 Jazz Records (les chroniques de l'année en cours)
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JAZZ RECORDS • Chroniques de disques en cours • Ces chroniques de disques sont parues exclusivement sur internet de 2010 (n°651) à aujourd’hui. Elles sont en libre accès.4 choix possibles: Chroniques en cours (2023), Jazz Records/alphabétique (2010 à 2023 sur internet), Jazz Records/chronologiques (2010 à 2023 sur internet), Hot Five de 2019 à 2023.
En cliquant sur le nom du musicien leader dans le programme des chroniques proposées, on accède directement à la chronique. Toutes les autres chroniques sont parues dans les éditions papier de 1935 (n°1) à février 2013 (n°662). A propos des distinctions, elle ne résument que la chronique, pour sacrifier à la tradition déjà ancienne des notations et à la mauvaise habitude moderne d'aller vite. Nous pouvons résumer l'esprit de ces niveaux d'appréciation par un raccourci qualitatif (Indispensables=enregistrement de référence, historique; Sélection=excellent; Découverte= excellent par un(e) artiste pas très connu(e) jusque-là; Curiosité=bon, à écouter; Sans distinction=pas essentiel pour le jazz selon nous). Cela dit, rien ne remplace la lecture de chroniques nuancées et détaillées. C'est dans ces chroniques de disques, quand elles sont sincères, c'est le cas pour Jazz Hot, que les amateurs ont toujours enrichi leur savoir. |
Au programme des chroniques
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Des
extraits de certains de ces disques sont parfois disponibles sur
Internet. Pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les pochettes
signalées par une info-bulle.
© Jazz Hot 2023
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 Danger Zone
Introducing
Smokin’, One for CT, In the Still of the Night*, G!, Barron’s Theme,
Mind the Tools, Gravy Waltz*, This Is all I Ask, A Night at the Duc, A Boy From
Texas°
Alex Gilson (b), Paul Morvan (dm), Björn Ingelstam (tp, voc°), Amaury
Faye (p), Michel Pastre (ts), Hetty Kate (voc)*
Enregistré les 12 et 13 avril 2022, Meudon (78)
Durée: 31’17’’
Gaya Music Productions 058 (L’Autre Distribution)
Quoi qu’on pense de l’état du jazz, l’enthousiasme de musiciens formés certes dans les conservatoires mais aussi à la réalité de la
scène, connaissant l’histoire, le répertoire, jouant un jazz mainstream avec sincérité, sans chercher à réinventer la roue, fait toujours plaisir. Ils n’en sont pas moins
créatifs ces jeunes lions des années 2020 qui n’étaient même pas nés à la
glorieuse époque où Jack Lang subventionnait généreusement les artistes des
scènes dites actuelles qui hurlaient à la ringardise devant les
concerts de Cab Calloway ou de Claude Bolling. Justice du temps qui passe,
c’est au final leur production discographique «innovante» qui est tombée aux
oubliettes.
Ainsi, le batteur Paul Morvan et le contrebassiste Alex Gilson, la
trentaine, ont mûri leur projet pendant la période covid, avec l’envie de jouer sous leurs propres couleurs: Danger Zone, un collectif regroupant des musiciens
de la jeune génération (mais pas que) célébrant le jazz des maîtres, d’Art
Blakey à Nat King Cole. Le nom du groupe fait référence aux débuts sulfureux du
jazz, au temps où il s’épanouissait dans les bordels de New Orleans et les speakeasies de Chicago. Sidemen remarqués notamment auprès de Charles
Turner, Champian Fulton, Dmitry Baevsky, ou encore Esaie Cid, Paul
Morvan et Alex Gilson sont également depuis juillet 2021 aux manettes de la
jam-session du Duc des Lombards. Venu de Rennes, Paul Morvan a été formé au
conservatoire et s’est installé à Paris en 2013. La même année, il se
produisait à Jazz in Langourla où il avait remporté l’année précédente,
avec le quintet de Ludovic Ernault, le tremplin dédié aux jeunes talents. On le
retrouve sinon dans le Galaad Moutoz Swing Orchestra et plus récemment dans le
quartet de David Sauzay. Originaire de la Marne, Alex Gilson débute à la
guitare en autodidacte à 18 ans et fréquente les musiciens manouches,
s’essayant également à d’autres instruments: le violon, la batterie, le piano
et l’accordéon. A 22 ans, il met fin à ses études d’infographiste pour intégrer
une école de musique à Nancy où il commence véritablement à découvrir le jazz
et adopte la contrebasse. Puis, diplômé du Conservatoire de Nancy, Alex Gilson
commence à participer à des tournées, voyage jusqu'à New York puis rencontre à Paris Laurent Courthaliac qui devient
son mentor et le prend comme contrebassiste attitré.
Le duo s’est ici entouré du pianiste Amaury Faye qui évoluait en
Belgique ces dernières années, mais qui privilégie actuellement une activité de
sideman, notamment en France. Autre trentenaire, le trompettiste suédois, Björn
Ingelstam, bien acclimaté désormais à la scène swing parisienne. Michel Pastre,
l’aîné de la bande, apporte sa solide expérience et une expressivité toujours
aussi puissante et revigorante. Enfin, invitée sur deux titres,
l’Anglo-Australienne Hetty Kate participe à la variété de
cet album bref (à peine plus de 30 minutes) mais de qualité. Avec un dosage
savant entre bons originaux signés des différents membres de l’orchestre et
standards, Introducing réussit une
belle entrée en matière en maintenant de bout en bout la pulsation jazz. Le paysage musical s’étire entre swing era et bop, avec notamment une évocation évidente et très
réussie d’Art Blakey sur «G!» (Paul Morvan) qui nous transporte directement
dans les belles années Blue Note. Il s’agit là sans doute du meilleur titre de
la série tant par l’intensité rythmique de deux leaders que par les prises de
parole, tout en densité et profondeur des deux soufflants, avec un Björn
Ingelstam qui ne manque pas ici de nous rappeler Lee Morgan. Au chapitre des
hommages, le très dynamique «One for CT» (Björn Ingelstam) fait référence
à Clark Terry, tandis que «Barron’s Theme» (Amaury Faye) est dédié bien sûr à
Kenny Barron. Côté standards, Michel Pastre expose superbement la ballade de
Gordon Jenkins, «This Is all I Ask», tandis qu’Amaury Faye dépose un magnifique
tapis harmonique aux pieds d’Hetty Kate, pleine de justesse, sur le gospelisant
«Gravy Waltz» (Ray Brown, Steve Allen). Petite curiosité finale, entre country
et gospel –avec un Amaury Faye encore ici excellent –, «A Boy From Texas»,
morceau popularisé par Nat King Cole, sur lequel Björn Ingelstam pose sa voix
de crooner. Décidément, on ne s’ennuie pas une seconde! Vite, la suite!
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 Pepper Adams with The Tommy Banks Trio
Live at Room at the Top
CD1: Three and One, Civilization and Its Discontents,
Patrice
CD2: Oleo, 'Tis, Time on My Hands, Stella by Starlight
Pepper Adams (bar), Tommy Banks (p), Bobby Cairns (b), Tom Doran (dm)
Enregistré le 25 septembre 1972, Edmonton, AB
Durée: 54’ 54” et 52’
03”
Reel to Real 008 (www.cellarlive.com)
Il existe par chance une biographie de Pepper Adams (Reflectory: The Life and Music of Pepper
Adams, sous-titrée The long-simmering
disapointment) écrite par Gary Carner, et si, malheureusement, elle n’est
jamais parvenue jusqu’à nous, le seul titre laisse la désagréable impression
que les amateurs de jazz sont passés à côté d’un artiste exceptionnel,
sous-estimé. Nous sommes sur ce point en accord avec cette opinion, et si sa
carrière parle pour lui, ses enregistrements en leader auraient pu être plus
nombreux. C’est pourquoi, cette nouvelle exhumation de précieuses bandes de
1972 par les bons soins du producteur Cory Weeds pour ce label canadien de
qualité, Reel to Real, dont c’est la vocation, est un cadeau rare fait aux
amateurs du meilleur du jazz! Signalons pour mémoire locale (France), qu’en
1977, Gérard Terronès avait aussi eu le flair d’enregistrer Pepper Adams en
quartet avec le trio de Georges Arvanitas (Live
in Europe, Impro 02).
Les écrivains du jazz qui en sont à leur centième ouvrage sur Miles, Bird, Duke
ou Trane, etc., accumulation dont la pertinence n’est pas toujours la première
qualité, devraient prendre un jour conscience que le jazz est une musique
populaire à base large et qu’il y a d’autres belles curiosités à creuser et partager.
Pepper Adams en fait partie.
Les lecteurs de Jazz
Hot découvrent Pepper Adams au mois de mai 1958 par une photo pour illustrer un remplacement qu'effectue le quintet de Pepper Adams
avec Donald Byrd au Half Note de New York. C’est seulement 20 ans après, en décembre
1977, dans le Jazz Hot n°344,
dont la couverture et l’article principal sont consacrés au Thad Jones-Mel
Lewis Big Band auquel contribue Pepper Adams depuis l'origine, qu’une interview,
d’où est tirée une partie des informations qui suivent, annonce que Pepper a
l’intention de quitter, sans conflit car il l’aime, ce big band, après 12
années et demie de fidélité, où il a été un soliste de premier plan. La raison
en est la réalisation de projets personnels et des opportunités de tournées, en
quartet, ce qu’il fera en Europe permettant à Gérard Terronès de l’enregistrer à
Bordeaux le 4 novembre 1977. C'est un artiste rare qui parle, avec de belles
photos d’une personnalité sympathique en plus d’être un grand artiste.
Né à Highland Park (Detroit), dans le Michigan, le 8 octobre
1930, dans une famille très modeste qui a subi la crise de 1929 et a erré comme
beaucoup d’autres à la recherche de travail dans ces Etats-Unis déjà sinistrés,
Pepper Adams va connaître Rochester, NY, à partir de 1943 où il écoute
l’orchestre de Bud Powell et Cootie Williams comme celui de Duke Ellington, dans le foisonnement de l'âge d'or, tombant en admiration devant les grands orchestres
afro-américains et artistes de culture. En 1945 à Rochester, il y rencontre ses inspirateurs, Rex Stewart et Harry Carney, qui l’ont par la suite entouré
de leurs conseils et aide. A l’école, il apprend la musique, grâce au soutien
maternel (il sait lire à vue dès 7 ans), le saxophone ténor, soprano, le
piano et la clarinette. Son environnement musical est dévolu à la musique classique
et surtout de jazz, les big bands, les petites ou moyennes formations. Pepper
aime le jazz de culture, de la grande tradition afro-américaine, et on l’entend dans le feu de son jeu, dans sa sonorité, son attaque tranchante sur un instrument aussi lourd, son
imagination débordante, sa conviction, son expression aussi ancrées sur le
blues, le swing et les fondamentaux du jazz. Comme ses
modèles, Pepper joue sa vie dans ses chorus, soutient avec respect ses leaders
et possède autant de personnalité que de sens artistique pour servir la musique
des autres. C’est une autre incarnation parfaite de l’artiste de jazz. Bien
sûr, l’écoute et la rencontre d’Harry Carney sont sans doute à l’origine de son
choix instrumental, mais il en perçoit aussi de nouvelles possibilités en tant
que soliste, et rêve d’en faire un instrument leader, ce qu’il a réussi, ce
disque en atteste.
Il n’est pas le seul sax baryton du jazz, mais il est sans
doute l’un des rares dans ce registre afro-américain des plus aboutis qui se
réalise dans le bebop. Harry Carney sera un compagnon au long cours de Duke
Ellington, et Gerry Mulligan, autre grand leader sur cet instrument, son
quasi-contemporain (1927), gravitera dans l’esthétique euro-américaine du jazz,
une tradition de l’écriture d’un jazz savant moins expressive car plus cérébrale,
moins populaire. Cette dimension «jazz de culture», rare pour un Euro-Américain, Pepper
l’a acquise en jouant dès 14 ans à Rochester dans des orchestres de dancings
afro-américains, devenant «professionnel» (payé) en 1944, six jours par
semaine, ce qui le force à quitter la high
school où il participait à un orchestre dirigé par un ancien de Jimmie
Lunceford (James Smith, tp) tout en apprenant les bases de la culture classique
moderne (Debussy, Ravel, Stravinsky…) et en découvrant Don Byas, Bud Powell et
Dizzy Gillespie…
A la mort de son père en 1946, la famille retourne à
Detroit, MI, «une chance» selon Pepper, car il y a beaucoup de musiciens comme
nous l’a raconté Barry Harris. Il y côtoie Kenny Burrell, Tommy Flanagan, Barry
Harris, Paul Chambers, Doug Watkins le cousin de Paul Chambers, Donald Byrd… Ces
deux derniers sont dans sa formation de 1958 au Half Note. La famille Jones,
Hank, Elvin et Thad, sont aussi des amis proches et l’ont toujours soutenu.
Dans sa discographie, Pepper a régulièrement enregistré avec Hank Jones, Elvin
et Thad de la fin des années 1950 aux années 1980 où il décède. A propos de
discographie, il raconte qu’il a enregistré un premier disque sous son nom en
1948, jamais publié, avec notamment Yusef Lateef…
Ce beau monde part progressivement à New York pour acquérir
une plus grande notoriété et trouver plus de travail, et c’est aussi le choix
de Pepper. Il fait un court engagement avec Stan Kenton en 1955, lors d’un
séjour californien où il rencontre, entre autres, Lennie Niehaus, qui lui a dédié une composition («Pepper»), Shorty Rodgers; il trouve
parfois des engagements en leader de petites formations au tournant des années
1950-60, et c’est en 1957 qu’il enregistre ses premiers disques en leader. Pepper
participe de 1962 à 1964 à l’orchestre Lionel Hampton, à celui de Mingus
(1962-66, Blues & Roots). Il a
d’ailleurs enregistré sous son nom en 1963 Pepper
Adams Plays the Compositions of Charlie Mingus (label Jazz Workshop), avec
Charles McPherson, Dannie Richmond et Hank Jones. Il raconte également que dans
cette époque, sa sonorité ample qui emprunte aux gros sons des années 1930-40
alors que son phrasé est plus ancré dans le bebop, dérangeait parfois les
«modernistes».
Quoi qu’il en soit, c’est au sein du Thad Jones-Mel Lewis Orchestra,
qu’il va pendant plus d’une décennie affermir sa réputation de soliste virtuose
d’un instrument aussi imposant, contribuant à la réputation et à la sonorité de
ce big band qui tourne jusqu’en URSS. Les temps ont changé…
Pepper raconte que ces lundis au Village Vanguard avec cet
orchestre, d’abord en répétition, puis devenu une institution prisée des
amateurs, ont sans doute sauvé un club qui, des années 1960 aux
années 1980, a traversé la tourmente de l’écrasement du jazz par les musiques
commerciales. L’orchestre est très modestement payé, mais Pepper, comme
d’autres, survivent en assurant des séances de studios quand ils n’ont pas de
tournées ou d’engagements. L’horizon s’est à nouveau éclairé à la fin des
années 1970 quand Pepper se lance dans une carrière en leader, mais sa vie
écourtée en 1986 ne lui a guère laissé de temps.
Les qualités de lecteur, de virtuosité ont fait de Pepper
Adams un artiste courtisé par les orchestres, les studios, et si sa discographie
n’est pas ridicule avec plus de vingt disques en leader réalisés avec beaucoup
de compagnons de Detroit en particulier (les frères Hank, Thad et Elvin Jones,
Tommy Flanagan, Donald Byrd, Doug Watkins, Mel Lewis, Jimmy Knepper , Jimmy Rowles, Jimmy Cobbs, Teddy Charles,
Herbie Hancock, Charles McPherson, Duke Pearson, Benny Powell, Roland Hanna, Ron
Carter, Louis Hayes, Billy Hart, George Mraz, Frank Foster, Kenny Wheeler …),
ses contributions en sideman sont tout aussi dignes d’intérêt.
Cet enregistrement ramené à la vie par Corey Weeds a été
effectué au cœur de sa période avec le big band de Thad Jones-Mel Lewis, dans le
cadre d’une institution universitaire canadienne d’Edmonton, à l’Université d’Alberta,
le lundi 25 septembre 1972, dans le local des étudiants Room at the Top. Le
séjour musical s’est étendu sur une semaine. Les universités offrent en ce
temps aux musiciens quelques occasions de compléter leur planning; autres
temps.
Ces deux disques retracent ce moment avec un bon son et un livret
bien documenté, enrichi d’une contribution par Gary Smulyan (bar, 1956),
qui a été en quelque sorte son héritier dans l’orchestre de Mel Lewis, le
Vanguard Orchestra, le Dizzy Gillespie all stars Big Band, le Mingus Big Band,
le Carla Bley Big Band, et d’un échange avec un baryton plus jeune, Frank
Basile (né en 1978).
Pepper Adams y est brillantissime, avec cette qualité
d’articulation qui donne une grande fluidité à son discours en dépit d’un son
profond et d’une attaque véhémente dans la tradition parkérienne du saxophone,
qui a aussi influencé les ténors et les barytons. Le trio de Tommy Banks (1936-2018), un pianiste du cru
canadien, est à la hauteur du rendez-vous. Pour l’anecdote, Banks fut également
sénateur de l’Etat de l’Alberta de 2000 à 2011.
Le répertoire de six thèmes proches des 20 minutes est
constitué d’originaux («Civilization and Its Discontents», «Patrice»), de
standards («Time on My Hands», «Stella by Starlight»), de compositions du jazz
(«Three and One», «’Tis» de Thad Jones,
«Oleo» de Sonny Rollins), et il y est partout un grand saxophoniste inspiré. Pepper Adams a été considéré par beaucoup de ses pairs
comme l’un des meilleurs barytons de l’histoire du jazz (Coleman Hawkins, Curtis
Fuller, Bob Cranshaw, Phil Woods, etc.) et c’est en ce sens qu’on peut trouver
que sa reconnaissance par le public n’a pas été à la mesure de son talent. Sa vie
difficile mais passionnée par le jazz depuis sa jeunesse, marquée par un
accident stupide qui le handicapa dans les années 1970 et par un cancer qui l’a terrassé en 1986, à
56 ans, ne lui a guère laissé de temps.
