Err

Bandeau-pdf-web.jpg

Jazz Records (les chroniques de l'année en cours)

Jazz Records (recherche alphabétique)
Jazz Records (recherche chronologique)
Jazz Records (Hot Five: la sélection de la rédaction)

Jazz Stage (les comptes rendus clubs, concerts, festivals de l'année en cours)



JAZZ RECORDS
• Chroniques de disques en cours •

Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.
4 choix possibles: Chroniques en cours (2023), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2023 sur internet), Jazz Records/chronologique (2010 à 2023 sur internet), Hot Five de 2019 à 2023.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique.
Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). 
On peut les lire dans les éditions papier disponibles à la vente depuis 1935 dans notre boutique.
A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir.





Au programme des chroniques
2023 >
APepper Adams/Tommy BanksCannonball Adderley Fulvio Albano Joël Allouche/Doudou Gouirand/Jean-Sébastien Simonoviez Albert Ayler B Patrick Bacqueville/Bacos Hot 7 Cuisers Dmitry Baevsky Tommy Banks/Pepper Adams Èlia Bastida Ludovic Beier Lilian Bencini/Alexis Tcholakian Allan BotschinskyJulien Brunetaud Dave Burns C Stéphane Chandelier/David Sauzay/Laurent Marode Ed Cherry Esaie Cid Buck Clayton Emmet Cohen John Coltrane D Eddie Lockjaw Davis Jesse DavisMiles Davis Jean-Pierre Derouard Philippe Duchemin/Les Frères Le Van FAl Foster Champian FultonChampian Fulton & Stephen Fulton G Herb Geller Alex Gilson/Paul Morvan/Danger ZoneVirgil Gonsalves • Doudou Gouirand/Jean-Sébastien Simonoviez/Joël Allouche Skip Grasso-Phil Ravita Jazz Ensemble Al Grey/Billy Mitchell Pierre Guicquéro H Jan Harbeck Louis HayesBill Henderson Ramona Horvath Sylvia Howard JAhmad Jamal Borys Janczarski-Rasul Siddik 4tet Jimmy Jones Philly Joe Jones Thomas Julienne/Orchid Big Band K Linda Keene L François Laudet Les Frères Le Van/Philippe Duchemin Klas Lindquist M Laurent Marode/David Sauzay/Stéphane Chandelier Delfeayo Marsalis Jack McDuff Louis Mazetier/Michel Pastre/Guillaume Nouaux Billy Mitchell/Al Grey Nirek Mokar Nicolas Montier Paul Morvan/Alex Gilson/Danger Zone N Fred Nardin Fred Nardin/Switch Trio Guillaume Nouaux/Michel Pastre/Louis Mazetier OOrchid Big Band/Thomas Julienne P Michel Pastre/Louis Mazetier/Guillaume Nouaux Gwen Perry R Claus Raible Phil Ravita-Skip Grasso Jazz Ensemble Eric Reed Sonny Rollins Catherine Russell S Nicola Sabato Pharoah Sanders David Sauzay David Sauzay/Laurent Marode/Stéphane Chandelier Tchavolo Schmitt Rasul Siddik-Borys Janczarski 4tet Jean-Sébastien Simonoviez/Doudou Gouirand/Joël Allouche Terell Stafford/Temple University Jazz Band Dave Stryker Veronica SwiftSwitch Trio/Fred Nardin T Billy Taylor Alexis Tcholakian/Lilian Bencini Temple University Jazz Band/Terell Stafford The Hitters Fanou Torracinta W Bobby Watson Buster Williams


Des extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes signalées par une info-bulle.


© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disquePhilly Joe Jones Sextet & Quintet
Live at Birdland: Historic Unreleased 1962 Recordings

Joe's Delight*, I Remember Clifford*, Take Twelve*, Shaw 'Nuff, The Scene Is Clean, Stablemates, Muse Rapture°, Shaw 'Nuff°, Well You Needn't°

Philly Joe Jones (dm) Sextet*:

Dizzy Reece (tp), Sonny Red (as), John Gilmore (ts), Elmo Hope (p), Larry Ridley (b)

Philly Joe Jones (dm) Quintet:

Bill Hardman (tp), Roland Alexander (ts), Elmo Hope (p), Larry Ridley (b)

Enregistré live les 5 janvier*, 24 février et 3 mars° 1962, Birdland, New York, NY

Durée: 1h 19’ 41’’

Fresh Sound Records 1139 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

 

Né le 15 juillet 1923 à Philadelphie, PA, Philly Joe Jones aurait eu 100 ans cette année. A cette occasion, Fresh Sound a sorti de l’armoire aux trésors des sessions live inédites du batteur, effectuées en 1962 au Birdland et radiodiffusées à l’époque. Chef de file, avec son homonyme Elvin Jones (en compagnie duquel il enregistra), d’un renouvellement du langage de la batterie (cf. Jazz Hot n°131, avril 1956) ancré dans le bop, Philly Joe Jones s’inscrit dans une continuité, comme toujours en jazz. Celle-ci remonte aux aînés de la batterie swing –Baby Dodds (1898-1959), Cozy Cole (1909-1981), Sid Catlett (1910-1951), auprès desquels il se forme à son arrivée à New York, NY– en passant par le grand Jo Jones (1911-1985), père de la batterie moderne (pour se distinguer duquel il adopte le surnom «Philly»), jusqu’aux «grands frères» ayant porté les dernières évolutions rythmiques: Kenny Clarke (1914-1985) qui restera pour Philly Joe un mentor («il a entièrement révolutionné le monde de la batterie», cf. Jazz Hot n°425), Art Blakey (1919-1990) et Max Roach (1924-2007). C’est pétri d’admiration pour ses pairs –y compris Buddy Rich (1917-1987), «batteur brillant» mais qui «n’a pas le feeling»– que Philly Joe construit sa personnalité musicale caractérisée par une frappe nerveuse, un swing explosif, une élaboration complexe du rythme alliée à une extrême sensibilité. Cette formidable synthèse entre tradition et modernité à laquelle il intègre ses propres innovations lui permet de jouer dans des contextes variés, du mainstream au free jazz, et en a fait l’un des maîtres les plus respectés dans la communauté des musiciens.

Dans une interview donnée à Jazz Hot peu avant sa disparition le 30 août 1985 (n°425, octobre 1985), il était longuement revenu sur son parcours: le premier apprentissage musical donné par sa mère, Amelia, pianiste classique (Philly Joe écrira certains de ses arrangements au piano); son service militaire pendant la Seconde Guerre mondiale (1941-44); de retour à Philadelphie, son emploi de chauffeur de tramway avant de se lancer dans la carrière de musicien professionnel en compagnie d’autres «jeunes types» de la ville comme Benny Golson et John Coltrane; son installation définitive à New York et bien sûr le premier quintet de Miles Davis (1955-57) avec John Coltrane, Red Garland et Paul Chambers, puis le sextet (1958) avec Cannonball Adderley.
Porté par son compagnonnage avec Miles, Philly Joe enchaîne de 1957 à 1960 les collaborations (Clark Terry, Sonny Rollins, Thelonious Monk, Bill Evans, Freddie Hubbard, parmi beaucoup d’autres) devenant, comme l’indique le livret très détaillé de Jordi Pujol, le batteur américain le plus enregistré de l’époque, tous genres musicaux confondus. Le sideman a dès lors des envies de leader et grave un premier disque sous son nom en 1958, Blues for Dracula (Riverside) marquant avec humour son goût pour les films d’épouvante (cf. Jazz Hot n°151, février 1960). Quand sont effectuées, entre janvier et mars 1962, les présentes sessions, Philly Joe, à la tête de ses propres formations, a définitivement acquis une stature de musicien de premier plan. Il est en couverture du Jazz Hot n°160 de décembre 1960.

Ces live au Birdland sont captés dans le cadre de l’émission radiophonique du célèbre animateur radio Symphony Sid, alias Sidney Torin (né Tarnopol, 1909-1989). Issu d’une famille d’immigrants de langue yiddish, il grandit à Brooklyn, NYC, et il découvre le jazz durant son adolescence. Il est d’abord employé chez un disquaire et débute sa carrière d’animateur en 1937, sur une station du Bronx, WBNX, pour une émission d’après-midi où, à l’inverse de ce qui y est pratiqué sur les antennes, il passe exclusivement les disques des jazzmen afro-américains, réunissant ainsi un public jeune et intercommunautaire. Dès l'apparition du bebop, il en devient un ardent promoteur. Un activisme qui est salué par les musiciens dont plusieurs lui dédient des compositions: «Jumpin’ With Symphony Sid» de Lester Young (qui devient son indicatif), «Walkin’ With Sid» d’Arnett Cobb ou «Symphony in Sid» d’Illinois Jacquet. En 1950, il commence à animer ses émissions depuis le Birdland (qui a ouvert un an plus tôt) pour WJZ, une filiale d’ABC qui assure une diffusion sur trente Etats, donnant au bebop une visibilité inédite. Il poursuit ses live sur WEVD à partir de 1957.

En 1962, l’émission de Symphony Sid est donc un rendez-vous incontournable pour les jazzfans et les musiciens (cf. chronique Al Grey/Billy Mitchell). On remarque d’emblée que Philly Joe a choisi des partenaires qui sont tous passés par Blue Note (au moins en sideman) et appartiennent à la galaxie bop-hard bop qui emmènera certains jusqu’au free jazz. Sur les trois sessions, le batteur est au centre de la même rythmique. Elmo Hope (1923-1967) avec lequel il a joué à la fin des années 1940 dans le groupe rhythm & blues de Joe Morris qui comptait aussi Johnny Griffin et Percy Heath, et sur son New Faces-New Sounds (1953, Blue Note), est l’un des initiateurs du piano bop avec Bud Powell et Thelonious Monk, bien que la postérité ne lui ait pas accordé la même place malgré une œuvre de compositeur importante. Plus jeune, le contrebassiste Larry Ridley (1937), en compagnie duquel Philly Joe a enregistré pour Freddie Hubbard (Hub Cap, 1961, Blue Note), débute alors une brillante carrière d’accompagnateur.

Sur le live du 5 janvier, le batteur est en sextet. A la trompette, le Jamaïcain Dizzy Reece (1931) qui, après avoir séjourné à Londres et Paris, s'est installé à New York depuis 1959. A l’alto, Sonny Red (1932-1981) a débuté à Detroit, MI, avec Barry Harris, avant d’accompagner Art Blakey puis Curtis Fuller. Au ténor, John Guilmore (1931-1995), venu de Chicago, IL, et fidèle compagnon de route de Sun Ra, a déménagé à New York en 1960, avec d’autres membres de l’Arkestra, où il devient sideman pour différents musiciens. Philly Joe ouvre son «Joe's Delight» de son drumming bouillonnant faisant entrer l’orchestre directement dans le vif du sujet: le swing! Dès les premières minutes de ce long morceau (13’43’’), on est déjà étourdi par l’énergie dégagée par les solos successifs de la front line, sans oublier Elmo Hope, sublime dans sa façon de placer parcimonieusement les notes lors des échanges avec le leader. La belle et chaleureuse sonorité de Dizzy Reece expose longuement le thème «I Remember Clifford» (Benny Golson) avec le soutien tout en finesse de Philly Joe qui, à l’occasion d’un numéro époustouflant sur «Take Twelve», donne l’impression de faire sonner simultanément chaque partie de son instrument.

Les 24 février et 3 mars, Philly Joe est en quintet. Le trompettiste Bill Hardman (1932-1990) est originaire de Cleveland, OH où il a notamment débuté avec Bobby Few et enregistre son premier album avec Jackie McLean en 1956 (Jackie’s Pal: Introducing Bill Hardman, Prestige), joue avec Charles Mingus, Art Blakey, Horace Silver et Lou Donaldson. Le ténor Roland Alexander (1935-2006) a débuté dans sa ville de Boston, MA, notamment avec Jaki Byard, et s’installe à New York en 1958 pour jouer avec Paul Chambers, Charli Persip ou encore Howard McGhee. Comme sur l’autre session, l’attaque mordante de l’orchestre saisit immédiatement, en particulier celle de Bill Hardman et Roland Alexander sur «Shaw 'Nuff» (Dizzy Gillespie). On est encore happé par le solo extraordinaire de Philly Joe qui paraît capable de tirer n’importe quel son de sa batterie, tandis qu’Elmo Hope sur «The Scene Is Clear» (Tadd Dameron) se fait à la fois léger, véloce et percussif, en lien avec le maintien rythmique fondamental de Larry Ridley: quel trio!

Ces exhumations restituent ainsi la réalité d’un monde aujourd'hui révolu, peuplé par des musiciens s’exprimant avec une intensité qui n'a malheureusement plus son pareil, et ceci explique sans aucun doute cela.

Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueRamona Horvath Trio
Carmen's Karma

Claire de Bussy, Carmen's Karma, La Valse des asperges jaunes, Lagniappe, Portrait de la Comtesse, Enescool, Fantaisie, Winnaretta Song, Caipirinha com Pedro 
Ramona Horvath (p) Nicolas Rageau (b), Antoine Paganotti (dm) 
Enregistré les 19 et 20 janvier 2023, Colombes (Hauts-de-Seine) 
Durée: 49’ 23’’
Camille Productions MS062023 (www.camille-productions.com/Socadisc) 

Née dans une famille musicienne où l’on jouait du classique, de la musique traditionnelle comme des variétés et formée au Conservatoire de Bucarest, Romana Horvath est une jazzwoman accomplie qui a fait fructifier l’ouverture artistique dont elle a bénéficié dès l’enfance pour opérer une synthèse entre sa culture de naissance et l’expression jazz acquise dans un second temps (cf. son interview dans Jazz Hot). Ce double apprentissage est aujourd’hui très répandu du fait des études poussées et formatées des écoles, conservatoires et universités, mais la pratique du piano jazz et de la musique classique était, dans la première moitié du XXe siècle, l’apanage de quelques parfaits «bilingues» bien au-delà de la maîtrise technique, avec une perception très fine, d’Art Tatum à Hazel Scott, en passant par Eddie (Eddy) Bernard sans oublier Bud Powell et Don Shirley formé à 9 ans en 1936 à Léningrad parmi d'autres! Aujourd’hui, un autre héritier de ce double apprentissage est Rossano Sportiello: ce n’est sans doute pas un hasard, car l’Italie et la Roumanie partagent cette tradition ancienne de la mélodie narrative populaire, accompagnait la voix et les danseurs, une pratique dont le jazz était évidemment porteur, avec son accent alternatif d'un nouveau monde à construire. Ramona Horvath a les atouts de ce double feeling, de ce bilinguisme du piano d’excellence pour pouvoir se lancer dans cet exercice périlleux de la rencontre de deux traditions, et en faire un voyage tonique et inventif.
Avec ce Carmen’s Karma, elle a eu pour démarche non pas seulement de faire swinguer des pièces classiques, mais de re-composer des morceaux à partir des structures mélodiques, harmoniques ou rythmiques d'œuvres assez connues du public ou inspirés par des compositeurs de la musique romantique, impressionniste et lyrique dont le détail est précisé dans le livret.
«Claire de Bussy», tiré du «Clair de Lune» de Claude Debussy a été coécrit par Nicolas Rageau dont les
belles lignes de basse mettent en valeur le superbe toucher de Ramona. Par la proximité mélodique et harmonique avec le thème original, le trio opère une sorte de jeu s’approchant au plus près de l’idiome classique et de l’œuvre modèle tout en conservant une respiration jazz. «Portrait de la Comtesse», une variation sur «Pavane», ce «portrait musical» que Gabriel Fauré avait écrit pour la comtesse Greffulhe, une personnalité du Paris de la Belle Epoque qui inspira à Marcel Proust sa duchesse de Guermantes. Le morceau s’ouvre sur un magnifique solo de Nicolas Rageau exposant les mesures reconnaissables du célèbre thème, reprises par Ramona avec une retenue et une clarté propres aux concertistes classiques. Dans la même lignée, «Winnaretta Song» vient de la «Pavane pour une infante défunte» de Maurice Ravel qui s’était lui-même inspiré de la «Pavane» de Fauré. Le thème débute également par une exposition à la contrebasse, mais avec des accélérations de tempo et davantage d'accents de la part de la pianiste. Du swing, on en trouve aussi sur «Lagniappe» d’après «Humoresque» d’Antonin Dvorak, une variation aux accents new-orleans avec un bon travail rythmique d’Antoine Paganotti, de même que sur «Enescool», un titre évoquant le virtuose précoce et compositeur George Enescu, né en Moldavie roumaine, Prix de Vienne, et peaufiné entre autres par Gabriel Fauré à Paris (1895). Avec toujours beaucoup de naturel et de fluidité, le trio emmène le deuxième mouvement de la Symphonie n°5 de Tchaïkovski du côté de la bossa avec «Caipirinha com Pedro», une transposition assez inattendue! On découvre enfin d'autres chemins de traverse qu’empruntent les musiciens en lisière de la Carmen de Georges Bizet ou des sonates de Schubert et de Beethoven: du bel ouvrage! 
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Al Grey and Billy Mitchell Sextet & Septet
Live at the Museum of Modern Art & at Birdland

