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Sur la route des festivals en 2014

Dans cette rubrique « festivals », vous pourrez accompagner, tout au long de l'année 2014, nos correspondants lors de leurs déplacements sur l'ensemble des festivals où Jazz Hot est présent, édités dans un ordre chronologique inversé (les plus récents en tête). Certains des comptes rendus sont en version bilingue, quand cela est possible, que vous pouvez repérer par la présence d'un drapeau correspondant à la langue en tête de texte (sur lequel il faut cliquer naturellement).


Saint-Gaudens, Haute-Garonne

Jazz en Comminges,  28 mai-1er juin 2014


Depuis plus de dix ans le jazz envahit Saint-Gaudens, en hommage au regretté Guy Lafitte. Le Off se déroule toute la journée dans la ville et le soir la scène du Parc des Expositions du Comminges reçoit les concerts du festival. Avec cette année une journée supplémentaire, la manifestation prend une autre envergure avec une plus grande ouverture à des musiques proches du jazz sans empiéter sur le courant principal de cette musique. Le public a largement suivi une programmation qui partant de l'improvisation à travers les siècles, voyageait des Etats-Unis à Cuba en passant par l'Italie, la France et la Jamaïque.


Mercredi 28 mai.
Claude Egea (tp), Denis leloup (saqueboutte), Daniel Lassalle (tp) © Guy Reynard

Le premier concert portait comme titre «le Jazz et la Pavane». Il alignait sur la même scène un quatuor de musique ancienne et un quintet de jazz. Alors que l'improvisation a pratiquement disparue de la musique classique européenne, elle tenait une grande place dans la musique ancienne et la musique baroque. Et c'est quasi naturellement qu'elle a retrouvé sa place dans le jazz qui fut, au commencement, une musique de tradition orale. Mais là s'arrête la comparaison. Si les musiciens de jazz arrivent à reprendre et s'approprier les thèmes de la musique ancienne dans leur propre idiome, les deux musiques coexistent sans jamais fusionner. Déjà la disposition scénique où les deux formations se partagent les deux côtés de la scène n'est pas très favorable  aux échanges (à la fin du concerts pendant quelques instants Daniel Lassalle et  Denis Leloup échangeront sacqueboute et trombone tout en restant respectivement dans leur domaine).
Virginie Teychené © Guy ReynardC'est surtout rythmiquement que les deux musiques diffèrent, et il est finalement heureux que chacun reste dans son domaine. Yasuko Bouvard, peu visible derrière ses claviers, fournit une basse continue à l'orgue tandis que le clavecin demeure bien ténu et laisse comprendre pourquoi le piano forte a été adopté. Claude Egea à la trompette et Denis Leloup au trombone développent de belles idées, ce dernier n'hésitant pas à effectuer quelques incursion vers la musique libre.


Virginie Teychené progresse de concert en concert dans le registre qu'elle a choisi. Son domaine de prédilection est celui des standards du jazz que tout le monde a dans l'oreille et dont elle donne des interprétations tout à fait personnelles. Devant un trio très cohérent – Stéphane Bernard (p), Gérard Maurin (b) et Jean-Pierre Arnaud (dm) – elle distille sa vision des chansons choisies avec un soin particulier. Elle a une parfaite mise en place qui favorise la mélodie sans jamais se départir de l'indispensable swing qui irrigue toutes ses interprétations. Elle n'essaie pas de moderniser les thèmes très connus qu'elle a choisis, mais à chaque fois elle cherche à aller plus loin dans le sens profond de la chanson. Elle sait mettre en scène sa musique, chose peu aisée lorsqu'on occupe seule le devant de la scène. Elle est heureusement soutenue par Jean-Pierre Arnaud dont la batterie apporte les couleurs adaptées à la musique ; Gérard Maurin charpente l'édifice tandis que Stéphane Bernard apporte les harmonies nécessaires tant aux chansons de jazz qu'aux compositions personnelles et à la musique brésilienne, partie intégrante de la large panoplie de la chanteuse. Dans le domaine où elle a choisi d'évoluer, Virginie Teychené occupe désormais une place remarquée.