Voilà un trésor en live qui suffit à nous rappeler le meilleur de cet artiste de jazz, hors norme sur
son instrument, qui se caractérise par une immersion réussie dans la
culture jazz au point qu’il a franchi le mur de verre qui sépare souvent
l’expression des Afro et des Euro-Américains quant à l’authenticité,
la profondeur et la maturité de l'expression, en raison de la différence des niveaux d'expérience qu'évoque James Baldwin (le vécu): il y a dans son jeu une intensité qui ne trompe pas.
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 Delfeayo Marsalis Uptown Jazz Orchestra
Uptown on Mardi Gras Day
Carnival Time, Uptown on Mardi Gras Day, Big Chief*, Uptown
Boogie*, New Suit, All on a Mardi Gras Day, Midnight at the Zulu Ball, Street
Parade, Mardi Gras Mambo, So New Orleans! (2023), They All Ask’d for You, Mardi
Gras Mambo (For the Jass Cats)*
Delfeayo Marsalis (tb, lead) et selon les titres Scott
Frock, John Gray, Mike Christie (tp), Andrew Baham (tp, voc), Terrance Hollywood Taplin,
T.J. Norris, Ethan Santos (tb), Gregory Speedo Agid (cl), Khari Allen Lee (as,
ss), Amari Ansari (as), Roderick Paulin, Scott Johnson (ts), Roger Lewis,
Trevarri Huff-Boone (bar), Arnold Little III (g), Kyle Roussel, Davell Crawford
(p), David Pulphus, Jason Smiley Stewart (b), William Mobetta Ledbetter (eb,
b), Chris Severin (eb), Herlin Riley, Marvin Smitty Smith (dm), Alexey Marti
(cga), Tonya Boyd-Cannon, Glen-David Andrews (voc) + Branford
Marsalis (ts, ss)*
Enregistré les 14-15 octobre et 10 novembre 2022, New
Orleans, LA
Durée: 55’ 50’’
Troubadour Jass Records 02062023 (dmarsalis.com)
Vous êtes déprimé par l’enchaînement bien huilé des crises sanitaire,
financière, économique, sociale et de la guerre en Europe? Si votre moral ne tutoie pas les
sommets du CAC 40, on vous conseille de suivre l’ordonnance du Dr. Delfeayo Marsalis!
De la médecine 100% naturelle from New
Orleans à base de swing, de groove, de funk, de blues, de cuivres
rutilants, de rythmiques endiablées et de voix rocailleuses comme les fonds du
Mississippi. Une fête du Mardi Gras comme il n’en existe qu’à Crescent City! Uptown on Mardi Gras Day célèbre ainsi
la culture néo-orléanaise et une nouvelle renaissance de la ville, après les
mois d’enfermement –ayant causé l’annulation du Mardi Gras 2021, une première
depuis 1979– et d’incurie sanitaire généralisée –la famille Marsalis l’a vécu dans sa chair avec la disparition du patriarche Ellis–,
alors même que les plaies laissées par l’ouragan Katrina en 2005 ne sont pas
encore cicatrisées et ont encouragé la prédation immobilière.
Durant cette période, Delfeayo, qui, contrairement à ses aînés
Branford et Wynton, n’a jamais quitté New Orleans, s’est d’ailleurs mobilisé
pour venir en aide aux acteurs de la culture néo-orléanaise native avec la création
d’une association, Keep New Orleans Music Alive (KNOMA), destinée à recueillir
et distribuer un fonds d’aide d’urgence. Dans le communiqué accompagnant la
sortie du disque, il s’en explique: «Grâce
à ce travail, j’ai pu interagir avec de nombreux Big Chiefs, Big Queens et
tribus indiennes. Cela m'a permis de me rendre vraiment compte de qui sont ces personnes
et de leur importance dans la communauté. Bien sûr, nous aimons voir les
magnifiques couleurs et les belles plumes, mais ce sont des gens qui ont été
des leaders importants dans la communauté pendant la pandémie. Ils préparaient
de grandes marmites de soul food et faisaient des rondes, s'occupant des
personnes âgées et des infirmes. Un Big Chief m'a dit: "Nous n'avons pas
beaucoup, mais nous voulons nous assurer que ceux qui ont moins que nous soient
pris en charge". Cet album a été inspiré par les histoires que j'ai
entendues des Big Chiefs.» Rappelons que Delfeayo n’a pas attendu le covid
pour développer des dynamiques de solidarité avec notamment la création de
l’Uptown Music Theatre, en 2000, et sa participation à de nombreuses autres
actions pédagogiques.
Avec son Uptown Jazz Orchestra, monté en 2008, Delfeayo
Marsalis convie le monde entier au carnaval, se donnant aussi pour mission de
répandre les good vibes de New
Orleans. A la tête d’un collectif de trente musiciens, dont Branford Marsalis
invité sur trois morceaux, le tromboniste revisite les standards du jazz et du
blues de Crescent City, agrémentés de quelques (bons) originaux de sa main. La
formation ouvre ainsi le défilé façon big band –soutien groovy d’Herlin Riley– avec
une composition d’Al Johnson (p, voc, 1939), «Carnival Time» interprétée au
chant par le trompettiste Andrew Baham, un habitué du Uptown Jazz Orchestra qui
a également signé les arrangements avec le leader. Autre must du répertoire néo-orléanais, «Mardi Gras Mambo» (Frank R.
Adams, Chavers Elliott, Lou Welsch) est l’occasion d’un truculent solo de
Delfeayo avec sourdine, soutenu par les congas d’Alexey Marti: fermez les yeux,
vous êtes aux Caraïbes! Sensation vocale de ce disque, le tromboniste Glen
David Andrews (1979), ici chanteur à l’expressivité soulfull, donne un show aux accents gospel sur «They All Ask’d for
You» (Art Neville, Ziggy Modeliste, Leo Nocentelli, George Porter Jr.) en vis à
vis avec l’excellent Scott Frock (tp) et probablement le très talentueux Davell
Crawford (le livret ne détaille pas les configurations changeantes de
l’orchestre sur chaque titre). C’est d’ailleurs lui qui introduit vraisemblablement
aussi le célèbre «Big Chief» d’Earl King où Branford donne un virevoltant solo
de ténor. Autre titre d’Earl King, «Street Parade» offre un autre espace
d’expression à Glen David Andrews. Si l’orchestration du disque est
majoritairement acoustique, les sonorités électriques (Fender Rhodes, basse)
sont également présentes comme sur «Nuit Suit» de Wilson Turbinton (p, voc,
1944-2007) qui nous embarque vers un funk millésimé décennie 1970.
Pour ce qui est des originaux de ce disque, «Uptown on Mardi
Gras Day» est chanté par l’énergique Tonya Boyd-Cannon soutenue par Davell
Crawford (cette fois crédité) sous les doigts duquel on entend toute une
filiation du piano blues new orleans allant de Professor Longhair à Fats
Domino, en passant par Henry Butler et Dr. John. On retrouve les deux
frères Marsalis sur «Uptown Boogie», une composition au rythme chaloupé où Delfeayo
et Branford déroulent chacun une intervention à la hauteur. Autre réussite
caractérisant le gumbo propre à New Orleans, la reprise de la chanson «So
New Orleans» (présent sur le précédent disque Jazz Party) dont les paroles de Dr. Brice Miller (voc, tp), déclamées
dans le style hip hop, expriment la fierté d’appartenir à une ville populaire, aux racines diverses,
irriguée par la tradition jazz héritée de Buddy Bolden et Louis Armstrong –laquelle ne saurait être réduite à une attraction touristique–, une ville qui se retrouve aussi autour de son équipe de football américain, les Saints.
Vivifiant comme peu de productions actuelles le sont, Uptown on Mardi Gras Day réunit un panel
de talents attestant de la vitalité intacte du phénix néo-orléanais qui rejaillit de feux vaudous du bayou. Un
puissant concentré d’énergie et de combativité, revenant à l’essence même du
blues et du jazz, souvent perçue à tort dans une dimension ludique d'apparence, car sous les costumes perlés et les colliers bariolés, Delfeayo
Marsalis, déjà auteur d’un impertinent Make America Great Again! à la
veille de la présidence Trump, offre à ses semblables une musique de
résistance.
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 Dave Burns
1962 Sessions
C.B. Blues, Tali, Something Easy, Secret Love, Straight Ahead,
Imagination, Rhodesian Rhapsody, Three-Fourth Blues*, R.B.Q.*, Automation°, Tamra°,
Siam°
Enregistré en juin 1962, New York, NY: Dave Burns (tp), Herbie
Morgan (ts), Kenny Barron (p), Steve Davis (b), Edgar Bateman (dm)
*Enregistré le 19 février 1962, Chicago, IL: Dave Burns (tp),
Al Grey (tb), Billy Mitchell (ts), Bobby Hutcherson (vib), Floyd Morris (p), Herman
Wright (b), Eddie Williams (dm),
°Enregistré le 30 octobre 1962, Chicago, IL: Dave Burns (tp), Billy Mitchell (ts), Bobby Hutcherson (vib),
Billy Wallace (p), Herman Wright (b), Otis Finch (dm)
Durée: 1h 18’ 44”
Fresh Sound Records 1113 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
Comme le remarque Jordi Pujol, le travail de Fresh Sound de
préservation d’une mémoire élargie du jazz est indispensable, unique en son
genre. Il ne s’agit ici ni de retrouver un trésor enfoui d’un des grands noms
du jazz, œuvre déjà utile et louable, ni de rééditer des albums historiques,
avec parfois quelques inédits, autres œuvres utiles à la connaissance du jazz.
Non, le travail de Jordi Pujol est de restituer ce tissu dense de créateurs du
jazz, de haut niveau, qui pour n’être pas toujours devenu des grands noms du
jazz, n’en possèdent pas moins de talent et de créativité, et qui ont apporté
cette densité artistique propre au jazz, un art surpeuplé en son âge d’or
d’artistes exceptionnels, plus ou moins connus. C’est de cette émulation et de
cette densité sans comparaison dans l’histoire artistique de la planète, que le
jazz a puisé la force de s’imposer à un pays qui n’en voulait pas, mais plus
largement à un monde qui l’a adopté en reconnaissant aussi bien sa force
créatrice que son pouvoir de libération, et d’abord des esprits. Fresh Sound Records
et Jordi Pujol sont effectivement parmi les rares (le seul?) à explorer, avec
ce regard, cette grande base populaire du génie du jazz, né de cette pratique
démocratique, dans une époque (1920 à 1960) qui a entrouvert quelques portes et
fenêtres à l’air frais de la création populaire avant de les refermer à la fin
du XXe et au XXIe siècles. C’est effectivement le seul producteur actuel à
prendre le risque de produire intelligemment de tels albums, comme un vrai
amateur et connaisseur du jazz, regroupant ce qui peut l’être avec des éléments
de biographies, une vraie recherche, pour nous faire saisir que pour
qu’Ellington, Gillespie ou Coltrane existent, il faut aussi ces milliers
d’artistes que le jazz a enfantés, et qui ont pu laisser une belle trace par le
miracle d’un circuit de production discographique du jazz assez indépendant en
ces temps, dont Fresh Sound Records est la queue de comète. Il réactive cette mémoire
déjà oubliée pourtant indispensable pour comprendre la première note du jazz,
car le jazz est d’abord un état d’esprit, une attitude humaine devant la vie,
l’art, la musique.
A l’écoute de l’ignoré Dave Burns (né dans le New Jersey en 1924
et décédé en 2009 à Freeport, NY), trompettiste de haut vol, une sorte de
perfection instrumentale dans tous les registres, avec et sans sourdine, qui a
côtoyé les Savoy Sultans, Dizzy Gillespie (il fit partie du big band historique
de la fin des années 1940 qui se produisit à Paris en février 1948 à la Salle
Pleyel), Duke Ellington Orchestra (1949-50), James Moody, Dexter Gordon, Johnny
Griffin, Milt Jackson (la liste est très longue), on comprend que la richesse
du jazz ne s’arrête pas à l’écoute des grands noms et de quelques enregistrements
historiques, par ailleurs nécessaires. Comme le dit encore la fable de La
Fontaine aux amateurs de jazz, «Travaillez, prenez de la peine, c’est le fonds
qui manque le moins». Dans ce fonds «Dave Burns», regroupant ici des
enregistrements parus en 1962 (à l’origine sur labels Vanguard, Argo, Smash, et
sous les noms de Dave Burns, Al Grey et Billy Mitchell), Jordi Pujol a sélectionné
ces enregistrements avec une pléiade d’artistes de ce début de l’année 1962, encore
connus comme Kenny Barron (déjà essentiel en 1962), Bobby Hutcherson, ou déjà
oubliés, malgré un vrai talent, comme le
leader Dave Burns, splendide de classicisme et de maîtrise expressive, comme le
ténor Herbie Morgan, au beau son d’époque (John Coltrane-Hank Mobley), les
bassistes Steve Davis et Herman Wright, et à un moindre degré dans l’oubli Al
Grey, Billy Mitchell (du velours sur «Tamra»).
Le répertoire est dû à Dave Burns, Kenny Barron, Billy
Wallace présents sur ces séances, à Tom McIntosh (le beau «Tali»), à Gene Kee,
un arrangeur qui a côtoyé Al Grey et Billy Mitchell, avec en sus quelques
standards («Secret Love», «Imagination»).
La musique est une savante alchimie entre le mainstream où a
baigné la jeunesse de Dave Burns et le bebop de sa génération, entre la petite
formation et l’esprit big band («R.B.Q.»), un témoignage de plus que le jazz
est fait de continuité et non de ruptures. Le swing, le blues et une conviction
d’époque donnent à ces enregistrements la force de traverser soixante années sans une
ride. Les ensembles sont magnifiques, le beau son de Dave Burns éclabousse les
thèmes, l’art ne vieillit pas, et c’est aussi à ça qu’on le reconnaît quand on
n’a pas assez d’expérience ou de sensibilité pour s’en apercevoir en temps
réel. Une heure de bonheur, d’un jazz de culture sans fard,
à découvrir, c’est encore possible sans se noyer dans la médiocrité et la superficialité
qui se généralisent en 2023: comme le disait le laboureur à ses enfants, il
suffit de creuser le sillon.
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 John Coltrane
A Love Supreme: Live in Seattle
A Love Supreme, Pt. I – Acknowledgement, Interlude 1, A Love
Supreme, Pt. II – Resolution, Interlude 2, A Love Supreme, Pt. III – Pursuance,
Interlude 3, Interlude 4, A Love Supreme, Pt. IV - Psalm
John Coltrane (ts, perc), McCoy Tyner (p), Jimmy Garrison
(b), Elvin Jones (dm), Pharoah Sanders (ts, perc), Carlos Ward (as), Donald
Rafael Garrett (b)
Enregistré le 2 octobre 1965, Seattle, WA
Durée: 1h 15’ 28”
Impulse! 00602438499977 (Universal Music)
Voici pour les amateurs nombreux de John Coltrane et de son
quartet légendaire, augmenté en cette occasion de Pharoah Sanders, Carlos Ward
et Donald Rafael Garrett, «embarqués» à San Francisco, au détour d’une tournée
américaine à l’automne 1965, comme rappelé lors de la récente disparition de
Pharoah Sanders (cf. Jazz Hot 2022).
Après une mémorable tournée estivale européenne (Juan-les-Pins, Paris,
Comblain-la-Tour), au cours de laquelle le John Coltrane Quartet a déjà rejoué (Antibes-Juan-les-Pins, John
Coltrane-Love Supreme, Esoldun-Ina/France’s Concert 106) la fameuse suite en
quatre mouvements, en forme de prêche selon l’héritage familial et plus
largement communautaire, un impressionnant ensemble immortalisé le 9 décembre
1964 dans le studio de Rudy Van Gelder (Impulse! AS 77), le quartet de John Coltrane est de retour aux
Etats-Unis. Après la naissance de Ravi Coltrane (le 6 août 1965), le quartet
reprend la route vers la Côte Ouest où le hasard de la vie d’artiste le remet
en contact avec Pharoah Sanders après leur rencontre new-yorkaise (cf. article déjà cité). C’est ainsi que
la troupe se retrouve à Seattle, dans l’Etat de
Washington, pour une semaine déjà en partie documentée, puisqu’il existe un John Coltrane Featuring Pharoah Sanders,
Live in Seattle, enregistré le 30 septembre 1965 (Impulse! AS 9202, cf. discographie de John Coltrane, Jazz Hot n°492), avec le quartet
augmenté, où un autre répertoire a été abordé, tout aussi spirituel («Cosmos»,
«Out of This World», «Evolution») et d’autres prises de ce séjour à Seattle
sont réputées «perdues» ou inédites comme «Body and Soul» et «My Favorite Things»,
«Afro-Blue», avec des formations variables, Donald Garrett y jouant aussi de la
clarinette basse.
Le premier enregistrement de A Love Supreme a connu un succès public considérable, très
étonnant à sa sortie quand on considère la nature de cette musique, un accueil qu’on
n’imagine plus au XXIe siècle pour
une musique sans complaisance, si intense, aussi exigeante et pénétrante, qui
sort littéralement des tripes comme le blues le plus rural, comme le disent,
dans Jazz Hot, McCoy Tyner et, dans
le livret, Elvin Jones, une expérience spirituelle pour les musiciens comme
pour les auditeurs-spectateurs, quel que soit l’endroit où on l’écoute, un bar,
un club ou une église. C’était donc un défi, relevé, pour un public peu averti
de la réalité afro-américaine de ce temps (aussi bien l’histoire culturelle, la
vie quotidienne que l’actualité), au-delà du jazz habituel, mais un public sans
doute plus curieux car le jazz est alors encore la grande culture musicale de
l’après Seconde Guerre, malgré les débuts du rouleau compresseur de la musique
commerciale; John Coltrane Quartet est déjà heureusement une légende,
encore contestée mais admise.
La deuxième exposition en live, à ce jour publiée, de cette œuvre de cet été-automne 1965 a
été exhumée des archives du saxophoniste Joe Brazil (1927-2008), né à Detroit,
MI, qui y organisa une scène jazz dès 1951, et qui a été de longue date un
participant de la scène jazz de cette génération. Il a côtoyé la plupart des
musiciens de son terroir: Barry Harris, Donald Byrd, Joe Henderson, Doug
Watkins, Roy Brooks, Elvin Jones, et tant d’autres! Il faut simplement relire
dans Jazz Hot l’hommage à Barry Harris et ce qui concerne cette ville de Detroit si riche pour le jazz. Joe Brazil est
un ami de John Coltrane, et il l’accueille chez lui lors de ses passages, en
1961, note le livret.