CD1: Bluish Grey, Wild Deuce, On Green Dolphin Street, Bantu, Melba's Blues, Home Fries**, Grey's Blues, Minor on Top*, African Lady*, Hi Fly*
CD2:  Home Fries°, Minor on Top°, On Green Dolphin Street°, African Lady°, Blues/Closing announcement/Jumpin’ With Symphony Sid Theme°, J & B
+, Melba's Blues+, Three-Fourth Blues+, Rompin+
Al Grey (tb), Billy Mitchell (ts, as**) avec:
• Henry Boozier (tp), Gene Kee (p, cor alto), Art Davis (b), Jules Curtis (dm), Ray Barretto (perc)
• Donald Byrd*°, Dave Burns
+ (tp), Bobby Hutcherson (vib)*°+, Herbie Hancock (p)*, Herman Wright*+, Doug Watkins° (b), Eddie Williams (dm)*°+
Enregistré live les 6 juillet 1961, Museum of Modern Art, 20 et 31 janvier, 19 mai 1962, Birdland, New York, NY
Durée: 50’ 30’’ + 1h 09’ 09’’
Fresh Sound Records 1137 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueAl Grey / Billy Mitchell
Studio Recordings

Nothin’ but the Truth, Three-Fourth Blues, Just Waiting, R.B.Q., On Green Dolphin Street, Blues in the Night*, Stella by Starlight*, The Way You Look Tonight*, Through for the Night*, Stardust, Night and Day*, Laughing Tonight*, Dirty Low Down Blues°
Al Grey (tb) et Billy Mitchell (ts), Dave Burns (tp), Bobby Hutcherson (vib), Calvin Newborn (g)°, Floyd Morris, Earl Washington* (p), Herman Wright (b), Eddie Williams, Otis Candy Finch* (dm), Philip Thomas (perc)*
Enregistré les 19 février, 1er novembre 1962 et au cours de l’année 1962, Chicago, IL
Durée: 58’ 23’’
Fresh Sound Records 1138 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


L’association entre Al Grey (1925-2000) et Billy Mitchell (1926-2001) est une belle histoire musicale et amicale qui commence par des parcours croisés. Le premier a grandi en Pennsylvanie. Il s’initie d’abord à la trompette, au cor et au tuba avant d’adopter le trombone durant son service dans la Marine, pendant la Seconde guerre mondiale, à l’issue duquel il entre dans l’orchestre de Benny Carter (1945-46). Il passera ensuite par ceux de Jimmy Lunceford (1946), Lucky Millinder (1946-48), Lionel Hampton (1948-52), Arnett Cobb, et tourne pendant un an avec le big band de Dizzy Gillespie (1956-57), à la même période que Billy Mitchell.
Celui-ci est né à Kansas City, MO, mais a passé sa jeunesse à Detroit, MI, où il étudie au lycée Cass Tech. Professionnel à 17 ans dans le big band Nat Towles. Il part ensuite travailler à New York, NY, avec Lucky Millinder (1948), Jimmy Lunceford, Milt Buckner, puis Woody Herman. De retour à Detroit, il monte son propre quintet (1950-53) qui comprend les frères Thad et Elvin Jones. Billy Mitchell et Al Grey passent ensemble dans l’orchestre de Count Basie en 1957 à l’issue de leur tournée avec Dizzy. C’est là que mûrit leur projet de monter leur propre groupe. Dans le livret, Jordi Pujol détaille les circonstances en ayant précipité sa création: Al Grey s’étant cassé la cheville en décembre 1960, il est renvoyé de chez Basie, dont il était l’un des piliers, et décide de concrétiser ses envies de leader, bientôt rallié par son ami Billy Mitchell qui démissionne de l’orchestre. Comptant six à huit membres, cette formation à géométrie variable –avec la présence régulière de musiciens originaires de Detroit, probablement à l’initiative de Billy Mitchell– a été active de janvier 1961 à mars 1963.
Fresh Sound réunit aujourd’hui l’intégralité de ces enregistrements sur deux nouvelles productions dont la qualité contribue à reconstituer la mosaïque artistique du jazz: un double CD (CD1 et CD2) réunissant les sessions live, The Al Grey and Billy Mitchell Sextet & Septet, et un CD simple, Studio Recordings (CD3). Ainsi, début 1961, après des concerts de rodage en Pennsylvanie, la version initiale du sextet obtient un premier engagement d’importance au Tivoli Theater de Chicago, IL, et assoit progressivement sa réputation. Al Grey et Billy Mitchell ne parviennent cependant pas à placer leur sextet au festival de Newport l’été suivant car son organisation a été donnée à Sid Bernstein en lieu et place de son créateur George Wein. Toutefois, le tromboniste et le ténor y participent le 1
er juillet en invités du trio d’Ike Isaacs (b, 1923-1981) et font forte impression. Jazz Hot (n°168) s’en fait d’ailleurs l’écho: «le clou de l’après-midi: Billy Mitchell (ténor) et Al Grey (tb); ces deux compères diplômés des écoles des professeurs Gillespie et Basie nous donnent quelques moments incomparables (…). Ils terminent avec une jam-session torride, rejoints par Carol Sloane, Jon Hendricks et Michael Olatunji». Mis en confiance par ce succès, ils enregistrent le 6 juillet leur premier live au Museum of Modern Art de New York qui donnera le LP The Al Grey and Billy Mitchell Sextet (Argo, CD1), bien qu’avec l’ajout de Ray Barretto il s’agisse d’un septet! Gene Kee (p) qui renforce au cor alto la section de cuivres sur certains titres (contre-chants de «On Green Dolphin Street») prend en charge les arrangements. Le disque s’ouvre sur «Bluish Grey» (Thad Jones) introduit par une section rythmique, complétée par Art Davis et Jules Curtis, qui installe un swing intense pour amener l’intervention des deux coleaders: Al Grey offre un solo étincelant, Billy Mitchell vibre de virtuosité bop. Deux morceaux ont été apportés par Gene Kee: «Wild Deuce» et «Home Fries» (le groupe continuera à jouer ses titres après son départ) où Billy Mitchell est à l’alto. Le LP se conclut sur un spectaculaire «Grey’s Blue» (Al Grey) avec un numéro de batterie réalisé par Jules Curtis.
Fresh Sound propose ensuite trois sessions live au Birdland: deux retransmissions radio inédites, captées les 20 janvier et 19 mai 1962 (CD2), présentées par l’animateur Symphony Sid Torin (cf. chronique Philly Joe Jones) avec quelques parasites d'époque, et une troisième, du 31 janvier 1962 (CD1), constituant la face B du LP Snap Your Fingers (Argo), dont la face A a été enregistrée en studio, à Chicago, IL, le 19 février 1962 (CD3).
Depuis qu’il a accompagné Sarah Vaughan en octobre 1961 pour un engagement de cinq semaines à Las Vegas, NV, le sextet s’est renouvelé en intégrant le tout jeune Bobby Hutcherson ainsi que Donald Byrd et Doug Watkins (b, 1934-1962), tous deux originaires de Detroit. Sur le live du 20 janvier 1962, on savoure les enrichissements harmoniques apportés par Bobby Hutcherson tandis que Donald Byrd qui a déjà fait ses classes chez Art Blakey, impose sa présence («Home Fries»), amenant le groupe à un degré d’intensité encore supérieur (superbe «African Queen» de Randy Weston). Le 31 janvier, Herman Wright (1932-1997), autre natif de Detroit, a pris le relais de Doug Watkins. La formation est en septet sur cette session avec la participation d’un autre «gamin», Herbie Hancock (1940) qui en septembre suivant emploiera Donald Byrd sur son Royal Flush (Blue Note). Sur «Minor on Top» (Thad Jones), Billy Mitchell donne un solo fiévreux avec le soutien swing d’Herbie Hancock. Bobby Hutcherson intervient longuement, de même que sur «Hi Fly» (Randy Weston) avec un Donald Byrd impérial. Al Grey livre une démonstration de haut vol sur «African Lady» (de la tromboniste de Kansas City, MO, Melba Liston). Le 19 février, dans le studio Ter Mar Recordings de Chicago, un pianiste du cru Floyd Morris (1926-1988), prend la place d’Herbie Hancock et Dave Burns celle de Donald Byrd parti pour se consacrer à ses projets en leader. Dave Burns qui compte alors déjà vingt ans de carrière (Dizzy Gillespie, James Moody, Duke Ellington…) restera le trompettiste attitré du groupe, lui apportant sa sonorité chaleureuse («Three-Fourth Blues» de Gene Kee). De retour au Birdland le 19 mai, la formation redevient un sextet sans piano, mais ne perd rien de sa vitalité («J & B» de Billy Mitchell, où Dave Burns cite avec humour «Qui craint le grand méchant loup»!). Un autre titre de Melba Liston est au programme, le langoureux «Melba’s Blues».
Quelques mois plus tard, le
1er novembre (la discographie de Walter Bruyninckx fournit une datation légèrement différente: les 2 et 5), Al Grey et Billy Mitchell enregistrent de nouveau à Chicago, cette fois en octet, sept titres qui seront publiés sur le LP Night Song (Argo, CD3). Le groupe s’adjoint deux musiciens de la scène locale: Earl Washington (p, 1921-1975) et Philip (ou Phil) Thomas (perc, 1929-2002). En outre, c’est encore un musicien de Detroit qui s’assoit derrière la batterie, Otis Candy Finch (1933-1982), lequel vient d’enregistrer, toujours à Chicago, un autre disque pour le compte de Billy Mitchell seul, This Is Billy Mitchell (Smash) où l’on retrouve également Dave Burns, Bobby Hutcherson et Herman Wright. Davantage tourné vers les standards que vers les compositions récentes, cette séance regorge de pépites, comme les solos d’une grande profondeur donnés tour à tour par les trois soufflants sur «Stardust» (Hoagy Carmichael) dans un écrin harmonique esquissé par les petites touches de Bobby Hutcherson.
On relève enfin en «bonus track» (CD3), une composition d’Al Grey, «Dirty Low Down Blues», qui constitue la face B d’un 45 tours Argo dont la face A est le «Nothin’ but the Truth» tiré du LP Snap Your Fingers. Si la date de l’enregistrement effectué à Chicago se situe en 1962 sans plus de précision, elle est probablement voisine de la session du 19 février de Snap Your Fingers, l’orchestre étant identique, si ce n’est l’ajout du guitariste Calvin Newborn, frère cadet de Phineas, qui est sur ce blues the right man at the right place, tout comme le magnifique Floyd Morris. Une belle conclusion à cette intégrale des enregistrements du duo Al Grey-Billy Mitchell qui début 1963 repartiront chacun de leur côté: le tromboniste prolonge l’aventure du septet avec ses membres récents (Havin a Ball, janvier 1963, Argo) et le saxophoniste réactive son quintet avec Thad Jones (A Little Juicy, août 1963, Smash), tous deux continuant à écrire l’histoire du jazz à une époque où elle reste d’une densité inimaginable aujourd’hui.

Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJimmy Jones Trio & Solo
The Splendid Mr. Jones

Easy to Love, Little Girl Blue, Lush Life, Just Squeeze Me, My Funny Valentine, Good Morning Heartache
• Jimmy Jones (p), Joe Benjamin (b), Roy Haynes
Moonlight in Vermont, London in July, Autumn in New York, Cool in Cuba
• Jimmy Jones (p), Billy Hadnott (b), J.C. Heard (dm)
New World A-Comin’
• Jimmy Jones (p), John Levy (b) Denzil Best (dm)
Lazy River*, When I Walk With You**, Empty Space**, Zigeuner°
• Jimmy Jones (p), Al Hall (b), Denzil Best*, Bill Clark** (dm) + Al Casey (g)*, Lynn Warren (voc)°
What’s New?, I’ll See You Again, Mad About the Boy, Someday I’ll Find You, Clair de Lune, Lover Man, New York City Blues, On a Turquoise Cloud, Bakiff
• Jimmy Jones (p solo)
Enregistré entre 1947 et 1954, New York, NY, Los Angeles, CA, Paris
Durée: 1h 15’ 19’’
Fresh Sound Records 1134 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Jimmy Jones (1918-1982) est une de ces multiples étoiles de la galaxie jazz sur lesquelles Fresh Sound braque son télescope avec sagacité, disque après disque. Né à Memphis, TN, mais élevé dans le terreau chicagoan par des parents musiciens amateurs, le pianiste (qui commença par jouer de la guitare), très marqué par l'influence d'Art Tatum et de Duke Ellington, avait cependant envisagé une autre carrière, poursuivant des études de sociologie au Kentucky State College –il y effectua des arrangements pour l'orchestre de l'université–qu'il dut interrompre avec l'entrée des Etats-Unis dans la Seconde guerre mondiale, quelques mois avant l'obtention de son doctorat. C'est ainsi que de retour à Chicago, il mit ses talents d’accompagnateur, d’arrangeur et de compositeur au service du jazz et en particulier de Stuff Smith (1943-45) qui le fit s'établir à New York, NY pour un engagement d'un an au fameux Onyx Club. Son autre collaboration d'importance fut avec Sarah Vaughan (1947-52, 1954-58), rencontrée au Café Society lequel, prônant l'anti-ségrégation et les droits civiques dès l'avant-guerre, était considéré comme un repère de «communistes» par Edgar J. Hoover, le patron du FBI, qui prêtera la main au maccarthysme après-guerre pour fermer les deux établissements de Barney Josephson où les idées de justice circulaient un peu trop... Jimmy Jones travailla également comme arrangeur pour Duke Ellington et Billy Strayhorn de même qu'avec Dr. Billy Taylor, parmi d'autres compagnonnages: Dizzy Gillespie, Don Byas, Coleman Hawkins, Etta Jones, Clifford Brown et de nombreux vocalistes (sa spécialité), Nancy Wilson, Big Joe Turner, Joe Williams, Carmen McRae, Ella Fitzgerald... Il a cependant peu enregistré sous son nom et sur une période limitée, entre 1944 et 1957, alors que sa discographie en sideman court bien au-delà, notamment avec Kenny Burrell, Ellington Is Forever, volumes 1 et 2, 1975, Fantasy. Pour les détails de son parcours, on se reportera, comme à l’accoutumée, au très informatif livret de Jordi Pujol. Ce dernier a fait le choix de présenter les sessions de façon thématique, d’abord celles en en trio, voire en quartet (plages 1 à 15), puis celles en solo (plages 16 à 24). Gravées entre 1947 et 1954, elles complètent fort opportunément le CD 1946-1947 de la série «The Chronological» paru il y a vingt ans chez Classics, où le pianiste dirige des formations plus larges.
Le premier titre sur le plan chronologique, «New World A-Comin’», a été enregistré par Jimmy Jones le 4 mars 1947, en trio avec son ami John Levy (b, qui l’avait fait engager chez Stuff Smith en 1943) et Denzil Best (dm), à l’initiative de Wax Records. Le label a également produit les autres titres datés de 1947 (plages 12 à 24) ayant donné lieu à plusieurs 78 tours (jusqu’ici réédités sur CD de façon éparse), sur lesquels Jimmy Jones est en solo ou en trio avec Al Hall (b) et Bill Clark (dm). Ce dernier cède la place à Denzil Best sur «Lazy River» où la formation passe au quartet avec l’ajout d’Al Casey (g) qui fait sonner certaines notes à la façon de Django Reinhardt. Sur les thèmes en piano solo, Jimmy Jones déploie une technique superbe et un jeu élégant, d’une grande clarté, qui rappelle celui de Teddy Wilson, magnifiant les ballades («Mad About the Boy» de l'auteur britannique Noël Coward aux idées subversives et homosexuel assumé, dont d'autres compositions sont interprétées) et donnant une version très expressive du «Clair de lune» de Debussy, dans l’idiome classique. On retrouve bien sûr ces mêmes qualités de soliste sur les thèmes en trio, tandis qu’apparaît son talent particulier d’accompagnateur sur «Empty Space» en soutien à la méconnue Lynn Warren (voc), autre morceau où la formation relève du quartet.
Quatre autres titres, datant de 1952, sont proposés en trio avec Billy Hadnott (b) et J.C. Heard (dm) dont Jimmy Jones fut le sideman de 1945 à 1947. Ces faces sont tirées du LP Escape!, une compilation parue chez GNP où sont jointes des sessions des pianistes de studio Paul Smith (1922-2013, futur directeur musical d’Ella Fitzgerald) et Corky Hale (1936). Ces titres sont l’occasion d’apprécier le beau jeu en «block chords», caractéristique de Jimmy Jones («Moonlight in Vermont»), dont il s’était expliqué dans le Jazz Hot n°94 de décembre 1954: «Ce n’est que vers 1946, lorsque je travaillais avec Stuff Smith (auquel un article est également consacré dans ce numéro) que j’ai vraiment commencé à me dégager de l’influence des autres pianistes. Savez-vous comment j’ai mis au point ce style de "block chords" qui me fut attribué? Le piano de l’Onyx était une véritable casserole, sur lequel il fallait cogner comme un sourd pour en tirer quelques sons; et force fut donc pour moi d’adopter un style plus efficace…». On relève par ailleurs sur cette série une jolie pépite latine, «Cool in Cuba» (une composition du pianiste) avec un savoureux travail de percussion opéré conjointement au piano et à la batterie.
On doit la dernière série d’enregistrements, réalisée en octobre 1954, à Charles Delaunay qui profita de la venue à Paris de Jimmy Jones, en pleine tournée européenne avec Sarah Vaughan, pour graver six titres parus chez Swing. C’est bien sûr à cette occasion que Jazz Hot put recueillir les paroles du pianiste, rapportées dans le numéro de décembre. On le retrouve ici en trio avec Joe Benjamin (b) et Roy Haynes sur un dynamique «Easy to Love» qui s’ouvre sur les block chords du pianiste, auxquels répondent les lignes de basse de Joe Benjamin, le tout sur un tapis rythmique formé par les balais de Roy Haynes. Le reste est tout aussi remarquable, les musiciens portant l’art du trio, dans cette session, à sa quintessence.

