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© Jazz Hot 2018


Larry Browne et Pierre Christophe © Jérôme Partage

Larry Browne (voc) et Pierre Christophe (p)
Café Laurent, Paris, 14 novembre 2018
© Jérôme Partage


Larry Browne & Pierre Christophe

14 novembre 2018, Café Laurent, Paris

Le 14 novembre, Larry Browne (tp, voc) et Pierre Christophe (p) étaient en duo au Café Laurent. Cette formule sans section rythmique a donné au pianiste l’occasion de s’appuyer davantage sur ses belles qualités de main gauche, dans un exercice très proche du piano solo. Et quelle merveille! Partenaire idéal pour Larry Browne (les deux musiciens se connaissent depuis vingt ans) par sa large connaissance des standards et son jeu imprégné de swing, Pierre Christophe s’est montré magistral sur le répertoire basien (superbe solo aux accents stride sur «Broadway») et tout aussi flamboyant sur «My Rêverie», composition de Claude Debussy, adaptée en 1938 par Larry Clinton et réarrangée par Larry Browne. Une expressivité pianistique qui est aussi passée par le blues («I Always Be in Be in Love With You»). Le comparse, Larry Browne, ne fut pas en reste, plus présent au chant qu’à l’instrument, il n’en a pas moins livré un bon solo à la trompette bouchée sur «April in Paris». Avec naturel et bonne humeur, il s’est promené avec aise du jazz aux mélodies latines, en passant par la chanson française. Une soirée qu’on a savourée, entre le plaisir d’un excellent jazz et le cadre à la fois élégant et convivial du Café Laurent. Les bonnes ondes de Bison Ravi sans doute, qui raisonnent encore à l'adresse du mythique Tabou.…

Texte et photo: Jérôme Partage

© Jazz Hot n° 685, automne 2018
Bernstein on Broadway
6 novembre 2018, Conservatoire du 20e arrondissement

A l’occasion du centenaire de la naissance de Leonard Bernstein (25 août 1918 Lawrence, MA - 14 octobre 1990 New York, NY), l’Ambassade des Etats-Unis et le Conservatoire Georges Bizet du 20e arrondissement de Paris ont organisé un concert gratuit dans le cadre d’une tournée «Bernstein on Broadway» réunissant Kurt Ollmann, baryton ayant eu la chance de travailler avec le maestro, dont il parle avec toujours autant d’admiration pour son intelligence et son travail abouti, Mackenzie Thomas, soprano et actrice née, accompagnés au piano par John Ferguson.

Bernstein on Broadway, Paris, 6 novembre 2018 © Alexandra Green
John Ferguson (p), Mackenzie Thomas (soprano), Kurt Ollmann (baryton)
Bernstein on Broadway, Conservatoire du 20e arrondissement, Paris, 6 novembre 2018 © Alexandra Green


Le programme (présenté avec finesse et précision, pièce par pièce par Kurt Ollmann et John Ferguson) était très équilibré, entre extraits de On the Town (1944), West Side Story (1957), Peter Pan (1950), 1600 Pennsylvania Avenue (1976), Candide (1956) et des petites pièces pour piano, écrites pour ses proches; ce panorama permettait de revenir à l’essence de la composition de Bernstein allant de Debussy, Satie, Milhaud à Kurt Weill et  Gershwin, reflétant les lumières, la vivacité des mouvements du nouveau monde mais aussi un expressionnisme parfois sombre ou narquois, dans la grande tradition de la musique populaire américaine, un de ces arts nouveaux du XXe siècle qui ont fait briller les deux côtes: Broadway et Hollywood. Les trois interprètes nous ont offert un bel hommage, restituant la force d’une œuvre dans son authenticité, sa simplicité, sa clarté, se prêtant à des jeux de scène drôles ou tendres, des mimiques, des pas de danse avec le swing propre aux productions américaines quand elles sont réussies, enchaînant avec entrain les tableaux dont certains resteront universels. Pour le bis, un très punchy «Carried Away». Rappelons pour la mémoire, qu’avec sa femme Felicia Cohn Montealegre (3 mars 1922 San Jose/Costa Rica, 16 juin 1978 East Hampton, NY, actrice engagée notamment contre la guerre du Vietnam), ils ont soutenu financièrement des membres des Black Panthers pour leurs procès, étant déjà estampillés, depuis la décennie précédente, comme communistes par la chasse aux sorcières, pour n’être que d’infatigables défenseurs de la liberté d’expression face à l’arbitraire d’une Amérique enfermée dans une guerre froide aussi intérieure qu’extérieure.
Hélène Sportis

© Jazz Hot n° 685, automne 2018
Jazz à Eaubonne
23 octobre 2018, Salle de L'Orangerie, Eaubonne (95)

Depuis quinze ans, l’association «Eaubonne Jazz» organise un concert tous les mardis soir. Ainsi, chaque semaine, les amateurs de jazz du Val-d'Oise et d’au-delà (Eaubonne n’est qu’à 20 minutes de train de la gare St Lazare), se retrouvent-ils dans la coquette salle de L’Orangerie, laquelle peut accueillir une centaine de places qui trouvent toutes preneur. Après la disparition en 2011 de l’animateur historique de l’association, Jean-Yves Denis, c’est sa compagne, Danièle Thiery qui a repris le flambeau, épaulée par une équipe fidèle de bénévoles qui accueillent les musiciens avec simplicité et gentillesse. Un abord décontracté qui tranche singulièrement avec la froideur de certains lieux parisiens.