Grâce donc à Joe Brazil, qui en avait fait profiter quelques
amis en privé avant son décès en 2008, on retrouve ici une version en quartet
augmenté de trois invités qui vont durablement intégrer la formation de John
Coltrane jusqu’à sa disparition, trois musiciens jetés dans le grand bain de
cette musique torrentielle mais aussi émouvante, intime, retenue selon les
moments, où le quartet est à son apogée expressive, sans plus aucun frein lié à
la réalité du spectacle. Le bain est sans doute à la température idéale, car
cet enregistrement est aussi bouleversant et majestueux que si les musiciens
jouaient cette musique depuis des années. On dit cela malgré les remarques du
livret qui détecte une perte de cohésion, remarque qui n’a aucun sens, d’après
moi, dans ce type d’expression qui n’exécute pas une partition. Il y a bien sûr
un tel fondement, une telle intensité relationnelle entre eux, une telle
motivation qu’on peut rationaliser sur les repères communs pour comprendre la
rapidité de l’alchimie, et même sur l’apport de volume grâce à cette formation
augmentée, ce qui contribue aux moments paroxystiques, mais vu la complexité de
l’ensemble, il faut aussi bien se dire que les mots et la raison sont parfois
insuffisants pour décrire la création, ce qui se construit dans la durée, un fondement culturel qui plonge ses racines dans les siècles, dans des
biographies complexes, dans un vécu aussi riche que dur, dans une histoire
complexe en Amérique où le racisme est fondateur. Le jazz dans son ensemble est
la pomme d’or d’un long cheminement où la tragédie côtoie l’imagination et la
recherche de la liberté. C’est particulièrement sensible dans ce type d’œuvre.
Au-delà du leader et de nouveaux arrivants, Elvin Jones, Jimmy Garrison sont
simplement extraordinaires, sans doute en transe, car cette dimension
intervient dans cette musique, particulièrement en live, ce qui est un des intérêts supplémentaires de ce disque. On
ne parlera ni de blues, ni de swing, car le blues est la matière première et le
swing, la langue naturelle de ses artistes.
Effectué à l’initiative de Joe Brazil, installé à Seattle
depuis 1961 (où il décède en 2008), sur son magnétophone personnel, au
Penthouse, un club de Seattle créé en 1962 par Charlie Puzzo, une étape qui vit
passer Miles Davis, Aretha Franklin, Wes Montgomery entre autres et qui ferma
en 1968, dont on voit la devanture dans le livret, l’enregistrement a été sans
doute bien restauré, car le son est correct comme le livret, avec plusieurs textes qui resituent l’événement. La photo de couverture est de Raymond Ross, grâce aux
archives de CTS/Images, notre correspondante Cynthia Sesso. A Love Supreme: Live in Seattle du John Coltrane Quartet augmenté est un enregistrement
historique, une nouveauté; merci à Joe Brazil et à ceux qui contribuent à cette
production, dont l’indispensable Zev Feldman!
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 Pierre Guicquéro Quartet
Just in Time
Broadway, I'll Be Seeing You*, Goodbye, You 'n' Me, It Could
Happen to You, Just in Time*, Conception, Stranger in Paradise, Chloe (Song of
the Swamp), Taylor Made
Pierre Guicquéro (tb, voc*), Jérôme Brajtman, François
Brunel (g), Dominique Mollet (b)
Enregistré les 3-4 mai 2022, Meudon (92)
Durée: 47’ 54’’
Camille Productions MS102022 (www.camille-productions.com)
Huit ans après Back From N.O. gravé avec son PG
Projet, Pierre Guicquéro propose un nouveau projet en leader, à la tête d’un
quartet à la configuration inhabituelle: trombone (et chant), guitare solo,
guitare rythmique (les deux électro-acoustiques) et contrebasse. Le leader, rencontré à l’occasion du concert
de sortie, fin janvier, de ce Just in Time au
Marcounet, nous en a précisé la genèse: «Au
départ, j’avais envie de monter un trio intimiste, plutôt musique de chambre,
avec en tête des références comme le trio de Chet Baker avec Philip Catherine
et Jean-Louis Rassinfosse, ou Chet Baker avec Gerry Mulligan. L’idée était une
formation sans batterie. Et François Brunel m’a suggéré d’ajouter Jérôme
Brajtman pour passer au quartet, ce qui donne plus de possibilités de
contre-chants, de thèmes. Quand on a formé ce quartet avec une
deuxième guitare, on a tout de suite pensé au Ruby Braff-Georges Barnes Quartet,
décliné au trombone.»
Chet Baker est encore plus directement convoqué par
Pierre Guicquéro qui pour l’occasion s’est fait chanteur sur deux titres: «I'll
Be Seeing You» et «Just in Time». Une première pour le tromboniste dont le
timbre n’est effectivement pas très loin de celui de Chet. Même si c’est au
trombone que Pierre Guicquéro est le plus profond, les parties chantées
sont agréables à l’écoute et amènent légèreté et diversité à l’ensemble. La
vraie réussite de cet album est d’avoir mené à bien un alliage instrumental où
se mêlent l’esthétique west coast, le
phrasé à la Jim Hall/Joe Pass –évoqué par Jérôme Brajtman (avec un beau développement sur
«Conception»)–, une couleur Django dans l’accompagnement rythmique de François
Brunel (bon solo sur «Broadway») et un excellent Dominique Mollet à la contrebasse.
Le quartet de Pierre Guicquéro revisite ainsi, à travers des
arrangements très fins, pour la plupart réalisés de façon collégiale, un
répertoire de standards et de grandes compositions du jazz dont une superbe
version de «Stranger in Paradise» où l’expressivité du trombone de Pierre Guicquéro est particulièrement mise en valeur, relayée par un superbe solo à
l’archet de Dominique Mollet enrichi du contre-chant du leader.
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 Buck Clayton
Complete Legendary Jam Sessions Master Takes
CD1: Moten Swing, Sentimental Journey, Lean Baby, The
Hucklebuck, Robbin's Nest
CD2: Christopher Columbus, How Hi the Fi, Blue Moon, Jumpin'
at the Woodside, Don't Be That Way
CD3: Undecided, Blue and Sentimental, Rock-A-Bye
Basie°, Out of Nowhere, Blue Lou, Broadway, All the Cats Join In, After Hours, Don't
You Miss Your Baby*
Enregistré à New York, les
14 décembre 1953: Buck Clayton (tp),
Joe Newman (tp), Urbie Green (tb), Benny Powell (tb), Lem Davis (as), Julian
Dash (ts), Charlie Fowlkes (bar), Sir Charles Thompson, Freddie Green (g), Walter
Page (b), Joe Jones (dm)
16 décembre 1953: Buck Clayton (tp),
Joe Newman (tp), Urbie Green(tb), Henderson Chambsers(tb), Lem Davis (as), Julian
Dash (ts), Charlie Fowlkes (bar), Sir Charles Thompson (p, celeste), Freddie
Green (g), Walter Page (b), Jo Jones (dm)
31 mars 1954: Buck Clayton (tp), Joe
Thomas (tp), Urbie Green (tb), Trummy Young (tb), Woody Herman (cl), Lem Davis
(as), Julian Dash (ts), Al Cohn (ts), Jimmy Jones (p, celeste), Steve Jordan
(g), Walter Page (b), Jo Jones (dm)
13 août 1954: Buck Clayton (tp), Joe
Newman (tp), Urbie Green(tb), Trummy Young (tb), Lem Davis (as), Coleman
Hawkins (ts), Charlie Fowlkes (bar), Billy Kyle (p), Freddie Green (g), Milt
Hinton (b), Jo Jones (dm)
15 mars 1955: Buck Clayton (tp), Ruby
Braff (crt), Bennie Green (tb), Dick Harris (tb), Coleman Hawkins (ts), Buddy
Tate (ts), Al waslohn (p), Steve Jordan (g), Milt Hinton (b), Jo Jones (dm),
Jack Ackerman (tap dance)°
5 mars 1956: Buck Clayton (tp), Ruby
Braff (crt), Billy Butterfield (tp), J.C. Higginbotham (tb), Tyree Glenn (tb
& vib), Coleman Hawkins (ts), Julien Dash (ts), Ken Kersey (p), Steve
Jordan (g), Walter Page (b), Bobby Donaldson (dm), Jimmy Rushing (voc)*
Durée: 1h 08’ 37”, 1h 17’ 22”, 1h 15’ 07”
Essential Jazz Classics 55753 (www.jazzmessengers.com)
Le natif de Kansas
City, Wilbur Dorsey Buck Clayton (1911-1991), fait partie de la légende de la trompette et du jazz, et ces splendides
enregistrements de 1953 à 1956 fleurent bon le Count Basie Orchestra, version «ancien testament» (années 1930), actualisé dans les années 1950: tout et tous ou presque nous
rappellent cette formidable machine à swing, made in Kansas City, qui a eu tant d’influence sur le jazz, dans
les grandes aussi bien que dans les petites (Nat King Cole, Oscar Peterson…) et
moyennes formations, comme ici. Si Buck Clayton est de Kansas City, ce n’est qu’en 1938
qu’il intègre le Count Basie Orchestra sur la recommandation d’Hershel Evans, remplaçant
Hot Lips Page, après un séjour, original, de trois années à Shanghaï de 1933 à
1937, interrompu par l’invasion japonaise en Chine. Buck Clayton fait partie de la tradition éclatante de la
trompette de Louis Armstrong, et on l’entend encore en 1953 sur le premier
thème («Moten Swing»). Il est aussi un artiste du contre-chant et des chorus de
trompette avec sourdine.
Ici, comme à la fin des années 1930, la section rythmique
avec Freddie Green, Walter Page et Jo Jones, la présence de Charlie Fowlkes,
Joe Newman disent clairement que l’ombre de Count Basie plane sur ces séances,
parfaitement évoqué au piano par Sir Charles Thompson, Jimmy Jones, Billy Kyle
entre autres selon les plages. La présence des gros sons des ténors Coleman
Hawkins et Buddy Tate, renforce cette couleur swing de Kansas City, et
l’intervention de Jimmy Rushing complète la couleur blues de ces enregistrements
comme le répertoire («Moten Swing», «Lean Baby», «Robbin’s Nest»,
«Rock-A-Bye-Basie», «Jumpin’ at the Woodside», «Blue and Sentimental», etc.).
Dans cet esprit, tout est perfection ici, un vrai régal dans
cette synthèse basienne du jazz, avec en dénominateur commun la sonorité
magnifique du leader mais aussi de ses invités de luxe, un vrai all stars
quelles que soient les dates. On perçoit l’absolue liberté de ces ensembles, où, en
raison du format réduit (autour de onze musiciens) par rapport au big band et
de la longueur des thèmes (10 minutes à 30 minutes pour le faramineux
«Christopher Colombus», ou 20 minutes pour le splendide «The Hucklebuck», longueur
impossible à l’enregistrement à la fin des années 1930), en raison aussi de
cette formule jam sessions sur un répertoire complètement possédé par chacun –le jazz de culture essentiel– l’ensemble des solistes s’en donnent à chœur joie en terme de blues
(omniprésent), de riffs («The Hucklebuck») et d’interventions brillantes du
leader et de chacun des invités, connus comme Coleman Hawkins, Al Cohn, ou
moins connus comme Julian Dash, Lem Davis, Charlie Fowlkes (chorus monumental
sur «The Hucklebuck»), avec toujours au service des solistes cette pulsation si
déterminante de Freddie Green ou Steve Jordan, de Walter Page ou de Milt Hinton
et du père des batteurs, Jo Jones, dont l’accompagnement de velours, même en
big band, souligne le swing-blues aérien à la Count Basie qu’évoque avec
maestria Sir Charles Thompson.
Buck Clayton, Joe Newman, Coleman Hawkins, Jo Jones avec
Bennie Green, Urbie Green, Benny Powell, Trummy Young, Dick Harris, J.C.
Higginbotham –quelle formidable brochette de trombonistes!– avec parfois Ruby
Braff et Woody Herman, c’est la garantie d’un sommet de l’expression dans le
jazz. Ce coffret de trois CDs réunit des enregistrements
réalisés à l’origine chez Columbia, soit près de quatre heures d’un jazz dans ce
qu’il a de plus essentiel.
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 Temple University Jazz Band
Without You, No Me: Honoring the Legacy of Jimmy Heath
Passing of the Torch, Without You No Me, Bootsie, Please
Don't Talk About Me When I’m Gone, In That Order*, Voice of the Saxophone, I
Can't Give You Anything But Love°, The Wise Old Owl, The Blues Ain't Nothin'
(But Some Pain), Perdido*°
Temple University Jazz Band: Terell Stafford (lead), reste
du personnel détaillé dans le livret + Joey DeFrancesco (org)*, Christian
McBride (b)°
Enregistré en avril 2021, Philadelphie, PA
Durée: 1h 04’ 33’’
BCM&D Records (http://boyer.temple.edu/about/bcmd-records)
Terell Stafford ( Jazz Hot n°632) compte parmi ces messengers qui perpétuent la
transmission du jazz de culture jusqu’aux nouvelles générations. Formé par un disciple
et hériter d’Art Blakey, Bobby Watson, le trompettiste enseigne depuis plusieurs
années dans de grandes institutions et notamment à Temple University, à
Philadelphie, PA, dont il dirige l’orchestre d’étudiants, le Temple University
Jazz Band. Ce dernier a plusieurs enregistrements à son actif avec Terell
Stafford depuis Mean What You Say (Sea
Breeze Vista, 2003) qui avait notamment accueilli Jon Faddis en guest, jusqu’à Covid Sessions: A Social Call (BCM&D Records, 2020), enregistré
à distance durant la période du grand enfermement planétaire. L’année suivante,
la session qui réunissait de nouveau «physiquement» les musiciens pour graver Without You, No Me, était encore marquée
par un protocole sanitaire strict comme en témoignent les photos du livret. Ce
dernier projet est un tribute au
grand Jimmy Heath, disparu juste avant la crise du covid, le 19 janvier 2020. Terell
Stafford avait rencontré le saxophoniste au tournant du siècle,
quand ils jouaient ensemble au sein du Dizzy Gillespie Alumni All-Star Big Band et
avait conservé avec lui une relation de grande proximité. C’est aussi bien sûr
pour la ville de Philadelphie l’occasion de rendre hommage à l’un de ses
enfants, issu de cette extraordinaire famille Heath qui a irrigué le jazz à Philly
et très au-delà. Deux invités de marque, venant également de cette scène, se
sont joints à l’orchestre: Christian McBride et le regretté Joey DeFrancesco dont c’est l’un des tous derniers enregistrements.
Le disque s’ouvre avec un bon original, dynamique avec une dimension blues,
«Passing of the Torch» (Passage du flambeau) composé pour l’occasion par l’altiste
Todd Bashore, également professeur à Temple University et ancien élève de Jimmy
Heath au Queens College, NY. Un thème qui évoque bien sûr cette transmission
dont Jimmy Heath a été un inlassable artisan. Autre original réussi, «Bootsie»,
très swing –du jeune ténor Jack Saint Clair, un ancien élève de Temple–, en hommage à une autre figure de Philly, Bootsie Barnes, également disparu en 2020. Les deux invités ont également amené
chacun un thème de leur cru. «The Wise Old Owl» de Chris McBride est dédié à
John Chaney (1932-2021), l’ancien entraîneur de football américain de Temple
(1982-2006), un personnage charismatique dont l’influence s’étendait au-delà
des limites du campus à en croire le livret. Le titre fait référence à la
sagesse du coach et à l'animal-mascotte de l’université. «In That Order» de Joey
DeFrancesco est tiré de son album Trip
Mode (HighNote, 2015). Ce thème mid-tempo aux accents mélancoliques met en
avant le bassiste de l’orchestre, Nathan Pence. L’organiste est aux claviers
sur ce titre nerveux auquel les cuivres apportent de l’ampleur.
L’œuvre de compositeur de Jimmy Heath n’est pas oubliée avec
«Without You, No Me» qui donne son titre à l’album. Ce morceau avait été écrit
par le saxophoniste à la demande de Dizzy Gillespie et enregistré à l’occasion
de ses 70 ans sur Live at the Royal
Festival Hall, London 1987 (BBC Music). Quant au très beau thème «Voice of
the Saxophone», il est superbement exposé au ténor par Dylan Band qui rend
ainsi hommage à la fois au compositeur et à l’instrumentiste. D’autres grandes
pièces du répertoire complètent la set-list:
«The Blues Ain't Nothin' (But Some Pain)» de l’organiste de Philly Shirley
Scott (1934-2002) interprété avec chaleur et conviction par Danielle Dougherty
(voc) qui donne également une version savoureuse de «Please Don't Talk About Me When
I’m Gone» (Sidney Clare/Sam H. Stept). Présent sur «I Can't Give You Anything
But Love» Chris McBride y développe un long solo tout à fait extraordinaire,
faisant sonner sa contrebasse comme un instrument soliste et achevant son
intervention par quelques mesures à l’archet. Un grand moment! L’album s’achève
sur un «Perdido» (Juan Tizol) haut en couleurs où l’on retrouve les deux
invités.
Un bon disque, dont on regrette simplement que le livret ne précise pas plus clairement les noms des compositeurs. Hormis ce détail, on peut louer le souci de Terell Stafford d’honorer avec ses étudiants l’héritage d’un
maître, Jimmy Heath, de même que la mémoire d’autres acteurs du Philly Jazz. Quant aux jeunes talents repérés ici, on leur souhaite de s'épanouir dans leur parcours musical et de servir le jazz de culture comme leurs illustres aînés .