Jeudi 29 mai
Terri Lyne Carrington © Guy Reynard
Terri Lyne Carrington ouvre la soirée avec un quartet qui reprend les thèmes joués par Duke Ellington, Charles Mingus et Max Roach, sur l'album Money Jungle. Revenant d'une période de jazz fusion, puis d'une collaboration avec Herbie Hancock, elle a choisi le saxophoniste alto Antonio Hart, le pianiste Aaron Parks et le bassiste Zach Brown. Ce quartet acoustique se coule dans la tradition du post hard bop où le plus souvent après un bref exposé du thème par les quatre musiciens, chacun prend tour à tour un solo assez extensif. Si Aaaron Parks s'affirme comme un pianiste en pleine progression, Antonio Hart semble en être resté à ses années d'apprentissage où le solo est avant tout un moyen de faire admirer ses capacités techniques. Ici on reste un peu sur sa faim tant les possibilités qu'il montre mériteraient d'être développées au profit de la musique. Le jeu de Terri Lyne Carrington est brillant et elle prend à cœur son rôle de leader. Mais sa volonté de demeurer maître de la musique la rend parfois envahissante. C'est dommage car malgré ces quelques réserves le quartet reste toujours intéressant, la musique d'excellent niveau, mais on aimerait un peu plus d'implication collective.

Chucho Valdes (p), Gaston Joya (b),  Dreiser Durruthy (bata), Rodney Barretto (dm) Yaroldy Abreu (perc) © Guy Reynard
Contrairement à son père, Bebo Valdes, disparu l'année dernière qui avait émigré après la révolution castriste, Chucho Valdes avait choisi de demeurer à Cuba. Il a ainsi fondé le célèbre groupe Irakere et a largement contribué au développement du jazz latin sur l'île. Fidèle aux scènes européennes avec ses petites formations, il développe une musique où s'entrecroisent les racines rythmiques et mélodiques cubaines, le jazz et la musique classique européenne. Et c'est exactement ce qu'il propose lors ce concert dans une fusion de ces divers éléments où parfois l'un d'entre eux prend brièvement le dessus sans qu'il en devienne le thème principal. L'absence du trompettiste le pousse à s'appuyer encore plus sur la rythmique – Rodney Barretto (dm), Yaroldy Abreu(perc) et Dreiser Durruthy (bata), Gaston Joya (b). Ce manque évident chamboule un peu l'ordonnance du concert où Chucho Valdes laisse une plus grande place aux percussions qui deviennent elles aussi créatrices de mélodies. Vers la fin du concert une partie du public s'est levé pour venir danser devant la scène tant cette musique joyeuse en appelle à l'expression corporelle autant qu'à l'écoute attentive.


Vendredi 30 mai
Eric Reed (p), Wycliffe Gordon (tb),  Darryl Jones (b), Mario Gonzi (dm) © Guy Reynard
Le quartet est annoncé sous le seul nom de Wycliffe Gordon. Pourtant, dès les premères notes du concert, une double direction avec le pianiste Eric Reed devient évidente. Les musiciens se sont rencontrés dès leur entrée dans le septet de Wynton Marsalis. Ce sont donc de vieux complices qui perpétuent le travail commencé quelques trente ans plus tôt par Wynton Marsalis. Darryl Jones à la basse et Mario Gonzi à la batterie complètent la formation. L'ensemble se situe dans le post hard bop très actuel où les influences du gospel affleurent constamment. Dès le premier thème la différence avec le quartet de Terri Lyne Carrington est évidente. Si ses morceaux étaient composés d'une suite de solos reliés par l'omniprésence de la batterie, ici au contraire nous sommes dans la musique d'un ensemble et les solos découlent naturellement de l'osmose des quatre musiciens. De plus, la musique est mise en scène par une présentation rapide non dénuée d'humour suffisamment brève et expressive pour permettre d'entrer dans le morceau. Le swing, l'énergie, l'humour et surtout l'interplay des quatre musiciens portent la musique à un très haut niveau. Ils donnent une belle leçon de jazz sans jamais tomber dans la démonstration pédagogique, mais simplement en prenant un plaisir évident à jouer pour nous offrir un concert de très haut niveau.