  Jeb Patton et Dmitry Baevsky © Jérôme Partage
Jeb Patton (p) et Dmitry Baevsky (as)
Jazz à Eaubonne, 23 octobre 2018 © Jérôme Partage

Le 23 octobre, c’était le beau duo Dmitry Baevsky (as)-Jeb Patton (p) qui était à l’affiche d’Eaubonne Jazz. Le Russo-Américain (qui vit désormais en région parisienne) et le disciple de Sir Roland Hanna sont des complices de longue date. Une entente qui se ressent sur scène et qui a pu être captée dans leur récent enregistrement, We Two (Jazz & People), récemment chroniqué dans Jazz Hot. Le répertoire joué va de Billy Strayhorn («Le Sucrier velours») à Cole Porter («You'd Be So Easy to Love») auxquels s’ajoutent quelques bonnes compositions originales («For Sonny», de Baevsky). L’altiste se balade avec aisance sur la somptueuse toile harmonique tissée par le pianiste. Leur dialogue, riche et relevé, met sans arrêt le swing et le blues à l’honneur. Un véritable régal qui s’est achevé sur un ultime titre ellingtonien, «Pie Eye’s Blues».

Texte et photo: Jérôme Partage

© Jazz Hot n° 685, automne 2018

Philippe Milanta, Dominique Lemerle, Pierre-Louis Cas, Julie Saury, La Huchette, Paris, 9 août 2018 © Jérôme Partage

Philippe Milanta, Dominique Lemerle,
Pierre-Louis Cas, Julie Saury,
La Huchette, Paris, 9 août 2018
© Jérôme Partage

Caveau de La Huchette
8-9 août, 1er et 6 septembre, 26 octobre 2018

S’il est encore un espace d’harmonie dans nos temps brutaux de dislocation sociale, c’est bien La Huchette, nichée au cœur de Paris sous la protection des esprits de Notre Dame; notable au fil du temps, ce club historique choisit lui-même ses hôtes selon un seul critère: la capacité à vivre et partager le jazz, en jouant, chantant, dansant, swinguant, goûtant, par tout moyen à la portée de chacun, musiciens, bœufeurs, anciens et nouveaux venus, touristes renouvelés mais toujours aussi épatés d’être accueillis par une ambiance si conviviale. Grincheux s'abstenir! Tous les âges y sont représentés (7 à plus de 77 ans), tous les pays aussi, comme si, depuis son ouverture en 1946 (72 ans d’activité non stop), l’énergie collective produite et accumulée empêchait La Huchette de donner prise au temps.

C’est aussi sans doute le seul lieu où on entend
Philippe Milanta (p, 8 et 9 août) laisser flâner son imagination debussyenne sur un swing ancré, clé musicale universelle pour déclencher la participation active des danseurs pendant que les amateurs de jazz et néophytes écoutent, crient, interpellent, sifflent, battent la mesure, filment, photographient pour capter cette atmosphère si singulièrement chaude qui détend.




Ster Wax Group, 1er septembre 2018, La Huchette, Paris © Hélène sportis
Ster Wax Group, 1er septembre 2018, La Huchette, Paris © Hélène sportis

Les habitués reviendront la fois d’après pour embarquer pour un autre voyage, au pays du blues, avec Ster Wax (voc, 1er septembre) et le trio de David Giorcelli (p), avec Reginald Villardel (dm) et Oriol Fonatals (b), faisant la jam avec un jeune «swing singer», Frank Barnes.
(https://www.youtube.com/watch?v=JBENFcD5f9s)


Les accros reviendront encore le 6 septembre pour le quintet du maître des lieux depuis 1970, Dany Doriz (vib), avec Philippe Petit (org), Pascal Thouvenin (as), Boris Blanchet (ts), Didier Dorise (dm), un ensemble sédimenté par des années d’échanges musicaux, de vie, de tournées, par le dialogue ininterrompu et totalement fluide au sein du groupe échangeant des clins d’œils, des sourires, des fous rires, des petits signes, une belle expression jazz dans l’esprit qui offre la scène aux amis de passage pour la soirée, Larry Browne (tp, voc) et Wendy Lee Taylor (voc). «Le jazz c’est comme les bananes, ça se consomme sur place», écrivait Jean Solpatre (surnom de Jean-Paul Sartre donné par l’illustre ancien de Jazz Hot, Boris Vian, tous deux piliers des caves d'après-guerre) dans la revue America Jazz 47 (http://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=1573055
) dans un texte resté célèbre à propos du Nick’s Bar de New York.

La Huchette, Dany Doriz et Didier Dorise, 6 septembre 2018 © Alexandra Green
La Huchette, Dany Doriz et Didier Dorise, 6 septembre 2018 © Alexandra Green




Pour célébrer la fin de cet été indien et entrer gaillardement en hiver, le 26 octobre, le Swingin’ Bayonne rend visite à Paris, emmené par Arnaud Labastie (p), Patrick Quillart (b), Jean Duverdier (dm et bon dessinateur, vous pouvez voir ses dessins sur le site) qui invitait Claude Braud (ts)… mais pas seulement, car le bœuf fut généreux, ralliant Gérard Naulet (p), Pablo Campos (p, voc) et Nicolas Fourgeux (ts).

Swingin’ Bayonne, La Huchette, 26 octobre 2018 © Hélène Sportis
Swingin’ Bayonne, La Huchette, 26 octobre 2018 © Hélène Sportis

Il faut dire que le public était drôle, enthousiaste et expansif pendant les blues, permettant aux musiciens de se lâcher dans les chorus et riffs; il était aussi charmé par les standards intemporels, renouvelés et révélés sans fin grâce à l’expressivité imaginative des musiciens: «Memories of You» (Andy Razaf/Eubie Blake, 1930), «But Not for Me» (George et Ira Gershwin, 1930), «Cheek to Cheek» (Irving Berlin, 1935), «Take the ‘A’ Train» (Duke Ellington, 1939), «That's All» (Alan Brandt/Bob Haymes, 1952), «Shiny Stockings» (Frank Foster, 1955), «Days of Wine and Roses» (Henry Mancini-Johnny Mercer, 1961), et d'autres thèmes qui ravissent les plus jeunes, arrivés par le film La La Land, mais qui découvrent que le vrai jazz est bien plus passionnant que ses imitations... La magie des hasards.