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 Tchavolo Schmitt
Miri Chterna
Seul ce soir, J'attendrai*, Coucou, Le Soir, It Had to Be
You°, Tchavolo Blues, September Song**, Billet doux°, Sheik of Araby, Ghost
Track
Tchavolo Schmitt (g), Julien Cattiaux (g), Edouard Pennes
(b) + invités: Bastien Brison (p)**, César Poirier (cl)°, Khoa-Nam Nguyen (vln)*,
Thomas Descamps (vln)*, Issey Nadaud (avln)*, Alexis Derouin (cello)*
Enregistré le 17 janvier 2022, Paris
Durée: 37’ 50”
Mambo Productions 180261 (L’Autre distribution)
Avec Tchavolo Schmitt, c’est l’assurance d’un moment de
bonheur authentique, et ce disque nous en propose car le génie de la mélodie du
grand guitariste est resté intact après les deux années de silence imposé à la
musique. On peut faire confiance à la liberté tzigane pour s’affranchir de ce
silence autoritaire et conserver cette poésie populaire qui en fait le prix. Sur le répertoire du jazz de la tradition de Django, on
retrouve Tchavolo égal à lui-même, c’est-à-dire chaleureux, direct et poète, dans
le cadre d’une rencontre en trio, parfois agrandie par la présence de quelques
invités. C’est Edouard Pennes, son contrebassiste sur le disque, qui
est à l’origine de cette rencontre enregistrée au Studio Ferber, intervenue
après une double soirée au Duc des Lombards. On comprend son souci
d’immortaliser ce qui est forcément un grand moment de sa vie musicale et un document de celle de Tchavolo.
Si l’expression du grand guitariste reste aussi
simplement virtuose, populaire et vraie, in
the tradition, celle de Django, sans servilité, la musique dans son
ensemble n’a pas toujours la profondeur, l’attaque et l’authenticité d’autres enregistrements
du même Tchavolo Schmitt, comme par exemple le Miri Familia qu’on garde en mémoire. Cela dit pour information, car
cet enregistrement témoigne de l’activité d’un grand artiste de la tradition
de Django, M. Tchavolo Schmitt, authentique dans tous les contextes.
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 Allan Botschinsky Quintet
Live at The Tivoli Gardens 1996
CD1: Four, A Song for Anna Sophia, It's You or no One, I
Thought About You, What's New, Donna Lee
CD2: What Is This Thing Called Love, All of You, Rhythm-a-Ning,
It Might as Well Be Spring, I'll Remember April
Allan Botschinsky (flh), Bent Jædig (ts), Jacob Fischer (g),
Jesper Lundgaard (b), Alex Riel (dm)
Enregistré le 6 juillet 1996, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 07’ 36’’ + 1h 08’ 22’’
Stunt Records 22042 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Le bon label danois Stunt Records continue de documenter la vie
jazzique de Copenhague en proposant cette fois un enregistrement inédit de 1996
du trompettiste et bugliste Allan Botschinsky (1940-2020). Il y partage la
scène avec un compagnon de longue date, le ténor Bent Jædig (1935-2004). Tous
deux sont originaires de Copenhague et sont des acteurs importants du jazz au
Danemark où ils ont joué et enregistré avec plusieurs grands musiciens
d’Outre-Atlantique, à l’occasion de leurs séjours plus ou moins prolongés,
notamment avec Thad Jones lorsqu’il dirigeait le fameux Danish Radio Big Band
(1977-1978) et dont la trace discographique, avec l’album A Good Time Was Had By All (Metronome, 1978), permet de mesurer
l’excellence de cette formation qui comptait alors, outre Allan Botschinsky et
Bent Jædig, Jesper Thilo, Niels-Henning Ørsted Pedersen ainsi que d’autres
«historiques» de la scène jazz danoise, tels Uffe Karskov (s, fl, 1930) et Bjarne
Rostvold (dm, 1934-1989) qui sont autant de passeurs ayant permis une
transmission de la pratique et du spiritdes maîtres vers les plus jeunes générations de musiciens scandinaves. Allan
Botschinsky et Bent Jædig ont encore en commun d’avoir développé en partie
leur carrière en Allemagne.
En effet, Bent Jædig y a résidé dans les années 1950,
travaillant notamment avec Peter Herbolzheimer (tb, 1935-2010). Il rentre ensuite
au Danemark pour codiriger un quintet avec Bent Axen (p, 1925-2010) qui
comprend… Allan Botschinsky. Ils enregistrent ainsi en 1960 Let's Keep the Message (Debut Records).
Dans les années qui suivent, Bent Jædig joue aux côtés de Dollar Brand (alias Abdullah
Ibrahim) et Don Cherry, Tete Montoliu, Jimmy Woode, Philly Joe Jones, Dizzy
Reece… Il grave un premier disque sous son nom (orthographié Jädig), Danish Jazzman (Debut Records), en 1967, toujours avec Bent Axen et
Allan Botschinsky, mais également Niels-Henning Ørsted Pedersen et Alex Riel.
Dans les années 1970 et 1980, il continue de collaborer avec des jazzmen
américains comme Wild Bill Davison, Art Farmer, Stan Getz, et reste actif,
également à la tête de ses propres formations, jusqu’à son décès. Preuve de
l’étroitesse de sa relation avec la communauté jazz américaine, Charles Davis
(ts, 1933-2016) enregistre en 2006 un Plays
the Music of Bent Jædig: Our Man in Copenhagen (Fresh Sound).
Quant à Allan Botschinsky, il est le fils d’un joueur de
basson professionnel et commence l’étude de la trompette classique à 11 ans. Trois
ans plus tard, il entre à l’Académie danoise royale de musique. Il fait ses
débuts de jazzman dans le big band de son condisciple Ib Glindemann (tp,
1934-2019), de 1956 à 1959, puis commence une carrière de soliste tout en
accompagnant Dexter Gordon, Ben Webster, Stan Getz, Oscar Pettiford, Lee Konitz,
Shahib Shihab ou encore Kenny Dorham. Entre 1963 et 1964, il part se former à la
Manhattan School of Music et, à son retour, devient un membre régulier du
Danish Radio Big Band. En 1985, il s’installe à Hambourg où il se produit à son
tour avec Peter Herbolzheimer, ainsi qu’avec l’European Trumpet Summit, en plus
de ses propres groupes. Il y fonde, en 1987, un label, M.A. Music, avec sa sœur
Jette Botschinsky et son épouse Marion Kaempfert, tout en gravant également des
sessions pour d’autres labels comme Storyville, Stunt et Telefunken. A partir
des années 2000, sa santé lui rend difficile la pratique de l’instrument, mais
il compose, notamment de la musique classique.
Ce Live at The Tivoli
Gardens 1996 évoque aussi la mémoire d’un lieu disparu, le Jazzhus
Slukeefter, un pavillon du XIXe siècle niché dans les jardins du parc d’attractions
Tivoli, dédié à l’origine à la chanson populaire et devenu un haut-lieu du jazz
à Copenhague où ont notamment enregistré Phineas Newborn, Jr. (Tivoli Encounter, Storyville, 1979, avec
Bjarne Rostvold) et Hank Jones (Live at
Jazzhus Slukefter, vol. 1 et 2, Storyville, 1983). En juillet 1996, c’était
le clarinettiste Jørgen Svare (1935) qui en assurait la direction artistique. Le
livret nous apprend par ailleurs que le concert au Slukeefter s’est tenu dans
le cadre du Copenhagen Jazz Festival.
Au sein de la section rythmique, on retrouve trois
excellents musiciens dont les parcours ont aussi croisé ceux des plus grands.
De la même génération que les deux soufflants et partenaire ponctuel, Alex Riel
(1940) a poursuivi une carrière plus éclectique, empruntant des passages par la
fusion et le rock. Pour autant, dès ses débuts au milieu des années 1960 dans
l’orchestre maison du club Montmartre, aux côtés de NHØP avec au piano, selon
les périodes, Kenny Drew ou Tele Montoliu, le batteur a eu également l’occasion
d’accompagner plusieurs légendes du jazz comme Johnny Griffin, Jackie McLean, Don
Byas, Donald Byrd et, bien sûr, Ben Webster et Dexter Gordon dont quatorze
enregistrements avec Alex Riel, réalisés entre 1964 et 1976, ont été édités par
SteepleChase. On le verra également auprès de Wayne Shorter, Freddie Hubbard,
Dizzy Gillespie, Gary Burton, Gary Peacock, entre autres. Le contrebassiste
Jesper Lundgaard (1954) figure lui aussi sur le disque live de 1978 avec le DR Big Band de Thad Jones. Sa copieuse
discographie –plus de quatre cents titres, avec des musiciens danois ou américains–
est éloquente: on y croise Chet Baker, Paul Bley, Tommy Flanagan, Eddy Lockjaw
Davis, Horace Parlan, Kirk Lightsey... Il a aussi longuement accompagné Svend
Asmussen, tout comme Jacob Fischer (1967). Agé de 26 ans à l’époque de
l’enregistrement, le guitariste autodidacte a déjà alors près de dix ans de
carrière, dont quatre auprès du grand violoniste danois. Il a également, depuis
ses débuts et jusqu’à aujourd’hui, partagé la scène avec Monty Alexander, Art
Farmer, Toots Thielemans, Lee Konitz, Harry Allen de même que Scott Hamilton.
Pas pressé de se mettre en avant, il a attendu 2008 pour sortir un premier
album en leader, Jacob Fischer Trio Feat.
Svend Asmussen (autoproduit). Ce double album s’ouvre avec un solo crépusculaire
d’Allan Botschinsky exposant le thème «Four», signé de Miles Davis, dont on
perçoit clairement l’influence sur son jeu. Avec beaucoup de sensibilité et
l’accompagnement délicat de Jacob Fischer, le bugliste introduit également «A
Song for Anna Sophia», une jolie ballade de son cru, qui est d’ailleurs le seul
original interprété. L’intervention de Bent Jædig, suave et profonde, répond
superbement au leader, achevant de nous convaincre que nous avons ici affaire à
deux solistes de haut niveau à l’expressivité remarquable. Partout sur ce
disque, le swing est à l’œuvre, portée par une rythmique enthousiasmante dont
un Alex Riel très en forme (long solo d’une grande densité sur «I'll Remember
April»). Tandis qu’à côté du robuste Jesper Lundgaard, Jacob Fischer déploie ses
notes avec finesse et agilité (bonne intervention sur «What Is This Thing
Called Love»). Le quintet d’Allan Botschinsky nous offre ainsi deux belles
heures de jazz auxquelles la chaleur du live apporte encore un supplément d’âme
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CHRONIQUES © Jazz Hot 2022
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 Oscar Peterson
A Time for Love: The Oscar Peterson Quartet: Live in Helsinki, 1987
CD1: Cool Walk, Sushi, Love Ballade, A Salute to Bach,
Cakewalk,
CD2: A Time for Love, How High the Moon, Soft Winds, Waltz
for Debby,
When You Wish Upon a Star, Duke Ellington Medley, Blues
Etude
Enregistré le 17 novembre 1987, Helsinki, Finlande
Oscar Peterson (p), Joe Pass (g), Dave Young (b), Martin
Drew (dm)
Durée: 56’ 41”+53’ 47”
Mack Avenue 1151 (www.mackavenue.com)
Il y a un vrai paradoxe dans l’appréciation de l’œuvre
d’Oscar Peterson. Si la critique de jazz ne s’est jamais emballée sur
l’artiste de son vivant, elle ne l’a jamais dénigré ouvertement. Le grand public en revanche ne
l’a jamais boudé, lui faisant assez rapidement de vrais triomphes de scènes en
scènes à travers le monde. Oscar Peterson est un pianiste d’exception, un artiste qui
connaît, en savant, le jazz. C’est un véritable amateur de jazz et de ses
artistes. Il suffit de regarder les émissions, les shows qu’il a animés, invitant
Ella Fitzgerald, Count Basie, Joe Pass, etc., dans des dialogues très amicaux
entremêlés de moments musicaux particulièrement relevés.
Oscar Peterson, né en 1925, est placé par sa naissance dans
la seconde génération du jazz, celle née après la Première Guerre, à laquelle
appartiennent également Thelonious Monk (1917), Erroll Garner (1921), Bud
Powell (1924), etc., et il grandit jusqu’à l’après Seconde Guerre au Canada,
hors de la marmite new-yorkaise et plus largement américaine, où se construit
la seconde étape du jazz, le bebop. Pianiste virtuose précoce et travailleur
infatigable, Oscar est sensibilisé à l’histoire du jazz depuis ses débuts, qui
ne sont pas très loin, par le disque (il ne faut jamais perdre de vue la
proximité ni la perspective) où se sont déjà illustrés des aînés exceptionnels:
Willie Smith the Lion (1893), James P. Johnson (1894), Earl Hines (1903), Fats
Waller (1904), Art Tatum (1909), Teddy Wilson (1912), sans oublier les
pianistes de blues et de boogie woogie: Jimmy Yancey (1894), Albert Ammons
(1907), ni les pianistes grands leaders de big bands que sont Fletcher (1897)
et Horace Henderson (1904), Duke Ellington (1899), Earl Hines déjà cité, Count
Basie (1904), et d’autres… Sa connaissance ne s’arrête pas, bien sûr, aux pianistes, et
on perçoit chez lui un véritable amour de tout ce que le jazz a déjà produit,
de Louis Armstrong, le père du jazz, des pères fondateurs sur leur instrument
(Coleman Hawkins, Lester Young, Ben Webster, Benny Carter), des chanteuses
précoces Ella Fitzgerald, Billie Holiday, et tant d’autres car le jazz est déjà
une riche histoire en 1945.
Montréal, le Canada ne sont malgré tout jamais très loin des Etats-Unis,
du creuset des Grands Lacs où s’écrit aussi une partie de l’histoire du jazz.
Cette longue mais synthétique introduction pour dire que cet artiste précoce (ce qui explique aussi sa connaissance du jazz des premiers temps),
aux capacités extraordinaires, n’a pas choisi entre son amour des créateurs
d’un jazz encore récent et ses contemporains. Il a tout embrassé avec boulimie
et une capacité de synthèse entre les âges, une virtuosité sans équivalents. Son expression personnelle, ancrée dans tous les codes du
jazz (blues, expressivité, swing), s’est accommodée du jazz dans son ensemble qu’il a contribué à enrichir avec plusieurs générations grâce à la qualité de son
écoute et son respect de l’art. Cette qualité fait de lui l’un des plus grands pianistes accompagnateurs du jazz avec Teddy Wilson. Cela lui confère un rôle de passeur, de messenger, pour les artistes comme pour
le public, que personne ne remarque d’abord, à tort car ses rencontres
musicales sont innombrables avec les artistes de tous les âges, et son
audience a été exceptionnelle dans le monde. Oscar Peterson, le géant du piano, soliste improvisant
autour d’Art Tatum, comme Oscar Peterson écrivant l’histoire du jazz (avec la
complicité de Norman Granz…) dans ses sommets les plus élevés autour de Louis
Armstrong, Ella Fitzgerald, Count Basie, Ray Brown et tant d’autres sont une
seule et même personne qui a choisi de ne pas choisir dans le jazz-art,
épousant l’histoire dans ce qu'elle a d'exceptionnel.
Le plus étonnant, c’est que la solidité de son savoir, de
ses repères, lui a permis de ne pas se perdre et de conserver, dans l’opulence
de son inspiration, une personnalité musicale forte, bien entendu marquée par sa
virtuosité (il est le seul à pouvoir faire certaines acrobaties avec autant de
blues et de swing), mais aussi par cette générosité d’influences qu’il
redistribue dans une synthèse brillante, explosive, aussi solaire à sa façon
que celle de Louis Armstrong. Il aime le jazz et la musique classique, la
musique en général, et ce qu’il exprime est toujours personnel, même quand il
accompagne d’autres leaders dont il enrichit les œuvres. D’aucuns lui ont, à tort, reproché cette perfection, cette
plénitude, ses milliers de notes. Lui-même en souriait avec Count Basie,
l’homme de l’économie de notes, des ellipses blues & swing, et ils ont
montré, à deux, comment ces deux expressions pouvaient être sœurs, compatibles
parce qu’elles partagent la matière, le blues, le phrasé swing, la personnalité
d’une expression pour chacun d’entre eux. Count Basie est aussi important
qu’Art Tatum pour l’expression d’Oscar Peterson. C’est chez Art Tatum qu’il
puise la source d’une imagination prolifique en soliste. C’est chez Count
Basie(*) –sa rythmique avec guitare (Freddy Green)– que Nat King Cole puise sa
première manière jazz très swing pour son trio, la meilleure période, et c’est dans ce
creuset qu’Oscar Peterson va construire son esthétique, en trio, quartet,
alliant le fondement économe du swing et du blues et son aptitude à remplir
l’espace héritée d’Art Tatum et de Bach.
Nous profitons de cet inédit d’un concert encore parfait,
parmi des milliers d’autres, à Helsinki en 1987, le dernier d’une tournée avec
le grand Joe Pass, exceptionnel à la guitare, auquel le gentil géant laisse toute
la lumière dans son quartet, avec Dave Young et Martin Drew, pour redire toute
l’importance d’Oscar Peterson, un des plus grands artistes du jazz. A Time for Love est un bel
enregistrement, plantureux, présentant tout le jazz d’Oscar Peterson et, comme
d’habitude, à côté de ses compositions (le CD1), il évoque, ce jour-là quelques-unes
de ses références –Bill Evans et Duke Ellington (CD2)–, offre un magnifique
standard qui sert de titre à l’album, et rend hommage à Bach et au blues par
deux de ses compositions.
L’abondance chez Oscar Peterson ne doit pas être confondue
avec de l’obésité ou de la grandiloquence. Il n’y a aucune surcharge, aucune note en trop, tout est à
sa place, pensé, nuancé. Il fait partie des artistes qui ont beaucoup à dire et
dont l’expression a besoin de place, comme Coltrane, comme un Michel-Ange ou un
David en peinture ont besoin de place. Oscar Peterson est l’une des richesses
du jazz, et sa générosité, sa création torrentielle l’ont rendu inépuisable
pour les amateurs de jazz.
