp),
Al Grey (tb), Billy Mitchell (ts), Bobby Hutcherson (vib), Floyd Morris (p), Herman
Wright (b), Eddie Williams (dm),
°Enregistré le 30 octobre 1962, Chicago, IL: Dave Burns (tp), Billy Mitchell (ts), Bobby Hutcherson (vib),
Billy Wallace (p), Herman Wright (b), Otis Finch (dm)
Durée: 1h 18’ 44”
Fresh Sound Records 1113 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Comme le remarque Jordi Pujol, le travail de Fresh Sound de
préservation d’une mémoire élargie du jazz est indispensable, unique en son
genre. Il ne s’agit ici ni de retrouver un trésor enfoui d’un des grands noms
du jazz, œuvre déjà utile et louable, ni de rééditer des albums historiques,
avec parfois quelques inédits, autres œuvres utiles à la connaissance du jazz.
Non, le travail de Jordi Pujol est de restituer ce tissu dense de créateurs du
jazz, de haut niveau, qui pour n’être pas toujours devenu des grands noms du
jazz, n’en possèdent pas moins de talent et de créativité, et qui ont apporté
cette densité artistique propre au jazz, un art surpeuplé en son âge d’or
d’artistes exceptionnels, plus ou moins connus. C’est de cette émulation et de
cette densité sans comparaison dans l’histoire artistique de la planète, que le
jazz a puisé la force de s’imposer à un pays qui n’en voulait pas, mais plus
largement à un monde qui l’a adopté en reconnaissant aussi bien sa force
créatrice que son pouvoir de libération, et d’abord des esprits. Fresh Sound Records
et Jordi Pujol sont effectivement parmi les rares (le seul?) à explorer, avec
ce regard, cette grande base populaire du génie du jazz, né de cette pratique
démocratique, dans une époque (1920 à 1960) qui a entrouvert quelques portes et
fenêtres à l’air frais de la création populaire avant de les refermer à la fin
du XXe et au XXIe siècles. C’est effectivement le seul producteur actuel à
prendre le risque de produire intelligemment de tels albums, comme un vrai
amateur et connaisseur du jazz, regroupant ce qui peut l’être avec des éléments
de biographies, une vraie recherche, pour nous faire saisir que pour
qu’Ellington, Gillespie ou Coltrane existent, il faut aussi ces milliers
d’artistes que le jazz a enfantés, et qui ont pu laisser une belle trace par le
miracle d’un circuit de production discographique du jazz assez indépendant en
ces temps, dont Fresh Sound Records est la queue de comète. Il réactive cette mémoire
déjà oubliée pourtant indispensable pour comprendre la première note du jazz,
car le jazz est d’abord un état d’esprit, une attitude humaine devant la vie,
l’art, la musique.
A l’écoute de l’ignoré Dave Burns (né dans le New Jersey en 1924
et décédé en 2009 à Freeport, NY), trompettiste de haut vol, une sorte de
perfection instrumentale dans tous les registres, avec et sans sourdine, qui a
côtoyé les Savoy Sultans, Dizzy Gillespie (il fit partie du big band historique
de la fin des années 1940 qui se produisit à Paris en février 1948 à la Salle
Pleyel), Duke Ellington Orchestra (1949-50), James Moody, Dexter Gordon, Johnny
Griffin, Milt Jackson (la liste est très longue), on comprend que la richesse
du jazz ne s’arrête pas à l’écoute des grands noms et de quelques enregistrements
historiques, par ailleurs nécessaires. Comme le dit encore la fable de La
Fontaine aux amateurs de jazz, «Travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds
qui manque le moins». Dans ce fonds «Dave Burns», regroupant ici des
enregistrements parus en 1962 (à l’origine sur labels Vanguard, Argo, Smash, et
sous les noms de Dave Burns, Al Grey et Billy Mitchell), Jordi Pujol a sélectionné
ces enregistrements avec une pléiade d’artistes de ce début de l’année 1962, encore
connus comme Kenny Barron (déjà essentiel en 1962), Bobby Hutcherson, ou déjà
oubliés, malgré un vrai talent, comme le
leader Dave Burns, splendide de classicisme et de maîtrise expressive, comme le
ténor Herbie Morgan, au beau son d’époque (John Coltrane-Hank Mobley), les
bassistes Steve Davis et Herman Wright, et à un moindre degré dans l’oubli Al
Grey, Billy Mitchell (du velours sur «Tamra»).
Le répertoire est dû à Dave Burns, Kenny Barron, Billy
Wallace présents sur ces séances, à Tom McIntosh (le beau «Tali»), à Gene Kee,
un arrangeur qui a côtoyé Al Grey et Billy Mitchell, avec en sus quelques
standards («Secret Love», «Imagination»).
La musique est une savante alchimie entre le mainstream où a
baigné la jeunesse de Dave Burns et le bebop de sa génération, entre la petite
formation et l’esprit big band («R.B.Q.»), un témoignage de plus que le jazz
est fait de continuité et non de ruptures. Le swing, le blues et une conviction
d’époque donnent à ces enregistrements la force de traverser soixante années sans une
ride. Les ensembles sont magnifiques, le beau son de Dave Burns éclabousse les
thèmes, l’art ne vieillit pas, et c’est aussi à ça qu’on le reconnaît quand on
n’a pas assez d’expérience ou de sensibilité pour s’en apercevoir en temps
réel. Une heure de bonheur, d’un jazz de culture sans fard,
à découvrir, c’est encore possible sans se noyer dans la médiocrité et la superficialité
qui se généralisent en 2023: comme le disait le laboureur à ses enfants, il
suffit de creuser le sillon.
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 John Coltrane
A Love Supreme: Live in Seattle
A Love Supreme, Pt. I – Acknowledgement, Interlude 1, A Love
Supreme, Pt. II – Resolution, Interlude 2, A Love Supreme, Pt. III – Pursuance,
Interlude 3, Interlude 4, A Love Supreme, Pt. IV - Psalm
John Coltrane (ts, perc), McCoy Tyner (p), Jimmy Garrison
(b), Elvin Jones (dm), Pharoah Sanders (ts, perc), Carlos Ward (as), Donald
Rafael Garrett (b)
Enregistré le 2 octobre 1965, Seattle, WA
Durée: 1h 15’ 28”
Impulse! 00602438499977 (Universal Music)
Voici pour les amateurs nombreux de John Coltrane et de son
quartet légendaire, augmenté en cette occasion de Pharoah Sanders, Carlos Ward
et Donald Rafael Garrett, «embarqués» à San Francisco, au détour d’une tournée
américaine à l’automne 1965, comme rappelé lors de la récente disparition de
Pharoah Sanders (cf. Jazz Hot 2022).
Après une mémorable tournée estivale européenne (Juan-les-Pins, Paris,
Comblain-la-Tour), au cours de laquelle le John Coltrane Quartet a déjà rejoué (Antibes-Juan-les-Pins, John
Coltrane-Love Supreme, Esoldun-Ina/France’s Concert 106) la fameuse suite en
quatre mouvements, en forme de prêche selon l’héritage familial et plus
largement communautaire, un impressionnant ensemble immortalisé le 9 décembre
1964 dans le studio de Rudy Van Gelder (Impulse! AS 77), le quartet de John Coltrane est de retour aux
Etats-Unis. Après la naissance de Ravi Coltrane (le 6 août 1965), le quartet
reprend la route vers la Côte Ouest où le hasard de la vie d’artiste le remet
en contact avec Pharoah Sanders après leur rencontre new-yorkaise (cf. article déjà cité). C’est ainsi que
la troupe se retrouve à Seattle, dans l’Etat de
Washington, pour une semaine déjà en partie documentée, puisqu’il existe un John Coltrane Featuring Pharoah Sanders,
Live in Seattle, enregistré le 30 septembre 1965 (Impulse! AS 9202, cf. discographie de John Coltrane, Jazz Hot n°492), avec le quartet
augmenté, où un autre répertoire a été abordé, tout aussi spirituel («Cosmos»,
«Out of This World», «Evolution») et d’autres prises de ce séjour à Seattle
sont réputées «perdues» ou inédites comme «Body and Soul» et «My Favorite Things»,
«Afro-Blue», avec des formations variables, Donald Garrett y jouant aussi de la
clarinette basse.
Le premier enregistrement de A Love Supreme a connu un succès public considérable, très
étonnant à sa sortie quand on considère la nature de cette musique, un accueil qu’on
n’imagine plus au XXIe siècle pour
une musique sans complaisance, si intense, aussi exigeante et pénétrante, qui
sort littéralement des tripes comme le blues le plus rural, comme le disent,
dans Jazz Hot, McCoy Tyner et, dans
le livret, Elvin Jones, une expérience spirituelle pour les musiciens comme
pour les auditeurs-spectateurs, quel que soit l’endroit où on l’écoute, un bar,
un club ou une église. C’était donc un défi, relevé, pour un public peu averti
de la réalité afro-américaine de ce temps (aussi bien l’histoire culturelle, la
vie quotidienne que l’actualité), au-delà du jazz habituel, mais un public sans
doute plus curieux car le jazz est alors encore la grande culture musicale de
l’après Seconde Guerre, malgré les débuts du rouleau compresseur de la musique
commerciale; John Coltrane Quartet est déjà heureusement une légende,
encore contestée mais admise.