Monty Alexander (p), Hassan Shakur (b), Leon Duncan (b) © Guy Reynard
Monty Alexander est lui aussi un adepte du plaisir de jouer et de partager avec le public. Il n'oublie pas également qu'il est natif d'une île qui a donné naissance a une forme musicale dérivée du blues et du R'n'B, le reggae : un nouveau glissement rythmique amplifiant le balancement de la musique avec ou sans le swing donne cette couleur inimitable à cette musique. Son orchestre, le Harlem Kingston Express, juxtapose deux formations issues des deux musiques : un trio de jazz avec Dennis Mackrel à la batterie et Hassan Shakur à la basse et une quartet de reggae avec Andy Bassford (g), Leon Duncan (b) et Karl Wright perché au milieu d'une énorme batterie qui contraste avec l'équipement classique de Dennis Mackrel. La plupart des morceaux commencent par du jazz et progressivement le piano de Monty Alexander annonce le changement et le quartet reggae succède au jazz. Si les musiciens de jazz continuent à jouer sur la partie Kingston, par contre lors du retour vers Harlem les musiciens de reggae abandonnent la partie : les deux musiques ne sont pas compatibles sur plan rythmique. Seul Monty Alexander avec son jeu d'une fluide virtuosité peut faire le passage d'une musique à l'autre et il s'y montre particulièrement à l'aise, mais il démontre l'impossibilité de fusionner sans base rythmique commune.


Samedi 31 mai
Pasquale Grasso (g), Luigi Grasso (as),  Ari Roland (b), Keith Balla (dm) © Guy Reynard
Luigi Grasso est aujourd'hui agé de 28 ans, mais il a déjà une longue carrière derrière lui. Remarqué par Wynton Marsalis, puis par la Berklee School of Music lors de l'Umbria Jazz  Festival, il a reçu une bourse pour étudier à la Berklee School of Music à Boston. Mais c'est nul doute sa rencontre avec Barry Harris qui a orienté sa carrière. En effet, Luigi Grasso est totalement impliqué dans le bebop et visiblement Charlie Parker est son idole. Il se présente à la tête d'un quartet où son frère Pasquale Rosso est à la guitare, complété par deux musiciens américains Ari Roland à la basse et Keith Balla à la batterie. Alors que Luigi joue avec le son dur et l'énergie des boppers, son frère Pasquale possède un son de guitare beaucoup plus doux, où la mélodie règne en maître. Ce contraste entre les deux frères est souligné par la sûreté de la rythmique qui soutient efficacement les ensembles et les solistes. Même si l'une de ses compositions s'intitule «To Bird with Love7, jamais Luigi Grasso ne tombe dans la copie (qui d'ailleurs ne peut être que pâle) et son quartet n'évoque jamais un quelconque revival tant les musiciens sont imprégnés de cette musique. Il réussit d'ailleurs la performance de faire chanter le public en demande-réponse sur «Stompin' at the Savoy» sans jamais déraper. Déjà à la tête de quatre disques personnels, Luigi Grasso est sans nul doute le musicien à suivre tant avec le Big Band de Michel Pastre qu'avec ce quartet de fort belle facture.

Peter Martin (p), Dianna Reeves (voc), Reginald Veal (b) © Guy Reynard
Dianne Reeves demeure l'une des plus grandes chanteuses de jazz actuelle. Sa voix lui permet d'être à l'aise non seulement dans tous les styles de jazz, mais également du côté du Brésil ou de l'Afrique. Ce sont toutes ces pistes qu'elle a exploré lors de ce concert aussi bien avec ses quatre accompagnateurs qu'en duos avec le pianiste Peter Martin, puis avec son bassiste de longue date Reginald Veal. Si ce dernier a joué dans le septet de Wynton Marsalis, tous deux appartiennent à ce que Jazz Hot avait pu appeler la « Génération Marsalis » qui à l'évidence vieillit bien. Le guitariste brésilien Roméo Lubambo et la batteur Terreon Gully complètent la formation. Si l'amateur de jazz préférerait la voir explorer plus profondément une seule piste, le concert s'adresse avant tout au public qui apprécie largement cette diversité. Dianne Reeves n'est pas une ethnomusicologue et sa vision de l'Afrique est certes basée sur la connaissance de cette musique, mais aussi et surtout sur la vision plus ou moins fantasmée qu'en ont les Afro-Américains. Sur chacun des styles elle veille à bien respecter l'esprit de la musique, ce qui donne parfois une impression de patchwork, mais sans jamais nuire à l'émotion qui se dégage de la musique : la passion qu'elle met à respecter l'esprit de chaque morceau lui permet de parfaitement se l'approprier et d'en donner l'interprétation la plus émouvante possible. Il a fallu un début d'extinction de voix pour qu'elle écourte un rappel qui venait conclure une très beau concert.