Hélène Sportis
Photos Alexandra Green, Jérôme Partage et Hélène Sportis


Programme de La Huchette en novembre 2018:

http://www.caveaudelahuchette.fr/1/concerts_novembre_2018_1377274.html

© Jazz Hot n° 685, automne 2018
Dr. Jon and Mr. Batiste
Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018

A l’occasion de la sortie de son quatrième disque
Hollywood Africans (Verve, Universal Music, 2018), dont le titre est inspiré de la toile du graffeur/peintre Jean-Michel Basquiat (1960-1988, NY) dont l’idée était d’exprimer le ressenti(ment) de l’instrumentalisation des Afro-Américains par la société américaine, Jon Batiste était en concert à la Cathédrale américaine de Paris le 5 octobre 2018. Une fois sortis des données de son parcours, comme son lieu de naissance (11 novembre 1986), Kenner (Cannes brûlées), banlieue aéroportuaire de NOLA, ou comme son milieu, la grande famille de musiciens, les Batiste, liés à Ellis Marsalis (p) qui, lui-même fils d’un homme d’affaires engagé dans le combat social, a engendré une famille de musiciens, ou comme son parcours universitaire sans faille (New Orleans Center for Creative Arts, Juilliard School-NY), il nous reste à comprendre le plus intéressant: qui est Jon Batiste? Où en est-il? Que cherche-t-il en disant vouloir «être lui-même et y parvenir» tout en s’inscrivant comme porteur de son histoire?

Jon Batiste, Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018 © Jennifer Méeus
Jon Batiste, Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018 © Jennifer Méeus

Car le fait d’être un grand professionnel, particulièrement au piano mais pas seulement (voix, mélodica, perc/dr/b, compositeur, contact avec le public/showman, acteur dans la série Tremé) ne suffit pas à révéler ce qu’on veut/peut/sait/choisit (d’)exprimer. A presque 32 ans, en scène comme dans son dernier enregistrement (aussi dans une église à NOLA), Jon Batiste est à la fois l’enfant des champs/chants de coton, lourds et profonds, et du show business des paillettes et de la célébrité, du rêve américain, voulant plaire à tout le monde et concilier l’inconciliable. Il n’est pas le premier à se retrouver devant ce dilemme du projet de vie combiné à l’expression: Nat King Cole et Aretha Franklin n’ont pas résolu le dilemme en faveur de leur œuvre artistique contrairement à Ella Fitzgerald et Django Reinhardt, par exemple. Revenons donc à Jon Batiste qui voudrait trouver cette troisième voie en courant tous les lièvres à la fois (le «en même temps» de l’air du temps pour ne pas rater d’opportunité, pour trouver un public, pour paraître unique plutôt que faire corps avec une histoire collective encore vivante), en zigzaguant d’un côté à l’autre des valeurs que l’on porte par rapport à celles qui font recette.
A partir de ce point, les dés sont jetés. Seul Jon Batiste déterminera s’il creuse son sillon dans «Kenner Boogie» (qui rappelle la Marcus Roberts’ Touch), « Chopinesque » magnifiquement gospélisé (inspiré du Nocturne n°20 en do# mineur de Frédéric Chopin, parsemé de gouttes de valses ou de lumières des polonaises du pianiste romantique revendicatif), enchaînant avec évidence et naturel sur un dense «Saint James Infirmary Blues» qui évoque la douleur de New Orleans (avec des inflexions de conteurs à la manière de Ray Charles ou de Cab Calloway), puis sur le beau Nocturne n°1 en ré mineur de sa composition en forme de tango vaudou marqué par NOLA et le Golfe du Mexique.
Ou s’il veut faire carrière dans le système en jonglant d’une rive à l’autre, si, ne pouvant renoncer à la facilité du temps, il réduit l’essence même de «What a Wonderful World» de son héros Louis Armstrong ou de «Smile», le thème parfait composé par un artiste expressif à l’extrême, Charlie Chaplin «né» Charlot; ou encore s’il adopte les maniérismes d’un Nat King Cole devenu star mondiale, comme dans «The Very Thought of You». Et nous ne nous attardons pas sur l'autre partie du spectacle, de la pop ou d’autres musiques de modes qui ne sont pas du ressort de la revue de Charles Delaunay.

 Jon Batiste, Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018 © Jennifer Méeus
Jon Batiste, Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018 © Jennifer Méeus

Quels que soient son toucher perlé (Chopin, Debussy, Billy Stayhorn) ou percussif-gospel du piano (Marcus Roberts, Ray Bryant), sa voix vibrante et de velours quand il veut, seul Jon Batiste, qui joue à l'éternel adolescent dans une époque qui se veut adolescente, pourra savoir s’il décide de porter l’héritage humaniste et subversif de ses ancêtres (la maturité précoce des artistes du jazz a fait le jazz de la légende), un jazz spirit toujours vivant et qui protège le jazz du bling bling
Dr. Jon ou Mr. Batiste? Ce sera selon son degré d’exigence et sa capacité de dépassement de lui-même, même s'il est probable qu'il va se situer dans un entre-deux, comme beaucoup d'autres avant lui, comme George Benson encore,
néfaste à une œuvre artistique dans le jazz. Hollywood Africans est le titre non écrit sur la pochette du disque qui nous a été adressé, pas plus que le nom de Jon Batiste. Il n’y a que sa photo sur les six faces du livret plus une photo en pied grand format à l’intérieur, et cela est plus proche de la volonté de paraître (comme le titre et la référence à la toile le font penser) que de s'inscrire au sein d’une histoire collective d’émancipation. Il possède pourtant tous les outils de l'artiste.
Hélène Sportis
photos Jennifer Méeus