La deuxième exposition en live, à ce jour publiée, de cette œuvre de cet été-automne 1965 a
été exhumée des archives du saxophoniste Joe Brazil (1927-2008), né à Detroit,
MI, qui y organisa une scène jazz dès 1951, et qui a été de longue date un
participant de la scène jazz de cette génération. Il a côtoyé la plupart des
musiciens de son terroir: Barry Harris, Donald Byrd, Joe Henderson, Doug
Watkins, Roy Brooks, Elvin Jones, et tant d’autres! Il faut simplement relire
dans Jazz Hot l’hommage à Barry Harris et ce qui concerne cette ville de Detroit si riche pour le jazz. Joe Brazil est
un ami de John Coltrane, et il l’accueille chez lui lors de ses passages, en
1961, note le livret.
Grâce donc à Joe Brazil, qui en avait fait profiter quelques
amis en privé avant son décès en 2008, on retrouve ici une version en quartet
augmenté de trois invités qui vont durablement intégrer la formation de John
Coltrane jusqu’à sa disparition, trois musiciens jetés dans le grand bain de
cette musique torrentielle mais aussi émouvante, intime, retenue selon les
moments, où le quartet est à son apogée expressive, sans plus aucun frein lié à
la réalité du spectacle. Le bain est sans doute à la température idéale, car
cet enregistrement est aussi bouleversant et majestueux que si les musiciens
jouaient cette musique depuis des années. On dit cela malgré les remarques du
livret qui détecte une perte de cohésion, remarque qui n’a aucun sens, d’après
moi, dans ce type d’expression qui n’exécute pas une partition. Il y a bien sûr
un tel fondement, une telle intensité relationnelle entre eux, une telle
motivation qu’on peut rationaliser sur les repères communs pour comprendre la
rapidité de l’alchimie, et même sur l’apport de volume grâce à cette formation
augmentée, ce qui contribue aux moments paroxystiques, mais vu la complexité de
l’ensemble, il faut aussi bien se dire que les mots et la raison sont parfois
insuffisants pour décrire la création, ce qui se construit dans la durée, un fondement culturel qui plonge ses racines dans les siècles, dans des
biographies complexes, dans un vécu aussi riche que dur, dans une histoire
complexe en Amérique où le racisme est fondateur. Le jazz dans son ensemble est
la pomme d’or d’un long cheminement où la tragédie côtoie l’imagination et la
recherche de la liberté. C’est particulièrement sensible dans ce type d’œuvre.
Au-delà du leader et de nouveaux arrivants, Elvin Jones, Jimmy Garrison sont
simplement extraordinaires, sans doute en transe, car cette dimension
intervient dans cette musique, particulièrement en live, ce qui est un des intérêts supplémentaires de ce disque. On
ne parlera ni de blues, ni de swing, car le blues est la matière première et le
swing, la langue naturelle de ses artistes.
Effectué à l’initiative de Joe Brazil, installé à Seattle
depuis 1961 (où il décède en 2008), sur son magnétophone personnel, au
Penthouse, un club de Seattle créé en 1962 par Charlie Puzzo, une étape qui vit
passer Miles Davis, Aretha Franklin, Wes Montgomery entre autres et qui ferma
en 1968, dont on voit la devanture dans le livret, l’enregistrement a été sans
doute bien restauré, car le son est correct comme le livret, avec plusieurs textes qui resituent l’événement. La photo de couverture est de Raymond Ross, grâce aux
archives de CTS/Images, notre correspondante Cynthia Sesso. A Love Supreme: Live in Seattle du John Coltrane Quartet augmenté est un enregistrement
historique, une nouveauté; merci à Joe Brazil et à ceux qui contribuent à cette
production, dont l’indispensable Zev Feldman!
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 Pierre Guicquéro Quartet
Just in Time
Broadway, I'll Be Seeing You*, Goodbye, You 'n' Me, It Could
Happen to You, Just in Time*, Conception, Stranger in Paradise, Chloe (Song of
the Swamp), Taylor Made
Pierre Guicquéro (tb, voc*), Jérôme Brajtman, François
Brunel (g), Dominique Mollet (b)
Enregistré les 3-4 mai 2022, Meudon (92)
Durée: 47’ 54’’
Camille Productions MS102022 (www.camille-productions.com)
Huit ans après Back From N.O. gravé avec son PG
Projet, Pierre Guicquéro propose un nouveau projet en leader, à la tête d’un
quartet à la configuration inhabituelle: trombone (et chant), guitare solo,
guitare rythmique (les deux électro-acoustiques) et contrebasse. Le leader, rencontré à l’occasion du concert
de sortie, fin janvier, de ce Just in Time au
Marcounet, nous en a précisé la genèse: «Au
départ, j’avais envie de monter un trio intimiste, plutôt musique de chambre,
avec en tête des références comme le trio de Chet Baker avec Philip Catherine
et Jean-Louis Rassinfosse, ou Chet Baker avec Gerry Mulligan. L’idée était une
formation sans batterie. Et François Brunel m’a suggéré d’ajouter Jérôme
Brajtman pour passer au quartet, ce qui donne plus de possibilités de
contre-chants, de thèmes. Quand on a formé ce quartet avec une
deuxième guitare, on a tout de suite pensé au Ruby Braff-Georges Barnes Quartet,
décliné au trombone.»
Chet Baker est encore plus directement convoqué par
Pierre Guicquéro qui pour l’occasion s’est fait chanteur sur deux titres: «I'll
Be Seeing You» et «Just in Time». Une première pour le tromboniste dont le
timbre n’est effectivement pas très loin de celui de Chet. Même si c’est au
trombone que Pierre Guicquéro est le plus profond, les parties chantées
sont agréables à l’écoute et amènent légèreté et diversité à l’ensemble. La
vraie réussite de cet album est d’avoir mené à bien un alliage instrumental où
se mêlent l’esthétique west coast, le
phrasé à la Jim Hall/Joe Pass –évoqué par Jérôme Brajtman (avec un beau développement sur
«Conception»)–, une couleur Django dans l’accompagnement rythmique de François
Brunel (bon solo sur «Broadway») et un excellent Dominique Mollet à la contrebasse.
Le quartet de Pierre Guicquéro revisite ainsi, à travers des
arrangements très fins, pour la plupart réalisés de façon collégiale, un
répertoire de standards et de grandes compositions du jazz dont une superbe
version de «Stranger in Paradise» où l’expressivité du trombone de Pierre Guicquéro est particulièrement mise en valeur, relayée par un superbe solo à
l’archet de Dominique Mollet enrichi du contre-chant du leader.
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 Buck Clayton
Complete Legendary Jam Sessions Master Takes
CD1: Moten Swing, Sentimental Journey, Lean Baby, The
Hucklebuck, Robbin's Nest
CD2: Christopher Columbus, How Hi the Fi, Blue Moon, Jumpin'
at the Woodside, Don't Be That Way
CD3: Undecided, Blue and Sentimental, Rock-A-Bye
Basie°, Out of Nowhere, Blue Lou, Broadway, All the Cats Join In, After Hours, Don't
You Miss Your Baby*
Enregistré à New York, les
14 décembre 1953: Buck Clayton (tp),
Joe Newman (tp), Urbie Green (tb), Benny Powell (tb), Lem Davis (as), Julian
Dash (ts), Charlie Fowlkes (bar), Sir Charles Thompson, Freddie Green (g), Walter
Page (b), Joe Jones (dm)
16 décembre 1953: Buck Clayton (tp),
Joe Newman (tp), Urbie Green(tb), Henderson Chambsers(tb), Lem Davis (as), Julian
Dash (ts), Charlie Fowlkes (bar), Sir Charles Thompson (p, celeste), Freddie
Green (g), Walter Page (b), Jo Jones (dm)
31 mars 1954: Buck Clayton (tp), Joe
Thomas (tp), Urbie Green (tb), Trummy Young (tb), Woody Herman (cl), Lem Davis
(as), Julian Dash (ts), Al Cohn (ts), Jimmy Jones (p, celeste), Steve Jordan
(g), Walter Page (b), Jo Jones (dm)
13 août 1954: Buck Clayton (tp), Joe
Newman (tp), Urbie Green(tb), Trummy Young (tb), Lem Davis (as), Coleman
Hawkins (ts), Charlie Fowlkes (bar), Billy Kyle (p), Freddie Green (g), Milt
Hinton (b), Jo Jones (dm)
15 mars 1955: Buck Clayton (tp), Ruby
Braff (crt), Bennie Green (tb), Dick Harris (tb), Coleman Hawkins (ts), Buddy
Tate (ts), Al waslohn (p), Steve Jordan (g), Milt Hinton (b), Jo Jones (dm),
Jack Ackerman (tap dance)°
5 mars 1956: Buck Clayton (tp), Ruby
Braff (crt), Billy Butterfield (tp), J.C. Higginbotham (tb), Tyree Glenn (tb
& vib), Coleman Hawkins (ts), Julien Dash (ts), Ken Kersey (p), Steve
Jordan (g), Walter Page (b), Bobby Donaldson (dm), Jimmy Rushing (voc)*
Durée: 1h 08’ 37”, 1h 17’ 22”, 1h 15’ 07”
Essential Jazz Classics 55753 (www.jazzmessengers.com)
Le natif de Kansas
City, Wilbur Dorsey Buck Clayton (1911-1991), fait partie de la légende de la trompette et du jazz, et ces splendides
enregistrements de 1953 à 1956 fleurent bon le Count Basie Orchestra, version «ancien testament» (années 1930), actualisé dans les années 1950: tout et tous ou presque nous
rappellent cette formidable machine à swing, made in Kansas City, qui a eu tant d’influence sur le jazz, dans
les grandes aussi bien que dans les petites (Nat King Cole, Oscar Peterson…) et
moyennes formations, comme ici. Si Buck Clayton est de Kansas City, ce n’est qu’en 1938
qu’il intègre le Count Basie Orchestra sur la recommandation d’Hershel Evans, remplaçant
Hot Lips Page, après un séjour, original, de trois années à Shanghaï de 1933 à
1937, interrompu par l’invasion japonaise en Chine. Buck Clayton fait partie de la tradition éclatante de la
trompette de Louis Armstrong, et on l’entend encore en 1953 sur le premier
thème («Moten Swing»). Il est aussi un artiste du contre-chant et des chorus de
trompette avec sourdine.