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 The Tnek Jazz Quintet
Plays the Music of Sam Jones
Unit Seven, Bittersuite, Some More of Dat, Lillie, O.P., Del
Sasser, Tragic Magic
Kent Miller (b), Antonio Parker (as), Benny Russell (ts,
ss), Darius Scott (p),
Greg Holloway (dm)
Enregistré à Springfield, VA (prob. 2019)
Durée: 38’ 39’’
Tnek Jazz (www.tnekjazz.com)
Contrebassiste –et violoncelliste– incontournable des
décennies 1950 à 1970, Sam Jones (1924-1981) a fait les
belles années du label Riverside avec lequel il a gravé une part importante de
sa discographie exceptionnelle, tant par son ampleur que par sa qualité hors du
commun, dans les formations de Cannonball Adderley, Thelonious Monk, Bobby
Timmons, Blue Mitchell ou en leader. On le retrouve aussi auprès de Dizzy
Gillespie, Oscar Peterson, Red Garland, Sonny Stitt ou encore de Cedar Walton
dans des séances produites par Blue Note, Prestige, Verve, Muse… Autant dire
qu’il est l’une des pièces maîtresses de ces trésors fabuleux qui ont constitué
le jazz de culture dans la seconde moitié du XXe siècle. De plus, Sam Jones a laissé
une œuvre de compositeur qui compte plusieurs thèmes parmi les plus joués du
répertoire jazz.
C’est à un autre contrebassiste, Kent Miller, que nous
devons ce tribute à la musique écrite
par Sam Jones. Né en 1957 à St. Louis, MO, c’est là qu’il a suivi ses études
musicales, ainsi qu’à Kansas City, MO, –un des grands terroirs du jazz– se formant notamment auprès de Wendell
Marshall, un ancien de chez Ellington. En 1984, il s’installe à New York où il
est engagé par Dave Burns (tp, 1924-2009) tout en prenant des leçons avec Rufus
Reid, Ray Drummond puis Ron Carter. Il intègre ensuite le big band de Ray
Abrams et les formations de Carl Allen, Chico Hamilton, Lynne Arriale, John
Hicks, Stanley Cowell ou encore T.K. Blue. Depuis 1995, il est basé à
Washington, DC et parcourt les scènes des environs. Kent Miller a sorti trois albums sous son nom sur son label Tnek Jazz entre 2016 et 2018, des enregistrement en quartet sur lesquels on
retrouve déjà les membres de son Tnek Jazz Quintet, tous musiciens expérimentés
et de la même génération que le leader, dont l’activité se déploie également sur
la Côte Est, entre New York et Washington.
Originaire de Boston, MA et vivant à Baltimore, MD, Darius
Scott a débuté au piano après ses études universitaires en découvrant Scott
Joplin. Il est, tout comme Kent Miller, membre du quintet de Michael Thomas
(tp) qui anime la scène jazz de Washington depuis plus de vingt ans. Natif de
la capitale fédérale, le batteur Greg C. Holloway a effectué une première
partie de carrière dans les orchestres de l’Air Force. Revenu à la vie civile,
il a joué avec Hank Jones, Aretha Franklin, Jimmy Heath, Nnenna Freelon, entre
autres. Originaire de Baltimore où il réside aujourd’hui, le ténor Benny
Russell a vécu une vingtaine d’année à New York après ses études. Il y a fondé
la New York Jazz Association, un ensemble de dix-sept musiciens qui a notamment
compté dans ses rangs Tom Harrell, Cecil Bridgewater, Steve Turre et Onaje
Allan Gumbs. Il a également occupé diverses fonctions d’enseignant à New York
et Baltimore et a été chargé de différents projets culturels comme la
célébration des 100 ans de Count Basie en 2004 sous l’égide du Maryland
Conservatory of Music. A ces quatre mousquetaires s’ajoute l’altiste Antonio
Parker, le benjamin de ce quintet. Né à Philadelphie, PA, et vivant à
Washington, il a traversé l’Afrique comme «jazz ambassador» de l’USIA (United
States Information Agency) et compte lui aussi quelques belles collaborations
avec Betty Carter, Illinois Jacquet, Christian McBride ou encore Roy Hargrove, quatre caractères forts.
L’album démarre sur les chapeaux de roues avec «Unit Seven»
–enregistré pour la première fois en 1962 par Sam Jones sur Down Home (Riverside)– dont le swing capte
l’oreille immédiatement. La section rythmique, magnifiée par le drive de Greg Holloway, les notes
chaloupées de Darius Scott et les lignes de basse de Kent Miller, imprime d’emblée
la pulsation tandis que les deux sax exposent le thème avec conviction. «O.P.»,
qui provient également de Down Home,
(mais avait été enregistré par le quintet de Cannonball Adderley sur Plus, dès 1961, comme l’ont révélé les «bonus» de la
réédition sur CD dans les années 1980) évoque bien sûr Oscar Peterson auquel le
pianiste rend hommage avec un jeu particulièrement volubile. Quant au leader, solide
rythmicien, il ouvre le jubilatoire «Some More of Dat» où l’on a tout le loisir d’apprécier son beau son ample et boisé. Chaque
titre de ce disque est d’ailleurs un régal, une fête autour d’un jazz d’une superbe
expressivité, porté par un groupe qui célèbre avec enthousiasme son art, qui
est son bien commun. Autre moment fort, «Del Sasser» –gravé par
Cannonball en 1960 (Them Dirty Blues,
Riverside)– introduit par le groovissime Greg Holloway, offre un terrain de jeu
parfait à l’alto virevoltant d’Antonio Parker et au ténor intense de Benny
Russell, également à leur affaire sur la magnifique ballade «Lillie» où Kent
Miller intervient avec poésie. Ce disque se conclut sur une
composition de Kenny Barron, «Tragic Magic» que le pianiste avait enregistré en
1979 au sein du trio de Sam Jones sur The
Bassist! (Interplay). The Tnek Jazz Quintet offre ainsi un nouveau
témoignage de l’extraordinaire vitalité des scènes locales du jazz aux
Etats-Unis, notamment sur cette côte nord-est éclipsée, vue de loin, par l’astre new-yorkais,
qui pourtant regorge de musiciens de haut niveau depuis le début du jazz. L’autre mérite de cet
enregistrement étant de rappeler l’immense talent de mélodiste de Sam Jones
dont la mémoire mérite d’être davantage célébrée. Bravo à Kent Miller et ses
complices d’en avoir pris l’initiative
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 Duke Ellington
Live at the Berlin Jazz Festival 1969-1973: The Lost Recordings
• Piano Improvisation No.1, Take The "A” Train, Pitter
Panther Patter, Sophisticated Lady, Introduction by Baby Laurence, Tap Dance
Duke Ellington (p), Harold Money Johnson (tp), Paul
Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Joe Benjamin (b), Quinten Rocky White, Jr.
(dm), Baby Laurence (tap)
Enregistré le 2 novembre 1973, Berlin Philarmonie
• La Plus Belle Africaine, El Gato, I Can't Get Started,
Caravan, Mood Indigo, Satin Doll*, Meditation
Duke Ellington and His Orchestra: Duke Ellington (p), Cat
Anderson (tp), Cootie Williams (tp), Mercer Ellington (tp), Benny Bailey (tp), Chuck
Connors (tb), Lawrence Brown (tb), Åke Persson (tb), Russell Procope (as, cl),
Norris Turney (as, fl, cl), Johnny Hodges (as), Harold Ashby (ts), Paul
Gonsalves (ts), Harry Carney (bar, cl, bcl), Wild Bill Davis (org*), Victor
Gaskin (b), Rufus Jones (dm)
Enregistré le 8 novembre 1969, Berlin Philarmonie
Durée: 51’ 11”
The Lost Recordings 2204041 (www.thelostrecordings.store/Sony Music)
D’abord, il y a l’émerveillement de voir restituer des
plages inédites d’un double concert à quatre années de distance sur la même
scène berlinoise et dans des formules différentes: l’Orchestra au complet, en
1969, et, en 1973, le trio augmenté d’invités, les fidèles Paul Gonsalves et
Harry Carney, le tap dancer Baby Laurence et Harold Money Johnson (1918-1978),
qui intégra tardivement l’Orchestra à la fin des années 1960, mais qui côtoya aussi
toute l’histoire du jazz de Louis Jordan et King Curtis à Count Basie et Earl
Hines parmi beaucoup d’autres formations. Le grand orchestre et son leader restent sans équivalent
dans l’histoire du jazz et d’abord par la personnalité et le génie des compositions,
des arrangements au service de solistes exceptionnels et fidèles, capables
d’écrire collectivement une œuvre pendant une cinquantaine d’années.
L’artiste musicien qu’on perçoit aussi à son piano en solo (premier
et dernier thèmes de ce disque en trio et en solo) comme à la baguette, est sans
aucun doute l’un des plus inventifs de tous les compositeurs et arrangeurs de
cette même histoire du jazz. Capable de créer de la beauté sans pareille à
partir de quelques notes et de ce blues qu’il a choisi de malaxer sans jamais
s’en lasser ni le galvauder, Duke Ellington est un éternel prophète pour les
artistes de jazz, un magicien pour les amateurs de jazz. Capable de valser son indicatif «Take the "A” Train» en
petite formation par l’ampleur orchestrale de ses dix doigts et de son piano ou
de faire tomber la foudre en big band («El Gato») par l’entremise de ses seize
musiciens, il est capable de vous emporter dans ses voyages («La Plus Belle
Africaine», «Caravan»…), dans sa vision d’un monde de musique magnifié, réinventé par son
imagination. La musique de Duke Ellington et ses compagnons est épique au
sens le plus vrai, comme ces grands textes ou ces grandes fresques qui racontent
l’aventure humaine. C’est un récit, digne des grandes épopées littéraires, et
qui raconte l’Afro-Amérique mais aussi l’Afrique, l’Orient, et même parfois
l’Europe car il est aussi une extension très naturelle de la musique du
tournant du XIXe-XXe siècle, de Debussy en particulier.
Parmi ses compagnons, on n’isole pas les extraordinaires
solistes qui sont la chair, les couleurs de son œuvre, Cat Anderson, Harry
Carney, Cootie Williams, Johnny Hodges, Lawrence Brown, tous en fait, car Duke
Ellington ne prend personne par hasard: aucun musicien chez Duke Ellington
n’est là pour ses seules qualités techniques, aucun musicien n'est que lui-même. Chacun acquiert dans l’Orchestra
une dimension si démesurée qu’aucun en fait n’a jamais pu, au cours des
différentes évolutions de carrière, se dégager de l’ombre portée du Maestro. Donc, voici une heure de cette musique extraordinaire que ce
généreux génie a porté tout autour de la planète, ici à Berlin, restitué par ce
label qui se fait une spécialité d’exhumer des enregistrements, et c’est plus
qu’une vocation, un véritable sauvetage de patrimoine, la mise à jour de beauté parfois égarée.
Quelques petites critiques cependant, car les indications
discographiques sont incomplètes (formation de l’Orchestra ici, nous l’avons
complétée). La richesse de la présentation, la présence d’un livret épais exigent
de ces bonnes volontés, un souci de perfection des informations qui correspond
justement à cette perfection artistique qu’ils viennent, avec discernement et
sans doute opiniâtreté, de remettre à jour. Bravo à eux!
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 Teddy Wilson Trio with Jo Jones
Complete Studio Recordings
CD1: Blues for the Oldest Profession, It Had to Be You, You
Took Advantage of Me, Three Little Words on, If I Had You, Who's Sorry Now?, The
Birth of the Blues, When Your Lover Has Gone, Moonlight on the Ganges, April in
Paris, Hallelujah, Get out of Town, Stompin' at the Savoy, Say It Isn't So, All
of Me, Stars Fell on Alabama, I Got Rhythm, On the Sunny Side of the Street, Sweet
Georgia Brown, As Time Goes By, Smiles, When Your Lover Has Gone, Limehouse
Blues
CD2: Blues for Daryl, You're Driving Me Crazy, I Want to Be
Happy, Ain't Misbehavin', Honeysuckle Rose, Fine and Dandy, Sweet Lorraine, I
Found a New Baby, It's the Talk of the Town, Laura, Undecided, Time on My Hands,
Who Cares?, Love Is Here to Stay, When You're Smiling, Imagination, The World
Is Waiting for the Sunrise, I've Got the World on a String
CD3: Whispering, Poor Butterfly, Rosetta, Basin Street
Blues, How Deep Is the Ocean?, Just One of Those Things, Have You Met Miss
Jones?, It Don't Mean a Thing (If It Ain't Got That Swing), Little Girl Blue*,
June in January*, Jeepers Creepers*, Rosetta*, The Birth of the Blues*, When
Your Lover Has Gone*, The Moon Is Low*, This Love of Mine*
Teddy Wilson (p), Jo Jones (dm) avec selon les thèmes: Milt
Hinton (b, CD1:1-12), Gene Ramey (b, CD1:13-23, CD2:1-2), Al Lucas (b,
CD2:3-18, CD3:1-8 ), Benny Carter (as)*
Enregistré les 1er janvier 1955, 5 mars 1956, 13
septembre 1956, 20 septembre 1954, New York
Durée: 1h 16’ 03”+ 1h 06’ 26”+ 1h 07’ 33”
American Jazz Classics 99139 (www.jazzmessengers.com)
Qui se souvient de Teddy Wilson (1912-1986)? Les amnésiques
ont tort, car voilà l’un des pianistes légendaires du jazz et de l’histoire de
la musique en général, à la discographie aussi monumentale en leader qu’en
sideman, car son excellence en a fait une des perfections de l’expression jazz,
au piano, mais aussi dans d’innombrables enregistrements historiques en formation où il
apporte toujours un supplément d’âme et une délicatesse subtile. On se rappelle
peut-être ses collaborations avec Louis Armstrong, Billie Holiday, moins
oubliée que lui, et peut-être Lester Young, Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins,
Benny Carter, parmi beaucoup d’autres. Dans une cinquantaine d’années de carrière enregistrée, de
1933 à 1984, cette incarnation du swing et de l’équilibre dans la forme la plus
classique du jazz, cet accomplissement fait homme d’une perfection de tous les
codes du jazz, a enregistré un nombre incalculable de disques en leader, tous
parfaits car il ne savait pas faire autrement. Beaucoup en solo, comme l’autre
génie du piano qu’était Art Tatum, mais beaucoup aussi en formations, du trio
au big band.
Cette collection nous propose ici la réunion des
enregistrements Verve en trio (1955-56) avec Jo Jones, le père de la batterie,
un autre acteur de la perfection en jazz sur son instrument. Selon les disques,
ils sont accompagnés de Milt Hinton, Gene Ramey ou Al Lucas, des valeurs sûres
de la contrebasse. La première rencontre enregistrée de ces deux artistes date
déjà d’une vingtaine d’années quand ces disques sont réalisés pour Norgran et
Verve, les labels de Norman Granz. L’un et l’autre appartiennent à cette
tradition du jazz qui établit ce qu’on peut appeler l’âge classique du jazz, le
mainstream. Ce monde a fait du blues la glaise d’une création d’une étonnante
diversité, sans limites, même si elle effectue en même temps la plus profonde,
la plus hot, des lectures de l’american songbook. Ce monde tourne bien
sûr autour de Louis Armstrong, Duke Ellington et Coleman Hawkins, et
particulièrement du Count Basie Orchestra. Cela explique non seulement les
rencontres en général de Teddy Wilson (Billie Holiday, Lester Young, Buck Clayton…) mais bien sûr celle de Jo Jones et Gene Ramey.
Teddy, le natif d’Austin, TX, le 24 novembre 1912, qui
étudia le violon et le piano à l’Institut Tuskegee en Alabama (une université réservée
aux Afro-Américains fondée en 1881), ressemble à un gentleman distingué qu’on
imagine plutôt comme une légende de la Harlem Renaissance, et dont l’élégance
personnelle et stylistique, la virtuosité et le savoir musical, lui ont valu le
surnom de «Mozart marxiste» en raison par ailleurs de ses engagements
politiques affichés et sans faille aux côtés du Parti communiste américain.
Certains de ses concerts ont été donnés au profit des grandes causes populaires
internationales, de The New Masses,
un magazine communiste, et pour Russian
War Belief, une agence de soutien au peuple russe où il côtoya Charle Chaplin, lui aussi engagé dans cette agence, ce qui valut plus tard au grand Charlot le banissement des Etats-Unis le 19 septembre 1952. Une telle indépendance
d’esprit chez l'un comme chez l'autre, celle d’un non conformisme affirmé au pays du dollar, explique en
partie l’exigence de perfection, la qualité d’invention et la solidité à toute
épreuve de ces artistes.
Jo Jones est né à Chicago en 1911, et a étudié la musique,
lui-aussi, en Alabama, à Birmingham. Danseur de claquettes émérite, Jo Jones
est aussi le père inégalé du jeu de balais sur la caisse claire, le roi
incontesté de la charleston à laquelle il attribue la fonction de time keeper. Tous les batteurs modernes
ont rendu hommage à son jeu, et certains, comme Max Roach, ont fait, à partir de son jeu, une
partie de leur spectacle. Jo Jones a croisé la route de Count Basie dès 1934,
et son talent a participé à faire de cette section rythmique, avec la guitare de
Freddie Green, l’une des légendes du jazz, d’une souplesse et d’une
dynamique sans égale.
Les premiers enregistrements de Teddy Wilson et Jo Jones se
déroulent en 1937 et 1938 dans le cadre de moyennes formations qui fleurent bon
Kansas City où l’on retrouve des compagnons de Basie: Freddie Green, Walter
Page, Lester Young, Buck Clayton, Billie Holiday…, dans ces orchestres all
stars où Teddy Wilson a aussi invité Coleman Hawkins, Benny Carter, Buster
Bailey, Al Casey… Tout cela est évidemment très beau et fondamental dans
l’histoire de notre art, mais il faut attendre les années 1950 pour que Teddy
Wilson et Papa Jo Jones enregistrent en trio, ensemble, un certain nombre de
disques sous la férule de Norman Granz, notés et illustrés dans le livret
complet de cette bonne intégrale (For
Quiet Lovers, I Got Rhythm, The Impeccable Mr. Wilson, These Tunes Remind Me of You). C’est la
totalité des enregistrements en studio et en trio pour Verve réunissant les
deux musiciens. Mais pour Verve et d’autres labels, il existe d’autres
enregistrements, en particulier un ensemble de 8 CDs publiés par Storyville et
enregistré pour la radio dans ces années 1950, où l’on retrouve Teddy Wilson en
trio avec Jo Jones, d’autres batteurs et bassistes.