Avec une journée supplémentaire, Jazz en Comminges a trouvé un parfait équilibre entre tradition et modernité et parfois aussi transversalité. Le public qui a largement répondu présent tant pour les concerts de la salle du parc des Expositions que pour le Off a montré son attachement à une manifestation amoureusement organisée par toute l'équipe. A noter l'invitation donnée à un jeune trio – Christian Li (p), Jared Henderson (b), Roberto Giaquinto (dm) – tout frais émoulu de la Berklee School, bourré de connaissances et de talents auquel il ne manque que l'indispensable expérience extensive de la scène.

Guy Reynard
 Texte et Photos
© Jazz Hot n° 668, été 2014



Vicenza, Italie

New Conversations Vicenza Jazz
, du 9 au 17 mai 2014
Sun Ra Arkestra, Vicenza Jazz, 17 mai 2014 © Francesco Dalla Pozza by courtesy of Vicenza Jazz


Visual & Visionary Jazz
. Sur l’Arka de Sun Ra, à travers les anciennes et les nouvelles avant-gardes. C’était la proposition, un peu trop audacieuse, du titre imaginé  par le directeur artistique Riccardo Brazzale, pour la XIXe édition du festival de Vicenza, dans la tentative de situer les ferments innovateurs issus de la conception visionnaire développée par Sun Ra à partir de la seconde moitié des années 50. Un thème difficile à dérouler avec cohérence dans le cadre d’un programme aussi riche, comme toujours réparti entre le Teatro Olimpico, le Teatro Comunale, le Bar Borsa, avec l’ajout de la Villa Ghislanzoni Curti. En fait seules les deux dernières soirées ont fourni des indications pertinentes.

A la première représentation en public, le quartet composé de Taylor Ho Bynum (tp, flg, corn, tb), Mary Halvorson (g), Benoît Delbecq (p) et Tomas Fujiwara (dm) a révélé une essence de vraie parité collective, jusqu’au niveau des compositions. Dans une dimension qui prévoit des parties écrites fortement structurées et de substantielles parts d’improvisation libre, émergent de fugaces traits mélodiques, de dynamique et de timbre estampillés musique de chambre, d’allusions au rock indépendant à travers de tonitruantes progressions rythmiques et de distorsions guitaristiques. Halvorson et Delbecq tissent d’inlassables trames anguleuses, construisant avec Fujiwara des parcours accidentés sur lesquels Bynum sème en conscience un langage qui va de l’aube du jazz jusqu’aux expériences d’Anthony Braxton, son génie tutélaire, et le maître de Fujiwara et de Mary Halvorson.

Dans le São Paulo Underground – avec les Brésiliens Guilherme Granado (synth, samples) et Mauricio Takara (dr, cavaquinho) – Rob Mazurek a repéré le contexte idéal  pour approfondir ses intuitions lumineuses. La nette empreinte de Don Cherry, certains renvois à Miles Davis pour l’adoption de la sourdine et de quelques climats électriques, l’hérédité de l’AACM de Chicago – des traits distinctifs dans l’approche du trompettiste – se greffent sur les trames obsessives élaborées par les synthétiseurs analogiques avec de denses lignes de basse et sur des loops générés par des échantillonneurs, qui se traduisent tantôt en bandes itératives, tantôt en canevas chromatiques changeants, soulignés par les figures puissantes et inépuisables de la batterie. L’utilisation fonctionnelle de l’électronique préfigure une sorte de transe moderne, abstraction de rites tribaux ataviques. On y perçoit des traces d’une Afrique ancestrale, de mélodies latino-américaines et de ces explorations pionnières conduites par Sun Ra sur les claviers.

L’emploi discret et efficace de l’électronique joue un rôle non secondaire dans le piano solo de Wayne Horvitz, qui place en interface du clavier un laptop de façon à altérer le son, toujours avec une mesure extrême, comme on le voit avec les pianos préparés. De toute manière l’analyse se concentre sur le piano et sur la redéfinition de la performance du soliste. En fait Horvitz privilégie une approche sèche, privée d’ornements virtuoses mais riche d’un sens de l’économie sonore qui donne naissance à des phrases pondérées et prégnantes, dans une dialectique fertile avec des pauses et des silences significatifs. Une telle introspection rappelle indirectement le monde de Paul Bley, et peut se teindre souvent du feeling du blues, citer Sun Ra («Tapestry from an Asteroid») et aborder aussi des aires du contemporain, avec des échos de Stockhausen et Feldman, grâce au fréquent recours au piano et au pianissimo.