Ici, comme à la fin des années 1930, la section rythmique
avec Freddie Green, Walter Page et Jo Jones, la présence de Charlie Fowlkes,
Joe Newman disent clairement que l’ombre de Count Basie plane sur ces séances,
parfaitement évoqué au piano par Sir Charles Thompson, Jimmy Jones, Billy Kyle
entre autres selon les plages. La présence des gros sons des ténors Coleman
Hawkins et Buddy Tate, renforce cette couleur swing de Kansas City, et
l’intervention de Jimmy Rushing complète la couleur blues de ces enregistrements
comme le répertoire («Moten Swing», «Lean Baby», «Robbin’s Nest»,
«Rock-A-Bye-Basie», «Jumpin’ at the Woodside», «Blue and Sentimental», etc.).
Dans cet esprit, tout est perfection ici, un vrai régal dans
cette synthèse basienne du jazz, avec en dénominateur commun la sonorité
magnifique du leader mais aussi de ses invités de luxe, un vrai all stars
quelles que soient les dates. On perçoit l’absolue liberté de ces ensembles, où, en
raison du format réduit (autour de onze musiciens) par rapport au big band et
de la longueur des thèmes (10 minutes à 30 minutes pour le faramineux
«Christopher Colombus», ou 20 minutes pour le splendide «The Hucklebuck», longueur
impossible à l’enregistrement à la fin des années 1930), en raison aussi de
cette formule jam sessions sur un répertoire complètement possédé par chacun –le jazz de culture essentiel– l’ensemble des solistes s’en donnent à chœur joie en terme de blues
(omniprésent), de riffs («The Hucklebuck») et d’interventions brillantes du
leader et de chacun des invités, connus comme Coleman Hawkins, Al Cohn, ou
moins connus comme Julian Dash, Lem Davis, Charlie Fowlkes (chorus monumental
sur «The Hucklebuck»), avec toujours au service des solistes cette pulsation si
déterminante de Freddie Green ou Steve Jordan, de Walter Page ou de Milt Hinton
et du père des batteurs, Jo Jones, dont l’accompagnement de velours, même en
big band, souligne le swing-blues aérien à la Count Basie qu’évoque avec
maestria Sir Charles Thompson.
Buck Clayton, Joe Newman, Coleman Hawkins, Jo Jones avec
Bennie Green, Urbie Green, Benny Powell, Trummy Young, Dick Harris, J.C.
Higginbotham –quelle formidable brochette de trombonistes!– avec parfois Ruby
Braff et Woody Herman, c’est la garantie d’un sommet de l’expression dans le
jazz. Ce coffret de trois CDs réunit des enregistrements
réalisés à l’origine chez Columbia, soit près de quatre heures d’un jazz dans ce
qu’il a de plus essentiel.
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 Temple University Jazz Band
Without You, No Me: Honoring the Legacy of Jimmy Heath
Passing of the Torch, Without You No Me, Bootsie, Please
Don't Talk About Me When I’m Gone, In That Order*, Voice of the Saxophone, I
Can't Give You Anything But Love°, The Wise Old Owl, The Blues Ain't Nothin'
(But Some Pain), Perdido*°
Temple University Jazz Band: Terell Stafford (lead), reste
du personnel détaillé dans le livret + Joey DeFrancesco (org)*, Christian
McBride (b)°
Enregistré en avril 2021, Philadelphie, PA
Durée: 1h 04’ 33’’
BCM&D Records (http://boyer.temple.edu/about/bcmd-records)
Terell Stafford ( Jazz Hot n°632) compte parmi ces messengers qui perpétuent la
transmission du jazz de culture jusqu’aux nouvelles générations. Formé par un disciple
et hériter d’Art Blakey, Bobby Watson, le trompettiste enseigne depuis plusieurs
années dans de grandes institutions et notamment à Temple University, à
Philadelphie, PA, dont il dirige l’orchestre d’étudiants, le Temple University
Jazz Band. Ce dernier a plusieurs enregistrements à son actif avec Terell
Stafford depuis Mean What You Say (Sea
Breeze Vista, 2003) qui avait notamment accueilli Jon Faddis en guest, jusqu’à Covid Sessions: A Social Call (BCM&D Records, 2020), enregistré
à distance durant la période du grand enfermement planétaire. L’année suivante,
la session qui réunissait de nouveau «physiquement» les musiciens pour graver Without You, No Me, était encore marquée
par un protocole sanitaire strict comme en témoignent les photos du livret. Ce
dernier projet est un tribute au
grand Jimmy Heath, disparu juste avant la crise du covid, le 19 janvier 2020. Terell
Stafford avait rencontré le saxophoniste au tournant du siècle,
quand ils jouaient ensemble au sein du Dizzy Gillespie Alumni All-Star Big Band et
avait conservé avec lui une relation de grande proximité. C’est aussi bien sûr
pour la ville de Philadelphie l’occasion de rendre hommage à l’un de ses
enfants, issu de cette extraordinaire famille Heath qui a irrigué le jazz à Philly
et très au-delà. Deux invités de marque, venant également de cette scène, se
sont joints à l’orchestre: Christian McBride et le regretté Joey DeFrancesco dont c’est l’un des tous derniers enregistrements.
Le disque s’ouvre avec un bon original, dynamique avec une dimension blues,
«Passing of the Torch» (Passage du flambeau) composé pour l’occasion par l’altiste
Todd Bashore, également professeur à Temple University et ancien élève de Jimmy
Heath au Queens College, NY. Un thème qui évoque bien sûr cette transmission
dont Jimmy Heath a été un inlassable artisan. Autre original réussi, «Bootsie»,
très swing –du jeune ténor Jack Saint Clair, un ancien élève de Temple–, en hommage à une autre figure de Philly, Bootsie Barnes, également disparu en 2020. Les deux invités ont également amené
chacun un thème de leur cru. «The Wise Old Owl» de Chris McBride est dédié à
John Chaney (1932-2021), l’ancien entraîneur de football américain de Temple
(1982-2006), un personnage charismatique dont l’influence s’étendait au-delà
des limites du campus à en croire le livret. Le titre fait référence à la
sagesse du coach et à l'animal-mascotte de l’université. «In That Order» de Joey
DeFrancesco est tiré de son album Trip
Mode (HighNote, 2015). Ce thème mid-tempo aux accents mélancoliques met en
avant le bassiste de l’orchestre, Nathan Pence. L’organiste est aux claviers
sur ce titre nerveux auquel les cuivres apportent de l’ampleur.
L’œuvre de compositeur de Jimmy Heath n’est pas oubliée avec
«Without You, No Me» qui donne son titre à l’album. Ce morceau avait été écrit
par le saxophoniste à la demande de Dizzy Gillespie et enregistré à l’occasion
de ses 70 ans sur Live at the Royal
Festival Hall, London 1987 (BBC Music). Quant au très beau thème «Voice of
the Saxophone», il est superbement exposé au ténor par Dylan Band qui rend
ainsi hommage à la fois au compositeur et à l’instrumentiste. D’autres grandes
pièces du répertoire complètent la set-list:
«The Blues Ain't Nothin' (But Some Pain)» de l’organiste de Philly Shirley
Scott (1934-2002) interprété avec chaleur et conviction par Danielle Dougherty
(voc) qui donne également une version savoureuse de «Please Don't Talk About Me When
I’m Gone» (Sidney Clare/Sam H. Stept). Présent sur «I Can't Give You Anything
But Love» Chris McBride y développe un long solo tout à fait extraordinaire,
faisant sonner sa contrebasse comme un instrument soliste et achevant son
intervention par quelques mesures à l’archet. Un grand moment! L’album s’achève
sur un «Perdido» (Juan Tizol) haut en couleurs où l’on retrouve les deux
invités.