© Jazz Hot n° 685, automne 2018

Black Indians
Documentaire de Jo Béranger, Hugues Poulain, Edith Patrouilleau,
produit par Lardux Films, 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018

Ce film nous (re)plonge dans une partie de l’histoire afro-amérindienne peu connue car peu glorieuse pour les esclavagistes devenus suprémacistes, avec des procès, encore jusqu’à ce jour, en raison des droits de propriété du sol y compris de la part de certains «Natives» (Amérindiens) contre les «Freedmen» (Afro-Amérindiens) manipulés pour des questions d’intérêts et même de racismes historiques. La transcendance artistique a permis à une minorité d’environ 270 000 âmes à ce jour, issues des rencontres entre esclaves d’Afrique et Indiens natifs depuis le début du XVIe siècle, en particulier à New Orleans –qui sera fondée en 1718– mais pas seulement, de continuer à survivre dans l’injustice et l’inégalité du racisme, mais surtout de les/se dépasser pour exister et vibrer avec l’énergie du désespoir, par la pérennisation des artisanats d’arts ancestraux, en réalisant des costumes, de pierreries, perles, fils, aluminium récupéré découpé/ciselé, plumes, fourrures, tissus aux couleurs chatoyantes dont les formes, l’ampleur, comme les accessoires –chaussures, coiffes, maquillages, bijoux percussifs– sont autant de secrets transmis par la pratique et l’oralité: autour des tables, les hommes, les femmes, les enfants cousent, brodent, collent, ouvragent, enrichissent, répètent, se parlent, chantent, organisent inlassablement pendant des milliers d’heures, soutenus par la pratique sociale de la syncope hypnotique des tambours, de la danse, de la transe, de la magie des prêches, des phrasés gospel d’églises, des mises en scène savamment orchestrées et de la distribution des rôles très précis de chacun pour le Mardi Gras (mi-mars) puis la St. Joseph trois jours après. Tous ces savoirs, dits et non dits, codifiés mais laissant l’imagination vagabonder, viennent des rites aux confins du vaudou, du chamanisme, du culte yoruba des orishas, du besoin vital d’incantation pour se ressourcer auprès des esprits des ancêtres et trouver le courage d’affronter l’adversité. Une quarantaine de tribus rivalisent d’ingéniosité poétique et de concentration pour «paraître» dans la période du New Orleans Jazz & Heritage Festival (créé par George Wein en 1970) qui coïncide avec le Carnaval, avec un mantra commun sans équivoque: «On ne pliera pas, on ne veut pas.» Pas étonnant que les autorités les regardent de travers car, loin d’être des rêveurs, ces survivants ont été de tous les combats et de toutes les résistances: contre l’esclavage, pendant les boycotts, les guerres civiles et internationales, les émeutes, la lutte pour les droits civiques version Martin Luther King et version Black Power des Black Panthers jusque dans les années 1970, comme ils vont aujourd’hui soutenir avec détermination et fêter leurs anciens à l’Hospice St. Margaret's, avec une croyance indestructible: «On vibre parce qu’on est l’humanité», une foi inébranlable puisée en tapant des pieds en rythme, dans la terre de Congo Square (quartier de Tremé), ancien territoire sacré des esprits Houmas mais aussi lieu de l’ancien marché aux esclaves. Le documentaire nous immerge dans l’atmosphère chaude, humide, odorante et épicée des bayous, de « NOla », de l’Old Man River «Mississippi», en nous présentant au «Big Chief» David Montana, neveu du révéré Chief Allison «Tootie» Montana (1922-2005), le Chief des Chiefs pendant plus d’un demi-siècle, couseur infatigable lui aussi mais mort en Conseil municipal alors qu’il parlait de la violence policière à New Orleans… Tout ça ne s’invente pas car rien n’est laissé au hasard quand les esprits veillent. David Montana vient en tournée en France du 20 au 31 octobre, un personnage «haut en couleurs» au propre comme au figuré. Un film à ne pas rater dès sa sortie le mercredi 31 octobre, car les malveillants esprits du profit guettent le nombre de spectateurs pour nous empêcher de voir ce qui nous intéresse et qui les dérangent.

Hélène Sportis et Jérôme Partage


Black Indians (http://www.lardux.net/article557)
Documentaire de Jo Béranger (http://www.lardux.com/article86), Hugues Poulain, Edith Patrouilleau, produit par Lardux Films (http://www.lardux.net/article557?rubrique1), 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018:Paris/Espace St Michel, Marciac/Ciné JIM, Clermont/Ciné Capitole, Lyon/Comoedia, Port de Bouc/Le Méliès, Montreuil/Le Méliès, Saint Ouen l'Aumone/Utopia, Villeneuve d'Ascq/Kino Ciné, Orléans/Cinéma Les Carmes, Aubervilliers/Le Studio, Périgueux/CGR Cinéma, Montpellier/Utopia, Fontenay sous Bois/Kosmos, Saint Denis/l'Ecran, Marseille/Le Gyptis, Cannes/les Arcades.


© Jazz Hot n°685, automne 2018


Tribute to Wayne Dockery
30 septembre 2018, Sunside, Paris

Wayne Dockery nous a quittés le 11 juin dernier. On savait le contrebassiste affaibli par la maladie. La tristesse n’en a pas été moindre. Ceux qui l’ont côtoyé se souviennent d’un homme d’une grande élégance dans l’attitude et d’un musicien au jeu précis. Cet ancien membre des Jazz Messengers d’Art Blakey, qui avait, au cours de sa longue et riche carrière, accompagné Freddie Hubbard, George Benson, Junior Cook, était depuis vingt ans l’un des piliers de la formation d’Archie Shepp.