Sun Ra Arkestra, Vicenza Jazz, 17 mai 2014 © Francesco Dalla Pozza by courtesy of Vicenza Jazz

Sous la conduite joyeuse du nonagénaire Marshall Allen, l’Arkestra continue à se faire porteur du message clairvoyant de Sun Ra, démontrant combien son fondateur avait puisé  dans la tradition des big bands avec perspicacité et métamorphosé des éléments des orchestres de Fletcher Henderson et de Duke Ellington. Le swing torrentiel que produit une pulsation inexorable concourt à la dimension expressive, kaléidoscopique et flamboyante ; ainsi que les échanges et les appels et réponses entre les anches et les cuivres, et la dialectique interne aux sections ; le blues qui se matérialise dans le chant halluciné d’Allen (débiteur aussi de Johnny Hodges et Benny carter) et Knoel Scott (as), de James Stuart (ts) et Danny Ray Thompson (bs, fl). L’impact massif des cuivres est impressionnant : Cecil Brooks (tp), Dave Davis (tb) et Vincent Chancey (flh). Puis le jeu de piano du jeune Farid Barron surprend, synthèse de modal, de stride et de blues, une sorte de version renouvelée de Jaki Byard.

Dans l’acte de l’Arkestra prévalent aussi bien le sens de la communauté que le caractère ludique qui trouve d’autres expressions dans les costumes bigarrés, les riffs exécutés par les musiciens qui se promènent (comme une espèce de marching band astral), dans les pas de danse et les comptines hagardes de «We Travel the Spaceways». Avec le plaisir de faire de la musique ensemble ce qui aujourd’hui est une marchandise rare.
Enzo Boddi
Traduction : Serge Baudot
Photo © Francesco Dalla Pozza by courtesy of Vicenza Jazz
© Jazz Hot n° 668, été 2014



Liège, Belgique

Mithra Jazz à Liège, 8-10 mai 2014
Archie Shepp, Jazz à liège 2014 © Jos Knaepen


Avec Paolo Conte pour une première soirée sold out réservée aux sponsors, nous dirons que le jeudi 8 mai comptait pour du beurre et nous passerons au sujet principal : le jazz.


C’est déjà la vingt-quatrième année que ce festival se tient dans les cinq salles du Palais des Congrès de la Cité Ardente avec, comme modèle : le North Sea Jazz Festival de La Haye (Rotterdam à présent). Avec des salles de 1000, 500 et 200, une salle des fêtes de +/- 2000 et un petit club en cave, l’ambition, à la mesure, vise néanmoins qualité et diversité. La densité (vingt-trois groupes en deux soirs) : reste encore et toujours le problème récurrent de ce rendez-vous en bords de Meuse. Les concerts se chevauchent. Il est impossible de tout voir et de tout écouter. Il faut donc impérativement faire des choix ou faire comme beaucoup : quitter son siège à la fin d’un morceau et changer de salle à la stupéfaction des artistes qui s’interrogent sur le niveau de leur prestation. « Ai-je si mal joué ? Est-ce que ma musique ne leur plait pas » ?

Au fil des années, la présence de Jean-Marie Peterken, l’initiateur, s’est faite plus discrète. La jeune équipe des Ardentes (le festival rock en aval) est venue renforcer celle des débuts : Albert Sauer, Alain Ranzy, Jacques Braipson… Restent : Jean-Pol Schroeder et Danielle Baeb de la Maison du Jazz. Quant aux sponsors initiaux issus du passé métallurgique - Arcelor-Mittal ou la Fabrique Nationale d’Armes : ils ont été remplacés par ceux des nouvelles technologies : le Laboratoire Mithra,  créateur d’un nouveau stérilet. Quel beau paradoxe : le stérilet au service de la création !  Heureusement, nous n’avons écouté que très peu de solos stériles car, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs les musiciens ont vraiment donné le meilleur d’eux-mêmes.