Un bon disque, dont on regrette simplement que le livret ne précise pas plus clairement les noms des compositeurs. Hormis ce détail, on peut louer le souci de Terell Stafford d’honorer avec ses étudiants l’héritage d’un
maître, Jimmy Heath, de même que la mémoire d’autres acteurs du Philly Jazz. Quant aux jeunes talents repérés ici, on leur souhaite de s'épanouir dans leur parcours musical et de servir le jazz de culture comme leurs illustres aînés .
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 Tchavolo Schmitt
Miri Chterna
Seul ce soir, J'attendrai*, Coucou, Le Soir, It Had to Be
You°, Tchavolo Blues, September Song**, Billet doux°, Sheik of Araby, Ghost
Track
Tchavolo Schmitt (g), Julien Cattiaux (g), Edouard Pennes
(b) + invités: Bastien Brison (p)**, César Poirier (cl)°, Khoa-Nam Nguyen (vln)*,
Thomas Descamps (vln)*, Issey Nadaud (avln)*, Alexis Derouin (cello)*
Enregistré le 17 janvier 2022, Paris
Durée: 37’ 50”
Mambo Productions 180261 (L’Autre distribution)
Avec Tchavolo Schmitt, c’est l’assurance d’un moment de
bonheur authentique, et ce disque nous en propose car le génie de la mélodie du
grand guitariste est resté intact après les deux années de silence imposé à la
musique. On peut faire confiance à la liberté tzigane pour s’affranchir de ce
silence autoritaire et conserver cette poésie populaire qui en fait le prix. Sur le répertoire du jazz de la tradition de Django, on
retrouve Tchavolo égal à lui-même, c’est-à-dire chaleureux, direct et poète, dans
le cadre d’une rencontre en trio, parfois agrandie par la présence de quelques
invités. C’est Edouard Pennes, son contrebassiste sur le disque, qui
est à l’origine de cette rencontre enregistrée au Studio Ferber, intervenue
après une double soirée au Duc des Lombards. On comprend son souci
d’immortaliser ce qui est forcément un grand moment de sa vie musicale et un document de celle de Tchavolo.
Si l’expression du grand guitariste reste aussi
simplement virtuose, populaire et vraie, in
the tradition, celle de Django, sans servilité, la musique dans son
ensemble n’a pas toujours la profondeur, l’attaque et l’authenticité d’autres enregistrements
du même Tchavolo Schmitt, comme par exemple le Miri Familia qu’on garde en mémoire. Cela dit pour information, car
cet enregistrement témoigne de l’activité d’un grand artiste de la tradition
de Django, M. Tchavolo Schmitt, authentique dans tous les contextes.
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 Allan Botschinsky Quintet
Live at The Tivoli Gardens 1996
CD1: Four, A Song for Anna Sophia, It's You or no One, I
Thought About You, What's New, Donna Lee
CD2: What Is This Thing Called Love, All of You, Rhythm-a-Ning,
It Might as Well Be Spring, I'll Remember April
Allan Botschinsky (flh), Bent Jædig (ts), Jacob Fischer (g),
Jesper Lundgaard (b), Alex Riel (dm)
Enregistré le 6 juillet 1996, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 07’ 36’’ + 1h 08’ 22’’
Stunt Records 22042 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Le bon label danois Stunt Records continue de documenter la vie
jazzique de Copenhague en proposant cette fois un enregistrement inédit de 1996
du trompettiste et bugliste Allan Botschinsky (1940-2020). Il y partage la
scène avec un compagnon de longue date, le ténor Bent Jædig (1935-2004). Tous
deux sont originaires de Copenhague et sont des acteurs importants du jazz au
Danemark où ils ont joué et enregistré avec plusieurs grands musiciens
d’Outre-Atlantique, à l’occasion de leurs séjours plus ou moins prolongés,
notamment avec Thad Jones lorsqu’il dirigeait le fameux Danish Radio Big Band
(1977-1978) et dont la trace discographique, avec l’album A Good Time Was Had By All (Metronome, 1978), permet de mesurer
l’excellence de cette formation qui comptait alors, outre Allan Botschinsky et
Bent Jædig, Jesper Thilo, Niels-Henning Ørsted Pedersen ainsi que d’autres
«historiques» de la scène jazz danoise, tels Uffe Karskov (s, fl, 1930) et Bjarne
Rostvold (dm, 1934-1989) qui sont autant de passeurs ayant permis une
transmission de la pratique et du spirit des maîtres vers les plus jeunes générations de musiciens scandinaves. Allan
Botschinsky et Bent Jædig ont encore en commun d’avoir développé en partie
leur carrière en Allemagne.
En effet, Bent Jædig y a résidé dans les années 1950,
travaillant notamment avec Peter Herbolzheimer (tb, 1935-2010). Il rentre ensuite
au Danemark pour codiriger un quintet avec Bent Axen (p, 1925-2010) qui
comprend… Allan Botschinsky. Ils enregistrent ainsi en 1960 Let's Keep the Message (Debut Records).
Dans les années qui suivent, Bent Jædig joue aux côtés de Dollar Brand (alias Abdullah
Ibrahim) et Don Cherry, Tete Montoliu, Jimmy Woode, Philly Joe Jones, Dizzy
Reece… Il grave un premier disque sous son nom (orthographié Jädig), Danish Jazzman (Debut Records), en 1967, toujours avec Bent Axen et
Allan Botschinsky, mais également Niels-Henning Ørsted Pedersen et Alex Riel.
Dans les années 1970 et 1980, il continue de collaborer avec des jazzmen
américains comme Wild Bill Davison, Art Farmer, Stan Getz, et reste actif,
également à la tête de ses propres formations, jusqu’à son décès. Preuve de
l’étroitesse de sa relation avec la communauté jazz américaine, Charles Davis
(ts, 1933-2016) enregistre en 2006 un Plays
the Music of Bent Jædig: Our Man in Copenhagen (Fresh Sound).
Quant à Allan Botschinsky, il est le fils d’un joueur de
basson professionnel et commence l’étude de la trompette classique à 11 ans. Trois
ans plus tard, il entre à l’Académie danoise royale de musique. Il fait ses
débuts de jazzman dans le big band de son condisciple Ib Glindemann (tp,
1934-2019), de 1956 à 1959, puis commence une carrière de soliste tout en
accompagnant Dexter Gordon, Ben Webster, Stan Getz, Oscar Pettiford, Lee Konitz,
Shahib Shihab ou encore Kenny Dorham. Entre 1963 et 1964, il part se former à la
Manhattan School of Music et, à son retour, devient un membre régulier du
Danish Radio Big Band. En 1985, il s’installe à Hambourg où il se produit à son
tour avec Peter Herbolzheimer, ainsi qu’avec l’European Trumpet Summit, en plus
de ses propres groupes. Il y fonde, en 1987, un label, M.A. Music, avec sa sœur
Jette Botschinsky et son épouse Marion Kaempfert, tout en gravant également des
sessions pour d’autres labels comme Storyville, Stunt et Telefunken. A partir
des années 2000, sa santé lui rend difficile la pratique de l’instrument, mais
il compose, notamment de la musique classique.
Ce Live at The Tivoli
Gardens 1996 évoque aussi la mémoire d’un lieu disparu, le Jazzhus
Slukeefter, un pavillon du XIXe siècle niché dans les jardins du parc d’attractions
Tivoli, dédié à l’origine à la chanson populaire et devenu un haut-lieu du jazz
à Copenhague où ont notamment enregistré Phineas Newborn, Jr. (Tivoli Encounter, Storyville, 1979, avec
Bjarne Rostvold) et Hank Jones (Live at
Jazzhus Slukefter, vol. 1 et 2, Storyville, 1983). En juillet 1996, c’était
le clarinettiste Jørgen Svare (1935) qui en assurait la direction artistique. Le
livret nous apprend par ailleurs que le concert au Slukeefter s’est tenu dans
le cadre du Copenhagen Jazz Festival.
Au sein de la section rythmique, on retrouve trois
excellents musiciens dont les parcours ont aussi croisé ceux des plus grands.
De la même génération que les deux soufflants et partenaire ponctuel, Alex Riel
(1940) a poursuivi une carrière plus éclectique, empruntant des passages par la
fusion et le rock. Pour autant, dès ses débuts au milieu des années 1960 dans
l’orchestre maison du club Montmartre, aux côtés de NHØP avec au piano, selon
les périodes, Kenny Drew ou Tele Montoliu, le batteur a eu également l’occasion
d’accompagner plusieurs légendes du jazz comme Johnny Griffin, Jackie McLean, Don
Byas, Donald Byrd et, bien sûr, Ben Webster et Dexter Gordon dont quatorze
enregistrements avec Alex Riel, réalisés entre 1964 et 1976, ont été édités par
SteepleChase. On le verra également auprès de Wayne Shorter, Freddie Hubbard,
Dizzy Gillespie, Gary Burton, Gary Peacock, entre autres. Le contrebassiste
Jesper Lundgaard (1954) figure lui aussi sur le disque live de 1978 avec le DR Big Band de Thad Jones. Sa copieuse
discographie –plus de quatre cents titres, avec des musiciens danois ou américains–
est éloquente: on y croise Chet Baker, Paul Bley, Tommy Flanagan, Eddy Lockjaw
Davis, Horace Parlan, Kirk Lightsey... Il a aussi longuement accompagné Svend
Asmussen, tout comme Jacob Fischer (1967). Agé de 26 ans à l’époque de
l’enregistrement, le guitariste autodidacte a déjà alors près de dix ans de
carrière, dont quatre auprès du grand violoniste danois. Il a également, depuis
ses débuts et jusqu’à aujourd’hui, partagé la scène avec Monty Alexander, Art
Farmer, Toots Thielemans, Lee Konitz, Harry Allen de même que Scott Hamilton.