Bobby Few © Jérôme Partage  Doug Sides © Jérôme Partage
Bobby Few (photo de gauche), Doug Sides (photo de droite)
Tribute to Wayne Dockery, Sunside, Paris, 30 septembre 2018 © Jérôme Partage

L’émotion causée par sa disparition déboucha le 30 septembre sur une belle soirée d’hommage, sur une idée de Jazz Hot mise en œuvre par Adrien Varachaud, l'association Spirit of Jazz et grâce à l'accueil de Stéphane  Portet dans un Sunside plein à craquer de 19h à 1h du matin. Car si le public fut au rendez-vous, les musiciens s’étaient déplacés en masse pour honorer le copain disparu. L’organisation du passage des groupes ne fut d'ailleurs pas une mince affaire.

Katy Roberts © Jérôme Partage Ricardo Izquierdo, Rasul Siddik, Adrien Varachaud © Jérôme Partage
le sextet de Katy Roberts (photo de gauche) avec Ricardo Izquierdo (ts), Rasul Siddik (tp) et Adrien Varachaud (ss)
Tribute to Wayne Dockery, Sunside, Paris, 30 septembre 2018 © Jérôme Partage

La soirée s’ouvrit avec Alain-Jean-Marie (p) en trio avec Gilles Naturel (b) et Philippe Soirat (dm). Ce dernier fut ensuite relevé par Doug Sides tandis que Ricky Ford bondissait sur scène pour jouer «Epistrophy» et «Crepuscule With Nellie». Un des temps forts fut la venue de Bobby Few (p), très discret ces derniers temps, en raison de soucis de santé. Il n’en offrit pas moins une superbe version de «Tapestry to an Asteroid» en trio avec Harry Swift (b) et Ichiro Onoe (dm). Le sextet de Katy Roberts (p) –constitué de Rasul Siddik (tp), Ricardo Izquierdo (ts), Adrien Varachaud (ss), Dominique Lemerle (b) et Ichiro Onoe– prit la suite, enchaînant de cinq titres et rejoint, sur «I Thought About You» par Ursuline Kairson (voc).

Kirk Lightsey et Darryl Hall © Jérôme Partage  Jérôme Barde et Ricky Ford © Jérôme Partage
à gauche : Kirk Lightsey (p) et Darryl Hall (b); à droite: Jérôme barde (g) et Ricky Ford (ts)
Tribute to Wayne Dockery, Sunside, Paris, 30 septembre 2018 © Jérôme Partage

Après la pause, Philippe Soirat retrouva son tabouret pour enluminer «Beatrice», de Sam Rivers, en compagnie de Vincent Bourgeyx (p), Darryl Hall (b) et David Prez (ts), tandis que Sylvia Howard donnait de la voix sur «What a Difference a Day Made». Suite à quoi Darryl Hall resta en scène pour accueillir Olivier Hutman (p) et Doug Sides sur «Driftin» avant que Joan Minor (voc) ne se mêle au groupe pour «Summertime»; suivie par Jérôme Barde (g) sur «Monk’s Dream» et «Speak Low». Après quoi, Olivier Hutman céda la place à Kirk Lightsey qui offrit un magnifique récital nourri du dialogue avec Ricky Ford. Glenn Ferris (tb), Gildas Scouarnec (b) et Adrien Varachaud (ss) apportèrent également leur contribution avant que n’intervienne le second break.

Alain Jean-Marie, Archiue Shepp, Matyas Szandai, Steve McCraven © Jérôme Partage
Archie Shepp (ts) entouré d'Alain Jean-Marie (p), Matyas Szandai (b) et Steve McCraven
Tribute to Wayne Dockery, Sunside, Paris, 30 septembre 2018 © Jérôme Partage

Arrivé à la fin de la seconde partie, celui que beaucoup espéraient entendre a régalé l’assistance sur tout le dernier set. Archie Shepp (ts, voc) a ainsi clôturé la soirée avec Alain Jean-Marie, Sulaiman Haquim (as), Adrien Varachaud, Matyas Szandai (b) et Steve McCraven (dm) qu’on a notamment entendus sur «Don’t Get Around Much Anymore» et «Mama Rose». Sur le blues final, c'est Eddy Charni (le seul élève de Wayne Dockery) qui tenait la contrebasse.

Tous les musiciens présents ne purent s’exprimer sur scène mais le moment fut partagé dans un bel esprit fraternel, notamment par Steve Potts, Yves Brouqui, Marie-Ange Martin, Laurent Fickelson, Mra Oma, Simon Goubert, Nicola Sabato, Laurent Epstein, Peter Giron… On en oublie. Des absents, soit parce qu’en tournée (John Betsch), soit parce que vivant de l’autre côté de l’Atlantique (George Benson, le regretté Sonny Fortune récemment disparu, Benny Golson, Sarah Morrow, Bob Ferrell…) avaient aussi nombreux envoyés des témoignages d’amitié. La soirée a fait vivre pendant quelques heures l’esprit solidaire du jazz.
Texte et photos: Jérôme Partage