Pour les batteurs comme pour le reste, Teddy
Wilson ne s’est jamais trompé: dans les années 1930-40, se sont succédé aux
côtés de Teddy Wilson: Cozy Cole, J.C. Heard, Sidney Catlett, Denzil Best et, plus tard, il y aura Ed Thigpen et Oliver Jackson. Jo Jones est donc pour Teddy
Wilson une évidence parmi d’autres.
Le jeu de Teddy Wilson est swing et perlé comme celui de
Basie, mais moins elliptique (la signature de Basie). Il est aussi plus lyrique
et brillant, marqué aussi par l’influence des Fats Waller, Earl Hines (que Teddy
Wilson remplaçait par moment dans son grand orchestre) et sans doute un peu
moins marqué par l’accent blues de Kansas City que possédait le Count. Mais Teddy s’accommode
à merveille de ce complément dynamique, swing à souhait élaboré par Jo Jones, un percussionniste aussi à l’aise avec Teddy Wilson qu’avec Count Basie. On peut s’attarder sans limite sur Teddy Wilson, sur la mise
en place exceptionnelle du trio, sur un répertoire transfiguré, une manière
originale qui constitue un des sons emblématiques du jazz, qu’il s’agisse des
standards ou des compositions du jazz. Il a été le grand pianiste de Billie
Holiday, apportant à la chanteuse à la voix déchirante un contrepoint d’une
précision sans faille lui permettant sa très grande liberté d’interprétation vocale, et sa mise en place si personnelle.
Sur ce disque, on peut apprécier ce talent particulier de Teddy Wilson au côté
du lyrique Benny Carter dans les huit prises du CD3.
Pour résumer ce coffret, il faut simplement dire que c’est
une chance pour les amateurs de jazz de voir réunis dans un ensemble cohérent
une grande rencontre du jazz, et des disques pas si faciles à trouver chez les
disquaires: 3 CDs, plus de 3 heures de jazz sans aucune faiblesse, un vrai
plaisir de swing, d’invention, de légèreté et de profondeur qui permettent
d’écouter des artistes hors pairs. D’autant qu’en «bonus», figure la séance Norgran du 20
septembre 1954 du Benny Carter Trio avec Jo Jones et Teddy Wilson, éditée
tardivement sur Benny Carter, 3, 4, 5 The
Verve Small Group Sessions (Verve 849 345-2). Teddy Wilson et Benny Carter
sont deux Himalayas de l’expression dans le jazz, et servis par le jeu tout en
délicatesse de Jo Jones, c’est un pur régal! Pour compléter ces enregistrements sur Norgran/Verve, on pourrait
écouter encore sur les labels Norgran/Verve le trio associant Teddy Wilson et
Jo Jones en soutien du grand Ben Webster le 30 mars 1954 (Music for Loving/Sophisticated Lady, 4 thèmes avec ce
trio) où Ray Brown complète la section rythmique.
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 John Dennis
The Debut Sessions
Ensenada, Odyssey, Machajo, Chartreuse, Cherokee, Variegations,
Seven Moons, Someone to Watch Over Me, One More*, I Can't Get Started*, More of
the Same*, Get Out of Town*
John Dennis (p), Charles Mingus (b), Max Roach (dm), Thad
Jones (tp)*
Enregistré le 10 mars 1955, Hackensack, NJ
Durée: 1h 03’ 56”
Fresh Sound Records 1106 (www.freshsoundrecords.com/Socadisc)
La redécouverte de John Dennis, grâce au chercheur d’or,
Jordi Pujol, nous confirme dans l’idée que le jazz a été une corne d’abondance
de génies musicaux. Beaucoup se sont réalisés pleinement, avec de longues
carrières de qualité, dans ce XXe siècle beaucoup plus beau et fertile qu’on ne le dit, en matière artistique
surtout, avec le jazz et le cinéma essentiellement. D’autres ont été littéralement brûlés, le jazz en offre
beaucoup d’exemples. Depuis Garnet Clark, il existe une vraie mythologie des
artistes disparus plus ou moins précocement, et cette liste est longue jusqu’à
nos jours. Certains, comme Clifford Brown, ont connu un début de gloire, et
d’autres sont restés méconnus, et ce n’est pas qu’une question de talent, mais
souvent de circonstances. John Dennis en est la traduction, et quand il disparaît en
1963, il n’a que 33 ans. On ne sait pas grand chose de lui, si ce n’est qu’il
est né à Philadelphie dans une famille religieuse, «à l’excès» dit le livret, et
qu’il a appris le piano à 3-4 ans, et tenu l’orgue de l’église dès son plus
jeune âge. Dans une ville où les pianistes de génie semblent pousser comme des
champignons, il acquiert le surnom de «Fat Genius», ce qui en dit long sur le
regard des autres. Il existe heureusement ces disques, trop peu nombreux, pour se
souvenir de son existence et mesurer l’étendue de son talent. C’est le label
Debut que cofonda Charles Mingus avec Bill Brandt, Bill Brandt Jr., Larry
Suttlehan et Joe Mauro, qui eut l’heureuse idée d’enregistrer ce pianiste
d’exception, initiative doublement salutaire parce que ses accompagnateurs dans
ce disque ne sont autres que Charles Mingus, Max Roach et Thad Jones. A ce propos, comme à l’accoutumée, le généreux Jordi Pujol
propose dans cette réédition non seulement le disque paru chez Debut (New Piano Expressions, Debut 121), qui
sera son seul disque en leader, mais également le Jazz Collaborations, vol. I, codirigé par Charles Mingus et Thad
Jones (Debut 17) enregistré lors de la même séance le 10 mars 1955. Fresh Sound
réunit avec logique ce qui a été enregistré le même jour par les mêmes
musiciens dans le même studio, probablement celui du jeune Rudy Van Gelder, si
on en juge par la localisation. Les images de ces originaux figurent dans le
livret toujours aussi bien documenté par Jordi Pujol.
Sur le plan stylistique, le piano de John Dennis est comme celui de
Bud Powell, son aîné de six ans, un héritier de plusieurs traditions et de
plusieurs influences. Si Bud est clairement l’héritier d’Art Tatum, John Dennis
s’inspire plutôt d’un ensemble d’aînés ou contemporains, même si Art Tatum ne
l’a pas laissé indifférent: d’abord Bud Powell lui-même dont il possède la
manière de remplir l’espace comme un Bach en jazz («Cherokee»), mais aussi
Erroll Garner, dont il reprend parfois l’expression rhapsodique («Someone to
Watch Over Me»), Don Shirley dont il partage la culture classique qui s’entend
dans son toucher («Variegations») et il possède une facilité qui fait de lui
l’égal d’Art Tatum, Oscar Peterson sur le plan instrumental et harmonique
(«Chartreuse»), même si son jeu en accords, ses déboulés bebop ou son jeu de
pédales sur les parties rhapsodiées sont tout à fait personnels.
Dans son disque (les huit premiers thèmes de cette
réédition), il est aussi l’auteur de six compositions, ce qui dénote qu’il entend
marquer son temps. «Variagations», qui lui a valu une notoriété ponctuelle à sa
sortie, une synthèse entre «variations» et «divagations», est un parcours dans
la culture classique qui l’a inspiré (Debussy et sa descendance au tournant du XXe siècle) non dépourvu dans sa
dernière partie des accents du jazz. C’est une sorte d’exposé de ce qui a fait
ce pianiste d’exception, un manifeste, et ces trois thèmes en solitaire confirment
cette volonté («Odyssey», «Chartreuse») et évoquent une autre inspiration, Don
Shirley… Charles Mingus et Max Roach dans la partie en trio ou en
quartet avec Thad Jones viennent compléter le caractère indispensable de cette
rareté. Le contrebassiste est virtuose comme rarement car le pianiste y
incline, et le batteur est simplement un génie de la percussion avec des
baguettes. On apprécie pleinement la sonorité et le phrasé de Thad Jones dans
ce contexte assez dépouillé pour laisser la place au coleader du second disque.
Dans le rôle de l’accompagnateur, où ses accords et ses harmonies font
merveille, John Dennis n’en est pas moins intéressant et original.Merci à Fresh Sound de nous permettre d’accéder à de
telles raretés.
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 Keith Loftis
Original State
Oak Cliff, Premonition, Fall's Beauty, Brigitte's Smile, The
Intangible, Smoke & Mirrors, Wifi Addiction, For The Love of You, Weaver of
Dreams
Keith Loftis (ss, ts), John Chin (p), Eric Wheeler (b), Willie
Jones III (dm)
Enregistré le 12 juillet 2018, New York City
Durée: 1h 11’ 13”
Long Tong Music 002 (www.keithloftis.com)
Même si les notes de livret et le texte de promotion ne le disent
pas, ce beau disque est directement inspiré par la musique de John Coltrane,
celle qui chez Prestige en particulier explorait les ballades avec déjà cette
manière si particulière de faire des arpèges au saxophone ou de tenir la note
sans vibrato et avec beaucoup de douceur et d’intensité.
Nul doute que Keith Loftis en a lui-même une pleine conscience,
car son «Weaver of Dreams», immortalisé par son grand devancier (1959, Cannonball and Coltrane, Mercury), est
non seulement une évocation de l’original, mais elle se termine par une
révérence explicite sous la forme de cette fameuse harmonique en double note
qui reste la signature de John Coltrane.
Ce n’est pas la seule influence sur le plan musical, mais il
y a dans la musique de Keith Loftis qui compose six des neuf thèmes, une
volonté certaine de se rattacher à ce courant soulful et intense du jazz post
bop. Il possède une belle sonorité et sa façon de s’attarder sur le temps pour
apporter les inflexions de ténor et plus d’expression en font un lyrique dans
la tradition du jazz de culture.
Né en 1971, il a sensiblement le même âge que le regretté
Roy Hargrove avec lequel il partage l’origine texane, puisqu’il est né à
Dallas, et avec qui il a étudié à la Booker T. Washington High School of the
Visual and Performing Arts; Keith et Roy étaient condisciples. Keith a eu par
la suite un beau parcours, puisqu’il a accompagné entre autres Benny Carter,
Cedar Walton, Frank Foster, Alvin Batiste, Clark Terry, Ray Charles, Abdullah
Ibrahim, Michael Carvin, et bien sûr Roy Hargrove, cela explique sans doute
l’authenticité de son expression et ses belles qualités d’instrumentiste.
Mais là ne s’arrêtent pas les curiosités de Keith, puisqu’il
a joué pendant 13 ans au Carlyle Hotel aux côtés de Chris Gillespie (p, voc), et il est aussi investi dans la musique de
film (Black Out de Jerry LaMothe, sur
la grande panne d’électricité de 2003 à Brooklyn). Il participe avec la
chanteuse et éducatrice Ruth Naomi Floy à The
Frederick Douglass Jazz Works comme aux projets de Chris McBride, projets
qui replacent le jazz au cœur de l’histoire sociale américaine et de l’histoire
afro-américaine particulièrement.
Tout cela pour apprécier ce qui fait le fonds culturel d’un
artiste de jazz et qui nous vaut cette belle œuvre où il est magnifiquement
entouré par John Chin (le pianiste né à Séoul en 1976, Corée), Eric Wheeler (le
bassiste né à Washington, DC, en 1980) et l’essentiel Willie Jones III (dm)
qu’on ne présente plus (Jazz Hot n°669).
On pourrait penser que ce disque est un classique tant il possède les codes de
cette expression et qu’il est précis dans ses références.
Le livret nous apprend que l’année 2018 où est enregistré
ce disque n’est pas simple pour Keith Loftis qui a perdu son père, et on suppose
que cette précision doit avoir sa part dans la profondeur de ce disque. Elle ne
s’est pas non plus bien terminée, puisque Roy Hargrove, l’ami de jeunesse, a
disparu en novembre. Mais l’année 2018 a laissé cet enregistrement de qualité,
sur ce qui semble le label de Keith Loftis.
Du jazz contemporain qui swingue, sur fond de blues et de
spiritual, on en a particulièrement besoin en nos temps sans mémoire.
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 Philip Catherine
75: Live at Flagey
Letter From My Mother, Hello George, Seven Teas, So in
Love, Smile, Bluesette, Piano Groove, You Don’t Know What Love is, We’ll Find a
Way, Grand Nicolas, Nineteen Seventy Fourths, Mare di Notte, Dance for Victor
Part 1 & 2
Philip Catherine (g), Nicola Andrioli (p, kb), Bert
van den Brink (p), Bert Joris (tp), Philippe Aerts (b), Nicolas Fiszman (eb,
g), Antoine Pierre (dm), Gerry Brown (dm), Isabelle Catherine (voc)
Durée: 1h 18’
Enregistré le 3 novembre
2017, Bruxelles
Outnote Records 636 (https://outhere-music.com/Outhere)
Etrange ou
opportun? Cet enregistrement live à Flagey à l’occasion du 75e anniversaire de
Philip Catherine est publié pour ses 80 ans (27 octobre 2022). Quand on connait
le souci de l’auteur de nous laisser des témoignages de qualité, on comprend
mieux l’hésitante attente. Est-ce à dire que cette galette-souvenir ne présente
aucun intérêt? Que nenni! Il faut aborder l’écoute comme un reportage où la
célébration prime sur la reproduction sonore (ambiance caverneuse, mixages
approximatifs ou saturés sur «Letter From My Mother»). Pour célébrer son 75e,
Philip Catherine avait invité quelques amis et choisi un line-up étonnant avec
deux pianos, deux basses et deux batteries: une expérience qu’il a renouvelé en 2022. Voici donc le reflet de cette audace avec ses instants de grâce, mais
aussi ses racolages à force d’intros libres, de breaks, de chases, de tempos appuyés…
Discret, Bert
Joris sonne en fond de scène comme s’il était gêné d’avoir été choisi («Piano
Groove»). Cette présence legato, le guitariste l’avait déjà développée dans
quelques enregistrements avec Tom Harrell. Sur «Hello George», les deux pianistes
rivalisent en créativité; Bert van den Brink s’élance, puissant, monkien;
Nicola Andrioli répond, plus léger, luxuriant; suivent des chases intéressants qui précèdent un solo remarquable de Philippe
Aerts et les 4/4 autoritaires du jeune Antoine Pierre. Avec «Seven Teas» on
retrouve l’écriture fine et les belles harmonies qui font la signature de
Philip Catherine. C’est sur ce troisième thème en vagues montantes et descendantes qu’il lance les deux batteurs et les deux bassistes. Joli solo de
Nicola Andrioli ponctué une octave en-dessous par son confrère hollandais. Les mélodies
riches de Cole Porter sont appréciées par le guitariste belge («So in Love»). Comment ne
pas jouer «Smile» à la suite? Après un clin d’œil à Toots Thielemans
(«Bluesette»), «Piano Groove» est envoyé fast
tempo par Philippe Aerts ouvrant, après un solo du trompettiste sur les chases inspirés des pianistes, un
nouveau solo impérial d’Aerts et les 4/4 qu’affectionne Antoine Pierre. Avec «You Don’t
Know What Love is», Philip introduit sa fille Isabelle avec sa voix fluette, à
la limite du décrochage. Chet’s Mood? Bert Joris, à la trompette bouchée, colorie
joliment le velouté de la chanteuse. Changement de registre avec
l’accompagnement shuffle de Gerry
Brown et la guitare basse de Nicolas Fiszman sur «We’ll Find a Way».
Accompagnements qui arrivent en contraste de la guitare réverbérée et des
vagues de Nicola Andrioli aux claviers. «Grand Nicolas» ne m’apparaît pas
indispensable, pas plus que «Nineteen Seventy Fourths» de John Lee qui nous ramène
à la décennie jazz-rock. Avant de
conclure, on revient avec bonheur sur la formule quartet (g, p, b, dm) avec
«Mare di Notte»: une composition de Nicola Andrioli, sorte d’image des
clapotis bleus. En codas: deux
lectures du thème-signature de Philip
Catherine: «Dance for Victor» avec featuring de Bert Joris (partie 1) et mise en
avant de tous les partenaires (partie 2). Résultat de la carte blanche offerte par Flagey à Philip Catherine: quatorze photographies de
soixante ans de musiques partagées, de complicités et d’hommages. Il faut vivre
cette écoute avec les oreilles du spectateur
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 Brandon Goldberg featuring Ralph Peterson
In Good Time
Authority, Circles, Time, Nefertiti, Monk's Dream, Stella By
Starlight, El Procrastinador,
Someone to Watch Over Me, Ninety-Six, Send in the Clowns*
Brandon Goldberg (p), Ralph Peterson (dm), Josh Evans (tp),
Antoine Drye (tp)*, Stacy Dillard (ss, ts), Luques Curtis (b)
Enregistré les 20-22 novembre 2020, Astoria, NY
Durée: 1h 06’ 40”
Brandon Goldberg Music BSG 1002 (www.brandongoldbergpiano.com)
Le miracle du jazz continue d’opérer quand on écoute ce type
d’enregistrement, aussi accompli, qui a pour leader un pianiste d’une quinzaine
d’années (en 2020), secondé par des musiciens déjà confirmés, dont le regretté
et magnifique Ralph Peterson à qui est dédié ce disque. Il y a encore et entre
autres Josh Evans, trompettiste de talent (cf. Jazz Hot n°677),
et un très bon Stacy Dillard aux saxophones qui a déjà enregistré en leader
quatre albums –à notre connaissance– pour Criss Cross Jazz et Smalls Records en
particulier, avec Orrin Evans, Donald Edwards parmi d’autres.
Le leader qui a fait son premier enregistrement (Let’s Play) à 12 ans avec rien moins que
Ben Wolfe (b) et Donald Edwards (dm), est certainement un surdoué, mais si l’on
se fie à cet enregistrement, c’est aussi un curieux, un savant, épris de jazz,
qu’il a étudié et qu’il respecte car rien ne tourne à la démonstration dans ce disque.
Tout est dans l’esprit des aînés sans volonté d’imposer son nom ou sa présence,
si ce n’est qu’il en est (aussi) le producteur avec comme associé Ralph
Peterson, qui introduit cet enregistrement par quelques mots, et qui n’est sans
doute pas pour rien dans cette réalisation et dans le chemin choisi par Brandon
Goldberg. Brandon est enfin l’auteur original («El Procrastinador») de
quatre des neuf thèmes de cet enregistrement, le reste étant des standards ou
des compositions du jazz («Nefertiti» de Wayne Shorter, «Monk’s Dream»…).