On ne peut que chaudement recommander l’écoute du «splendide» Jimmy Jones que vous avez forcément déjà croisé auprès d’autres grands du jazz. Il vaut le détour!

Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueKlas Lindquist Nonet
Alternative Source of Energy

At Ease, Thorium*, Swells, Joey°, The Narrator, Dream, Nilsie, Bernadette**

Klas Lindquist (as, cl), Karl Olandersson (tp, flh), Nils Janson (tp), Magnus Wiklund (tb), Robert Nordmark (ts, fl), Fredrik Lindborg (bar, bcl), Petter Carlson Welden (p), Kenji Rabson (b), Daniel Fredriksson (dm) + Lina Lövstrand (fl)**, Filip Ekestubbe (p)*°, Leo Lindberg (org)°**, Calle Rasmusson (perc)**

Enregistré les 9 et 10 janvier 2023, Stockholm (Suède)

Durée: 41’ 42’’

Teng Tones 018 (tengtones.com/klaslindquist.com)

 

La scène jazz mainstream suédo-danoise –les échanges étant constants de part et d’autre du détroit de l'Øresund– regorge de bons musiciens comme l’illustre encore l’album du saxophoniste suédois Klas Lindquist. On le connaît d’abord comme accompagnateur du batteur danois Snorre Kirk, parfois aux côtés d’un autre sax de talent, Jan Harbeck, également danois. Né en 1975 à Göteborg, il a étudié à l’Ecole royale supérieure de musique de Stockholm ainsi qu’au Mannes College of Music de New York. Cette expérience américaine n’est pas pour étonner car Klas Lindquist s’inscrit pleinement dans le jazz de culture. On le retrouve dans différentes formations, soit comme sideman au sein de l’Artistry Jazz Group avec Jan Lundgren et Jacob Fisher (g), du Glenn Miller Orchestra de Jan Slottenäs (tb) ou auprès de Ronnie Gardiner (dm), Hayati Kafe (voc), Claes Janson (voc), Mathias Algotsson (p) ou encore Ulf Johansson Werre (p, tb, voc); soit en coleader du Stockholm Swing All Stars et à la tête de son quartet ou de son nonet dont ce Alternative Source of Energy est le troisième album. 

Un opus dont Klas Lindquist assure la direction d’orchestre, les arrangements et la quasi totalité des compositions dans une esthétique qui rappelle l’esprit des big bands post bop dans la filiation Thad Jones-Mel Lewis Orchestra et Kenny Clarke-Francy Boland Big Band. En outre, le titre Alternative Source of Energy ne nous trompe pas sur la marchandise, car le nonet (qui sur certains titres augmente son effectif) envoie avec générosité ses good vibes dès le premier titre, «At Ease» qui donne aussi l’occasion d’apprécier l’attaque mordante du leader à l’alto. Parmi ses partenaires, nous avions déjà repéré le solide trompettiste Karl Olandersson (cf. nos comptes rendus des éditions 2018 et 2019 du festival d’Ystad) lequel offre un solo très swinguant sur «Bernadette», un titre qui bénéficie également d’un soutien rythmique dynamique auquel Calle Rasmusson apporte ses couleurs latines. L’ensemble, plein de variété, est de très bonne facture avec des compositions dignes d’intérêt, des arrangements raffinés et bien sûr un collectif de musiciens pleinement ancrés dans le langage du jazz. Les ballades sont particulièrement bien écrites et Klas Lindquist s’y distingue, à l’alto sur «Nilsie» comme à la clarinette sur «Swells».

On aimerait évidemment pouvoir entendre en live ce répertoire et compter, pourquoi pas, sur une initiative de l’Institut Suédois pour accueillir Klas Lindquist dans son bel hôtel particulier du Marais.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueNirek Mokar
Back to Basics

Nini’s Special*, What I Drink, Twist à La Huchette, Hot Bread, Shuffle Chelou, Maïra, Back to Basics, DD Rider, Swing and Limp, Besco Boogie, Late Harvest

Nirek Mokar (p), Sax Gordon (ts), Claude Braud (ts), Stan Noubard Pacha (g, tambourin*), Nicolas Dubouchet (b), Guillaume Nouaux (dm, perc)

Enregistré les 15 et 16 mai 2023, Tilly (Yvelines)

Durée: 41’ 08’’

Ahead 843.2 (www.nirekmokar.com/Socadisc)

 

Nirek Mokar est ce qu’il est convenu d’appeler un jeune prodige puisqu’il a enregistré son premier album autoproduit à 13 ans et publie aujourd’hui le cinquième, Back to Basics. Les talents précoces exercent toujours une fascination sur le public et les médias, même si notre époque saturée par la musique de consommation de masse est peu propice à leur émergence dans le monde du jazz, surtout hors de sa terre natale, le phénomène persiste de façon éparse: on se rappelle l’altiste italien Francesco Cafiso au début des années 2000 ou plus récemment le pianiste indonésien Joey Alexander, tous deux adoubés par Wynton Marsalis. Nirek Mokar, quant à lui, est né le 5 août 2002 et a grandi à Paris. Enfant, il fréquente le Paris Boogie Speakeasy, un club du XVIIIe arrondissement qui vécut de 2007 à 2016, où son père travaille, et où il entend Allan Tate, Jean-Paul Amouroux, Jean-Pierre Bertrand ou encore Jean-Baptiste Franc qui lui donnent le goût du piano boogie woogie auquel il s’initie d’abord en autodidacte. Il ne lui faudra qu’une poignée d’années pour rejoindre ses aînés dans le circuit professionnel. Il est aujourd’hui une des figures de proue du Caveau de La Huchette où il crée avec ses partenaires une ambiance festive, entre boogie et rock & roll, qui fait le bonheur des danseurs et du public de jeunes gens qui emplissent le club sans discontinuer. Le patron de La Huchette, Dany Doriz, lui témoigne d’ailleurs son admiration et ses encouragements dans le livret. Parmi les compositions de Nirek Mokar qui constituent l’album, l’une d’elles, un rock & roll écrit pour la danse, s’intitule d’ailleurs «Twist à La Huchette».

La fraîcheur et l’enthousiasme de sa musique sont les principaux atouts du pianiste entouré ici de musiciens chevronnés avec lesquels il partage un plaisir de jouer évident. L’aîné de la troupe, Claude Braud (73 ans), qui l’a pris sous son aile depuis dix ans, appartient à la catégorie des «ténors velus», doté d’un son épais et tonitruant qu’on a pu entendre auprès d’autres pianistes boogie comme Jean-Paul Amouroux et Jean-Pierre Bertrand, mais aussi avec les orchestres Swingin’ Bayonne d’Arnaud Labastie, Megaswing de Stéphane Roger ou pour des sax summits avec Pierre-Louis Cas. Sensiblement sur le même registre, Gordon Beadle, dit Sax Gordon, né à Détroit mais ayant étudié et débuté en Californie, a accompagné plusieurs grands noms du blues, notamment à ses débuts Luther Guitar Junior Johnson avec lequel il a tourné pendant cinq ans. Le dialogue entre les deux ténors sur «Swing and Limp» souligne leur proximité. Guitariste marqué par l’influence du Chicago blues (cf. son solo électrisant sur «Schuffle Chelou»), Stan Noubar Pacha se produit régulièrement avec Benoit Blue Boy (voc, hca), François Fournet (g) ou Simon Boyer (dm). On l’a aussi rencontré un temps auprès de Paddy Sherlock (tb, voc). A la batterie, on retrouve un maître du swing, Guillaume Nouaux (cf. chronique infra), qui apporte ici un soutien robuste au pianiste –déjà doté d’une solide main gauche– qui ne va pas sans petites subtilités rythmiques («What I Drink»). Enfin, Nicolas Dubouchet, spécialiste du slap, formé à la contrebasse par l'écoute des disques de rock & roll et de blues, ajoute encore du dynamisme au groupe. La technique spectaculaire de Nirek Mokar le fait passer avec aisance du boogie («Nini’s Special», «Besco Boogie») au blues («Back to Basics») ou du rock & roll («DD Rider» de Sax Gordon) au jazz («Late Harvest»). Un enchevêtrement naturel des expressions qui démontre une nouvelle fois que d’Albert Ammons à Louis Jordan, d’Earl Hines à Chuck Berry, il n’existe qu’une seule grande musique de culture afro-américaine issue du blues et du gospel, très loin des étiquettes fabriquées par les vendeurs qui segmentent et découpent l’histoire et la mémoire pour optimiser leurs petites affaires.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMiles Davis Quintet
In Concert at The Olympia Paris 1957

Solar, Four, What's New?, No Moe, Lady Bird*, Tune Up, I’ll Remember April*, Bag's Groove*, 'Round Midnight, Now's The Time, Walkin', The Theme

Miles Davis (tp, out*), Barney Wilen (ts), René Urtreger (p), Pierre Michelot (b), Kenny Clarke (dm)

Enregistré live le 30 novembre 1957, l’Olympia, Paris

Durée: 1h 12’ 30’’

Fresh Sound Records 1135 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

 

1957 est une année marquante dans le parcours de Miles Davis. La lecture de Jazz Hot permet de se rendre compte de la place prise alors par le trompettiste qui fait sa première couverture de notre revue avec le n°117 de janvier 1957, distingué par les «Prix Jazz Hot» de la meilleure formation et le prix du meilleur trompettiste pour les lecteurs comme pour la rédaction. Il sera d’ailleurs de nouveau en couverture du numéro de novembre (n°126), vraisemblablement dans la perspective de son concert parisien du 30 qui est l’objet de cette nouvelle production Fresh Sound. Cette année 1957 très riche comporte aussi son lot de difficultés: en mars, après avoir renvoyé de son quintet John Coltrane et Philly Joe Jones en raison de leur addiction à la drogue, Miles dissout sa formation; en mai, il enregistre, sous la direction de Gil Evans, Miles Ahead (Columbia), dont le succès marque le premier épisode de leur collaboration et assoit le statut de vedette du leader. Début septembre, il subit une opération à la gorge qui l’immobilise jusqu’à la fin du mois et forme alors un nouveau quintet. C’est à ce moment que l’activiste du jazz, organisateur de concert et contributeur de Jazz Hot, Marcel Romano, débarque à New York pour planifier avec différents musiciens des tournées européennes à venir, comme le raconte Jordi Pujol dans le livret. Après avoir monté un mémorable «Birdland Show», passé par la Salle Pleyel en novembre 1956 –comprenant Miles, Lester Young, Bud Powell et le Modern Jazz Quartet (cf. Jazz Hot n°116, décembre 1956)–, le producteur a notamment en tête de faire revenir le trompettiste en Europe et il en annonce son intention dès Jazz Hot n°117 car le programme très chargé de la tournée Birdland a laissé «de nombreux amateurs sur leur faim». C'est ainsi que Miles atterrit à Orly le 29 novembre, accueilli par Marcel Romano qui a monté une tournée européenne de trois semaines. Le livret signale que le concert du lendemain qui devait se tenir initialement à l’Alhambra a été déplacé quelques jours avant à l’Olympia et se joue à guichets fermés, performance dont on pensait alors seuls capables les orchestres swing de Louis Armstrong ou Lionel Hampton (cf. Jazz Hot n°128). Là encore, la relecture des Jazz Hot de l’époque donne une idée de la formidable vitalité jazz de la capitale, puisque le mois précédent, l’Alhambra accueillait Harry James (avec Buddy Rich) et l’Olympia Jack Teagarden (avec Earl Hines et Cozy Cole) ainsi que le Count Basie Orchestra (cf. Jazz Hot n°127); et la même semaine que Miles, Erroll Garner (salué à la descente de l'avion par Boris Vian, cf. Jazz Hot n°128) est également au programme de l'Olympia. Pour accompagner Miles, Marcel Romano sollicite de nouveau le trio de René Urtreger qui l’avait entouré l’année précédente à Pleyel. Mais si Pierre Michelot tient toujours la contrebasse, Christian Garros est remplacé par Kenny Clarke qui a notamment enregistré Bag’s Groove (1954, Prestige) avec le trompettiste, tandis qu’un deuxième soufflant est ajouté avec le tout jeune Barney Wilen, pour une version parisienne du quintet de Miles. Dès son arrivée, celui-ci rencontre ses partenaires en scène pour une répétition.

L’enregistrement du concert, toujours à l’initiative de Marcel Romano, n’a jamais été publié «officiellement» mais il a en partie circulé (on en trouve des extraits sur YouTube). Sa restitution intégrale proposée aujourd’hui par Fresh Sound a donc valeur d’inédit, ce qui, concernant un musicien de la dimension de Miles, dont on pense tout connaître, est une divine surprise. Précisons que sur trois titres le leader se met en retrait, laissant l'orchestre jouer sans lui et que sur «'Round Midnight» la bande originale était endommagée et que sur près de 4 minutes, une autre source de moindre qualité a été utilisée pour combler le manque. Ce travail de restauration minutieux nous permet ainsi de profiter d’un Miles au sommet de son art sur cette période encore bop, soutenu par des partenaires de premier ordre. Jordi Pujol rapporte d’ailleurs le compte-rendu enthousiaste que Jazz Hot avait publié (n°128): «Ce concert de Miles Davis fut l’un des plus beaux concerts de jazz qu’il nous ait été donné d’entendre à Paris. Brillamment soutenu par Kenny Clarke, René Urtreger, Pierre Michelot et Barney Willen, le grand trompettiste a donné en maints passages le meilleur de lui-même». On peut qu’inciter les lecteurs actuels de Jazz Hot à se précipiter sur ce trésor: une heure et quart de beauté jazzique, avec un Miles Davis à la sensibilité crépusculaire (magnifique «What’s New?»), un Barney Willen débordant de swing («I’ll Remember April»), le beau toucher bop de René Urtreger («Solar»), la sonorité boisée de Pierre Michelot (superbe solo sur «Lady Bird») et le groove de Kenny Clarke (formidable introduction de «Now's The Time»). Un morceau d’histoire restitué dans son intégrité qui a précédé, avec la même formation, un autre livele 8 décembre à Amsterdam, celui-ci déjà connu depuis les années 1980, mais aussi la célèbre session «improvisée» dans la nuit du 4 au 5 décembre pour la musique du film de Louis Malle, Ascenseur pour l’échafaud. Ajoutons que récemment l’INA a mis à disposition des images filmées du quintet, tournées le 7 décembre par Jean-Christophe Averty, qui seraient les plus anciennes de Miles jamais réalisées.

Pour son intérêt historique comme la qualité exceptionnelle de la musique jouée, ce Miles Davis in Concert at The Olympia Paris 1957 est évidemment indispensable!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueSylvia Howard
Luv U Madly

Secret Love, Love You Madly, Sunny, Wouldn’t It Be Lovely, But Beautiful, Slow Dancing With the Blues, L.O.V.E., When Did You Leave Heaven, Beautiful Friendship, You’ve Changed, Someone to Watch Over Me

Sylvia Howard (voc), Pierre-Olivier Govin (as, ss, bar), Olivier Hutman (p, kb), José Fallot (b), Etienne Brachet (dm)

Enregistré du 3 au 5 janvier 2023, Courcité (Mayenne)

Durée: 48’ 31’’

Sergent Major Company 344 (Plaza Major Company)

 

Sylvia Howard est un diamant brut, à la voix d’une expressivité rare qui a émergée du plus profond de la culture afro-américaine et dont le talent naturel a été poli et enrichi par les années et les épreuves de la vie (cf. son interview dans Jazz Hot n°683). C’est ce qui fait la personnalité musicale de Sylvia, pas diva pour un sou, simplement vraie, sortant ses tripes sur chaque note. L’époque étant peu favorable aux personnalités indociles et à l’âme nomade –comme Rasul Siddik qui l’avait aidée à son arrivée à Paris, au début des années 2000– Sylvia Howard n’a pas eu les faveurs des grandes maisons de disques et a peu enregistré: son précédent album, le superbe Time Expired (Blue Marge), remontant à 2016… On se réjouit donc de l’initiative de José Fallot, bassiste et programmateur de la saison Jazz au Chesnay Rocquencourt (JACP), qui a proposé à la chanteuse d’effectuer une session avec une approche «plus contemporaine» des standards et des musiciens partageant cet état d’esprit. Aux saxophones, Pierre-Olivier Govin est passé par le Big Band Lumières de Laurent Cugny, l’ONJ de François Jeanneau puis celui d’Antoine Hervé, a cofondé le groupe Ultramarine avec Mario Canonge mais a aussi accompagné LaVelle et Lucky Peterson. A la batterie, on retrouve un autre partenaire régulier de José Fallot, Etienne Brachet dont le parcours éclectique l’a mené entre jazz (Biréli Lagrène, Mike Stern, Ronnie Lynn Patterson), blues-rock, gospel (Linda Hopkins) et musiques du monde. Enfin, le quintet est complété au piano par le solide Olivier Hutman dont la liste des collaborations atteste d’une carrière bien remplie: Christian Escoudé, Barney Willen, Steve Williams, parmi beaucoup d’autres, jusqu’à Denise King, amie et consœur de Sylvia.