Pas pressé de se mettre en avant, il a attendu 2008 pour sortir un premier
album en leader, Jacob Fischer Trio Feat.
Svend Asmussen (autoproduit). Ce double album s’ouvre avec un solo crépusculaire
d’Allan Botschinsky exposant le thème «Four», signé de Miles Davis, dont on
perçoit clairement l’influence sur son jeu. Avec beaucoup de sensibilité et
l’accompagnement délicat de Jacob Fischer, le bugliste introduit également «A
Song for Anna Sophia», une jolie ballade de son cru, qui est d’ailleurs le seul
original interprété. L’intervention de Bent Jædig, suave et profonde, répond
superbement au leader, achevant de nous convaincre que nous avons ici affaire à
deux solistes de haut niveau à l’expressivité remarquable. Partout sur ce
disque, le swing est à l’œuvre, portée par une rythmique enthousiasmante dont
un Alex Riel très en forme (long solo d’une grande densité sur «I'll Remember
April»). Tandis qu’à côté du robuste Jesper Lundgaard, Jacob Fischer déploie ses
notes avec finesse et agilité (bonne intervention sur «What Is This Thing
Called Love»). Le quintet d’Allan Botschinsky nous offre ainsi deux belles
heures de jazz auxquelles la chaleur du live apporte encore un supplément d’âme
.
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CHRONIQUES © Jazz Hot 2022
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 Oscar Peterson
A Time for Love: The Oscar Peterson Quartet: Live in Helsinki, 1987
CD1: Cool Walk, Sushi, Love Ballade, A Salute to Bach,
Cakewalk,
CD2: A Time for Love, How High the Moon, Soft Winds, Waltz
for Debby,
When You Wish Upon a Star, Duke Ellington Medley, Blues
Etude
Enregistré le 17 novembre 1987, Helsinki, Finlande
Oscar Peterson (p), Joe Pass (g), Dave Young (b), Martin
Drew (dm)
Durée: 56’ 41”+53’ 47”
Mack Avenue 1151 (www.mackavenue.com)
Il y a un vrai paradoxe dans l’appréciation de l’œuvre
d’Oscar Peterson. Si la critique de jazz ne s’est jamais emballée sur
l’artiste de son vivant, elle ne l’a jamais dénigré ouvertement. Le grand public en revanche ne
l’a jamais boudé, lui faisant assez rapidement de vrais triomphes de scènes en
scènes à travers le monde. Oscar Peterson est un pianiste d’exception, un artiste qui
connaît, en savant, le jazz. C’est un véritable amateur de jazz et de ses
artistes. Il suffit de regarder les émissions, les shows qu’il a animés, invitant
Ella Fitzgerald, Count Basie, Joe Pass, etc., dans des dialogues très amicaux
entremêlés de moments musicaux particulièrement relevés.
Oscar Peterson, né en 1925, est placé par sa naissance dans
la seconde génération du jazz, celle née après la Première Guerre, à laquelle
appartiennent également Thelonious Monk (1917), Erroll Garner (1921), Bud
Powell (1924), etc., et il grandit jusqu’à l’après Seconde Guerre au Canada,
hors de la marmite new-yorkaise et plus largement américaine, où se construit
la seconde étape du jazz, le bebop. Pianiste virtuose précoce et travailleur
infatigable, Oscar est sensibilisé à l’histoire du jazz depuis ses débuts, qui
ne sont pas très loin, par le disque (il ne faut jamais perdre de vue la
proximité ni la perspective) où se sont déjà illustrés des aînés exceptionnels:
Willie Smith the Lion (1893), James P. Johnson (1894), Earl Hines (1903), Fats
Waller (1904), Art Tatum (1909), Teddy Wilson (1912), sans oublier les
pianistes de blues et de boogie woogie: Jimmy Yancey (1894), Albert Ammons
(1907), ni les pianistes grands leaders de big bands que sont Fletcher (1897)
et Horace Henderson (1904), Duke Ellington (1899), Earl Hines déjà cité, Count
Basie (1904), et d’autres… Sa connaissance ne s’arrête pas, bien sûr, aux pianistes, et
on perçoit chez lui un véritable amour de tout ce que le jazz a déjà produit,
de Louis Armstrong, le père du jazz, des pères fondateurs sur leur instrument
(Coleman Hawkins, Lester Young, Ben Webster, Benny Carter), des chanteuses
précoces Ella Fitzgerald, Billie Holiday, et tant d’autres car le jazz est déjà
une riche histoire en 1945.
Montréal, le Canada ne sont malgré tout jamais très loin des Etats-Unis,
du creuset des Grands Lacs où s’écrit aussi une partie de l’histoire du jazz.
Cette longue mais synthétique introduction pour dire que cet artiste précoce (ce qui explique aussi sa connaissance du jazz des premiers temps),
aux capacités extraordinaires, n’a pas choisi entre son amour des créateurs
d’un jazz encore récent et ses contemporains. Il a tout embrassé avec boulimie
et une capacité de synthèse entre les âges, une virtuosité sans équivalents. Son expression personnelle, ancrée dans tous les codes du
jazz (blues, expressivité, swing), s’est accommodée du jazz dans son ensemble qu’il a contribué à enrichir avec plusieurs générations grâce à la qualité de son
écoute et son respect de l’art. Cette qualité fait de lui l’un des plus grands pianistes accompagnateurs du jazz avec Teddy Wilson. Cela lui confère un rôle de passeur, de messenger, pour les artistes comme pour
le public, que personne ne remarque d’abord, à tort car ses rencontres
musicales sont innombrables avec les artistes de tous les âges, et son
audience a été exceptionnelle dans le monde. Oscar Peterson, le géant du piano, soliste improvisant
autour d’Art Tatum, comme Oscar Peterson écrivant l’histoire du jazz (avec la
complicité de Norman Granz…) dans ses sommets les plus élevés autour de Louis
Armstrong, Ella Fitzgerald, Count Basie, Ray Brown et tant d’autres sont une
seule et même personne qui a choisi de ne pas choisir dans le jazz-art,
épousant l’histoire dans ce qu'elle a d'exceptionnel.
Le plus étonnant, c’est que la solidité de son savoir, de
ses repères, lui a permis de ne pas se perdre et de conserver, dans l’opulence
de son inspiration, une personnalité musicale forte, bien entendu marquée par sa
virtuosité (il est le seul à pouvoir faire certaines acrobaties avec autant de
blues et de swing), mais aussi par cette générosité d’influences qu’il
redistribue dans une synthèse brillante, explosive, aussi solaire à sa façon
que celle de Louis Armstrong. Il aime le jazz et la musique classique, la
musique en général, et ce qu’il exprime est toujours personnel, même quand il
accompagne d’autres leaders dont il enrichit les œuvres. D’aucuns lui ont, à tort, reproché cette perfection, cette
plénitude, ses milliers de notes. Lui-même en souriait avec Count Basie,
l’homme de l’économie de notes, des ellipses blues & swing, et ils ont
montré, à deux, comment ces deux expressions pouvaient être sœurs, compatibles
parce qu’elles partagent la matière, le blues, le phrasé swing, la personnalité
d’une expression pour chacun d’entre eux. Count Basie est aussi important
qu’Art Tatum pour l’expression d’Oscar Peterson. C’est chez Art Tatum qu’il
puise la source d’une imagination prolifique en soliste. C’est chez Count
Basie(*) –sa rythmique avec guitare (Freddy Green)– que Nat King Cole puise sa
première manière jazz très swing pour son trio, la meilleure période, et c’est dans ce
creuset qu’Oscar Peterson va construire son esthétique, en trio, quartet,
alliant le fondement économe du swing et du blues et son aptitude à remplir
l’espace héritée d’Art Tatum et de Bach.
Nous profitons de cet inédit d’un concert encore parfait,
parmi des milliers d’autres, à Helsinki en 1987, le dernier d’une tournée avec
le grand Joe Pass, exceptionnel à la guitare, auquel le gentil géant laisse toute
la lumière dans son quartet, avec Dave Young et Martin Drew, pour redire toute
l’importance d’Oscar Peterson, un des plus grands artistes du jazz. A Time for Love est un bel
enregistrement, plantureux, présentant tout le jazz d’Oscar Peterson et, comme
d’habitude, à côté de ses compositions (le CD1), il évoque, ce jour-là quelques-unes
de ses références –Bill Evans et Duke Ellington (CD2)–, offre un magnifique
standard qui sert de titre à l’album, et rend hommage à Bach et au blues par
deux de ses compositions.