© Jazz Hot n° 685, automne 2018

Paris en clubs
Mai 2018

Le jazz en mai à Paris, d’une rive à l’autre… C’est Rive droite, au Duc des Lombards, que commence ce petit tour, le 26 mai, avec le grand, le beau, le magnifique Randy Weston, qui, à 92 ans, continue d’être une personnification du jazz de la légende, parfait, simple et direct, dans sa moindre note, avec ses petites signatures stylistiques, son attitude à l’ancienne, tournée vers le public (sa grande taille y est peut-être pour quelque chose), son invention et sa sérénité. A ses côtés, le remarquable Alex Blake (b) qui l’accompagna en permanence d’un double jeu pizzicato et en slap pour donner à cette musique la couleur percussive qu’elle a toujours eue, en l’absence d’un percussionniste. Le set fut court, mais parfait: le jazz de culture dans toute sa plénitude, sans aucune démonstration, comme un récit, un rêve imprégné des couleurs de l’Afrique, de l’étendue de ce continent, qui vous emporte sur les ailes de géant de Randy Weston. On ne sait plus si le set fut si court qu’il en donna l’impression, ou si c’est simplement que ce voyage fut si bien raconté qu’on ne vit pas passer le temps. Randy Weston reste l’un des plus originaux pianistes de l’histoire du jazz, et sa personnalité, sa simplicité d’abord, porte certainement l’empreinte de ce continent qui l’a tant inspiré, l’Afrique, sans jamais le priver de son histoire américaine, de sa culture construite en Amérique, de New York, Brooklyn, de ses amis Max Roach ou Sonny Rollins qu’il salua, à sa façon majestueuse, d’un «Don’t Stop the Carnival» aérien. Alex Blake fut le complice parfait de ce moment d’exception, brillant et à l’écoute pour souligner de sa puissance rythmique et de son contrepoint, les arabesques pleine de swing de Randy Weston, un temps suspendu qu’il faut apprécier comme un cadeau très précieux.

Rive Gauche, un peu plus tard dans la soirée, à La Huchette, il y avait une belle assistance internationale sur la piste de danse pour participer à la soirée qu’animait au niveau de la scène un bel orchestre emmené par la sémillante Tina May, une habituée des lieux, et composé en outre de Laurent Epstein (p) auteur d’un bon «Caravan» entre autres bons chorus, de Patricia Lebeugle (b), toujours aussi tonique et swinguante, de Vincent Frade (dm), efficace et percutant sans envahir ses compagnons. L’invité d’honneur n’était autre que l’excellent Patrick Bacqueville, brillant tromboniste et chanteur tout à fait convaincant, qui donna parfois la réplique à la vedette du jour, Tina May, venue d’outre-Manche, avec ses qualités de swing mais aussi poussant parfois le répertoire sur d’autres terrains, dont elle est coutumière, car son art ne se limite pas au jazz mainstream. Cela dit, La Huchette, on y danse, et Tina May ne perd jamais de vue cette dimension qui impose à l’orchestre un registre et un répertoire… dansant. Larry Browne (tp) prit part au second set, visiblement avec plaisir. Une excellente fin de soirée, de drive et de bonne humeur; Patrick Bacqueville et Tina May comme Patricia Lebeugle portent ce plaisir de la scène sur leur visage.

Laurence Masson et Laurent Epstein, Café Laurent, 29 mai 2018 © Yves Sportis


Tina May d’ailleurs, signe de la variété de son talent, se produisait dans une formule plus intimiste, en duo, cinq jours plus tard, le 30 mai, avec Patrick Villanueva (p) au Café Laurent, le beau club de St-Germain-des-Prés. Nous n’avons pu assister à ce qui a dû être une très bonne soirée, mais  y étions la veille, 29 mai, pour voir et écouter un autre beau duo, celui de Laurent Epstein (p) qui accompagnait sa compagne à la ville, l’excellente Laurence Masson (voc) sur un répertoire, essentiellement de beaux standards, («The Song Is You»…) avec des détours par Monk, de deux belles chansons italiennes (en V.O.) et de quelques chansons françaises, où Laurence est particulièrement à son aise (la langue reste importante dans l’expression), sans perdre sa tonalité jazz: on a ainsi eu droit notamment à un bon «Sous le ciel de Paris» et un très original «Le Poinçonneur des Lilas» (Gainsbourg) qui valait à lui seul le déplacement. Laurence invita Edwige Morgen pour des thèmes très célèbres («Body and Soul», «Loverman») une découverte pour nous, très expressive! Enfin, Laurent Epstein saute du Caveau de La Huchette et de ses atmosphères dansantes, au Café Laurent et son cadre comme son ambiance intimistes, avec un réel talent. Il donna, en complément du bel accompagnement qu’il distilla pour mettre en valeur Laurence Masson et Edwige Morgen, de splendides chorus, dans la manière du beau piano jazz, harmonisant de manière originale la plupart des thèmes, sans jamais perdre sa qualité de swing, avec des petits trucs, bien à lui (du genre un temps d’arrêt en suspension au détour d’une improvisation) qui signent sa personnalité, un peu comme ces temps de réflexion de Monk suspendu au-dessus de la note. Au total, une excellente soirée, un beau duo complice de la scène à la ville et une découverte… Le jazz avait son compte.


Michel Zenino et Mario Canonge, Le Baiser Salé, 30 mai 2018 © Yves Sportis


Car le 30 mai, à 19h, nous avions franchi la Seine, Rive droite donc, pour retrouver la rue des Lombards et, au Baiser Salé, un autre beau duo composé de Mario Canonge (p) et Michel Zenino (b), autour des standards et des compositeurs du jazz, dans le cadre de la résidence que leur accorde avec fidélité le club historique de Maria Rodriguez depuis des années, cadre sur mesure pour Mario Canonge qui possède dans son jeu toutes les dimensions caraïbes du lieu, et cadre intimiste parfait pour le musical Michel Zenino, tout à fait à son aise en complément du brillant pianiste. Cette résidence est dévolue au jazz, et c’est un plaisir d’écouter leur complicité savante dans ce cadre très décontracté où les musiciens tentent, plaisantent et inventent sur «Con Alma», «Ill Wind», «But Beautiful», Thelonious Monk («Evidence») ou Charles Mingus («Pussy Cat Dues»), Oliver Nelson («Stolen Moments», Blues and Abstract Truth), sans oublier de mettre un peu de calypso dans leur jazz ou de jazz dans le calypso avec virtuosité, conférant une dynamique rythmique particulière. Un moment de jazz, et par définition quand ça en est, et d’un tel niveau, un bon moment… Signalons l'excellent enregistrement Quint’Up du Quintet de Mario Canonge et Michel Zenino, sorti au printemps (chronique dans Jazz Hot n°684).