La voilà donc en condition pour faire son miel de quelques grands thèmes du jazz avec un orchestre qui swingue impeccablement («Love You Madly») mais qui sait aussi être efficace sur les parties funky («Sunny») et sur le blues où Sylvia Howard excelle («Slow Dancing With the Blues», un régal). Mais c’est sur les ballades que la grande Sylvia donne le plus d’intensité, comme «When Did You Leave Heaven», bien servi par la section rythmique, tandis que pour les deux derniers titres, José Fallot fournit à la chanteuse un accompagnement épuré à la contrebasse (très beau «You’ve Changed») avant de la laisser conclure l’album a capella sur un magnifique «Someone to Watch Over Me» qui paraît émerger du chœur gospel d’une église.

Il serait temps que les responsables de majors et de grands festivals se débouchent les oreilles et se rendent compte du trésor qu’ils négligent. Mais on ne se fait guère d’illusion sur l’ordre de leurs priorités entre la trinité marketing-mode-rentabilité et la diffusion au plus grand nombre d'un art profond.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueMichel Pastre / Louis Mazetier / Guillaume Nouaux
Fine Ideas

Georgianna, Black & Blue, Moonlight on the Ganges, Potato Head Blues, I Guess l'II Have to Change My Plans, I Want to Be Happy, Nuages, The Mule Walk, Lester's Be-Bop, Fine's Idea, Wild Man Blues, Jumpin' Punkins, Tiny's Exercise, Mean to Me
Michel Pastre (ts), Louis Mazetier (p), Guillaume Nouaux (dm)
Enregistré les 27 et 28 mars 2023, Meudon (Hauts-de-Seine)
Durée: 48’ 52’’
Camille Productions MS032023 (www.camille-productions.com/Socadisc)

Une longue complicité unit Michel Pastre, Louis Mazetier et Guillaume Nouaux qui ont commencé à jouer ensemble, comme ils le rappellent dans le livret, à partir de 2006 dans une formation entre quintet et sextet qui comprenait également Jérôme Etcheberry. En trio avec le trompettiste, le ténor et le pianiste avaient enregistré 7:33 to Bayonne (2015, Jazz aux Remparts), tandis que sur le Charlie Christian Project de Michel Pastre (2015, autoproduit) on retrouvait Guillaume Nouaux. C’est d’ailleurs le batteur qui lui a suggéré d’adopter le trio sax-piano-batterie de Gene Krupa qui a laissé plusieurs enregistrements entre 1952 et 1956 sous cette formule, le plus souvent avec Charlie Ventura (ts) et Teddy Napoleon (p), mais également avec son frère cadet Marty Napoleon (p) ou Eddie Shu (tp, hca) en remplacement du saxophone. Rappelons que cette période correspond à la collaboration de Gene Krupa avec Norman Granz qu’on retrouve derrière les albums At Jazz at the Philharmonic (1952, Mercury) et The Gene Krupa Trio Collates (1952, Mercury).
Sur ce second LP figure d’ailleurs le titre «Fine’s Idea» (Gene Krupa) repris par le trio Pastre-Mazetier-Nouaux dans un esprit proche de l’original si ce n’est que le jeu de Michel Pastre est plus suave que celui de Charlie Ventura. Pour autant, le propos de cet album n’est pas de rendre spécialement hommage à Gene Krupa et à son trio mais, de façon plus large, aux «maîtres» qui ont fait l’histoire du jazz. Parmi les standards et les compositions du jazz proposés, on peut d’emblée signaler la reprise particulièrement réussie de «Nuages» avec une introduction chaloupée piano-batterie qui tisse un canevas autour des harmonies du morceau avant que le ténor ne vienne exposer le thème. Superbe! Michel Pastre est au sommet de son art sur les ballades, déroulant avec une puissance maîtrisée sa belle sonorité ronde et charnue («Black & Blue», «Mean to Me»…). Quant à la rythmique, elle maintient une dynamique swing constante entre, d'une part, l’as du stride, Louis Mazetier («The Mule Walk» de James P. Johnson) également à son affaire sur le middle jazz («I Guess l'II Have to Change My Plans») et le blues «Wild Man Blues», d'autre part le spectaculaire Guillaume Nouaux qui prend quelques solos décoiffants («Moonlight on the Ganges», «Jumpin' Punkins») se plaçant dans une filiation qui relie Gene Krupa, Buddy Rich, Butch Miles et Duffy Jackson.
Encore un joli coup de Camille Productions!
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFrançois Laudet Big Band
Basie-Nestico Project

The Heat’s On, Fun Time, The Queen Bee, Basie Straight Ahead, Tall Cotton, All My Life, Freckle Face, Ya Gotta Try, Switch in Time, That Warm Feeling, Hay Burner, Magic Flea
François Laudet (dm, lead), Michel Feugère, Guy Bodet, Jean Gobinet, François Biensan (tp), Guy Figlionlos, Patrick Bacqueville, Jean-Claude Onesta (tb), Pascal Koscher (btb), Nicolas Montier, Marc Richard (as), Thomas Savy, Pascal Gaubert (ts), Claudio De Queiroz (bar, fl), Nicolas Peslier (g), Carine Bonnefoy (p), Pierre Maingourd (b)
Enregistré live les 28 et 29 avril 2004, Jazz Club du Méridien Etoile, Paris
Durée: 1h 03’ 26’’
Ahead 844.2 (Socadisc)

François Laudet aime les big bands et doit en partie sa vocation de batteur à Sonny Payne qui tenait les baguettes chez Basie quand il eut l’émerveillement d’assister à un concert du mythique orchestre en 1973 (cf. ses interviews dans Jazz Hot n°509 et n°573). Et c’est au début des années 1990 que François Laudet réalisa son rêve de monter son propre big band avec un premier album consacré au répertoire de Buddy Rich: My Drummer Is Rich (1993, Big Blue). On peut également signaler qu’il remplaça en 1997, le temps d’une tournée européenne, Butch Miles au sein du Count Basie Orchestra –sous la direction de Groover Mitchell– avec un invité de marque qui n’était autre que Benny Carter... Quant au présent enregistrement, il a près de vingt ans puisqu’il fut capté au club de l’Hôtel Méridien (anciennement Jazz Club Lionel Hampton) en avril 2004, au cours de deux soirées comprises dans un «festival big band» mitonné, pour le centenaire du Count, par Jean-Pierre Vignola qui édite aujourd’hui ce live inédit sur son label. C’est l’occasion de se rappeler qu’à cette époque le grand hôtel de la Porte Maillot ouvrait régulièrement sa scène aux big bands –dont celui de Claude Bolling qui y passait chaque mois– et proposait également une excellente programmation blues. Mais ça, c’était avant…
Cet enregistrement du big band de François Laudet sous l’égide de Basie met en lumière un de ses collaborateurs de renom, Sammy Nestico (1924-2021) qui écrivit des thèmes et des arrangements pour le Count de 1968 à 1983 (cf. discographie détaillée de Count Basie sur cette période dans Jazz Hot Spécial 2003). La disparition de Sammy Nestico en janvier 2021 a sans doute participé à la décision de François Laudet de sortir ces bandes des cartons. Le leader lui rend par ailleurs hommage dans le livret. L’intégralité du répertoire joué ici, composé et orchestré de la main Sammy Nestico, provient donc directement de sa fructueuse association avec le pianiste de Kansas City. «Basie Straight Ahead», extrait de l’album du même nom (Dot Records, 1968) –que Laudet signale dans le livret comme une référence–, en marque les débuts. Ce morceau met en évidence le soutien très dynamique de la section rythmique –on en n'attendait pas moins– avec une Carine Bonnefoy qui imprime le swing sur chaque note, un Pierre Maingourd aux robustes lignes de basse et un François Laudet dont le drive tire tout l’orchestre. Six autres thèmes sont issus du même album: «Fun Time», «The Queen Bee» (superbe solo du toujours profond Patrick Bacqueville), le très swinguant «Switch in Time», «That Warm Feeling» (belle introduction puis solo de Nicolas Peslier), «Hay Burner» et «Magic Flea» où François Laudet nous régale de son drumming vrombissant, Thomas Savy et Nicolas Montier de leurs solos véloces et nerveux. De l’album Basie Big Band (1975, Pablo), on retrouve: «The Heat’s On» (autre titre mené à un train d’enfer par François Laudet), «Tall Cotton», «Freckle Face» (intervention tout en subtilité de François Biensan); de l’album Prime Time (1977, Pablo): «Ya Gotta Try» avec toujours le drive très énergique du batteur. Enfin, «All My Life» (à ne pas confondre avec le standard de 1936 de Sidney D. Mitchell et Sam H. Stept, même s’il en reprend les trois premières notes), n’a jamais été enregistré –à notre connaissance– par le Count Basie Orchestra mais certainement joué en concert puisque la partition publiée vers 1971 l’indique. A ce titre, le big band de François Laudet nous propose ici une forme de reconstitution en live, dans l’esprit Nestico-Basie, de ce thème qui fut d’ailleurs enregistré par d’autres big bands.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueNicolas Montier
Jazz Circus

Mad Madec Blues, Huuuu, She Winked at You, Paris sous la neige, Panama Waltz, Knock Knock Knock, Eclipse, Piece of Chance, Melancholy Dandy, Claude & Nathalie, J’ai deux amours*, Le Cirque de Caracas°

Nicolas Montier (as, ss), Patrick Bacqueville (tb), Shona Taylor, Michel Bonnet (tp), Marc Bresdin (as, cl), Matthieu Vernhes (ts, cl), Christophe Davot (g, sifflet, voc*), Jacques Schneck (p), Pierre Maingourd (b), Vincent Frade (dm) + Françoise Codol (récitante)°

Enregistré live le 27 octobre 2022, Petit Journal St-Michel, Paris

Durée: 53’ 02’’

Ahead 845.2 (Socadisc)

 

Proposer un disque de middle jazz avec un répertoire exclusivement original, ou presque, peut passer pour un pari audacieux face aux montagnes de chefs-d’œuvre laissées par Duke Ellington, George Gershwin ou Cole Porter. Il est vrai qu’en matière de composition il est salutaire que les musiciens conservent un premier réflexe d’humilité. Pour autant, s’interdire d’offrir au public des œuvres personnelles constitue l’excès inverse de ceux qui ne jurent que par la composition dite créative, d’autant qu’elle-seule est subventionnée, quelque soit son intérêt! En revanche lorsque la composition s’ancre dans la mémoire collective pour l’enrichir, on est bien dans l’esprit du jazz, un collectif où chacun puise et apporte davantage que par un ersatz parfois mécaniste, parfois à contre-sens, donc sans esprit-jazz. C’est bien ici ce qu’a réussi Nicolas Montier avec son collectif: de vraies mélodies écrites par Patrick Bacqueville et Michel Bonnet et lui-même, des arrangements soignés, une belle mise en place d’ensemble avec ses échappées de chorus.

Ce Jazz Circus tient en effet ses promesses de festivité d’autant que la chaleur du live –au Petit Journal, où nous avions découvert ce projet quelques mois avant l’enregistrement– conforte ce sentiment de générosité et de partage qu’inspire la musique de Nicolas Montier. Disons-le d’emblée, à nos oreilles le meilleur thème est «Paris sous la neige» (Montier), une superbe ballade, très blues, que chaque soliste enrichit de son intervention, Montier et Bacqueville en tête, pleins de profondeur. De la graine de standard! Blues again: «Mad Madec Blues» (Montier) est introduit par un Jacques Schneck toujours subtil, rejoint par le reste de l’orchestre qui fait affluer l’énergie. Dans le registre swing, le tempo rapide de «She Winked at You» (Montier) entraîne les musiciens à un degré d’intensité supérieur. Le titre «Claude & Nathalie» (Montier) se situe dans le même esprit, tenu par le drive solide de Vincent Frade. On se laisse également porter avec plaisir par les couleurs latines de «Panama Waltz» (Bonnet-Montier) tandis que sur son «Piece of Chance», Patrick Bacqueville est au sommet de sa forme! La thématique du cirque est directement évoquée avec le titre final, «Le Cirque de Caracas» (Michel Bonnet) où la musique est mêlée à un récit raconté par la comédienne Françoise Codol. Seule reprise de l’album (d’ailleurs légèrement en-dessous des plages précédentes), «J’ai deux amours» est chantée par Christophe Davot sur des paroles quelque peu modifiées.

Avec sa troupe de saltimbanques chevronnés, Nicolas Montier nous fait redécouvrir le lien entre les arts populaires du cirque et le jazz, quand les roulottes allaient à la rencontre d'un public pas encore colonisés par les écrans et les réseaux a-sociaux.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueEsaie Cid
La Suite audonienne

Cressé Mambo, La Bibliothèque du Marquis, L’Abbé Machiavelli, Boigues le dépeceur, Chevauchée Fantôme à rue Dhalenne, ...Et comme fait une coquette..., Rue Charles Garnier, Le Bain de Dadon, René (Je te rembourse mardi)

Esaie Cid (as, cl), Benjamin Dousteyssier (bar, ss), Alex Gilson (b), Paul Morvan (dm)

Enregistré en juin 2022, Draveil (Essonne)

Durée: 38’ 45’’

Swing Alley 046 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

 

Après avoir exploré une part méconnue du patrimoine jazz sur les deux volumes de son Kay Swift Songbook, Esaie Cid nous revient avec une œuvre originale et très personnelle consacrée à la ville de Saint-Ouen-sur-Seine où il s’est établi il y a plusieurs années. Cette Suite audonienne (épithète relatif à cette commune) esquisse, avec l’humour, la fantaisie et la culture savante qu’on connaît à cet amoureux de Balzac, un tableau historique, à travers l’évocation de personnages et de lieux (souvent disparus) emblématiques –également décrits dans le livret–, de cette ville populaire située au nord du périphérique parisien. Pour cet album, l’altiste s’est adjoint le baryton Benjamin Dousteyssier qui à l’époque où se montait le projet habitait lui aussi Saint-Ouen; formé au Conservatoire de Toulouse et au CNSM de Paris, il est impliqué dans différentes formations comme le Ulmaut Big Band avec Pierre-Antoine Badaroux, Post K et Paris Swing Collectif consacrés au jazz mainstream. Quant à la rythmique, elle est aux mains de la paire Alex Gilson-Paul Morvan qu’on a récemment entendue sur son Danger Zone.