Parmi les Belges, nous avons aimé, d’abord : le trio de Jean-Paul Estiévenart (tp) avec Sam Gerstmans (b) et Antoine Pierre (dm). Les musiciens sont de plus en plus fusionnels. Même si l’impulsion première vient du trompettiste-compositeur, on notera l’énergie et l’inspiration de tous à l’intérieur de ce trio pianoless. Grégory Houben (tp, flh) et Fabian Fiorini (p) présentaient live le fruit de leur nouvel opus : « Bees And Bumblebees » (Igloo) : une happy culture affirment-ils avec une bonne dose de théâtre et d’humour (costumes d’apiculteurs, poulet à la rôtissoire, projection de rushes en fond d’écran, salle au noir, etc.). On peut y voir une manière d’allier les étincelles surréalistes du pianiste avec les ondes chaudes et classiques du trompettiste ; comme si Olivier Messiaen avait rencontré Chet Baker et Gilberto Gil. Intéressant ? Oui, mais cette union des contraires peut-elle durer ? Au Club des Congressistes, José Bedeur (b) était venu fêter ses quatre-vingt printemps avec quelques amis  : Gino Lattuca (tp), Michel Massot (tub), Michel Mainil (bs), Philippe Leblanc (ts), Pierre Bernard (fl), Charles Loos (p) et Bruno Castellucci (dm). Ce fut l’occasion de réécouter un musicien éclectique dans un répertoire assez classique fait de ses compositions (« Quarte sur table ») et de quelques standards (
« Valse Hot », « Fascination Rhythm », « Along Came Betty »). Le temps et les choix imposèrent l’impasse sur le quintet de Joachim Caffonnette (p), le trio de Pierre de Surgerès (p) et le quartet de Robin Verheyen (ts, ss) qu’accompagnaient pourtant : Bill Carrothers (p), Drew Gress (b) et Dré Pallemaerts (dm).

Le talent de Cécile McLorin Salvant (voc) avait éclaté l’été dernier au Gent Jazz Festival. La confirmation devait venir des amateurs sudistes (Wallons). Elle est arrivée ! La demoiselle a pris beaucoup d’assurance sur un répertoire qui mêle lyrics de Broadway et prêches à la manière d’Abbey Lincoln. On admire l’amplitude et la maîtrise de la voix mais aussi le ressenti profond avec « Le Front caché sur tes genoux » du poète haïtien Ida Salomon Faubert : une balade qu’on imagine sortie tout droit du « Jardin d’Hiver » d’Henri Salvador. Le choc de la première soirée, le vendredi, est arrivé dès 20 heures avec le duo extraordinaire formé par Kenny Barron (p) et Dave Holland (b). De thème en thème l’intensité du discours ira crescendo. « Conference of The Birds », « Second Toughts », puis un dedicated to Ed Blackwell … Les deux artistes alternent leurs  compositions. Complices, ils se répondent avec leur identité propre : légère, riche mais sobre pour le pianiste ; dense et volubile pour le contrebassiste. Kenny Barron rappelle, par son jeu, Duke Ellington et Oscar Peterson, puis il émaille son solo d’une digression rythmique à la Fats Waller. Dave Holland lui répond ; il danse derrière la basse alors que sa main droite multiplie les triolets. C’est un régal de la première à la dernière note. On fut bien moins surpris par la prestation du Kenny Garrett Quintet. L’altiste est apparu  un peu en-deça de ce qu’on espérait de lui. Pas de surprises, pas de critiques non plus. Juste lui : coltranien mais pas trop. Faut dire aussi qu’on aurait aimé garder en mémoire, jusqu’au bout de la nuit : la prestation idyllique du duo Barron-Holland. Et pendant ce temps-là, dans la Salle des Fêtes, Thomas Dutronc (g,voc) et ses musiciens conviaient sur scène  quelques dizaines de jeunes femmes en folie.

Samedi, j’ai brièvement découvert le trio du pianiste israélien Shai Maestro. Cet ancien accompagnateur d’Avishai Cohen déroule un jazz  teinté de traditions klezmer et orientales. Il me faudra certainement réécouter ce trio original sur la durée et dans de bonnes conditions avant de vous livrer mon appréciation. On a retrouvé Paolo Fresu (tp, flh) avec son Devil Quartet. Rien n’a changé dans la musique du trompettiste sarde, ni le répertoire (« Monte Perpetuo », « La Folie Italiana ») ni les beaux effets au travers du synthé, ni la longue note tenue – trop longtemps – en respiration circulaire. C’est bien beau quand même ! Avec Archie Shepp (ts, ss, voc) et les vingt musiciens de l’Attica Blues Big Band on se serait cru à La Nouvelle-Orléans un jour de Mardi Gras. Le vieux routier n’a rien perdu de son timbre déchirant au sax comme dans la voix. Le souffle reste  puissant, les roots omniprésents. Derrière lui, avec lui et en solos, les jeunes souffleurs frenchies s’emboîtent avec jubilation. François Théberge (ts) Sebastien Llado (tb) et le premier trompette s’interpellent en quatre-quatres et en backings derrière la vedette ; les trois chanteuses répondent et ponctuent les discours ; Reggie Washington (b, eb) soutient un tempo appuyé, inébranlable ; Famoudou Don Moye grimasse et défonce ses fûts. L’ambiance est au zénith (« Goodbye Sweet Pop », « The Sky Of My People », « Blues For Robert Georges Jackson », « Arms »). Elle retombe malheureusement à l’occasion d’un seul morceau chanté et joué au piano par Amina Claudine Myers.