Nous avons affaire à un phénomène, n’en doutons pas sur le
plan de la précocité, à un virtuose sur le plan instrumental, mais après tout
il suffit d’écouter pour apprécier de la bonne musique de jazz qui en met en
valeur toutes les caractéristiques (swing, blues, originalité comme «Stella by
Starlight», poésie…), et de se dire que la maturité n’attend pas le nombre des
années; c’est parfois une acquisition qui se manifeste dès les premiers mois après
la naissance. Au piano, c’est un vrai régal («Monk’s Dream»), et si on
peut déjà parler de miracle, on pourra
parler de révélation s’il poursuit son chemin avec un tel respect de la musique
de jazz et autant d’originalité. Le jazz n’a pas fini de nous surprendre, c’est
la force d’un art dont les racines sont si profondes que même le totalitarisme normalisateur de la société post-covid qui s’installe n’a pas encore réussi à en brûler les
racines. Brandon Goldberg pourrait bien mériter un jour son nom en termes
artistiques, et c’est tout ce que nous souhaitons pour le jazz. Signalons enfin que Josh Evans, Stacy Dillard apportent à
cet enregistrement tout leur engagement, et que la section rythmique est à la
fête avec en particulier un Ralph Peterson fondamental!
Le disque se conclut sur un duo intense piano-trompette avec
Antoine Drye sur un thème de Stephen Sondheim. Le livret nous apprend à propos
de ce thème que le pianiste Benny Green est aussi pour
ce jeune homme non seulement une inspiration mais un guide en jazz. Il y a
parfois des miracles qui trouvent leurs explications.
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 Carlos Henriquez
The South Bronx Story
The South Bronx Story, Hydrants Love All, Boro of Fire, Moses on
the Cross, Momma Lorraine, Soy Humano, Black (Benji), Guajeo De Papi, Fort
Apache, Hip Hop Con Clave,
Carlos Henriquez (b, coro, guiro, rec), Terell Stafford (tp),
Michael Rodriguez (tp), Marshall Gilkes (tb), Jeremy Bosch (fl, voc, coro),
Melissa Aldana (ts), Robert Rodriguez (p, ep), Obed Calvaire (dm), Anthony
Almonte (cga, coro)
Date et lieu d’enregistrement non communiqués
Durée: 1h 03’
Tiger Turn 4164275228 (www.carloshenriquezmusic.com)
Dirigé et produit par Carlos Henriquez, contrebassiste connu dans le jazz pour sa participation depuis plus de vingt ans au Jazz at Lincoln
Center Orchestra dirigé par Wynton Marsalis, cet enregistrement propose une suite
musicale, dans l’esprit ellingtonien, évoquant le quartier de son enfance, le
South Bronx, peuplé par la communauté d’origine portoricaine. Il est presque inutile de préciser que cette belle
composition en plusieurs tableaux mêle la tradition latine au jazz avec un
savoir-faire et un naturel qui s’expliquent par son appartenance à ce quartier de
New York, par ses origines portoricaines qui lui ont permis de grandir en
écoutant Eddie Palmieri, Tito Puente, Celia Cruz et tant d’artistes de la
musique latine, et par son implication dans le jazz depuis de nombreuses années. C’est le troisième enregistrement en leader du bassiste, et
il fait suite à un précédent consacré à la rencontre de Dizzy Gillespie et de
la musique afro-cubaine (Dizzy con Clave).
Les arrangements pour ce nonet respectent bien sûr les codes
de la musique latine mais portent aussi la griffe du gardien du rythme du Jazz
at Lincoln Center Orchestra, et bien sûr tout en racontant l’histoire de son
quartier avec son accent latin, Carlos Henriquez n’en utilise pas moins les
ressources du jazz comme par exemple dans «Black» où il récite cette histoire.
On pourrait penser, pour changer un peu, que dans son œuvre de musique latine,
Carlos Henriquez utilise la couleur jazz. En fait, la nature même de la
composition tire plutôt l’ensemble vers le jazz, et finalement la couleur est
plutôt latine comme on peut le constater dans «Guajeo De Papi» ou dans
l’hommage au célèbre ensemble-collectif «Fort Apache» de Jerry Gonzalez.
C’est donc pleinement une œuvre de jazz car Carlos Henriquez a choisi ici de
raconter son histoire, celle de son enfance avec les moyens du jazz, de
s’adresser à l’ensemble des Américains dans le langage qui lui est propre sur
le plan artistique, le jazz, même si par moment, il retourne à ses racines
musicales avec une nostalgie certaine et une véritable fierté car il sait tout
ce qu’il doit à cet environnement populaire des rues du South Bronx («Hip Hop
con Clave»). La synthèse entre ces mondes est comme une marque de fabrique, et
Wynton Marsalis, qui possède aussi quelques-unes de ces racines dans son
héritage néo-orléanais, n’est pas le dernier à utiliser cette couleur dans ses
univers, et c’est sans doute pour cela qu’il a choisi Carlos Henriquez pour en
faire l’une des bases de son orchestre.
Cette fresque a été jouée pour la première fois à Jazz at
Lincoln Center en 2018 et a reçu un très bon accueil. Si l’orchestre comprend
des musiciens latins de l’univers d’origine de Carlos Henriquez, on remarque
également la présence de Terell Stafford (cf.
Jazz Hot n°563) et
Obed Calvaire, membres du JLCO, de Melissa Aldana, la saxophoniste ténor
d’origine chilienne, installée à New York depuis 2005, fille et petite-fille de
saxophonistes, qui est la première femme à avoir gagné le concours Thelonious
Monk; on note aussi la présence de Marshall Gilkes, un tromboniste qui a fait
le bonheur de nombreux big bands (Maria Schneider, Vanguard Jazz Orchestra…)
mais aussi d’ensembles de musique latine ou latin-jazz (Machito, Chico
O’Farrill, Giovanni Hidalgo…). Le disque de Carlos Henriquez a évidemment un
caractère autobiographique et c’est ce qui fait son authenticité, au-delà de sa
bonne réalisation.
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 Claude Tissendier
Duke for Ever
Take the "A" Train, Rockin’ in Rhythm, On a Turquoise Cloud,
Happy Go Lucky Local, Solitude, Morning Glory, U.M.M.G., Isfahan, Azure, Goin’
Up, Prelude to a Kiss, Smada, Transblucency, Sepia Panorama, I’m Checkin’ Out –
Goombye
Claude Tissendier (as, cl, arr), Philippe Chagne (bar, bcl),
Jean-Pierre Rebillard (b), Alain Chaudron (dm), Laurence Allison (voc)
Enregistré les 24-25 janvier 2022, Ivry-sur-Seine (94)
Durée: 55’ 52’’
Camille Productions MS042022 (www.camille-productions.com/Socadisc)
La musique de Duke Ellington est une richesse inépuisable
ouvrant de multiples possibilités de relectures dont celle proposée ici par Claude Tissendier dont le talent d'arrangeur donne à entendre une orchestration inhabituelle: un duos d’anches combinant, selon les
morceaux, sax alto, baryton, clarinette et clarinette basse, accompagnés par
une rythmique sans piano, auxquels se rajoute une voix utilisée comme un
troisième instrument soliste. Un travail qui se situe dans lignée de son fameux
Saxomania, dont le dernier opus, New Saxomania, proposait
une configuration comparable. On retrouve d’ailleurs ici les partenaires
habituels de Claude Tissendier: l’excellent Philippe Chagne, la solide
rythmique tenue par Jean-Pierre Rebillard et Alain Chaudron qui imprime swing
et énergie (un régal sur «Smada»), ainsi que la chanteuse Laurence Allison qui
intervient sur la plupart des titres dont le choix s'équilibre entre thèmes les thèmes les plus célèbres du partenariat Duke Ellington/Billy Strayhorn et d'autres moins joués.
Le contraste de registre, alto/baryton sur «Take the "A"
Train», clarinette/baryton sur «Rockin’ in Rhythm» ou clarinette/clarinette
basse sur «On a Turquoise Cloud», sur lequel se superpose la voix claire de Laurence
Allison, donne davantage d’ampleur au quintet –qui de ce fait donne l'impression d'une formation plus étoffée–, de relief à l’interprétation et remplit sur le plan harmonique l’espace habituellement occupé par le piano. La sobriété de ces arrangements met superbement en valeur la
perfection mélodique ellingtonienne, comme sur «Solitude» où Laurence Allison
expose le thème avec le soutien nuancé des deux clarinettes et des balais d’Alain
Chaudron. De même, le beau dialogue entre l’alto et le baryton sur «Isfahan», ainsi que
«Morning Glory» où raisonnent les mesures profondes de Jean-Pierre Rebillard, mettent en avant les remarquables qualités d’expression de
Claude Tissendier et Philippe Chagne.
Une évocation du Duke qui démontre de nouveau le caractère particulier du jazz où chacun peut puiser, chercher, formuler de nouvelles propositions qui viennent enrichir son corpus où d'autres viendront puiser à leur tour. Un savoir-faire à l'ancienne où le patrimoine, loin d'être remplacé, est le matériau même de l'imagination.
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 Wayne Escoffery
The Humble Warrior
Chain Gang, Kyrie, Sanctus*°, Benedictus*°+, Sanctus
(Reprise)*°, The Humble Warrior*, Quarter Moon, Undefined, AKA Reggie, Back to
Square One
Wayne Escoffery (ts, ss), David Kikoski (p), Ugonna Okegwo
(b), Ralph Peterson, Jr. (dm)
+ Randy Brecker (tp)*, David Gilmore (g)°, Vaughn
Escoffery (voc)+
Enregistré le 18 novembre 2019, New York, NY
Durée: 1h 03’ 06’’
Smoke Sessions Records 2002 (www.smokesessionsrecords.com/www.uvmdistribution.com)
 Black Art Jazz Collective
Ascension
Ascension, Mr. Willis, Involuntary Servitude, Twin Towers,
No Words Needed, Tulsa, Iron Man, For the Kids, Birdie’s Bounce
Wayne Escoffery (ts), Jeremy Pelt (tp), James Burton III (tb),
Victor Gould (p), Rashaan
Carter (b), Mark Whitfield Jr. (dm)
Enregistré le 11 janvier 2020, Englewood Cliffs, NJ
Durée: 48’ 03’’
HighNote 7329 (www.jazzdepot.com/Socadisc)
La récente interview de Wayne
Escoffey est l’occasion de mettre en lumière ses deux derniers enregistrements,
réalisés avant la crise du covid, l’un avec son quartet, The Humble Warrior, et l’autre, Ascension,
avec le Black Art Jazz Collective qu’il codirige avec Jeremy Pelt. Deux œuvres
d’une véritable profondeur et d’un niveau musical exceptionnel qui ont en commun de souligner l'attachement de ses protagonistes aux racines et à la filiation avec les grands aînés.
The Humble Warriornous permet d’entendre le quartet «all-stars» de Wayne Escoffery:David Kikoski, Ugonna Okegwo et le regretté Ralph Peterson, Jr. disparu en 2021. Se
sont joints à eux deux invités appartenant à cette même dimension: Randy
Brecker et David Gilmore. Les plages 2 à 5 sont tirées de la Missa Brevis du compositeur britannique
Benjamin Britten (1913-1976). Une référence à l’enfance londonienne du jeune
Wayne et à son arrivée, à 11 ans, à New Heaven, CT, où il a intégré le Trinity
Boys Choir, une vénérable institution de l’Eglise anglicane américaine (très
différente des chorales gospel des églises afro-américaines). Cette messe n’est
pas qu’un souvenir musical, elle évoque aussi la difficulté de porter une
différence dans un milieu social très homogène: «Quand j’étais dans la chorale, j’étais l’un des deux enfants de
couleur (…). Je suis également allé dans un collège privé, donc ces deux
environnements m’ont poussé dans une situation où j’étais vraiment sous le
microscope, à bien des égards.» confie Wayne Escoffery dans le livret. De
même, la personnalité singulière de Benjamin Britten a probablement pesé sur le
choix de cette messe sur laquelle Wayne Escoffery a réalisé un important travail
d’arrangement en reprenant ses principaux mouvements. Sur le «Kyrie», son sax
coltranien, porté par le drumming incantatoire de Ralph Peterson et les
harmonies dépouillées de David Kikoski, exprime une ardente spiritualité,
enracinée dans le jazz, d’abord au ténor puis au soprano. Le «Sanctus» démarre
avec la trompette aux résonances liturgiques de Randy Brecker, toujours avec
le soutien solide de Ralph Peterson, et l’accompagnement délicat de David
Gilmore, avant que David Kikoski et Wayne Escoffery n'emmènent le groupe vers un
jazz post-coltranien. Le propre fils de Wayne, Vaughn, 11 ans à l’époque de
l’enregistrement, pose sa voix d’angelot sur le «Benedictus», comme un effet
miroir de la biographie de Wayne. Cette séquence de musique religieuse, qui accole musique classique et jazz, est introduite par un original de
Wayne Escoffery, «Chain Gang», le tout formant un ensemble à part du reste de
l’album. Ce morceau, qui débute par un solo de ténor, est inspiré par une work
song, «I Be So Glad When the Sun Goes Down», que chantaient les prisonniers du
pénitencier de Parchman Farm, MS et enregistré en 1959 par Alan Lomax, l’année
même où Benjamin Britten a composé sa Missa
Brevis.
La seconde partie du disque, tournée vers la célébration des maîtres, débute avec le titre éponyme, «The Humble
Warrior», une ballade mélancolique du leader qui rend hommage aux «humbles combattants» du jazz disparus entre 2018 et 2019: Roy Hargrove, Harold Mabern, Richard
Wyands, Larry Willis, ainsi qu’à James Williams par une certaine proximité mélodique
avec son titre «Alter Ego». Le dialogue Wayne Escoffery/Randy
Brecker est d’une saisissante expressivité. Autre Master consacré par Wayne
Esoffery, George Cables, dont la composition «AKA Reggie» est reprise. En
outre, Ugonna Okegwo a apporté une autre ballade, «Undefined», tandis que David Kikoski est l'auteur du dynamique «Back to Square
One» qui clôt l’album avec une très swinguante convocation de Joe Henderson où Wayne Escoffery affiche puissance et virtuosité.
Autre all-stars, le Black Art Jazz Collective propose avec Ascension un
répertoire bop de haut-vol, entièrement original, à l’exception d’une
composition de Jackie McLean, «Twin Towers», sans lien avec le 11-Septembre
puisque ce morceau a été écrit dans les années 1990 pour ses étudiants de la Hartt School (Hartford, CT). Ces titres sont principalement soit des tributes aux maîtres, soit des rappels à la Mémoire. Larry Willis
est ici de nouveau honoré avec «Mr. Willis» de James Burton III qui y fait une
intervention pleine de sensibilité. Le tromboniste (la quarantaine) est, à
l’instar de Wayne Escoffery, un ancien élève de la Hartt School, puis de la
Juilliard School où il enseigne aujourd’hui. Il est passé par les big bands les
plus prestigieux, ceux de Ray Charles, Jazz at Lincoln Center, Lionel
Hampton, Roy Hargrove et Count Basie Orchestra. Sensiblement du
même âge, Victor Gould a dédié son «Iron Man» bien évidemment à Harold Mabern
(Eric Alexander avait écrit pour lui un morceau du même nom, mais sans parenté mélodique, «The Iron Man»). Il a démarré sa carrière avec Donald Harrison, Wallace Roney,
Branford Marsalis, Ralph Peterson, Jr., parmi d’autres. Son beau jeu percussif, qui
fait également mouche au Fender («For the Kids» de Jeremy Pelt), est en
parfaite osmose avec la section rythmique complétée par Rashaan Carter (1986)
et Mark Whitfield, Jr. (1990). Formé auprès de Buster Williams, Reggie Workman et
Ron Carter, le robuste bassiste a notamment accompagné Wallace Roney, Sonny
Simmons, Marc Cary et David Murray. Le batteur, fils du guitariste Mark
Whitfield, a tenu les
baguettes pour Kenny Garrett, Sean Jones, Charnett Moffett ainsi que Chico
Freeman. Il a remplacé Ralph Peterson, Jr. qui nous a quittés dans le quartet
de Wayne Escoffery (cf. interview).
«Involuntary Servitude» de Wayne Escoffery se
rapporte au 13e amendement de la Constitution américaine qui a aboli
l’esclavage en 1865 (long solo, très mélodique, de Rashaan Carter). Sur «Tulsa»
de James Burton III –qui évoque le massacre raciste de 1921– la
pulsation nerveuse de Mark Whitfield Jr. apporte encore davantage de relief à
la section de soufflants. Enfin, le titre éponyme, «Ascension» de Victor Gould,
qui ouvre l’album, met en avant les deux coleaders, avec Jeremy Pelt plein de maestria et Wayne Escoffery volubile, sur un superbe nappage
pianistique. Ascension est une célébration du jazz pleine de swing et de couleurs, magnifiée par une front-line de soufflants et une section rythmique au jeu intense, se revendiquant avec raison d'Art Blakey.
Ces disques comptent parmi les indispensables de ce que nous écoutons actuellement,
chacun avec ses nuances stylistiques post-bop, portés par des messagers qui prolongent le jazz de culture jusqu'en ce début de XXIe siècle, honorant ainsi cette histoire humaine et artistique de transmission entre les générations qu'on appelle «le jazz».