L’abondance chez Oscar Peterson ne doit pas être confondue
avec de l’obésité ou de la grandiloquence. Il n’y a aucune surcharge, aucune note en trop, tout est à
sa place, pensé, nuancé. Il fait partie des artistes qui ont beaucoup à dire et
dont l’expression a besoin de place, comme Coltrane, comme un Michel-Ange ou un
David en peinture ont besoin de place. Oscar Peterson est l’une des richesses
du jazz, et sa générosité, sa création torrentielle l’ont rendu inépuisable
pour les amateurs de jazz.
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 The Tnek Jazz Quintet
Plays the Music of Sam Jones
Unit Seven, Bittersuite, Some More of Dat, Lillie, O.P., Del
Sasser, Tragic Magic
Kent Miller (b), Antonio Parker (as), Benny Russell (ts,
ss), Darius Scott (p),
Greg Holloway (dm)
Enregistré à Springfield, VA (prob. 2019)
Durée: 38’ 39’’
Tnek Jazz (www.tnekjazz.com)
Contrebassiste –et violoncelliste– incontournable des
décennies 1950 à 1970, Sam Jones (1924-1981) a fait les
belles années du label Riverside avec lequel il a gravé une part importante de
sa discographie exceptionnelle, tant par son ampleur que par sa qualité hors du
commun, dans les formations de Cannonball Adderley, Thelonious Monk, Bobby
Timmons, Blue Mitchell ou en leader. On le retrouve aussi auprès de Dizzy
Gillespie, Oscar Peterson, Red Garland, Sonny Stitt ou encore de Cedar Walton
dans des séances produites par Blue Note, Prestige, Verve, Muse… Autant dire
qu’il est l’une des pièces maîtresses de ces trésors fabuleux qui ont constitué
le jazz de culture dans la seconde moitié du XXe siècle. De plus, Sam Jones a laissé
une œuvre de compositeur qui compte plusieurs thèmes parmi les plus joués du
répertoire jazz.
C’est à un autre contrebassiste, Kent Miller, que nous
devons ce tribute à la musique écrite
par Sam Jones. Né en 1957 à St. Louis, MO, c’est là qu’il a suivi ses études
musicales, ainsi qu’à Kansas City, MO, –un des grands terroirs du jazz– se formant notamment auprès de Wendell
Marshall, un ancien de chez Ellington. En 1984, il s’installe à New York où il
est engagé par Dave Burns (tp, 1924-2009) tout en prenant des leçons avec Rufus
Reid, Ray Drummond puis Ron Carter. Il intègre ensuite le big band de Ray
Abrams et les formations de Carl Allen, Chico Hamilton, Lynne Arriale, John
Hicks, Stanley Cowell ou encore T.K. Blue. Depuis 1995, il est basé à
Washington, DC et parcourt les scènes des environs. Kent Miller a sorti trois albums sous son nom sur son label Tnek Jazz entre 2016 et 2018, des enregistrement en quartet sur lesquels on
retrouve déjà les membres de son Tnek Jazz Quintet, tous musiciens expérimentés
et de la même génération que le leader, dont l’activité se déploie également sur
la Côte Est, entre New York et Washington.
Originaire de Boston, MA et vivant à Baltimore, MD, Darius
Scott a débuté au piano après ses études universitaires en découvrant Scott
Joplin. Il est, tout comme Kent Miller, membre du quintet de Michael Thomas
(tp) qui anime la scène jazz de Washington depuis plus de vingt ans. Natif de
la capitale fédérale, le batteur Greg C. Holloway a effectué une première
partie de carrière dans les orchestres de l’Air Force. Revenu à la vie civile,
il a joué avec Hank Jones, Aretha Franklin, Jimmy Heath, Nnenna Freelon, entre
autres. Originaire de Baltimore où il réside aujourd’hui, le ténor Benny
Russell a vécu une vingtaine d’année à New York après ses études. Il y a fondé
la New York Jazz Association, un ensemble de dix-sept musiciens qui a notamment
compté dans ses rangs Tom Harrell, Cecil Bridgewater, Steve Turre et Onaje
Allan Gumbs. Il a également occupé diverses fonctions d’enseignant à New York
et Baltimore et a été chargé de différents projets culturels comme la
célébration des 100 ans de Count Basie en 2004 sous l’égide du Maryland
Conservatory of Music. A ces quatre mousquetaires s’ajoute l’altiste Antonio
Parker, le benjamin de ce quintet. Né à Philadelphie, PA, et vivant à
Washington, il a traversé l’Afrique comme «jazz ambassador» de l’USIA (United
States Information Agency) et compte lui aussi quelques belles collaborations
avec Betty Carter, Illinois Jacquet, Christian McBride ou encore Roy Hargrove, quatre caractères forts.
L’album démarre sur les chapeaux de roues avec «Unit Seven»
–enregistré pour la première fois en 1962 par Sam Jones sur Down Home (Riverside)– dont le swing capte
l’oreille immédiatement. La section rythmique, magnifiée par le drive de Greg Holloway, les notes
chaloupées de Darius Scott et les lignes de basse de Kent Miller, imprime d’emblée
la pulsation tandis que les deux sax exposent le thème avec conviction. «O.P.»,
qui provient également de Down Home,
(mais avait été enregistré par le quintet de Cannonball Adderley sur Plus, dès 1961, comme l’ont révélé les «bonus» de la
réédition sur CD dans les années 1980) évoque bien sûr Oscar Peterson auquel le
pianiste rend hommage avec un jeu particulièrement volubile. Quant au leader, solide
rythmicien, il ouvre le jubilatoire «Some More of Dat» où l’on a tout le loisir d’apprécier son beau son ample et boisé. Chaque
titre de ce disque est d’ailleurs un régal, une fête autour d’un jazz d’une superbe
expressivité, porté par un groupe qui célèbre avec enthousiasme son art, qui
est son bien commun. Autre moment fort, «Del Sasser» –gravé par
Cannonball en 1960 (Them Dirty Blues,
Riverside)– introduit par le groovissime Greg Holloway, offre un terrain de jeu
parfait à l’alto virevoltant d’Antonio Parker et au ténor intense de Benny
Russell, également à leur affaire sur la magnifique ballade «Lillie» où Kent
Miller intervient avec poésie. Ce disque se conclut sur une
composition de Kenny Barron, «Tragic Magic» que le pianiste avait enregistré en
1979 au sein du trio de Sam Jones sur The
Bassist! (Interplay). The Tnek Jazz Quintet offre ainsi un nouveau
témoignage de l’extraordinaire vitalité des scènes locales du jazz aux
Etats-Unis, notamment sur cette côte nord-est éclipsée, vue de loin, par l’astre new-yorkais,
qui pourtant regorge de musiciens de haut niveau depuis le début du jazz. L’autre mérite de cet
enregistrement étant de rappeler l’immense talent de mélodiste de Sam Jones
dont la mémoire mérite d’être davantage célébrée. Bravo à Kent Miller et ses
complices d’en avoir pris l’initiative
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 Duke Ellington
Live at the Berlin Jazz Festival 1969-1973: The Lost Recordings
• Piano Improvisation No.1, Take The "A” Train, Pitter
Panther Patter, Sophisticated Lady, Introduction by Baby Laurence, Tap Dance
Duke Ellington (p), Harold Money Johnson (tp), Paul
Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Joe Benjamin (b), Quinten Rocky White, Jr.
(dm), Baby Laurence (tap)
Enregistré le 2 novembre 1973, Berlin Philarmonie
• La Plus Belle Africaine, El Gato, I Can't Get Started,
Caravan, Mood Indigo, Satin Doll*, Meditation
Duke Ellington and His Orchestra: Duke Ellington (p), Cat
Anderson (tp), Cootie Williams (tp), Mercer Ellington (tp), Benny Bailey (tp), Chuck
Connors (tb), Lawrence Brown (tb), Åke Persson (tb), Russell Procope (as, cl),
Norris Turney (as, fl, cl), Johnny Hodges (as), Harold Ashby (ts), Paul
Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Wild Bill Davis (org*), Victor
Gaskin (b), Rufus Jones (dm)
Enregistré le 8 novembre 1969, Berlin Philarmonie
Durée: 51’ 11”
The Lost Recordings 2204041 (www.thelostrecordings.store/Sony Music)
D’abord, il y a l’émerveillement de voir restituer des
plages inédites d’un double concert à quatre années de distance sur la même
scène berlinoise et dans des formules différentes: l’Orchestra au complet, en
1969, et, en 1973, le trio augmenté d’invités, les fidèles Paul Gonsalves et
Harry Carney, le tap dancer Baby Laurence et Harold Money Johnson (1918-1978),
qui intégra tardivement l’Orchestra à la fin des années 1960, mais qui côtoya aussi
toute l’histoire du jazz de Louis Jordan et King Curtis à Count Basie et Earl
Hines parmi beaucoup d’autres formations. Le grand orchestre et son leader restent sans équivalent
dans l’histoire du jazz et d’abord par la personnalité et le génie des compositions,
des arrangements au service de solistes exceptionnels et fidèles, capables
d’écrire collectivement une œuvre pendant une cinquantaine d’années.