Quelques mètres plus loin, et quelques minutes plus tard, une partie du «petit monde» du jazz, moins drôle que celui de Don Camillo, s’était donné rendez-vous au Sunset pour la présentation de l’excellent disque de Philippe Milanta (Wash, chroniqué dans Jazz Hot n°683). Le pianiste, dans le redoutable exercice du solo pour deux longs sets, fit étalage de sa science consommée du clavier, confirmant ses récents (Stricktly Strayhorn) ou ses plus lointains enregistrements (Wash) bien que sorti en 2018, pour un répertoire qui mêla les thèmes de ce disque consacré à Debussy et d’autres thèmes qu’il joue actuellement. Dans ce cadre, Philippe Milanta est très perfectionniste, très virtuose, malgré quelques facéties du piano qui passèrent inaperçues, et un brin savant, ce qui donne à ses constructions un tour parfois complexe. Il proposa ainsi sept thèmes de l’album Wash («Wash», «Sensuellectuelle»…) sur les 23 joués, de son répertoire (Kryzoqr», Opoukkibq», Twelve for a Change», «Morning Haze»…) ou des standards («I Want a Little Girl», «Confessin’», «Stella by Starlight», «Have You Met Miss Jones»…), des compositions du jazz: Monk («Hackensack»), Ellington-Strayhorn («Melancholia»/«A Single Petal of a Rose», «Satin Doll»)… Des thèmes parfois assez courts, comme des épures, des interludes, et des extrapolations parfois acrobatiques sur le plan de la conception, mêlant originaux, standards («R2» à partir de «The Song Is You») et compositions du jazz. Un vrai plaisir d’esthètes où le jazz perdit parfois de sa fluidité culturelle, selon ma perception, pour un discours plus intellectuel, très construit, plein d’intérêt et d’originalité, à réécouter sur disque pour en apprécier les subtilités. Cela dit, l’ancrage et les accents de Philippe Milanta restent ceux du jazz, qu’il pousse parfois jusqu’à l’anguleux ou la brisure sur le plan rythmique et très subtil sur le plan harmonique. Ce fut une excellente soirée, exigeante sur le plan de l’attention. Le pianiste continue d’affirmer une belle personnalité dont on attend qu’elle se traduise par une plus grande présence sur les scènes du jazz et dans les studios d’enregistrement. C’est un beau projet de production pour un artiste confirmé, en pleine maturité, qui ne demande qu’à exprimer ses potentialités.

Yves Sportis

© Jazz Hot n°684, été 2018


Floris Kappeyne © Roger Vantilt

Spring in Brussels
Avril 2018

Le 21, la Jazz Station accueillait le trio de Floris Kappeyne: Floris Kappeyne (p, kb), Tijs Klaasen (b), Wouter Kühne (dm). Ces jeunes musiciens hollandais jouent un jazz classieux, de belle facture, au swing léger. Quelques parties libres sur des segments répétitifs émaillent le discours. En première partie, les compositions du leader se nomment bizarrement «Number 6», «Number 3», «Number 10», «Number 4»... Les arrangements sont bien structurés mais sans vraiment créer de surprises («Interchange»). Bassiste et batteur, excellents, servent l’écriture d’un leader qui cadenasse leur créativité. On note quelques jolis solos (trop) courts, comme pour Wouter Kühne (dm) dans «Less». «Open Door»: une belle ballade jouée en fin de deuxième set signe définitivement le caractère introverti de Floris Kappeyne.

Le mercredi 24, dans le cadre de leurs concerts «Gare au Jazz», les Lundis d’Hortense avaient invité Gratitude: un trio pianoless comptant le fougueux sax coltranien Jeroen Van Herzeele (ts, kb) et les Français Louis Favre (dm, voc) et Alfred Vilayleck (eb). La batterie est au centre de la scène; son servant lance les thèmes et les accompagne d’onomatopées en voix de tête. Stoïque, le bassiste charpente la musique puissamment, inventif mais sans excès. Entre ses envolées lyriques au ténor, Jeroen Van Herzeele bidouille quelques phrases sur l’EWI, les enregistrant et les relançant par le loop ou les altérants aux synthés. Avant-hier et avant-garde se mêlent au fil des morceaux; les constructions varient avec, en constante: le chant du batteur et les magouillages sonores de Van Herzeele. «Djini», «La danse des souris»; un two beat, une image du «Cri», un hip-hop-rap et puis: «Sur une autre planète» qui définit bien ce qu’ils veulent transmettre et qui clôture le premier set. En seconde partie, on apprécia un long solo de drums sur un continuum de basse, à comparer à ce qui se pratique chez Aka Moon depuis vingt-cinq ans. Vint ensuite: «The Two Breakness of Spirit» qui assied les couleurs que Gratitude veut donner pour figurer son troisième opus en construction. Surprenante, cette musique cherche d’autres prolongements au message coltranien. Il y a de l’idée et des passages intéressants mais, malheureusement, l’usage fait de l’EWI casse la dynamique du groupe!