C’est donc à la tête d’un quartet pianoless qu’Esaie Cid déroule cette Suite qui s’ouvre sur le chaloupé «Cressé Mambo» inspiré de «La Marche de la cérémonie des Turcs» que Lully écrivit pour Le Bourgeois gentilhomme de Molière. C’est d’ailleurs au grand-père maternel du dramaturge, Louis Cressé –qui possédait une maison à Saint-Ouen–, qu’est dédié ce thème. Swinguante ballade emmenée par la clarinette et le soprano, soutenu par les lignes de basse d’Alex Gilson, «La Bibliothèque du Marquis» fait référence au Marquis de Sade qui trouva quelques temps refuge à Saint-Ouen. Il reste de ce séjour un procès verbal de 1797 qui détaille les biens du marquis et décrit sa bibliothèque… Toujours bien rythmé, «L’Abbé Machiavelli» est consacré au fondateur de la nouvelle église de Saint-Ouen à la toute fin du XIXe siècle, époque à laquelle la commune avait multiplié par dix le nombre de ses habitants sous l’effet de l’industrialisation, et l’Eglise souhaitait regagner du terrain dans ce foyer ouvrier où circulaient les idées révolutionnaires. Sur un tempo rapide, comme le galop d’un cheval, «Chevauchée Fantôme à rue Dhalenne» rappelle, avec une pointe d’onirisme, l’existence d’un hippodrome abandonné en 1917. Le titre «...Et comme fait une coquette...» est quant à lui tiré d’un vers du poème Promenade à l’Ile Saint-Ouen-Saint-Denis d’Auguste de Châtillon (1808-1881) ainsi joliment mis en musique sous la forme d’une élégante ballade. Autre bon thème, au dynamisme bop, qui conclut cette œuvre, «René (Je te rembourse mardi)» retrace le souvenir d’une figure contemporaine du quartier Garibaldi, René, qui y faisait la manche et disait invariablement à ceux qui lui donnaient une pièce: «Je te rembourse mardi». Un morceau plus en phase avec la réalité populaire de Saint-Ouen alors que son ancrage jazz, avec ces célèbres Puces, haut-lieu de la tradition Django, n’est étonnamment pas évoqué dans cette Suite plus encline à raviver la mémoire du charmant village des XVIIe et XVIIIe siècles. Esaie Cid ayant proposé en mars dernier au Sunset, lors de la présentation du disque, quelques inédits, un second volet de cette Suite offrira peut-être un autre éclairage sur l’histoire de Saint-Ouen.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueJanczarski & Siddik 4tet
Contemplation

Contemplation, Sweet Love of Mine, Self-Portrait in Three Colors, Witchi Tai To*, Complete Communion, Dedication, Caribbean Fire Dance
Rasul Siddik (tp, fl, voc*), Borys Janczarski (ts), Michal Jaros (b), Kazimierz Jonkisz (dm)
Enregistré live le 24 janvier 2020, 12 on 14 Jazz Club, Varsovie (Pologne)
Durée: 57’ 40’’
For Tune 0147092 (store.for-tune.pl)

Ce live, capté juste avant le covid, est le dernier enregistrement connu laissé par le regretté Rasul Siddik dont vous pouvez lire l’hommage de Jazz Hot. Il prend place au 12 on 14 Jazz Club, l’un des derniers sanctuaires du jazz à Varsovie, depuis emporté par la frénésie d’enfermements qui a frappé une partie de la planète entre 2020 et 2021. On doit ce témoignage musical au label For Tune qui développe depuis dix ans un catalogue éclectique avec une thématique jazz entre post-bop, free et musiques improvisées au sein de laquelle on trouve quelques jazzmen américains comme Charles Gayle ou Ed Cherry venus à la rencontre de leurs homologues polonais. Ce Contemplation vient ainsi après Liberator (For Tune, 2016), dans lequel le ténor Borys Janczarski accueillait Steve McCraven en coleader et déjà Rasul Siddik en sideman. Ce bon saxophoniste, émule de Joe Henderson, est né à Varsovie le 23 mars 1974 et a effectué des études de droit en France tout en y travaillant l’instrument avec Jean-François Bonnel, Olivier Temime, Eric Barret et Lionel Belmondo. De retour en Pologne, Borys Janczarski a eu pour professeur le trompettiste Piotr Wojtasik (1964), puis à partir de 2002, il a monté ses propres formations, notamment avec le batteur Kazimierz Jonkisz (1948), une institution du jazz polonais, qu’on retrouve sur ce disque.
Ce dernier a été primé à 18 ans au festival Jazz nad Ordra de 1967 –mis en œuvre depuis 1964 à Wroclaw par l’Association des étudiants polonais (son organisation s’est professionnalisée à partir de 1989)–, un des nombreux événements qui atteste de la vitalité du jazz dans la Pologne communiste (cf. Le jazz à l’Est au temps du Communisme). Kazimierz Jonkisz a accompagné les principaux jazzmen polonais –Tomasz Stanko (tp), Michał Urbaniak (vln), Adam Makowicz (p)– et a commencé à se produire avec son propre quintet en 1980 (Jazz Jamboree Festival, Varsovie). Il a aussi partagé la scène avec des musiciens de renommée internationale comme Al Cohn, Eddie Henderson, Amina Claudine Myers, Kevin Mahogany ou encore Roy Hargrove. A la contrebasse, Michal Jaros appartient à la même génération que le leader (il est né en 1976). Il a suivi un cursus classique et jazz (Académie de musique de Katowice) et a eu l’occasion depuis les années 2000 d’apparaître en sideman dans de nombreuses formations polonaises. 

Ces trois solides partenaires offrent un bel espace d’expression à Rasul Siddik sur des compositions du jazz correspondant bien à l’univers musical du trompettiste qui signe également un original, «Dedication». Le duo ténor-trompette porte une complainte profonde («Contemplation» de McCoy Tyner) dont l’intensité atteint un sommet sur la prise de parole de Rasul qui résonne comme un cri étranglé. Celui-ci sait aussi se servir de sa voix pour susciter encore l’émotion sur le superbe «Witchi Tai To» de Jim Pepper, une incantation entre douceur et âpreté, à l’image de sa personnalité musicale. L’énergie et le swing sont également présents avec un Rasul à la trompette bouchée sur «Complete Communion» (Don Cherry) et un Borys Janczarski tout en rondeur, soutenus par la frappe sèche de Kazimierz Jonkisz. Tandis que Michal Jaros offre un solo plein de relief sur «Self-Portrait in Three Colors» de Charles Mingus.

Cet ultime enregistrement de Rasul Siddik met en valeur la palette expressive du trompettiste, tantôt volcanique, tantôt méditatif et toujours ancré dans le blues. Peut-être qu’il participera à réévaluer aux yeux et aux oreilles du public et des «critiques» la place qu’occupe dans la scène post-coltranienne ce musicien qui avait tracé son chemin artistique et de vie dans une certaine marginalité
.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChampian & Stephen Fulton
Live From Lockdown

I Hadn’t Anyone Till You, You’ve Changed, Satin Doll, Blow Top Blues, Moonglow, What Is This Thing Called Love, What Will I Tell My Heart, Look for the Silver Lining, I Had the Craziest Dream, Pass the Hat, I’m Forever Blowing Bubbles, Midnight Stroll, A Message From Champian and Stephen (message parlé)
Champian Fulton (p, voc) Stephen Fulton (flh, tp)
Enregistré le 13 novembre 2020, New York, NY
Durée: 1h 02’ 58’’
Champian Records 004 (www.champian.net
)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueChampian Fulton
Meet Me at Birdland

Welcome to Birdland (annonce), Too Marvelous for Words, Every Now and Then, Evenin', Theme for Basie, Happy Camper, Just Friends, I Didn't Mean a Word I Said, I've Got a Crush on You, I Don't Care, Spring Can Really Hang You Up the Most, I Only Have Eyes for You, It's Been a Long Long Time
Champian Fulton (p, voc), Hide Tanaka (b), Fukushi Tainaka (dm)
Enregistré live du 2 au 4 septembre 2022, Birdland Jazz Club, New York, NY
Durée: 1h 09’ 04’’
Champian Records 005 (www.champian.net)


Pendant la longue éclipse démocratique et artistique de 2020 et 2021, plusieurs musiciens de jazz ont maintenu le contact avec le public via des livestreams sur les réseaux sociaux. On a bien sûr en tête les initiatives d’Emmet Cohen et Rossano Sportiello qui durant des mois ont réagi à la politique d’enfermement planétaire en organisant des concerts chez eux avec leurs amis musiciens, concerts tous excellents et toujours disponibles sur leurs chaînes YouTube respectives, lesquelles continuent d’être alimentées malgré le retour à la «normale». Durant le covid, Champian Fulton a elle aussi développé une activité online, avec des Live From Lockdown diffusés sur Facebook le dimanche soir (l’historique des vidéos n’étant disponible que pour ceux qui possèdent un compte sur la plateforme), où elle apparaît soit en piano solo, soit en compagnie de ses partenaires habituels Nick Hempton (ts), Hide Tanaka et Fukushi Tainaka ou de son père Stephen Fulton.
Et c’est avec ce dernier que Champian a souhaité graver en novembre 2020 un album témoignant de l’esprit de ces sessions faites-maison –se nommant également Live From Lockdown –mais avec les moyens techniques d’un studio d’enregistrement. Le duo père-fille, complice et intimiste, fonctionne à merveille, en particulier sur les parties purement instrumentales où l’on profite pleinement de la sonorité veloutée de Stephen –trompettiste-bugliste d’une grande sensibilité (à fleur de peau sur «What Is This Thing Called Love»)– et des accents garnériens de Champian (superbe «Moonglow»). Toujours bonne vocaliste, elle est pleine de gouaille sur «Blow Top Blues» offrant ainsi différentes atmosphères selon les thèmes, même si ce sont les ballades qui dominent (magnifique «You’ve Change ») avec une nuance de mélancolie sans doute due à la «situation».
Le disque suivant, Meet Me at Birdland, enregistré en septembre 2022 dans le mythique club enfin rendu à la vie, offre un saisissant contraste et proclame le besoin de l’artiste de renouer physiquement avec le public. En trio avec ses fidèles Hide Tanaka et Fukushi Tainaka, la pianiste-chanteuse enchaîne les standards (qui viennent selon l’inspiration) avec naturel et là encore en totale complicité avec ses partenaires. Soit une Champian Fulton telle qu’on l’apprécie, s’épanouissant dans la chaleur du live et au son des applaudissements. Le swing est présent de bout en bout, les thèmes choisis avec goût («Theme for Basie» de Phineas Newborn, «It's Been a Long, Long Time», «I Don't Care» de Ray Bryant…) et l’original de la chanteuse, «Happy Camper» aux couleurs latines, n’est pas non plus pour déplaire.
Voilà encore deux bons disques à mettre à l’actif de Champian Fulton, musicienne d’une remarquable constance..
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDave Stryker
Baker's Circle

Tough, El Camino*, Dreamsong, Everything I Love, Rush Hour, Superstar, Baker's Circle*, Inner City Blues*, Love Dance, Trouble (No. 2)
Dave Stryker (g), Walter Smith III (ts), Jared Gold (org) McClenty Hunter (dm), Mayra Casales (perc)*
Enregistré le 11 janvier 2019, Paramus, NJ

Durée: 57’ 17’’
Strikezone Records 8821 (www.davestryker.com)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueThe Dave Stryker Trio
Prime

Prime, Lockdown, Captain Jack, Hope, As We Were, Mac, I Should Care, Deep, Dude's Lounge
Dave Stryker (g), Jared Gold (org) McClenty Hunter (dm)
Enregistré le 23 octobre 2020, Paramus, NJ

Durée: 57’ 52’’
Strikezone Records 8823 (www.davestryker.com)



Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDave Stryker
As We Are

Overture, Lanes, River Man, Hope, Saudade, One Thing at a Time, As We Were, Dreams Are Real, Soul Friend
Dave Stryker (g), Julian Shore (p), John Patitucci (b), Brian Blade (dm) + String Quartet:
Sara Caswell, Monica K.Davis (vln), Benni von Gutzeit (avln), Marika Hughes (cello)
Enregistré les 2, 10 et 11 janvier 2021, Paramus, NJ

Durée: 55’ 52’’
Strikezone Records 8822 (www.davestryker.com)

Chaque année ou presque depuis 1988, le prolifique Dave Stryker sort un album sous son nom et a donc atteint avec Prime (enregistré en 2020 mais publié après As We Are gravé en 2021) son 35e opus en leader. Une discographie consistante et de qualité qui a fait l’objet de chroniques dans Jazz Hot, dont les plus récentes sont accessibles en ligne. Ainsi, Baker’s Circleet Prime, deux albums très proches dans l’esprit, reposent majoritairement sur les compositions du guitariste et s’inscrivent dans la droite lignée des productions précédentes. L’ancien accompagnateur de Stanley Turrentine et de Jack McDuff s’y distingue par son jeu ciselé mais ancré dans le blues, le tout baigné dans un groove permanent assuré par les fidèles Jared Gold et McClenty Hunter. Le premier, que nous avons aussi croisé auprès de Kevin Mahogany et de Joris Dudli, est un organiste solide, à l’aise dans des contextes variés mais toujours enraciné dans le jazz. On peut rappeler son excellent disque en leader, Reemergence (2018), produit par et avec le concours de Dave Stryker, tout comme celui du subtil McClenty Hunter, The Groove Hunter (2015-2018), un autre très bon album à l’image de ce batteur lui aussi ancré dans le swing.
Sur Baker’s Circle, on retrouve une autre habituée des enregistrements de Dave Stryker, la percussionniste cubaine Mayra Casales, également entendue dans le sillage de Carmen Lundy, et qui apporte une touche latine sur trois titres, en particulier le très chaloupé «El Camino» (Dave Stryker). Nouveau venu dans la galaxie Stryker, le bon ténor Walter Smith III, dont les expérimentations le mènent régulièrement aux confins entre le jazz et les musiques improvisées européennes, participe pleinement ici à l’énergie post-bop du disque, avec ses colorations blues et soul. Son jeu nerveux et véloce donne une densité supplémentaire à la musique («Rush Hour» de Jared Gold), avec plus de rondeur sur les ballades («Everything I Love» de Cole Porter). Le morceau-titre de l’album, «Baker’s Circle» (avec un solo de Jared Gold), évoque David Baker (1931-2016), chef d’orchestre et pédagogue qui fut l’un des mentors de Dave Stryker avant de l’embaucher comme professeur de guitare à l’Université d’Indiana des années après leur première rencontre. Ce feu d’artifice, ponctué de pépites groovy («Inner City Blues» de Marvin Gaye et James Nyx Jr.), se conclut avec le swinguant «Trouble No2» (Harold Morgan et Lloyd Price), un thème en référence à Stanley Turrentine et son album Hustlin’(1964, Blue Note).
Dans la même veine, Primea été gravé en octobre 2020, en pleine crise du covid à l’occasion d’un concertstreamlive en studio. Dave Stryker en a profité pour concevoir un nouvel album à partir d’un répertoire presque entièrement écrit de sa main et pour la première fois simplement en trio avec ses complices Jared Gold et McClenty Hunter, en compagnie desquels il n’avait plus joué depuis huit mois. Enregistré en une seule prise, le disque attaque très fort dès le premier morceau éponyme, «Prime» (époustouflant McClenty Hunter!) dédié à Jack McDuff comme «Captain Jack» et «Dude’s Lounge», superbement introduit par Dave Stryker avec une grande finesse et toujours le blues! Autre bon thème, «Lockdown» fait bien sûr référence à l’enfermement des populations. Le trio y est plus tempéré. Signalons enfin une jolie ballade méditative, «As We Were», avec une introduction très churchy de Jared Gold, titre qui sera repris sur le disque suivant.
As We Are se distingue nettement des deux enregistrements précédents et du reste de la discographie de Dave Stryker par l’emploi d’un quatuor à cordes. Le guitariste est ici en quartet avec le jeune pianiste Julian Shore (né en 1987), auteur de tous les arrangements, et des solides John Patitucci et Brian Blade, pour un album hybride, entre expression jazz-blues et musique improvisée, contraste particulièrement saisissant sur le titre «River Man» (Nick Drake) qui s’ouvre sur un âpre solo de violon (Sara Caswell), sobrement soutenu par la contrebasse, où la guitare finit par trouver un espace entre deux nappes de cordes. Un projet surprenant mais auquel Dave Stryker rêvait depuis longtemps à en croire le livret. On espère que le guitariste s’est fait plaisir et qu’il a refermé cette parenthèse. En tous cas, avec sa prochaine sortie, prévue pour 2024, annonçant la retour Jared Gold et McClenty Hunter, et le renfort de Bob Mintzer, nous devrions retrouver très prochainement un Dave Stryker revenu à ses fondamentaux.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueBill Henderson
Señor Blues: Complete Recordings 1958-1961

CD1: Busy Signal, How Long Has This Been Going On, Señor Blues, Ain't That Love, Angel Eyes, Ain't no Use, Willow Weep for Me, Free Spirits, Free Spirits (alt. take), Joey Joey Joey, Bye Bye Blackbird, Sweet Pumpkin, Sweet Pumpkin (alt. take), It Never Entered My Mind, Love Locked Out, My Funny Valentine, Moanin', Moanin' (alt. take), This Little Girl of Mine, Bad Luck, The Song Is You, You Make Me Feel so Young, Without You
CD2: Sleepy, I Go for That, Sleepy, Never Kiss and Run, Sleepin' Bee, Don't Like Goodbyes, Old Country, Slowly, Opportunity, Never Will I Marry, My How the Time Goes By, Hooray for Love, Skylark, Royal Garden Blues, Twelfth of Never, Love Is a Bug, Bewitched, The More I See You, I Can't Give You Anything But Love, Accentuate the Positive, Yes Indeed, Please Send Me Someone to Love, Sweet Georgia Brown, Am I Blue?
Billy Henderson (voc) avec:
• Charlie Rouse (ts) Quintet (avec Julius Watkins, flh, Hank Jones, p, Wilbur Ware, b, Philly Joe Jones, dm)
• Horace Silver (p) Quintet (avec Donald Byrd, tp, Junior Cook, ts, Gene Taylor, b, Louis Hayes, dm)
• Jimmy Smith (org) Trio (avec Ray Crawford, g, Donald Bailey, dm)
• Ramsey Lewis (p) Trio (avec Eldee Young, b, Isaac Holt, dm)