L’artiste musicien qu’on perçoit aussi à son piano en solo (premier
et dernier thèmes de ce disque en trio et en solo) comme à la baguette, est sans
aucun doute l’un des plus inventifs de tous les compositeurs et arrangeurs de
cette même histoire du jazz. Capable de créer de la beauté sans pareille à
partir de quelques notes et de ce blues qu’il a choisi de malaxer sans jamais
s’en lasser ni le galvauder, Duke Ellington est un éternel prophète pour les
artistes de jazz, un magicien pour les amateurs de jazz. Capable de valser son indicatif «Take the "A” Train» en
petite formation par l’ampleur orchestrale de ses dix doigts et de son piano ou
de faire tomber la foudre en big band («El Gato») par l’entremise de ses seize
musiciens, il est capable de vous emporter dans ses voyages («La Plus Belle
Africaine», «Caravan»…), dans sa vision d’un monde de musique magnifié, réinventé par son
imagination. La musique de Duke Ellington et ses compagnons est épique au
sens le plus vrai, comme ces grands textes ou ces grandes fresques qui racontent
l’aventure humaine. C’est un récit, digne des grandes épopées littéraires, et
qui raconte l’Afro-Amérique mais aussi l’Afrique, l’Orient, et même parfois
l’Europe car il est aussi une extension très naturelle de la musique du
tournant du XIXe-XXe siècle, de Debussy en particulier.
Parmi ses compagnons, on n’isole pas les extraordinaires
solistes qui sont la chair, les couleurs de son œuvre, Cat Anderson, Harry
Carney, Cootie Williams, Johnny Hodges, Lawrence Brown, tous en fait, car Duke
Ellington ne prend personne par hasard: aucun musicien chez Duke Ellington
n’est là pour ses seules qualités techniques, aucun musicien n'est que lui-même. Chacun acquiert dans l’Orchestra
une dimension si démesurée qu’aucun en fait n’a jamais pu, au cours des
différentes évolutions de carrière, se dégager de l’ombre portée du Maestro. Donc, voici une heure de cette musique extraordinaire que ce
généreux génie a porté tout autour de la planète, ici à Berlin, restitué par ce
label qui se fait une spécialité d’exhumer des enregistrements, et c’est plus
qu’une vocation, un véritable sauvetage de patrimoine, la mise à jour de beauté parfois égarée.
Quelques petites critiques cependant, car les indications
discographiques sont incomplètes (formation de l’Orchestra ici, nous l’avons
complétée). La richesse de la présentation, la présence d’un livret épais exigent
de ces bonnes volontés, un souci de perfection des informations qui correspond
justement à cette perfection artistique qu’ils viennent, avec discernement et
sans doute opiniâtreté, de remettre à jour. Bravo à eux!
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 Teddy Wilson Trio with Jo Jones
Complete Studio Recordings
CD1: Blues for the Oldest Profession, It Had to Be You, You
Took Advantage of Me, Three Little Words on, If I Had You, Who's Sorry Now?, The
Birth of the Blues, When Your Lover Has Gone, Moonlight on the Ganges, April in
Paris, Hallelujah, Get out of Town, Stompin' at the Savoy, Say It Isn't So, All
of Me, Stars Fell on Alabama, I Got Rhythm, On the Sunny Side of the Street, Sweet
Georgia Brown, As Time Goes By, Smiles, When Your Lover Has Gone, Limehouse
Blues
CD2: Blues for Daryl, You're Driving Me Crazy, I Want to Be
Happy, Ain't Misbehavin', Honeysuckle Rose, Fine and Dandy, Sweet Lorraine, I
Found a New Baby, It's the Talk of the Town, Laura, Undecided, Time on My Hands,
Who Cares?, Love Is Here to Stay, When You're Smiling, Imagination, The World
Is Waiting for the Sunrise, I've Got the World on a String
CD3: Whispering, Poor Butterfly, Rosetta, Basin Street
Blues, How Deep Is the Ocean?, Just One of Those Things, Have You Met Miss
Jones?, It Don't Mean a Thing (If It Ain't Got That Swing), Little Girl Blue*,
June in January*, Jeepers Creepers*, Rosetta*, The Birth of the Blues*, When
Your Lover Has Gone*, The Moon Is Low*, This Love of Mine*
Teddy Wilson (p), Jo Jones (dm) avec selon les thèmes: Milt
Hinton (b, CD1:1-12), Gene Ramey (b, CD1:13-23, CD2:1-2), Al Lucas (b,
CD2:3-18, CD3:1-8 ), Benny Carter (as)*
Enregistré les 1er janvier 1955, 5 mars 1956, 13
septembre 1956, 20 septembre 1954, New York
Durée: 1h 16’ 03”+ 1h 06’ 26”+ 1h 07’ 33”
American Jazz Classics 99139 (www.jazzmessengers.com)
Qui se souvient de Teddy Wilson (1912-1986)? Les amnésiques
ont tort, car voilà l’un des pianistes légendaires du jazz et de l’histoire de
la musique en général, à la discographie aussi monumentale en leader qu’en
sideman, car son excellence en a fait une des perfections de l’expression jazz,
au piano, mais aussi dans d’innombrables enregistrements historiques en formation où il
apporte toujours un supplément d’âme et une délicatesse subtile. On se rappelle
peut-être ses collaborations avec Louis Armstrong, Billie Holiday, moins
oubliée que lui, et peut-être Lester Young, Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins,
Benny Carter, parmi beaucoup d’autres. Dans une cinquantaine d’années de carrière enregistrée, de
1933 à 1984, cette incarnation du swing et de l’équilibre dans la forme la plus
classique du jazz, cet accomplissement fait homme d’une perfection de tous les
codes du jazz, a enregistré un nombre incalculable de disques en leader, tous
parfaits car il ne savait pas faire autrement. Beaucoup en solo, comme l’autre
génie du piano qu’était Art Tatum, mais beaucoup aussi en formations, du trio
au big band.
Cette collection nous propose ici la réunion des
enregistrements Verve en trio (1955-56) avec Jo Jones, le père de la batterie,
un autre acteur de la perfection en jazz sur son instrument. Selon les disques,
ils sont accompagnés de Milt Hinton, Gene Ramey ou Al Lucas, des valeurs sûres
de la contrebasse. La première rencontre enregistrée de ces deux artistes date
déjà d’une vingtaine d’années quand ces disques sont réalisés pour Norgran et
Verve, les labels de Norman Granz. L’un et l’autre appartiennent à cette
tradition du jazz qui établit ce qu’on peut appeler l’âge classique du jazz, le
mainstream. Ce monde a fait du blues la glaise d’une création d’une étonnante
diversité, sans limites, même si elle effectue en même temps la plus profonde,
la plus hot, des lectures de l’american songbook. Ce monde tourne bien
sûr autour de Louis Armstrong, Duke Ellington et Coleman Hawkins, et
particulièrement du Count Basie Orchestra. Cela explique non seulement les
rencontres en général de Teddy Wilson (Billie Holiday, Lester Young, Buck Clayton…) mais bien sûr celle de Jo Jones et Gene Ramey.
Teddy, le natif d’Austin, TX, le 24 novembre 1912, qui
étudia le violon et le piano à l’Institut Tuskegee en Alabama (une université réservée
aux Afro-Américains fondée en 1881), ressemble à un gentleman distingué qu’on
imagine plutôt comme une légende de la Harlem Renaissance, et dont l’élégance
personnelle et stylistique, la virtuosité et le savoir musical, lui ont valu le
surnom de «Mozart marxiste» en raison par ailleurs de ses engagements
politiques affichés et sans faille aux côtés du Parti communiste américain.
Certains de ses concerts ont été donnés au profit des grandes causes populaires
internationales, de The New Masses,
un magazine communiste, et pour Russian
War Belief, une agence de soutien au peuple russe où il côtoya Charle Chaplin, lui aussi engagé dans cette agence, ce qui valut plus tard au grand Charlot le banissement des Etats-Unis le 19 septembre 1952. Une telle indépendance
d’esprit chez l'un comme chez l'autre, celle d’un non conformisme affirmé au pays du dollar, explique en
partie l’exigence de perfection, la qualité d’invention et la solidité à toute
épreuve de ces artistes.
Jo Jones est né à Chicago en 1911, et a étudié la musique,
lui-aussi, en Alabama, à Birmingham. Danseur de claquettes émérite, Jo Jones
est aussi le père inégalé du jeu de balais sur la caisse claire, le roi
incontesté de la charleston à laquelle il attribue la fonction de time keeper. Tous les batteurs modernes
ont rendu hommage à son jeu, et certains, comme Max Roach, ont fait, à partir de son jeu, une
partie de leur spectacle. Jo Jones a croisé la route de Count Basie dès 1934,
et son talent a participé à faire de cette section rythmique, avec la guitare de
Freddie Green, l’une des légendes du jazz, d’une souplesse et d’une
dynamique sans égale.