Retour à la Jazz Station, au jazz et au trio le samedi 28 avril avec la pianiste Nathalie Loriers qui nous offre un nouveau projet qu’elle a baptisé Groove Trio: un vocable qui, d’emblée, à l’heur de nous plaire. «Summertime» débute le concert avec un solo de basse électrique du toujours vert Benoît Vanderstraeten (eb). Comme à son habitude, le Verviétois n’attaque pas les cordes aux doigts de la main droite, mais il use d’un médiator qui lui assure une surprenante virtuosité; à la main gauche: une attelle (fruit d’une infirmité) enferme l’index. On pense à Django en version jazz-rock ! Comme deuxième morceau, Nathalie Loriers joue une composition d’Enrico Pieranunzi: «Canzocina»; le bassiste ose quelques passages libertaires qui semblent décontenancer Thierry Gutmann (dm) lorsqu’il faut doubler le tempo. Les choses ne s’arrangent pas pour le batteur qui percute en retard du temps avec une œuvre de Dimitri Stello. Suit «And Then Comes Love»: une ballade originale avec de jolis chases entre la pianiste et le bassiste. Thierry Gutman a rejoint le train pour la fin du set qui se conclut par un solo de drums. En deuxième partie, tout est bien en place grâce aux accords appuyés, à deux mains, de Nathalie Loriers. Extrait de «Portrait in Black And White» d’Antonio Carlos Jobim, «Zingaro» assoit la créativité d’une pianiste qu’on retrouve en elle-même: enjouée et surprenante. Pour terminer, le trio nous offre un très bel arrangement de «Caravan» et des 4/4 qui viennent nous convaincre que ce nouveau groupe mérite des avenirs meilleurs. Hormis quelques pupitres en big bands, je n’avais plus vu Thierry Gutman depuis la retraite de Sadi; son retour en petite formation devrait s’affiner au cours des prochains mois.

Le 30 avril, l’International Jazz Day a été célébré par les Lundis d’Hortense. Dès 8h30 et jusqu’à 19h, onze pianistes se sont produits en solos un peu partout, depuis l’aéroport de Zaventem jusqu’à l’Archiduc, en passant par la Maison des Musiques, l’hôtel Wiltchers, les Halles Saint-Géry, Flagey ou, encore: la librairie Filigranes. Place de la Vieille Halle aux Blés et place du Sablon, ce sont les différents combos des Conservatoires bruxellois (flamand et francophone) qui réjouirent les chalands. Un Summit de trombones, l’Amicale de la Nouvelle-Orléans et Banda Bruselas se chargeaient entretemps d’égayer la place Saint-Job d’Uccle (organisation «Jazz4you»). On peut aussi signaler des célébrations au Roskamavec LG Jazz Collectif; au Beursschouwburg avec: Schntzl, De Beren Gieren et Sons of Kemet. Des tours guidés en trois langues à travers la ville étaient consacrés à la mémoire de Toots Thielemans et à l’histoire du jazz à Bruxelles.

Mais c’est en soirée qu’il fallait se presser à la Jazz Station pour assister à un double concert. Salle comble, bien sûr; présence de trois générations de musiciens dans la salle et en interviewsà la radio; concert en deux parties: une première avec le groupe Delta d’Igor Gehenot (p) et une seconde avec un trio confirmé: Diederik Wissels (p, kb), Steve Houben (as), Jan de Haas (dm). Avec Delta, le pianiste liégeois s’est vu décerner l’Octave 2018. C’est grandement mérité pour un quartet qui compte en ses rangs: Jelle Van Giel (dm), le Suédois Viktor Nyberg (b) et le Breton Alex Tassel (flh). Le groupe est solide et la musique réjouissante. On voit très peu Jelle Van Giel (dm) du côté francophone du jazz national et c’est bien dommage tant son jeu est subtil, léger et parfaitement en place. Viktor Nyberg jouit d’une attaque vigoureuse de la main droite; l’assise harmonique et le tempo qu’il imprime sont rigoureux. Depuis dix ans, Igor Gehenot (27 ans) amasse les prix. C’est justice pour son talent de pianiste mais aussi pour ses compositions qu’il arrange subtilement en tensions/détentes, ménageant des surprises et des changements de structures. La musique de Delta est d’une grande fraîcheur; respect, enrichissements et prolongement des racines, swing, poésies en mode majeur. «Abysses», «Starter Pack», «Sleepless Night», «Choose Dream» et, pour finir: «My Funny Valentine» qui donne au bugliste breton l’occasion d’enfin exprimer ce qui le retenait jusque-là.
Diederik Wissels, Jan de Haas et Steve Houben
se produisaient en seconde partie. Ce dernier gratifia avec humour le trio du sobriquet «les ancêtres», qualificatif pourtant démenti par la vivacité créatrice de Diederik Wissels. La première pièce, «Indécent» est un tryptique de sa plume. Comme pour «Pasarela», son dernier album chez Igloo, le pianiste molenbeekois colorie son jeu aux claviers (piano, synthés) avec la présence constante des belles harmonies. Personnage introverti à la ville, Diederik Wissels se lâche en jouant, tour à tour swing ou romantique («Sunday Song», «Occulte», «Lagrimas») mais toujours délicat. Jan de Haas, toujours très attentif, suit les arrangements sur la partition, assurant le tempo, les accentuations et les breaks avec sa maîtrise légendaire. Steve Houben revient à la scène après de longues années au cours desquelles il se consacra principalement à l’enseignement. Qu’il me soit permis d’écrire que son jeu a perdu de la puissance en s’attachant prioritairement aux nuances de son discours. Nonobstant, la musique du trio est complice et le public ovationne et en redemande («Trois», «Simplicity»).
We will remember April 2018! Cinquante ans après l’Expo 58, l’Atomium est toujours vivant!

Texte: Jean-Marie hacquier
Photo: Roger Vantilt

© Jazz Hot n°684, été 2018