• Benny Golson (lead) Jazz Octet (avec Booker Little, tp, Bernard McKinney, tb, euph, Yusef Lateef, ts, Wynton Kelly, p, Paul Chambers, b, Jimmy Cobb, dm)
• Bobby Bryant (tp) Octet (avec Benny Powell, tb, Billy Mitchell, ts, Frank Wess, ts, Charlie Fowlkes, bar, Gildo Mahones, p, Bob Cranshaw, b, Al Duncan, dm)
• MJT +3 (avec Willie Thomas, tp, Frank Strozier, as, Harold Mabern, p, Bob Cranshaw, b, Walter Perkins, dm)
• Jimmy Jones (lead) Orchestra (détail non communiqué)
• Richard Evans (lead) Orchestra (détail non communiqué)
• Thad Jones (lead) Orchestra (avec Nat Adderley, Clark Terry, Snooky Young, tp, Jimmy Cleveland, Benny Powell, Bill Hughes, tb, Marshal Royal, as, Billy Mitchell, Frank Foster, Frank Wess, ts, Charlie Fowlkes, bar, Tommy Flanagan ,p, Freddie Greene, g, Milt Hinton, b, Elvin Jones, dm)
• Tommy Flanagan (p) Quartet (avec Freddie Green, g, Milt Hilton, b, Elvin Jones, dm)
• Riley Hampton (lead) Orchestra (avec Paul Serrano, Sonny Turner, tp, John Avent, tb, Edde Harris, Cliff Davis, ts, McKinley Easton, bar, Eddie Higgins, p, Joe Diorio,g, Rail Wilson, b, Al Duncan, dm)
• Eddie Higgins (p) Trio (avec Richard Evans, b, Marshall Thompson, dm)
Enregistré entre avril 1958 et le 25 avril 1961, New York, NY, Hackensack, NJ, Chicago, IL
Durée: 1h 18’ 33’’ + 1h 18’ 27’’
Fresh Sound Records 1127 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Le chanteur Bill Henderson (19 mars 1926, Chicago, IL–3 avril 2016, Los Angeles, CA) compte parmi ces protagonistes du jazz dont le temps a estompé la trace, tout du moins en Europe. Dans sa démarche de réactivation de la mémoire, Fresh Sound lui consacre cette anthologie correspondant au début de sa carrière discographique, une réédition au livret bien documenté signé Jordi Pujol. William Randall Henderson débute sur scène dès l’âge de 4 ans, le temps d'un show avec l’accordéoniste Phil Baker. Sa mère ne souhaitant pas qu'il poursuive l'expérience, il reprend une scolarité classique, mais toujours attiré par le spectacle, il participe au lycée à des pièces de théâtre et des comédies musicales en amateur, avant de poursuivre sa formation dans une école de musique. A l'issue, Bill Henderson intègre l’armée –probablement à la fin de la Seconde guerre mondiale– qui le fait tourner comme «entertainer» à travers les Etats-Unis et en Europe. Démobilisé en 1952 et de retour à Chicago, il entame une carrière de chanteur de jazz, ce qui n’est pas sans difficultés à cette époque où la musique de consommation de masse (le rock & roll) inonde les radios pour mettre à bas le jazz et les musiques populaires (chanson, tango, etc.). Bill Henderson partage ces débuts modestes avec Ramsey Lewis en compagnie duquel il travaille la journée chez un disquaire et joue le soir au Sutherland Lounge.
Sa rencontre avec Billy Taylor en 1955, qui l’entend dans un club de Windy City, marque un tournant. Le pianiste lui conseille en effet d’aller à New York et de l’appeler une fois sur place, ce que Bill Henderson fera deux ans plus tard. Comme promis, et donnant beaucoup de son temps, Billy Taylor, avant tout militant du jazz conscient de son devoir de solidarité, l’aide à prendre des contacts, notamment auprès des maisons de disques. En attendant que ces démarches aboutissent, il faut vivre et Bill Henderson reprend des petits boulots, comme celui de ramoneur dans les beaux quartiers: le livret nous rapporte que se retrouvant dans la maison de la mère de Duke Ellington, le chanteur donne de la voix tout en effectuant sa tâche, espérant être remarqué par le chef d’orchestre qui malheureusement ne fit pas de visite à sa mère ce jour-là…
En avril 1958, le vent tourne enfin: le producteur Orrin Keepnews propose à Bill Henderson d’enregistrer un 45 tours pour le label Riverside. Accompagné d’emblée par la crème du jazz, soit le quintet de Charlie Rouse (Julius Watkins, Hank Jones, Wilbur Ware, Philly Joe Jones), le chanteur grave un original, «Busy Signal», qui ouvre cette anthologie. On y découvre un chanteur mainstream à la voix chaude et claire, au swing naturel et à l’expression marquée par le blues (le terroir chicagoan) qui le rapproche davantage de son idole Joe Williams, chanteur fétiche de Count Basie des années 1950, que la nouvelle vague d'alors les Jon Hendricks ou Eddie Jefferson, et que les frères Nat et Freddy Cole, malgré leur origine et leur tempérament communs d'entertainer.
Toujours est-il que son implantation new-yorkaise commence à porter ses fruits: il a ainsi l'occasion de chanter devant Horace Silver qui lui propose dans la foulée d’interpréter son «Señor Blues», contenu dans l’album 6 Pieces of Silver (Blue Note) de novembre 1956, sur lequel il vient de poser des paroles. Voilà le chanteur dûment parrainé pour faire son entrée dans la grande maison Blue Note, une entrée réussie puisque ce deuxième 45 tours devient un hit de jukebox et restera comme l’une des meilleures ventes de single pour le label d'Alfred Lion (dont Horace Silver est un proche). Deux autres 45 tours suivent pour Blue Note: le chanteur entre ainsi en studio cette fois avec Jimmy Smith, le 14 octobre 1959, notamment pour une reprise un peu lisse, malgré le groove de l’organiste, d’un succès de Ray Charles, «Ain't That Love».
Les grandes scènes jazz sont désormais ouvertes à Bill Henderson qui passe à l’Apollo Theater de Harlem, au Cotton Club d’Atlantic City, à l'Howard Theater de Washington et, en janvier 1959, au Village Vanguard avec Sonny Rollins. Il fait également plusieurs apparitions à la télévision en compagnie de Randy Weston, Roy Eldridge et Billie Holiday avant d’être approché par le label chicagoan VeeJay qui lui consacre un LP, Bill Henderson Sings, enregistré les 26 et 27 octobre 1959 avec, selon les plages, le trio de son ami Ramsey Lewis (VeeJay réunit ainsi deux artistes originaires de Windy City, au sommet du swing sur «Free Spirits») et un octet dirigé par Benny Golson. Le timbre enveloppant de Bill Henderson fait merveille sur la superbe ballade «Without You».
De janvier 1960 à avril 1961, Bill Henderson enchaîne sur huit nouvelles sessions réalisées à Chicago (CD2), avec différentes formations allant du trio au big band. VeeJay rassemblera une partie des titres enregistrés sur le LP Bill Henderson, paru à l’été 1961. Le label met ainsi des moyens importants à disposition du chanteur, pour le meilleur s’agissant du trio d’Eddie Higgins (excellent «Sweet Georgia Brown») et du big band de Thad Jones («My How the Time Goes By», magnifiquement arrangé), tandis que l’orchestre à cordes de Jimmy Jones entraîne Bill Henderson du côté de la variété jazzy (signalons qu'il existe une autre version de «Never Kiss and Run» et «Sleepin' Bee» enregistrée avec Jimmy Jones le 21 novembre 1960 à Chicago, absente de ce CD).
Les autres bandes resteront dans les cartons jusqu’à l’édition en 1974 d’un troisième LP, Please Send Me Someone to Love, dont la sortie tardive est sans doute due au fait que
Bill Henderson interrompt sa collaboration avec VeeJay en 1962 et signe avec MGM Records pour quelques titres pop. Certains jazzmen commencent en effet à se positionner dans la musique commerciale, notamment Quincy Jones, Miles Davis, Aretha Franklin et Ramsey Lewis. On trouve encore sur ces sessions de très belles plages, en particulier les thèmes avec le quartet de Tommy Flanagan (qui cite avec malice la Marche nuptiale de Mendelssohn sur «Love Is a Bug») et le quintet MJT +3 de Willie Thomas, Frank Strozier et Harold Mabern («Sleepy», encore un blues qui va comme un gant à Bill Henderson). Deux excellents titres jazz-soul, gravés avec l’orchestre de Richard Evans, «Slowly» et «Opportunity», revêtent une couleur à part et sont d’ailleurs restés inédits tout comme la première version de «Sleepy» (avec l’octet de Bobby Bryant) qui ouvre ce CD2.
Ces Complete Recordings s’achèvent donc sur les ultimes sessions VeeJay d’avril 1961, période à laquelle Bill Henderson est au sommet: il voyage au Japon avec les Jazz Messengers d’Art Blakey, retrouve Sonny Rollins en avril 1962 à la New York Jazz Gallery, grave pour Verve en 1963 un Bill Henderson With the Oscar Peterson Trio, tourne de 1965 à 1967 et enregistre avec le Count Basie Orchestra, comme son modèle Joe Williams. En 1967, sur les conseils de son ami le comédien Bill Cosby, il déménage à Los Angeles, CA, et entame une carrière d’acteur pour la télévision qui prendra le dessus sur le jazz, même s’il continue à se produire dans les clubs et les festivals, y compris sur la Côte Est, et à enregistrer quelques albums, jusqu’à un Live at the Kennedy Center en 2004 (WebOnlyJazz), sans doute à l’initiative de son «ange gardien» Billy Taylor qui était le directeur artistique de l’institution. En 2000, il fut l'invité du Charlie Haden West Quartet au festival JazzBaltica.
Bill Henderson avait déclaré, comme le rapporte le livret, que les trois musiciens auxquels il devait le plus étaient Billy Taylor, Horace Silver et Cannonball Adderley. Si le chanteur a enregistré avec Nat Adderley (membre de l'orchestre de Thad Jones), ce n'est a priori pas le cas pour Julian. La question de sa relation avec l'altiste reste d'ailleurs en suspens (est-ce Cannonball qui a présenté Bill Henderson à Horace Silver en 1958, lui ouvrant ainsi les portes de Blue Note?). Le livret nous signale en tous cas un concert commun au Half Note en avril 1960.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFulvio Albano / The Italian Sax Ensemble feat. Dusko Gojkovic
Venice

Fair Weather*, Stolen Moments*, Jeru*, Prelude to a Kiss*, April Skies*, Watz for Debby°, Parker's Mood°, Up Town°, I Wanna Go Home+, Tickle Toe*, Fata Morgana*, Blues for Gianni*, Venice+, Streamer°, The Scene Is Clean*
Fulvio Albano (lead*+, ts) & The Italian Sax Ensemble*+: Dusko Gojkovic (tp)*, Danilo Moccia (tb), Claudio Chiara, Valerio Signetto (as), Luigi Grasso*, Nicola Tonso (ts)+, Michael Lutzeier*, Helga Plankensteiner+ (bar), Gianluca Tagliazucchi (p), Aldo Zunino*, Lorenzo Sandi+ (b), Alfred Kramer*, Adam Pache+(dm); Andrea Ravizza (lead)° & Chamber Music Orchestra°: même personnel sauf *, reste de l’orchestre détaillé dans le livret
Enregistré le 22 juillet 2010, Mocalieri (Italie)* et le 30 avril 2012, Turin (Italie)°+
Durée: 1h 10’ 11’’
JazzCity Records 002 (albanofulvio@gmail.com)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFulvio Albano / Torino Jazz Orchestra
The Golden Age

Golden Age, Vecchi Amici, Angola Adeus (Riusciranno i nostri eroi…), L'anatra all'arancia, El negro zumbón, Matrimonio all'italiana, Jazz prelude, Roma nun fa’ la stupida stasera, 7 Uomini d'oro
Fulvio Albano (lead, cl, ss, ts) & Torino Jazz Orchestra: Mirco Rubegni, Paolo Russi (tp), Tolga Bilgin, Franco Piana (tp, flh), Davide Ghidoni (flh), Pierluigi Filagna (cor), Luca Begonia, Stefano Calcagno (tb), Gianfranco Marchesi (btb), Dino Piana (vtb), Claudio Chiara (as, fl), Valerio Signetto (as, cl, bcl), Gianni Virone (ts, fl), Helga Plankensteiner (bar, bcl), Alessandro Molinaro (fl, picfl), Fabio Gorlier (p), Aldo Zunino (b), Adam Pache (dm) + Terell Stafford (tp), Scott Hamilton (ts)
Enregistré entre 2016 et 2018, Turin (Italie)
Durée: 53’ 09’’
JazzCity Records 033 (albanofulvio@gmail.com)

Peu de musiciens ont un C.V. aussi polyvalent que celui de Fulvio Albano, pilier de la scène jazz de Turin, où il est né le 22 juin 1961. En quarante ans de carrière, le saxophoniste ténor a donné évidemment des milliers de concerts, d’abord en sideman –en particulier au sein du Gianni Basso Big Band (1981-2006)– puis à la tête de ses propres formations: depuis 2000, The Italian Sax Ensemble qui a reçu Uri Caine (2010) et Terell Stafford (2015); depuis 2006, le Torino Jazz Orchestra qui a notamment invité Dee Dee Bridgewater (2007), le groupe Mingus Dynasty (2013), Dianne Schuur (2014), Stefano Di Battista (2015), Denise King (2017), Carla Bley et Steve Swallow (2018); et d’autres ensembles où l’on retrouve Alvin Queen, Phil Woods, Lee Konitz ou encore Tom Harrell. Plus récemment, Fulvio Albano a joué auprès de Ramona Horvath et au sein du Jazz Legacy Quintet avec Kirk Lightsey et Stéphane Belmondo. A cela s’ajoute une œuvre de compositeur, une activité suivie d’enseignant depuis 1986 et la direction artistique de nombreux événements, festivals ou organisations, y compris à l’international, dont certains créés à son initiative comme le Jazz Club Torino (fondé en 2005), le Due Laghi Jazz Festival & Workshop (Avigliana, Piémont, 1994-2018), l’Altitude Jazz Festival de Briançon (2007-2011) ou encore l’Italian Jazz Festival di Hong Kong e Macau (2009-2010). Ce dynamisme, en lien avec le tissu économique turinois, lui a même valu d’être nommé en 2016 président de la Chambre de commerce italienne au Vietnam! Enfin, dernière corde à son arc, Fulvio Albano a mis sur pied en 2013 sa propre maison de disque, JazzCity Records, laquelle publie les enregistrements de ses diverses formations, à l’image des deux albums dont il est ici question.
Venice réunit deux sessions studio de l’Italian Sax Ensemble: l’une du 22 juin 2010 (9 titres) avec le regretté Dusko Gojkovic en invité, l’autre, du 30 avril 2012 (2 titres). Pour cette seconde date, sont également proposés 4 titres avec une autre formation, le Chamber Music Orchestra dirigé par le chef d’orchestre, compositeur et arrangeur Andrea Ravizza, (né en 1971), constitué d’une partie des musiciens de l’Italian Sax Ensemble (voir détail dans la notice), dont Fulvio Albano, et d’une vingtaine d’autres, dont une large section de cordes. Le répertoire joué par l’Italian Sax Ensemble regroupe essentiellement des compositions du jazz, dont «Venice» de John Lewis qui donne son nom à l’album. On retrouve avec plaisir la sonorité chaude de Dusko Gojkovic dès le premier titre, «Fair Weather» (Benny Golson), d’une sensibilité encore accrue avec la sourdine sur «Stolen Moments» (Oliver Nelson) où l’excellent Luigi Grasso, à l’époque sociétaire de l’orchestre, donne un solo plein de profondeur et de lyrisme. Tout en rondeur, Fulvio Albano est également au ténor sur «Fata Morgana» (Lars Gullin). La musique est bien jouée, du célèbre «Tickle Toe» (Lester Young) –auquel la section de saxophones insuffle une formidable énergie, dans un joli dialogue avec Dusko Gojkovic, le tout impeccablement porté par la section rythmique–, à un bel original du trompettiste invité, «Blues for Gianni», très probablement dédié à Gianni Basso, qui fut un de ses partenaires réguliers, décédé l’année précédant cet enregistrement. Quant aux 4 titres avec le Chamber Music Orchestra, ils offrent une démonstration réussie de ce que peut donner la rencontre entre big band et section de cordes. Les deux compositions du jazz –«Watz for Debby» (Bill Evans), introduit avec finesse par Gianluca Tagliazucchi, et «Parker's Mood» (Charlie Parker)–, comme les deux originaux d’Andrea Ravizza, «Uptown» et «Streamer», sont au même niveau que le reste du disque.
La remarque vaut également pour l’autre album, The Golden Age, avec le Torino Jazz Orchestra, formation un peu plus large de dix-neuf musiciens auxquels s’ajoutent quatre invités de marque: d’une part, Terell Stafford et Scott Hamilton, d’autre part, le tromboniste Dino Piana (né en 1930) et son fils le trompettiste Franco Piana, auteur de l’ensemble des arrangements, pour un hommage au compositeur Armando Trovajoli (1917-2013). En 2008, à la Casa del Jazz de Rome, le père et le fils avaient déjà interprété le répertoire du maestro qui avait alors lui-même supervisé les arrangements (CD Omaggio a Armando Trovajoli, Casa del Jazz). D’abord connu pour ses musiques de films –Riz amer (Giuseppe De Santis, 1949), Pauvres millionnaires (Dino Risi, 1959), Les Monstres (Dino Risi, 1963), Nous nous sommes tant aimés (Ettore Scola, 1974), Affreux, sales et méchants (Ettore Scola, 1976), Une journée particulière (Ettore Scola, 1977)…–, Armando Trovajoli est également auteur de pièces classiques, de comédies musicales et de musiques de variétés. Mais c’est en tant que pianiste de jazz qu’il a débuté sa carrière en 1937. Il a même représenté l’Italie au Festival International de Jazz de Paris de 1949 organisé par Charles Delaunay. Egalement actif à la radio, il a fondé en 1956 le Rai Jazz Orchestra. Si son œuvre pour le cinéma est évidemment imprégnée de jazz, central dans certains de ses thèmes comme «Anna With the Rolls» (Hier, aujourd'hui et demain, Vittorio De Sica, 1963), Armando Trovajoli a aussi enregistré plusieurs albums de jazz sous son nom dans les années 1950-1960, a l'instar de The Beat Generation (RCA, 1960) avec lequel a débuté Dino Piana.
Les pièces jouées ici par le Torino Jazz Orchestra sont principalement tirées de musiques de film, à commencer par le morceau-titre, le très frais «The Golden Age» –avec de bons solos de Scott Hamilton, Dino et Franco Piana– suivi de «Vecchi Amici» (Toto sexy, Mario Amendola, 1963). C’est l’occasion d’apprécier l’art de la mélodie qu’a cultivé Armando Trovajoli, avec des thèmes qui restent dans l’oreille, tel «Angola Adeus» (Nos héros réussiront-ils à retrouver leur ami mystérieusement disparu en Afrique?, Ettore Scola, 1968) –impérial Terell Stafford!, et à la dimension orchestrale superbement mise en valeur par Franco Piana comme sur «7 Uomini d'oro» (Sept hommes en or, Marco Vicario, 1965). Dans la même veine, «Roma nun fa’ la stupida stasera» a été écrit pour la comédie musicale Rugantino (1978) de la compagnie Garinei e Giovannini. Un peu à part du reste de cet album, l’entêtant «Jazz Prelude», une composition pour musique de chambre de la fin des années 1950, mêle avec habileté classique et jazz (le solo de Fulvio Albano à la clarinette est lui bien ancré dans le jazz!).
Bravo à Fulvio Albano pour ce travail de musicien, de chef d’orchestre, d’arrangeur, de producteur qui documente, jusque dans les dialogues italo-américain et cinéma-jazz, la vie jazzique italienne.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Virgil Gonsalves Sextet & Big Band
featuring Rudy Salvini Big Band
Jazz in the Bay Area 1954-1959