Heureux d’avoir retrouvé un beau programme dans un festival qui honore la ville de mon âme et, un peu grisé sans doute, j’en ai perdu mes lunettes. L’an dernier, c’était mon portable. Bientôt, ce sera ma raison ! « Oufti », comme on dit à Liège (Note du traducteur : oufti = sapristi) !


Jean-Marie Hacquier
photo © Jos Knaepen
© Jazz Hot n°668, été 2014




Estoril, Portugal

Estoril Jazz du 3 au 11 mai 2014

C’est en décembre 2013 qu’on annonça à Duarte Mendonça, le directeur fondateur du festival « Estoril Jazz » qui en est à sa 23e édition sous sa formule actuelle, la réduction des subventions pour 2014 ; il fut donc obligé de supprimer deux concerts, ce qui réduisit le festival à seulement quatre concerts. L’alibi de la crise crée ses ravages culturels dans toute l’Europe. Heureusement la qualité était au rendez-vous, sur les quatre concerts, trois furent exceptionnels.

Le festival était dédié cette année à la mémoire de la pianiste Marian McPartland (1920-2013), et à Norman Granz (1918-2001), créateur du fameux JATP. D’ailleurs Duarte Mendonça peut-être considéré comme le Norman Granz du Portugal, créant souvent pour son festival des groupes à la façon JATP, ainsi cette année pour le premier concert avec l’Eric Alexander UK All Stars, tout à fait dans la tradition granzienne, avec en plus l’ambition de rejouer la rencontre Stan Getz-J.J. Johnson. Autour de l’excellent ténor étaient réunis le tromboniste Mark Nightingale, dans un style assez proche de J.J. Johnson, John Donaldson au piano, Arnie Somogyi à la contrebasse et Winston Clifford à la batterie, qui fut la révélation de ce concert, batteur capable de nuances, d’un puissant soutien, et d’un swing irréfragable. Le quintette s’est donc approprié quelques thèmes immortalisés par le célèbre groupe : « Blues in the closet » bien enlevé, « My funny Valentine » pris sur tempo médium-rapide, sans beaucoup d’âme hélas, « Yesterdays » avec un beau solo très chaud du tromboniste, « Billy’s Bounce » avec un ténor du feu de dieu, et quelques autres thèmes. Le contrebassiste joue d’une pompe aérienne très chantante ; il est le pilier du groupe. Prestation bien dans la tradition du JATP en somme, mission accomplie par l’Eric Alexander UK All Stars pour le plus grand plaisir du public.
Les duos peuvent être une solution de facilité pour les festivals en mal de subventions, mais il y eut des duos formidables, et des chefs-d’œuvre depuis les débuts du jazz, qu’on se rappelle King Oliver-Jelly Roll Morton, ou encore Louis Armstrong-Earl Hines (Weatherbird 1928). Eh bien, avec les deux duos du festival on était pratiquement sur ces hauteurs là.

Kenny Barron, Dave Holland © Serge Baudot

Deuxième concert avec, donc, un duo de poids : Kenny Barron-Dave Holland, deux Jazz Heroes avec un passé à faire se pâmer tout jazzman débutant, et les autres ! Leur programme était basé sur leurs propres compositions à l’exception de « Segment » de Charlie Parker pour un solo d’anthologie de Dave Holland, « Day Dream » de Billy Strayhorn  en ballade pleine de retenue et de profondeur, et « If I should loose you » de Ralph Rainger en rappel de toute beauté. Un autre moment fort fut l’interprétation de « Wheeler » de Kenny Barron en hommage à Kenny Wheeler. Le jeu raffiné, surprenant, d’un swing imperturbable de Kenny Barron fait merveille, et il pourrait dire de lui-même, paraphrasant Henri Calet qui écrivait: « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. », « Secouez-moi, je suis plein de blues ». Quant à Dave Holland c’est merveille que de le voir heureux derrière sa contrebasse, dont il joue finalement à la façon d’un guitariste, d’ailleurs sa position, si on l’imagine assis, serait celle effectivement d’un guitariste. Il utilise les quatre doigts de la main droite, ce qui lui donne une dextérité et une vélocité incomparable, et une grande richesse de voicing dans les accords. Ce duo n’était pas un bassiste qui accompagne un pianiste mais un véritable ensemble. Le plus impressionnant c’était leurs « chases » quand l’un joue quelques phrases, l’autre les reprend, s’en empare et les développe, et le premier rebondit et ainsi de suite, avec une hauteur et une qualité d’inspiration à couper le souffle.