Les premiers enregistrements de Teddy Wilson et Jo Jones se
déroulent en 1937 et 1938 dans le cadre de moyennes formations qui fleurent bon
Kansas City où l’on retrouve des compagnons de Basie: Freddie Green, Walter
Page, Lester Young, Buck Clayton, Billie Holiday…, dans ces orchestres all
stars où Teddy Wilson a aussi invité Coleman Hawkins, Benny Carter, Buster
Bailey, Al Casey… Tout cela est évidemment très beau et fondamental dans
l’histoire de notre art, mais il faut attendre les années 1950 pour que Teddy
Wilson et Papa Jo Jones enregistrent en trio, ensemble, un certain nombre de
disques sous la férule de Norman Granz, notés et illustrés dans le livret
complet de cette bonne intégrale (For
Quiet Lovers, I Got Rhythm, The Impeccable Mr. Wilson, These Tunes Remind Me of You). C’est la
totalité des enregistrements en studio et en trio pour Verve réunissant les
deux musiciens. Mais pour Verve et d’autres labels, il existe d’autres
enregistrements, en particulier un ensemble de 8 CDs publiés par Storyville et
enregistré pour la radio dans ces années 1950, où l’on retrouve Teddy Wilson en
trio avec Jo Jones, d’autres batteurs et bassistes.
Pour les batteurs comme pour le reste, Teddy
Wilson ne s’est jamais trompé: dans les années 1930-40, se sont succédé aux
côtés de Teddy Wilson: Cozy Cole, J.C. Heard, Sidney Catlett, Denzil Best et, plus tard, il y aura Ed Thigpen et Oliver Jackson. Jo Jones est donc pour Teddy
Wilson une évidence parmi d’autres.
Le jeu de Teddy Wilson est swing et perlé comme celui de
Basie, mais moins elliptique (la signature de Basie). Il est aussi plus lyrique
et brillant, marqué aussi par l’influence des Fats Waller, Earl Hines (que Teddy
Wilson remplaçait par moment dans son grand orchestre) et sans doute un peu
moins marqué par l’accent blues de Kansas City que possédait le Count. Mais Teddy s’accommode
à merveille de ce complément dynamique, swing à souhait élaboré par Jo Jones, un percussionniste aussi à l’aise avec Teddy Wilson qu’avec Count Basie. On peut s’attarder sans limite sur Teddy Wilson, sur la mise
en place exceptionnelle du trio, sur un répertoire transfiguré, une manière
originale qui constitue un des sons emblématiques du jazz, qu’il s’agisse des
standards ou des compositions du jazz. Il a été le grand pianiste de Billie
Holiday, apportant à la chanteuse à la voix déchirante un contrepoint d’une
précision sans faille lui permettant sa très grande liberté d’interprétation vocale, et sa mise en place si personnelle.
Sur ce disque, on peut apprécier ce talent particulier de Teddy Wilson au côté
du lyrique Benny Carter dans les huit prises du CD3.
Pour résumer ce coffret, il faut simplement dire que c’est
une chance pour les amateurs de jazz de voir réunis dans un ensemble cohérent
une grande rencontre du jazz, et des disques pas si faciles à trouver chez les
disquaires: 3 CDs, plus de 3 heures de jazz sans aucune faiblesse, un vrai
plaisir de swing, d’invention, de légèreté et de profondeur qui permettent
d’écouter des artistes hors pairs. D’autant qu’en «bonus», figure la séance Norgran du 20
septembre 1954 du Benny Carter Trio avec Jo Jones et Teddy Wilson, éditée
tardivement sur Benny Carter, 3, 4, 5 The
Verve Small Group Sessions (Verve 849 345-2). Teddy Wilson et Benny Carter
sont deux Himalayas de l’expression dans le jazz, et servis par le jeu tout en
délicatesse de Jo Jones, c’est un pur régal! Pour compléter ces enregistrements sur Norgran/Verve, on pourrait
écouter encore sur les labels Norgran/Verve le trio associant Teddy Wilson et
Jo Jones en soutien du grand Ben Webster le 30 mars 1954 (Music for Loving/Sophisticated Lady, 4 thèmes avec ce
trio) où Ray Brown complète la section rythmique.
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 John Dennis
The Debut Sessions
Ensenada, Odyssey, Machajo, Chartreuse, Cherokee, Variegations,
Seven Moons, Someone to Watch Over Me, One More*, I Can't Get Started*, More of
the Same*, Get Out of Town*
John Dennis (p), Charles Mingus (b), Max Roach (dm), Thad
Jones (tp)*
Enregistré le 10 mars 1955, Hackensack, NJ
Durée: 1h 03’ 56”
Fresh Sound Records 1106 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
La redécouverte de John Dennis, grâce au chercheur d’or,
Jordi Pujol, nous confirme dans l’idée que le jazz a été une corne d’abondance
de génies musicaux. Beaucoup se sont réalisés pleinement, avec de longues
carrières de qualité, dans ce XXe siècle beaucoup plus beau et fertile qu’on ne le dit, en matière artistique
surtout, avec le jazz et le cinéma essentiellement. D’autres ont été littéralement brûlés, le jazz en offre
beaucoup d’exemples. Depuis Garnet Clark, il existe une vraie mythologie des
artistes disparus plus ou moins précocement, et cette liste est longue jusqu’à
nos jours. Certains, comme Clifford Brown, ont connu un début de gloire, et
d’autres sont restés méconnus, et ce n’est pas qu’une question de talent, mais
souvent de circonstances. John Dennis en est la traduction, et quand il disparaît en
1963, il n’a que 33 ans. On ne sait pas grand chose de lui, si ce n’est qu’il
est né à Philadelphie dans une famille religieuse, «à l’excès» dit le livret, et
qu’il a appris le piano à 3-4 ans, et tenu l’orgue de l’église dès son plus
jeune âge. Dans une ville où les pianistes de génie semblent pousser comme des
champignons, il acquiert le surnom de «Fat Genius», ce qui en dit long sur le
regard des autres. Il existe heureusement ces disques, trop peu nombreux, pour se
souvenir de son existence et mesurer l’étendue de son talent. C’est le label
Debut que cofonda Charles Mingus avec Bill Brandt, Bill Brandt Jr., Larry
Suttlehan et Joe Mauro, qui eut l’heureuse idée d’enregistrer ce pianiste
d’exception, initiative doublement salutaire parce que ses accompagnateurs dans
ce disque ne sont autres que Charles Mingus, Max Roach et Thad Jones. A ce propos, comme à l’accoutumée, le généreux Jordi Pujol
propose dans cette réédition non seulement le disque paru chez Debut (New Piano Expressions, Debut 121), qui
sera son seul disque en leader, mais également le Jazz Collaborations, vol. I, codirigé par Charles Mingus et Thad
Jones (Debut 17) enregistré lors de la même séance le 10 mars 1955. Fresh Sound
réunit avec logique ce qui a été enregistré le même jour par les mêmes
musiciens dans le même studio, probablement celui du jeune Rudy Van Gelder, si
on en juge par la localisation. Les images de ces originaux figurent dans le
livret toujours aussi bien documenté par Jordi Pujol.
Sur le plan stylistique, le piano de John Dennis est comme celui de
Bud Powell, son aîné de six ans, un héritier de plusieurs traditions et de
plusieurs influences. Si Bud est clairement l’héritier d’Art Tatum, John Dennis
s’inspire plutôt d’un ensemble d’aînés ou contemporains, même si Art Tatum ne
l’a pas laissé indifférent: d’abord Bud Powell lui-même dont il possède la
manière de remplir l’espace comme un Bach en jazz («Cherokee»), mais aussi
Erroll Garner, dont il reprend parfois l’expression rhapsodique («Someone to
Watch Over Me»), Don Shirley dont il partage la culture classique qui s’entend
dans son toucher («Variegations») et il possède une facilité qui fait de lui
l’égal d’Art Tatum, Oscar Peterson sur le plan instrumental et harmonique
(«Chartreuse»), même si son jeu en accords, ses déboulés bebop ou son jeu de
pédales sur les parties rhapsodiées sont tout à fait personnels.
Dans son disque (les huit premiers thèmes de cette
réédition), il est aussi l’auteur de six compositions, ce qui dénote qu’il entend
marquer son temps. «Variagations», qui lui a valu une notoriété ponctuelle à sa
sortie, une synthèse entre «variations» et «divagations», est un parcours dans
la culture classique qui l’a inspiré (Debussy et sa descendance au tournant du XXe siècle) non dépourvu dans sa
dernière partie des accents du jazz. C’est une sorte d’exposé de ce qui a fait
ce pianiste d’exception, un manifeste, et ces trois thèmes en solitaire confirment
cette volonté («Odyssey», «Chartreuse») et évoquent une autre inspiration, Don
Shirley… Charles Mingus et Max Roach dans la partie en trio ou en
quartet avec Thad Jones viennent compléter le caractère indispensable de cette
rareté. Le contrebassiste est virtuose comme rarement car le pianiste y
incline, et le batteur est simplement un génie de la percussion avec des
baguettes. On apprécie pleinement la sonorité et le phrasé de Thad Jones dans
ce contexte assez dépouillé pour laisser la place au coleader du second disque.
Dans le rôle de l’accompagnateur, où ses accords et ses harmonies font
merveille, John Dennis n’en est pas moins intéressant et original.Merci à Fresh Sound de nous permettre d’accéder à de
telles raretés.
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