CD1: Bounce, Out of Nowhere, Too Marvelous for Words, It Might As Well Be Spring, Yesterdays, Love Me or Leave Me, Whitewash, Our Love Is Here to Stay, Lost World, I’ll Take Romance, Searle’s Corner, Viva Zapata, Half Mine, Goody-Goody, Gar-din, My Heart Stood Still, Fascinatin’ Rhythm, Bags’ Groove
CD2: Wail for Patrick, Smithsonian, Yesterdays, Topsy Returns, Boot’s Boots, Little Melonae, Sharon, Oasis, Lover Man, Stablemates, A Sunday Kind of Love*, Moment’s Notice, Steresis, Blue Bird
Virgil Gonsalves (bar)
• en sextet: Bob Enevoldsen (vtb), Buddy Wise (ts), Lou Levy (p), Harry Babasin (b), Larry Bunker (dm), 1954
• en sextet: Bob Badgley (vtb), Dan Patiris (ts), Clyde Pound (p), Ron Crotty, Max Hartstein (b), Gus Gustafson (dm), 1955
• avec le Rudy Salvini (tp) Big Band (personnel détaillé dans le livret), 1956
• en sextet: Mike Downs (tp), Dan Patiris (ts), Merril Hoover (p), Eddie Kahn (b), Al Randall (dm), 1959
• en big band: John Coppola, Billy Catalano, Dick Mills, Mike Downs, Jerry Cournoyer (tp), Leo Wright, Bob Davidson (as), Dan Patiris, Chuck Peterson (ts), Junior Mance, Merril Hoover* (p), Eddie Kahn (b), Benny Barth (dm), 1959
Enregistré entre le 29 septembre 1954 et mai 1959, Hollywood, CA, Oakland, CA, San Francisco, CA
Durée: 54’ 27’’ + 1h 03’ 12’’
Fresh Sound Records 1114 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


Ce double CD, édité avec le soin habituel de Fresh Sound Records, documente, essentiellement dans sa dimension euro-américaine, la scène jazz de la Bay Area, la région de la baie de San Francisco, CA. Cette scène, moins en vue que celle de New York ou New Orleans, n’en n’a pas moins une histoire riche et ancienne qui prend naissance au nord-est de la ville, dans le secteur appelé «Barbary Coast» ou «Vice District», où se concentrent sur Pacific Street –surnommée «Terrific Street» par les musiciens pour la qualité de la musique qui y est jouée–, bars, salles de danse et de jeu. Haut-lieu de la prostitution, ce quartier est celui de toutes les libertés et transgressions, en particulier des lois Jim Crow, avec des clubs comme The Jupiter –géré en 1918-1919 par Jelly Roll Morton et sa compagne Anita Gonzales– où se pressait un public non ségrégué. Un autre Néo-Orléanais, Kid Ory, marquera l’histoire par sa venue en 1921 au Purcell’s où se produit régulièrement le chef d’orchestre et pianiste de ragtime, Sid LeProtti (1886-1958), une figure de cette scène. Le quartier subit à partir de 1911 un harcèlement des autorités municipales qui multiplient les interdictions, et finit par péricliter avec la politique de prohibition (1920-1933). Le jazz se déplace ailleurs en ville, mais la reprise en main se poursuit via la section locale blanche de l’American Federation of Musicians (AFM), farouchement ségrégationniste, qui cherche à contrôler les emplois de la Bay Area et bataille entre 1934 et 1946 sur le plan judiciaire contre la section afro-américaine, d’abord contrainte de s’incliner avant que l’Etat de Californie n’ordonne la fusion des deux sections en 1960. Dans ce contexte tendu, l’influence originelle de New Orleans ressurgit à la fin des années 1930, avec le Great Revival, un mouvement de redécouverte d'abord mené par des collectionneurs et des critiques (dont la Hot Records Society, cf. Walter E. Schaap) qui va éveiller l'intérêt de jeunes musiciens euro-américains de San Francisco comme Lu Watters (tp) et Turk Murphy (tb) du Yerba Buena Jazz Band, formation inspirée par King Oliver et l'Original Dixieland Jass Band, qui fera les beaux jours du Dawn Club, un ancien speakeasy qui fermera en 1947, et inaugurera en 1941 le label Jazz Man dédié au jazz «traditionnel». Ce Great Revival relance la carrière de Kid Ory, tandis que Bunk Johnson est au centre d'une session produite à New Orleans par Jazz Man en 1942 et séjourne ensuite à San Francisco en 1943-44 où il enregistre plusieurs faces et joue avec Lu Watters et les membres du Yerba Buena Jazz Band qui ne sont pas sous les drapeaux (cf. «Le Revival» par Gérard Conte, Jazz Hot n°98, 1955).
Au début des années 1950, San Francisco demeure un bastion du dixieland où émerge progressivement la nouvelle scène bop, emmenée dans sa version West Coast par le jeune Dave Brubeck. C’est le début d’une dynamique qui voit les clubs proliférer dans les différents quartiers –Fillmore (dont l’essor immobilier tient à la déportation de ses résidents japonais), North Beach, Tenderloin–, et à laquelle participe la guerre de Corée (1950-1953) en attirant des musiciens mobilisés, tels John Handy (ts) ou Chet Baker (de même que Lennie Niehaus effectue son service militaire à Fort Ord, à moins de 200km de San Francisco). En 1955, toujours dans Jazz Hot n°98, Charles Delaunay écrit qu'«il semble bien que depuis quelques années, ce soit la Californie qui représente aux Etats-Unis le foyer (de jazz) le plus intense», dont le développement doit beaucoup à l'industrie du cinéma d'Hollywood(1), tandis que le «jazz moderne» s'est diffusé parmi les jeunes musiciens grâce à «l'activité déployée par les promoteurs locaux comme Norman Grantz, Gene Norman, Eddie Laguna, par Stan Kenton et son orchestre, le séjour de Lester Young, de Coleman Hawkins, de Charlie Parker, de Dizzy Gillespie, puis plus tard de l'orchestre de Woody Herman, de Stan Getz et Gerry Mulligan» (dossier «Californie 55» qui se poursuit dans le n°99). Ces fertiles années 1950-1960 voient l’émergence de musiciens euro-américains(2), emblématiques comme Vince Guaraldi (p, 1928-1976) et Caj Tjader (vib, 1925-1982), et d’autres à la notoriété plus modeste comme le saxophoniste baryton Virgil Gonsalves (1931-2008) dont Fresh Sound présente ici l’intégrale (connue) des enregistrements réalisés en leader, entre 1954 et 1959, ainsi qu’une session de 1956 au sein du big band du trompettiste Rudy Salvini (1925-2011).
Leurs deux parcours étant largement détaillés dans le livret et sur le site internet de Fresh Sound, on passera rapidement sur les circonstances entourant ces enregistrements. Fraîchement diplômé de l’Université de San Francisco (1952), Virgil Gonsalves commence à attirer sur lui l’attention des producteurs quand en 1954 le label Nocturne, basé à Los Angeles, accepte de l’enregistrer à condition d’être accompagné de musiciens de la Cité des Anges, plus réputés. Bon instrumentiste (sa sonorité enveloppe joliment «Out of Nowhere») Virgil Gonsalves est effectivement entouré ici de professionnels aguerris. La session de novembre 1955, où cette fois le baryton, toujours en sextet, dirige ses propres musiciens, est également bien exécutée. Elle intervient à l’issue d’un engagement de six mois dans le plus fameux club de San Francisco, le Black Hawk (1949-1963), au cours duquel Virgil Gonsalves accompagnera Carmen McRae. Rudy Salvini, un vétéran qui a appartenu avec Tony Bennett au 314th Army Special Services Band et a repris des études après sa démobilisation, a rencontré Virgil Gonsalves à l’université. En janvier 1956, il lance son propre big band, lequel fait sa première apparition, avec le Virgil Gonsalves Sextet, à l’occasion d’un bal du samedi après-midi, destiné à un public de jeunes gens. En novembre, le big band –dans lequel figure Virgil Gonsalves– enregistre cinq titres pour un nouveau label franciscanais, Jazz Records. A défaut d'intensité dans l'interprétation, l’orchestre –intégré– délivre une musique très plaisante, pourvue d'une décontraction toute West Coast («Topsy Returns»). Plusieurs de ses membres feront carrière dans la Bay Area, comme Allen Smith (tp), un pilier de l’éphémère Blanco's Cotton Club (1948-1950) –premier club déségrégué de l’après-guerre– puis du fameux Jimbo's Bop City (1950-1965) à Fillmore qui reçut Charlie Parker, Miles Davis et dont Freddie Redd fut le pianiste maison en 1957 durant 6 mois. En mai 1959, on retrouve Virgil Gonsalves –qui n’a pas manqué d’activités depuis trois ans (cf. livret)– sur deux sessions, en sextet et en big band, qui occupent chacune une face du LP Jazz at Monterey (Omega Records). Le big band de Virgil Gonsalves possède un peu plus de caractère que celui de Salvini, avec une orientation post-bop («Moment’s Notice» de John Coltrane), mais reste toujours un peu lisse. Signalons tout de même la présence de Junior Mance dont la prestation, notamment sur «Blue Bird» (solo très blues), se détache de l'ensemble. Quant au sextet, son personnel a été totalement renouvelé depuis la session de 1955, en dehors de Dan Patris (ts).
On vous laisse découvrir par la lecture du livret, la suite du parcours de Virgil Gonsalves jusqu’à son virage jazz-rock puis funk dans les années 1970, de même que celui de Rudy Salvini, professeur de musique jusqu’à sa retraite en 1985. Deux acteurs importants de la vie jazzique de San Francisco des années 1950 qui méritaient pleinement d’être l’objet de ce travail de mémoire poursuivi par Jordi Pujol.
Jérôme Partage

1. A partir de 1956, la télévision gagnant des parts de marché sur tout le territoire et fortement implantée en Californie, deviendra un employeur important pour les jazzmen, cf. chronique du livre Stars of Jazz.
2. Charles Delaunay relève également cette prédominance dans Jazz Hot n°98: «Une des premières constatations qui s'impose c'est que la plupart de ces mouvements sont menés par des musiciens blancs et, comme l'a remarqué Leonard Feather (DownBeat du 9 février 1955), les Noirs semblent avoir été maintenus à l'écart d'une façon plus visible encore que dans le Middle West ou l'Est de l'Amérique du Nord».
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueSwitch Trio
In Town

Blue Tempo, Out of the Past, Don't Forget the Blues, Mister K.B., Song for My Mother, Ding, Moore's Alphabet, Second Thought, Take the A Train
Maxime Fougères (g), Fred Nardin (p), Samuel Hubert (b)
Enregistré du 8 au 10 juillet 2017, Paris
Durée: 50’ 20’’
Jazz Family 067 (www.fredericnardin.com)


Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueFred Nardin Trio
Live in Paris

CD1: Green Chimneys, Just Easy, The Giant, Lost in Your Eyes, Voyage, In the Skies Intro, In the Skies
CD2: Parisian Melodies, Colours, I Mean You, New Waltz, Don't Forget the Blues, Turnaround

Fred Nardin (p), Or Bareket (b), Leon Parker (dm, perc)

Enregistré live les 18 et 19 février 2020, Sunside, Paris

Durée:  47’ 32’’ + 44’ 26’’
Jazz Family 079 (www.fredericnardin.com)
 

Bien installé dans le paysage jazz parisien, Fred Nardin continue de mener une activité discographique soutenue (il en est déjà à une quinzaine d’enregistrements en leader ou coleader, notamment avec l’Amazing Keystone Big Band). Après At Home! (2014, Ahead), In Town est son deuxième album avec le Switch Trio, dont les deux autres membres sont Maxime Fougères et Samuel Hubert. Le premier est né en 1980. Il a débuté la musique à 11 ans à l’Ecole de musique de Roanne avant d’étudier au Conservatoire de Lyon puis au CNSDP de Paris. Il participe alors à différents projets avec Manuel Marchès, Yoann Loustalot, Timothy Hayward, entre autres, et sort en 2012 un premier CD en leader, Guitar Reflections, qui sera suivi d’un volume 2, cinq ans plus tard (tous deux chez Gaya Music Production). Samuel Hubert a débuté à Montpellier avant de suivre un cursus jazz au Conservatoire de Marseille puis à l’IMFP de Salon-de-Provence. Il intègre ensuite la scène parisienne où on le retrouve auprès de Florin Niculescu, Christian Escoudé, Alain Jean-Marie ou Mourad Benhammou. Ces derniers temps, on l’a régulièrement entendu dans les formations d’Esaie Cid et d’Olivier Temime.  
Des compositions du jazz et quelques originaux constituent cet album qui repose sur la formule piano-guitare-contrebasse popularisée par Nat King Cole et Oscar Peterson, avec une sonorité feutrée issue de la finesse de Maxime Fougères et Samuel Hubert («Out of the Past» de Benny Golson). Imprimant de légères percussions («Mister K.B.», un thème du pianiste), Fred Nardin, donne quelque relief à l’ensemble qui se conclut sur une version lente et bluesy de «Take the 'A' Train» (Duke Ellington).
On retrouve ensuite Fred Nardin en live au Sunside, à la tête de son trio, qui dans la droite lignée du précédent album (studio), Look Ahead (2018, Naïve), comprend toujours Or Bareket et Leon Parker: il y a une certaine densité tant dans le jeu du leader, perlé («Just Easy», un original) comme dans celui de Leon Parker qui d’emblée fait monter la tension («Green Chimneys» de Thelonious Monk). Les soubassements rythmiques dressés par Or Bareket («The Giant», autre original du pianiste) parachèvent ce bel ouvrage. Là encore, la conclusion arrive comme une confirmation avec «Turnaround» (Ornette Coleman), un blues sur lequel Fred Nardin affirme sa maîtrise.   
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDavid Sauzay / Laurent Marode / Stéphane Chandelier
Joyride

Joyride, Le Chant du lion, Alban Little Monkey, Last Minute Blues, Chemin de l'eau vive, Bugs Ritual Dance, Two Bossas, Chapter Eleven, Minotaure, Quiet Time*

David Sauzay (ts, fl*), Laurent Marode (org), Stéphane Chandelier (dm)

Enregistré le 9 juin 2021, lieu non précisé

Durée: 43’ 21’’

Sunny Side Up (www.davidsauzay.com)



Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDavid Sauzay Quartet
Featuring

Max’s View, Hiroshi’s Time, Taketori*, G, Paul’s Beard, The Spirit of Alice, Eden of Darkness*°, Mas que nada, Carthage**, Yeah Yeah Yeah**

David Sauzay (ts, ss°, fl*), Hiroshi Murayama (p), Gabriel Sauzay (b), Paul Morvan (dm) + Hillel Salem (tp)**

Enregistré en décembre 2021 et en avril 2022, lieu non précisé

Durée: 57’ 30’’

Sunny Side Up (www.davidsauzay.com)

 

Au cours de l’interview que nous avions publiée l’année dernière, David Sauzay avait évoqué son rapport au jazz et notamment son travail de composition, alors qu’il sort consécutivement en 2023 deux albums alignant essentiellement des originaux: le premier, Joyride est servi par un trio dont David Sauzay partage le leadership avec Laurent Marode (ici à l’orgue) et Stéphane Chandelier, des complices de longue date; sur le second, Featuring, le ténor est à la tête de son «nouveau» quartet, constitué de son fils Gabriel, 22 ans, encore étudiant au Conservatoire National de Musique et de Danse de Paris (et qui avait déjà été invité pour quelques titres sur Playing With), d’Hiroshi Murayama, installé à Paris depuis 2005 –il a notamment joué avec Michele Hendricks, Martin Jacobsen, Renato D’Aiello, enregistré avec Yves Nahon et, en leader, avec Philippe Soirat– et de Paul Morvan dont nous avons récemment chroniqué l’album Danger Zone. Deux projets aux couleurs harmoniques différentes mais ancrés dans une même esthétique post-bop, terrain jazzique de prédilection de David.