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 Jesper Thilo Quartet
Swing Is the Thing
Just Friends, I'll Never Be the Same, I Want to Be Happy, I
Can't Get Started, Det Var En Lørdag Aften/It Happened One Saturday Night,
Woody ‘n’ You, Broadway, Nature Boy*, Rosetta, Embraceable You, Swinging Til
The Girls Come Home, Splanky
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck
(b), Frands Rifbjerg (dm) + Rebecca Thilo Farholt (voc)*
Enregistré les 23-24-25 octobre 2019, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 04’ 48’’
Stunt Records 19142 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
 Jesper Thilo Quartet
80: Live at JazzCup
Oh Gee!, Body and Soul, Just Friends, If I Had You, Blue 'n'
Boogie, Sweets to the Sweet, Tenderly, I Remember April, Memories of You,
Like Someone in Love, Stardust, Lester Leaps In/Montmartre Blues
Jesper Thilo (ts, cl*), Søren Kristiansen (p), Daniel Franck
(b), Frands Rifbjerg (dm)
Enregistré les 4-5 février 2022, Copenhague (Danemark)
Durée: 1h 16’ 09’’
Stunt Records 22062 (www.sundance.dk/www.uvmdistribution.com)
Jesper Thilo est une figure de la scène jazz danoise. Né à Copenhague
le 28 novembre 1941, d’une mère actrice-pianiste et d’un père architecte, il
débute à la clarinette à l’âge de 11 ans et, de 14 à 19 ans, joue (aussi du
trombone) dans diverses formations de jazz traditionnel. Bien que déterminé à
devenir musicien de jazz professionnel, il étudie la clarinette classique à
l’Académie danoise royale de musique tout en intégrant, de 1960 à 1964 puis de
1967 à 1974, l’orchestre d’Arnved Meyer (tp, 1927-2007) qui fut le fondateur et
l’animateur d’une institution indépendante au rôle central dans la vie jazzique
danoise, le Danish Jazz Center (1971-1997). C’est d’ailleurs lui qui convainc
Jesper Thilo de passer au saxophone et lui donne l’occasion d’accompagner ceux
qui seront ses deux modèles sur cet instrument: Ben Webster et Coleman Hawkins
desquels il s'inspire pour sa sonorité ronde et puissante. Benny Carter, Harry Edison et
Roy Eldridge compteront également parmi les grands guests de l'Arnved Meyer Orchestra durant cette période au cours de
laquelle Jesper Thilo développe aussi une carrière personnelle, cofondant en
1965 un quintet avec Torolf
Mølgaard (tb, 1939) et Bjarne Rostvold (dm, 1934-1989). De 1966 à 1989, il est
également membre du DR Big Band (Danish Radio Big Band), notamment sous la
direction de Thad Jones (tp, 1923-1986),
entre 1977 et 1978, lequel finira ses jours à Copenhague. Dans les années 1980,
on entend également Jesper Thilo aux côtés d’ Ernie Wilkins (s, 1922-1999) –autre
musicien américain qui a passé ses dernières années au Danemark–, de Will Bill
Davidson (cnt, 1906-1989) et de Niels Jørgen Steen (p, 1939), un ancien «collègue»
de chez Arnved Meyer. Depuis, Jesper Thilo se consacre
principalement à ses propres formations et continue de bâtir une solide
discographie rythmée par des rencontres prestigieuses avec Kenny Drew ( Swingin' Friends, Storyville, 1980),
Clark Terry ( Tribute to Frog,
Storyville, 1980), Harry Edison ( Jesper
Thilo Quintet Featuring Harry Edison, Storyville, 1986), Al Grey ( Al Grey & Jesper Thilo Quintet,
Storyville, 1986), Sir Roland Hanna ( This
Time It's Real, Storyville, 1987), Hank Jones ( Jesper Thilo Quintet Feat. Hank Jones, Storyville, 1991), Tommy
Flanagan ( Flanagan's Shenanigans,
Storyville, 1993), Johnny Griffin ( Johnny
Griffin and the Great Danes, Stunt, 1996), Alvin Queen ( This Is Uncle Al, Music Mecca, 2001),
Ken Peplowski ( Happy Together, Nagel
Heyer, 2002) ou encore Scott Hamilton ( Scott
Hamilton Meets Jesper Thilo, Stunt, 2011).
Sur ces deux albums, Jesper Thilo se produit
avec son quartet habituel, doté d'une bonne rythmique. Le pianiste Søren
Kristiansen (1962) s’inscrit dans la tradition d'Oscar Peterson et vient d’ailleurs
de sortir un album intitulé The Touch:
Plays the Music of OP & NHØP (Storyville). Outre Jesper Thilo, il accompagne
depuis de longues années une autre grande personnalité de la scène danoise, Jørgen
Svare (cl, 1935) et a également eu l’occasion de jouer avec des
légendes telles qu’Harry Sweets Edison, Al Grey, Clark Terry, James Moody et Art
Farmer. Le bassiste suédois Daniel Franck (43 ans), installé au Danemark depuis
1997, a à son actif une consistante discographie en sideman et a cumulé les
collaborations de dimension internationale: Joey Calderazzo, Kenny Werner, Kirk
Lightsey, Jonathan Blake, Benny Golson, Scott Hamilton, Kurt Elling, Tootie
Heath, Eric Alexander… Son frère, Tomas, est saxophoniste ténor. Enfin, le
batteur Frands Rifbjerg (1964) a étudié au Kongelige Danske Music Conservatory
avec Thad Jones et poursuivi sa formation à New York. Il a notamment accompagné
Clark Terry, Horace Parlan et Phil Woods. Au vu du parcours des protagonistes, les conditions étaient
largement remplies pour donner deux très bons enregistrements, d'autant que le répertoire joué, pour l’essentiel des standards, est irréprochable.
Swing Is the
Thing a été enregistré en 2019 au studio The Village Recording de
Copenhague. Il débute sur une superbe version de «Just Friends», introduit par
les roulements de batterie du subtil Frands Rifbjerg qui maintient la pulsation swing de bout en bout de l'album. Jesper Thilo expose le thème
avec une magnifique fluidité. Le
langage parlé ici est indéniablement celui du jazz de culture, tel que les grands
musiciens européens sont capables de le porter, avec engagement, swing et vitalité.
Outre le dialogue particulièrement dynamique entre le ténor et la batterie sur
ce premier titre, on peut également apprécier le jeu très aéré de Søren Kristiansen
qui donne lieu à de belles interventions, notamment sur «I'll Never Be the Same»
qui compte un chorus mettant en valeur la sonorité charnue et tout en reliefs de Daniel Franck. Le reste
du disque est du même tonneau, y compris lorsque le quartet donne à entendre
une version jazzée d'un classique de la chanson danoise, «Det Var En Lørdag Aften
(It Happened One Saturday Night)» qu’on pourrait attribuer sans peine à Cole
Porter! Le titre «Nature Boy», propose une émouvante interprétation
livrée par Jesper Thilo à la clarinette, avec sa fille, Rebecca Thilo Farholt, invitée sur ce morceau.
80: Live at JazzCup est le souvenir discographique des concerts donnés pour les 80 ans de Jesper
Thilo au club JazzCup. On y retrouve les mêmes qualités que sur le disque précédent, avec un Jesper Thilo d'une remarquable intensité dans l'expression, soutenu avec énergie par sa section rythmique, tout aussi convaincante dans ses prises de parole en solo. Ici la chaleur du live ajoute encore au plaisir de la musique, servie avec maestria, d’un suave «Body
and Soul» jusqu’au blues fiévreux de «Blue 'n' Boogie» et «Montmartre
Blues» qui clôt l’album. On y trouve aussi une autre version de «Just Friends» avec un supplément d'âme dû à la scène.
Jesper Thilo est l’un des
grands du jazz en Europe et nous rappelle l'enracinement de la scène jazz en Scandinavie. Il ne faut pas se priver d’en découvrir la richesse.
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 Randy Napoleon
Rust Belt Roots
S.O.S.*, When They Go°, Grant's Tune*,
The Man Who Sells Flowers°, Beaux Arts*, Jean De Fleur°, Sunday Mornin'°,
Doujie°, The Tender Gender°, The Presence of Fire°, Listen to the Dawn*,
Lyresto°, Wes Like°, The Man Who Sells Flowers
Randy Napoleon (g), Xavier Davis*, Rick
Roe° (p), Rodney Whitaker*, Paul Keller° (b), Quincy Davis*, Sean Dobbin° (dm)
Enregistré les 28 mai et 3 juillet 2018,
Ann Arbor, MI
Durée: 1h 15’ 32’’
OA2 Records 22193 (www.originarts.com)
Nous avons découvert Randy Napoleon à
l’occasion de l’hommage que Jazz Hota rendu à Freddy Cole lors de sa disparition en juin 2020.
Né
en 1978 à Brooklyn, NYC, Randy a grandi à Ann Arbor, MI (à proximité de Detroit),
et fait ses premiers pas sur scène au sein du Ann Arbor Pioneer High School
dirigé par Louis Smith. D’autres musiciens de la région ont également
contribué à le former et à lui permettre de forger son identité musicale. En 1999, Randy
Napoleon s’établit à New York et commence à tourner avec Benny Green
(2000-2001), le Clayton-Hamilton Orchestra (2003-2004) et Michael Bublé
(2004-2007). Dans la foulée, il démarre sa collaboration avec Freddy Cole
auquel il restera fidèle jusqu’à son décès. Depuis 2013, il est revenu vivre dans
le Michigan pour enseigner à l’université. Rust
Belt Roots (allusion à la «ceinture de rouille»: les Etats industriels des Grands Lacs en déclin) est son septième album sous son nom. Il y rend hommage à trois guitaristes
majeurs, tous originaires du Midwest: Wes Montgormery (Indianapolis, IN), Grant Green (St Louis, MO) et Kenny Burrell (Detroit, MI). Le répertoire choisi est majoritairement puisé
parmi leurs compositions (avec un titre de Buddy Montgomery (p,vib), le plus jeune frère de Wes), le reste provenant de bons originaux signés du
leader.
L’enregistrement de l’album s’est fait
en deux temps, avec deux rythmiques distinctes mais tenues par des musiciens
venant tous du Michigan. On connaît Xavier Davis en particulier pour sa
participation au big band de Chris McBride et au Black Art Jazz Collective. Son
frère batteur, Quincy, a accompagné notamment Tom Harrell, Benny Green et Hank
Jones. Tandis que Rodney Whitaker était dans les groupes de Marcus Belgrave,
Terence Blanchard et Roy Hargrove. On retrouve ce premier ensemble sur le
morceau d’ouverture, le très dynamique «S.O.S.» (Wes Montgomery) que le
guitariste introduit avec une vélocité et des accents dans l'esprit du grand Wes. Le
groove de la section rythmique se manifeste également sur «Beaux Arts» (Buddy
Montgomery) avec un Randy Napoleon tout en subtilité et élégance comme sur «Listen
to the Dawn» (Kenny Burrell).
La seconde équipe est constituée de deux
figures de la scène jazz du Michigan, parmi celles qui ont accompagné les débuts du jeune Randy Napoleon: le pianiste Rick Roe enseigne depuis plus de trente ans à l'université et en cours privés, tandis que Paul Keller, parmi d’autres
activités, dirige son propre big band tous les lundis à Ann Arbor depuis 1989. Tous
deux ont environ la soixantaine, et ils ont eu l’occasion de jouer avec des musiciens de dimension internationale,
à l’instar du batteur Sean Dobbins (1975),
qui se produit régulièrement avec ses Modern Jazz Messengers et son Organ
Quartet. Tout aussi swinguant, ce second quartet met en valeur plusieurs beaux thèmes: le pétillant «Doujie» (Wes Montgomery), l’intimiste «The
Tender Gender» (Kenny Burell) ou le réjouissant «Sunday Mornin'» (Grant
Green) avec un bon solo blues de Paul Keller. Randy Napoleon y déploie un jeu
imprégné de la tradition de la belle guitare de jazz, alliant une virtuosité certaine à l'indispensable couleur blues qui confirme le sous-titre du disque: «Plays Wes Montgomery, Grant Green & Kenny Burrell». On prend
également plaisir à écouter les titres de son cru, comme la jolie
ballade «The Man Who Sells Flowers», en solo à la fin du disque.
Entre énergie bop, swing et soulfullness, Randy
Napoleon porte avec ses complices un jazz in the tradition d'une belle facture.
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 Eddie Harris
Live at Fabrik Hamburg 1988
Blue Bossa, La Carnaval, Freedom Jazz Dance, Ice Cream,
Ambidextrous, Vexatious Progressions, Eddie Who?, Get on Down
Eddie Harris (tp, ts, p, voc), Darryl Thompson (g), Ray
Peterson (b),
Norman Fearrington (dm)
Enregistré le 24 janvier 1988, Hambourg (Allemagne)
Durée: 47’ 25” + 49’ 34”
Jazzline Classics/Fabrik/NDRkultur 77106
(www.jazzline-leopard.de/Socadisc)
Les lieux du jazz en Allemagne de l’Ouest ont accueilli le
meilleur du jazz dans le courant des années 1970-80, et nous avons déjà chroniqué
certaines des productions –des nouveautés rafraîchissantes malgré leur âge– de
cette mémoire qui par bonheur a été enregistrée. Il faut croire que la ville de
Hambourg, un port, était propice au jazz, puisqu’en dehors de la Fabrik, le
club qui accueille cet enregistrement, il y avait une autre place forte du jazz,
Onkel Pö dont nous vous avons entretenus largement à propos de belles
rééditions pour James Booker, Louis Hayes et Junior Cook, Louisiana Red, Woody
Shaw, le Timeless All Stars avec Harold Land, Cedar Walton, Curtis Fuller,
Bobby Hutcherson, Buster Williams, Billy Higgins… (cf. notre index
disques). Ces tournées européennes permettant de découvrir la
génération du jazz qui avait été sacrifiée sur l’autel de la consommation de
masse à la fin des années 1960, ont également porté ces groupes d’un jazz de
culture, fier et puissant de sa mémoire, en France, en Italie, en Belgique et
Hollande.
Si ces artistes ont pu enregistrer des disques pour le label
du tourneur Wim Wigt, Timeless Records et de quelques autres indépendants, les
musiciens ont aujourd’hui disparu pour la plupart, et la mémoire de leurs prestations
en live sont plus souvent conservées
dans les souvenirs des amateurs survivants et dans les revues de jazz qui ont
rendu compte de ces concerts que sur la «cire» des enregistrements. Le son a
souvent disparu, et lorsqu’on a la chance, grâce à cette vague de rééditions
allemandes, de pouvoir retrouver des enregistrements en live de cette époque, on se rend compte de cette incroyable vie du
jazz de ces temps, de l’incroyable niveau artistique, de l’impensable
(aujourd’hui) adhésion du public, où des amateurs devenus très professionnels se
sont remontés les manches pour transmettre au public leur passion, ce qu’ils
avaient reçu de leurs aînés, et ont donné un second souffle au jazz qui avait
failli disparaître sous le rouleau compresseur des loisirs de
masse après 1965.
Des festivals et des clubs européens, se partageant l’année
(de l’automne au printemps pour les clubs, l’été pour les festivals), ont
vraiment fait renaître le jazz de ses cendres du début des années 1970 à la fin
des années 1990, avant que la musique en ligne et la nouvelle économie de
bourrage de crâne par écran n’assassine au XXIe siècle, le siècle du chaos, la
production discographique indépendante de jazz et que la consommation de masse
alliée à la politique de subventions ne vident le jazz des places qui portent
son étiquette au profit d’une «offre» commerciale, ludique, complaisante et
d’animation des foules. L’opération «covid pour tous», à caractère nazie, a
fini le travail de négation d’une culture qui avait traversé un siècle de
tempêtes grâce à son indépendance, par la force de conviction de ses artistes
née d’une histoire d’esclavage sublimée, et par celle de ses amateurs qui ont
essayé de la faire survivre.
Ce double disque d’un Eddie Harris, parfaite synthèse de la
musique afro-américaine qui a illuminé la planète, populaire et aimée des
publics, témoigne de ce temps, où l’art était encore un peu indépendant, et
pouvait réunir joyeusement mais sans complaisance des amateurs du monde entier,
en Europe et ailleurs. Il y a chez lui le magnifique son de saxophone, le jazz,
le swing, les racines, le blues, le rhythm and blues, le funk, le caractère hot de l’expression, de la danse, et le
plaisir de partager, toujours depuis ses enregistrements avec Les McCann à
Montreux de la fin des années 1960 qui
l’ont rendu si populaire, jusqu’à ces tournées à Hambourg, heureusement
immortalisées ici ou à Berlin au Jazz Club Quasimodo, la même année (Timeless
289). Eddie Harris, c’est la grande histoire d’un artiste populaire qui a ses
lettres de noblesse sur le mythique label Atlantic aux côtés de Ray Charles et
d’autres, qui n’a jamais sacrifié son expression au commerce malgré son succès
public, et qui est sans doute aujourd’hui un peu oublié, car il est mort avec
le siècle en 1996. L’élite qui détient la mission d’Etat de dire ce qui est
mémoire n’aime pas l’expression populaire.
Mais heureusement, le filet laisse parfois s’échapper
quelques perles. La Fabrik, qui accueille ce concert, une scierie à l’origine,
fut reprise en 1971 pour être convertie en lieu culturel, une utopie de ces
temps où la destruction du monde ouvrier, de son esprit, de sa force de résistance,
s’est cachée derrière le mirage d’un redéploiement vers la culture. Après un
incendie en 1977, le lieu a été repensé en cathédrale culturelle, et s’il a été
le lieu d’un bel événement du jazz en 1988 (et certainement d’autres, nous
espérons les voir réémerger du néant), on peut s’interroger sur ce qu’il s’y
passe de comparable aujourd’hui en 2022: en regardant le programme de cette
rentrée 2022 à l’occasion de cette chronique, il ne fait aucun doute que dans
trente-cinq ans on n'aura aucune envie parallèle de voir rééditer ce qui s’y
tient en 2022.
Cela dit, ne boudons pas cette pêche miraculeuse, avec un
Eddie Harris toujours aussi généreux, du classique «Blue Bossa» avec une belle
introduction a capella et une citation de John Coltrane, de la joyeuse et
iconoclaste «Freedom Jazz Dance», qui évoque Roland Kirk (Eddie Harris joue d’un
nombre incalculable d’instruments, parfois ensemble, chante, et quelle voix!),
un autre Kirk à l’unisson au clavier et au saxophone, un grand moment de free
jazz, toutes portes ouvertes –sans pédanterie: du grand art!–, à l’incantatoire
«Eddie Who?», un échange avec le public comme à l’église, une église baptiste
bien entendu.
Eddie Harris, un grand bluesman («Get on Down» avec un
Darryl Thompson qui remet Jimi Hendrix au centre du village du blues où est sa
place), vous entraîne dans les sphères les plus élevées d’un siècle de jazz sans
vous écraser de son savoir et de son talent pourtant immense!
Eddie Who? Si vous
voulez la réponse, il suffit d’écouter ces deux heures de vie incandescentes...
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 Frédéric Viale
Toots simplement
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