Troisième concert, avec pour la première fois à « Estoril Jazz » un groupe italien ; malheureusement celui-ci a été un peu décevant. Il s’agissait du Francesco Cafiso Quarteto, le leader au sax alto, Mario Schiavone au piano, Giuseppe Bassi à la contrebasse et Roberto Pistolesi à la batterie. La déception est venue de Francesco Cafiso lui-même : excellent technicien de l’alto, mais il manque complètement d’inspiration et d’idées dans ses impros. Ses solos sont tous bâtis sur le même processus, il enfile des phrases montantes-descendantes avec saut brutal dans l’aigu, ou dans le grave, des staccatos, etc. Il alla même jusqu’à martyriser « Body and Soul ». Le batteur manque totalement de swing. Bref la mayonnaise n’a pas pris ; ce sont des choses qui arrivent.

Uri Caine, Dave Douglas © Serge Baudot

Dernier concert avec un autre duo de choc, complètement différent du premier, pour un jazz assez particulier, mais pas inattendu, quand on connaît les deux musiciens, toujours à la recherche d’aventures musicales, Dave Douglas et Uri Caine avec quelques morceaux de leur disque « Present Joys, » dans lequel ils utilisent des thèmes de « The Sacred Harp Tradition » dont certains chants vieux de 300 ans (ce qui est vieux pour les Etats-Unis), ainsi que d’autres de leurs propres compositions issus de la même veine. Là aussi, comme avec Barron-Holland, il n’y a pas un musicien qui accompagne l’autre, mais un véritable ensemble à deux voix. Tous deux jouèrent acoustique, ce qui est un rare plaisir d’entendre le son des instruments dans leur vérité. Dave Douglas est un maître de la trompette : son cuivré, maîtrise de toute la tessiture, phrasé délié, attaques impeccables, dextérité, et surtout une imagination infinie.  Uri Caine est un pianiste complet, aussi à l’aise dans le piano romantique, que dans tous les styles de piano jazz. Ces chants sont abordés d’une façon très intense, quasi religieuse, à tel point qu’on entend souvent de véritables gospels, d’autres fois on croirait avoir à faire à un « lied ». Parfois la trompette dans le grave rejoint le violoncelle, voire la voix humaine, avec d’époustouflantes montées en douceur vers l’aigu. Le tout avec un sens des nuances, du poids des silences, de la majesté de la musique.

Duarte Mendonça a été l’un des pionniers, à Cascais (qui jouxte Estoril) notamment, un lieu historique, car en novembre 1971 il s’y est déroulé le premier festival de jazz au Portugal, qui apportait une grande bouffée d’air frais dans le marasme culturel de ce pays sous la dictature salazariste (après Salazar mort en 1970 ce fut certainement pire avec Caetano) qui dominait le Portugal depuis 1933. Il a fallu la Révolution des Œillets du 24 avril 1974 (fêtée cette année avec de magnifiques et immenses photos relatant ce fait historique, dans les rues et sur les places de Lisbonne) pour que les Portugais retrouvent leur liberté. Donc pendant 3 ans ce festival de Cascais a été un point de résistance, la foule (plus de 10 000 personnes) venait s’y défouler en jazz. Il y eut d’autres personnages important pour le développement du jazz : Joao Braga, Heitor Lourenço, mais surtout Duarte Mendonça, qui reprit le flambeau, et continue, 40 ans après, à faire vivre le jazz, et à produire ce bijou de festival qu’est « Estoril Jazz ». On ne comprend pas que les édiles, et les instances officielles, n’aient pas l’ambition de défendre et d’aider ce festival qui fait partie du patrimoine portugais. Les générations passent, la mémoire s’efface, de plus en plus vite, hélas.
Serge Baudot
Texte et photos
© Jazz Hot n° 668, été 2014