A l’écoute de Joyride, on pense aux différentes rencontres, organisées sous l’égide du label Prestige au début des années 1960, entre Jack McDuff et les ténors Jimmy Forrest, Harold Vick, Gene Ammons, Red Holloway et bien sûr Sonny Stitt. A ceci près qu’elles se sont généralement déroulées en quartet, notamment avec la guitare de Grant Green, quand nous avons ici affaire à un trio sax-orgue-batterie. Pour autant, quelque chose de cet esprit groove, ancré dans le blues, est passé dans le jeu de nos musiciens, David Sauzay en tête, au son plein et velouté («Last Minute Blues»). Laurent Marode, qu’on connaît avant tout comme un pianiste de haut vol, est épatant de vélocité et de swing («Chapter Eleven»), tandis que Stéphane Chandelier maintient tout au long du disque la pulsation qui lui donne sa densité (avec un bon solo sur «Joyride»). Soulignons également la qualité des thèmes de cet opus qui font honneur à la tradition hard bop (a priori écrits par les membres du trio mais sans que cela soit précisé), du morceau-titre, «Joyride», à la magnifique ballade «Chemin de l’eau vive», en passant par «Quiet Time» qui nous entraîne davantage du côté de Lalo Schiffrin avec un David Sauzay à la flûte, léger et onirique, qui crée, avec les sonorités poétiques de Laurent Marode, une atmosphère un peu à part du reste de l’album.

Sans surprise, Featuring possède les mêmes qualités de swing, d’intensité et d’enracinement dans l’héritage des maîtres, célébré avec des compositions toujours à la hauteur. On constate d’emblée que la transmission –chère au cœur de David– a opéré avec succès auprès de Gabriel qui signe le dynamique «Max’s View» en ouverture, justement bien dans l’esprit des Messengers d’Art Blakey. Après une belle introduction du ténor, le jeune contrebassiste y donne un solo qui retient l’attention. Le même Blue Note feeling est à l’œuvre sur «G» (Paul Morvan) avec un David Sauzay impérial et un Hiroshi Murayama superbe de swing et d’expressivité. Ce dernier a d’ailleurs donné «Taketori», aux accents japonisants, et «Eden of Darkness», deux thèmes où la poésie est encore au rendez-vous, toujours bien amenée par David Sauzay à la flûte et au saxophone soprano. Les originaux du leader ne sont pas en reste avec le nerveux «Hiroshi’s Time», le swinguant «Paul’s Beard», le coltranien «The Spirit of Alice» et le subtil «Carthage» sur lequel intervient le bon trompettiste israélien Hillel Salem, installé depuis peu à Paris et dont la sonorité s’inscrit dans une filiation avec Lee Morgan. On le retrouve sur le calypso «Yeah Yeah Yeah» (Eddie Harris), un des seuls titres appartenant au répertoire avec «Mas que nada» (Jorge Ben Jor), célèbre bossa qui s’intègre parfaitement à cet album incandescent de jazz de la première à la dernière note.

L’excellent travail mené par David Sauzay et ses partenaires de prolongement et d'enrichissement du jazz de culture est à saluer.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDmitry Baevsky
Soundtrack

Evening Song/вечерняя песня, Vamos Nessa, Baltiyskaya/балтийская, Grand Street, The Jody Grind, La Chanson de Maxence, Over and Out, Le Coiffeur, Invisible, Autumn in New York, Stranger in Paradise, Tranquility, Afternoon in Paris

Dmitry Baevsky (as), Jeb Patton (p), David Wong (b), Pete Van Nostrand (dm)

Enregistré le 25 novembre 2019, Paramus, NJ

Durée: 1h 05’ 45’’
Fresh Sound New Talent 618 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueDmitry Baevsky
Kid's Time

Mr. H., Imintagante, Kids' Time*, Minor Delay, Time Flies, Deep in a Dream*, Morningside Waltz, Rollin', MTA, Soy Califa*, The End, Don't Blame Me,

Dmitry Baevsky (as), Clovis Nicolas (b), Jason Brown (dm) + Stéphane Belmondo (tp, flh)

Enregistré en juillet 2022, Malakoff (Hauts-de-Seine)

Durée: 1h 08’ 21’’

Fresh Sound New Talent 646 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)


La constance dans la qualité de ses productions est l’un des grands mérites de Dmitry Baevsky, comme il le confirme avec ses deux derniers albums, les 9e et 10e en leader: Soundtrack et Kid’s Time, édités par Fresh Sound New Talent.

Sur Soundtrack on retrouve l’altiste américano-russe en quartet avec deux complices new-yorkais de longue date: les excellents Jeb Patton et David Wong. A la batterie, Pete Van Nostrand a pris la place de Joe Strasser. Rien de bien surprenant: il fait partie du trio de Jeb Patton depuis plusieurs années et possède un pedigree des plus flatteurs (Kenny Barron, Cécile McLorin-Salvant, Aaron Diehl, Gerald Clayton, Eric Reed...). Revenant longuement sur son parcours personnel dans le livret, Dmitry Baevsky dresse ici un portrait musical des trois villes qui ont marqué trois grandes étapes de sa vie: Leningrad/Saint-Petersbourg où il est né et a grandi, New York où il a débarqué à 19 ans pour s’immerger dans le monde du jazz durant vingt-et-un ans, Paris où il s’est établi depuis 2016 et a fondé une famille. Le disque s’ouvre ainsi sur «Evening Song» (1957), une ode à la ville dont elle est devenue l’hymne officieux. Un beau thème qu’on doit au compositeur de musique classique et populaire Vassili Soloviov-Sedoï (1907-1979), figure de la vie artistique soviétique, lui aussi originaire de la Venise du nord. La chanson se prêtant très naturellement au jazz, Dmitry Baevsky en fait son miel, s’exprimant avec une sonorité particulièrement suave et profonde à la convocation de ses racines russes. Un original de sa main, joliment chaloupé, «Baltiyskaya», fait également référence à sa ville natale. On traverse l’océan avec «Autumn in New York» marqué par une longue et superbe intervention de Jeb Patton, dont on ne cesse d'admirer la maîtrise, tandis que sur le «Grand Street» de Sonny Rollins le quartet porte le swing à sa quintessence. Dmitry est plein d’agilité sur «Afternoon in Paris» (John Lewis) où David Wong donne un solo tout en swing et musicalité. L’évocation de Paris passe aussi par Michel Legrand, un cliché musical à lui tout seul. Le compositeur des Demoiselles de Rochefort n’en était pas moins habile et avait en commun avec Vassili Soloviov-Sedoï cette fibre mélodique populaire offrant un terrain favorable au jazz, ce qui donne matière aux musiciens sur «La Chanson de Maxence» (beau jeu d’archer en contrechant du saxophone). Les autres titres, essentiellement des compositions du jazz, permettent tout au long du disque d’apprécier ce quartet de haut vol, y compris le drive de Pete Van Nostrand sur l’autre original de Dmitry, «Over and Out», déjà présent sur l’album du même nom.

On retrouve d’ailleurs sur Kid’s Time la formule pianoless qui caractérisait cet enregistrement de 2014. Cette fois ce sont les solides Clovis Nicolas et Jason Brown, autres partenaires familiers depuis l’époque new-yorkaise, qui entourent Dmitry pour une session gravée en région parisienne, le contrebassiste –installé Outre-Atlantique depuis vingt ans– revenant régulièrement en France et le batteur y résidant depuis quelques années. S’y ajoute, sur trois titres, un des grands noms de la scène jazz française, Stéphane Belmondo venu dialoguer avec l’altiste. De l’absence de piano résulte un son plus sec, dominé par le sax véloce de Dmitry (dès le premier titre, «Mr. H.»), d’un côté, et le soutien rythmique de Jason Brown, intense et robuste (en particulier sur «Time Files»), de l’autre. Moins exposé, Clovis Nicolas ne demeure pas moins essentiel à l’architecture du trio, avec aussi des prises de parole marquantes sur «Morningside Waltz» et «MTA». Quant à la seconde voix portée par Stéphane Belmondo, elle amène de l’épaisseur, comme sur «Soy Califa» de Dexter Gordon, un des trois titres qui n'est pas de la main du leader.

On ne peut que recommander l'écoute ces deux opus de Dmitry Baevsky, musicien talentueux qui s’est bâti au fil du temps un univers bop cohérent.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Orchid Big Band
Eclosion

Orchid Ouverture, Masque et tuba, Traversée du désert (et sa tempête), La Machine d’Anticythère, We Miss the Forest Café: Interlude improvisé, Jokari, Interstellar, Surfin’, Petite nuit, Nature Abstraction 1: Matin calme

Thomas Julienne (lead), Gabriel Levasseur, Olivier Gay, Laure Fréjacques, Julie Varlet (tp), Rozann Bézier, Sébastien Iep Arruti, Gabrielle Rachel, Sébastien Llado (tb), Olga Amelchenko, Nora Kamm, Maxime Berton, Jeanne Michard, Julien Dubois (s, fl, détail non précisé), Mathilda Haynes (g), Clément Simon (p), Nolwenn Leizour (b), Gaétan Diaz (dm)

Enregistré à Hommes (Indre-et-Loire), date non précisée (prob. 2022)

Durée: 59’ 45’’

Déluge 011 (www.collectifdeluge.org/Socadisc)

 

Issu du collectif «Déluge», créé en 2017 à Bordeaux pour fédérer les musicien-nes de jazz entre l’Aquitaine et Paris, l’Orchid Big Band se décrit comme une «jeune formation paritaire» (visiblement biberonnée au discours normatif institutionnel) qui serait en outre «le chaînon manquant entre Thad Jones et Stravinsky». «Vaste programme!» aurait répondu Mongénéral. L’orchestre est dirigé par le contrebassiste-compositeur-arrangeur bordelais Thomas Julienne, la trentaine, formé à Agen, Bordeaux et en Ile-de-France, notamment par Gilles Naturel, Christophe Dal Sasso et Carine Bonnefoy. Il a depuis participé à divers projets –jazz et danse, jazz et photo…– dont certains aussi dans d'autres esthétiques musicales. Par ailleurs, tous les musiciens du big band ne nous sont pas inconnus, en particulier Sébastien Llado qu’on a entendu depuis 2000 dans les big bands de François Laudet et Thierry Maillard, dans l’ONJ de Claude Barthélemy ou auprès d’Archie Shepp, Cécile McLorin Salvant, Magic Malik, Médéric Collignon, entre autres. On connaît également Olga Amelchenko, ténor russe de 35 ans, établie à Paris depuis quelques temps après des études musicales en Allemagne.

Sur un répertoire original, écrit par les membres du big band, et dans l’ensemble de bonne facture, Orchid déploie une énergie swinguante et des arrangements ciselés: «Orchid Ouverture» (Clément Simon), «Traversée du désert» (Jeanne Michard), «Jokari» (Clément Simon), «Petite nuit» (Maxime Berton) ou encore «Nature Abstraction 1: Matin calme» (Julien Dubois) sont effectivement bien dans la filiation du Thad Jones-Mel Lewis Orchestra ou d’autres big bands modernes comme celui de Maria Schneider. Autre bon thème, «La Machine d’Anticythère» (Julien Dubois) propose une rencontre réussie entre jazz et musique classique du XXe siècle. On est moins convaincu par l’ouverture binaire de «Surfin’» (Sébastien Llado), malgré un thème bien ficelé, ou le patchwork jazz symphonique-fusion «Interstellar» (Thomas Julienne) qui abuse des répétitions du motif.  

Bien qu’un peu scolaire, le travail réalisé est de qualité et ne manque pas de bonnes idées mélodiques et harmoniques.
Jérôme Partage
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueLouis Hayes
Exactly Right!

Exactly Right!, Is That So?, Hand in Glove, So Many Stars, Carmine's Bridge, Nefertiti, Mellow D, Theme for Ernie, Scarborough Fair, Ugetsu
Louis Hayes (dm), Abraham Burton (ts), Steve Nelson (vib), David Hazeltine (p), Dezron Douglas (b)
Enregistré les 16-17 décembre 2022, Paramus, NJ
Durée: 54’ 47”
Savant Records 2206 (www.jazzdepot.com/Socadisc)

Rentrer dans un disque de Louis Hayes, c’est la sensation de se retrouver dans un bain de jazz à température idéale; tout y parfait, porté par une conviction d’une telle fermeté qu’elle détermine une esthétique d’une précision et d’un naturel intemporel. Il ne faut pas chercher loin les raisons d’une telle réussite, le livret le dit en conclusion: «Cet album est l'histoire que Louis Hayes veut raconter sur le fait d'être un musicien de jazz avec une histoire qui a commencé à Detroit, Michigan. Sa philosophie est de jouer la musique en toute honnêteté avec des musiciens qui ont le même feeling que lui. Selon Lou, l'album est «Exactly Right!».
Louis Hayes et le fondamental bassiste Dezron Douglas, sont les producteurs de ce bel enregistrement, et les commentaires d’Abraham Burton, l’excellent ténor (magnifique sur «Is That So?») lors de la cérémonie où Louis Hayes a été nommé Jazz Master en 2023 (National Endowment for the Arts), reproduits dans le livret confirme que Louis Hayes a passé son message à ses (relativement) jeunes compagnons comme un excellent messenger du jazz qu’il est: «Lou est fait de l’étoffe des plus grands, un musicien qui vit la musique qu'il crée. Un de ceux dont la chaleur est toujours au rythme du battement de ses tambours. Il insuffle la vie à chaque motif de sa cymbale ride, le rendant unique dans sa conception et exquis dans son exécution. Quand vous l'entendez, vous le sentez, et vous savez que cela ne peut être que Lou.»
Louis Hayes faisait la couverture de Jazz Hot n°685 en 2018 et il faut se référer à ses propos, toujours très fermes et réfléchis, comme souvent chez les musiciens de Detroit, pour comprendre la profondeur de ce titre, Exactly Right!, qui correspond si bien à sa personnalité soucieuse de perfection, d’honnêteté et d’intensité, le point d’exclamation n’étant pas superfétatoire pour un batteur dont le drive, la présence sont simplement magiques. Le choix du répertoire est aussi précis que le reste, avec deux thèmes de Cedar Walton, dont «Ugetsu» qui fut un succès des Jazz Messengers d’Art Blakey, de Duke Pearson, Wayne Shorter, Horace Silver, le beau «Theme for Ernie», immortalisé par John Coltrane et ici magistralement repris par Abraham Burton, un thème de David Hazeltine, «Carmine’s Bridge», in the spirit, enfin un traditionnel festif trempé dans le blues qui devrait animer votre prochaine soirée dansante, sans oublier le «Exactly Right!» qui ouvre l’album, une sorte de manifeste de l’énergie du jazz où Steve Nelson et David Hazeltine, brillants, rivalisent avec un leader omniprésent, pendant qu’Abraham Burton y va de ses riffs pour lancer cette heure de jazz éternel, pétri de culture, comme sorti de l’âge d’or.
Yves Sportis
© Jazz Hot 2023

Cliquez sur la pochette pour écouter des extraits du disqueEric Reed
Black, Brown, and Blue

Black, Brown, and Blue, Lean on Me*, I Got It Bad (and That Ain't Good), Peace, Search For Peace, Christina, Infant Eyes, Cheryl Ann, Along Came Betty, Variation Twenty-Four, One For E, Pastime Paradise°, Ugly Beauty
Eric Reed (p), Luca Alemanno (b), Reggie Quinerly (dm), Calvin B. Rhone (voc)*,
David Daughtry (voc)°
Enregistré le 24 juin 2022, Van Nuys, CA
Durée: 1h 07’ 36”
Smoke Sessions Records 2302 (www.smokesessionsrecords.com/