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Esaie Cid, Petit Journal Montparnasse, 2015 © Patrick Martineau
Esaie CID


To Art with love

Cela fait dix ans qu’Esaie Cid promène sa fine silhouette dans les clubs de la capitale. Il appartient à cette génération de musiciens parisiens (il est barcelonais de naissance : le 22 janvier 1973), dont l’âge tourne autour de la quarantaine, et qui ont fondé leur expression sur le middle-jazz et le bebop, proposant une relecture du répertoire ou composant dans cette esthétique: Nicola Sabato, Mourad Benhammou, Fabien Mary, Hugo Lippi, Laurent Courthaliac, etc. Une génération qui rappelle celle des «Young Lions» américains des années quatre-vingt-dix.
Artiste d’une grande humilité, tourné vers l’étude des maîtres et une compréhension profonde du jazz, Esaie Cid est un altiste d’une grande finesse, doté d’un swing très naturel et d'un phrasé qui fait référence à Benny Carter et Charlie Parker, selon le contexte.
Depuis quelques temps, il se consacre à la musique d’Art Pepper, avec une proximité évidente. Une relation intime qui va prochainement déboucher sur un disque.

Propos recueillis par Jérôme Partage
Discographie Guy Reynard

Photos Patrick Martineau et Jose Horna


© Jazz Hot n°674, Hiver 2015-2016

Esaie Cid © Patrick Martineau


Jazz Hot: Esaie, tu es né à Barcelone, une ville où le jazz a toujours été présent malgré le contexte politique de l’Espagne…

Esaie Cid: J'ai entendu du jazz depuis toujours, notamment grâce à la passion de mon frère aîné pour cette musique. Je me souviens en particulier d'un vinyle avec des enregistrements des débuts du label Blue Note. Entendre Edmond Hall et Sidney Bechet sur ces disques m'a donné envie de jouer de la clarinette. Ensuite, je suis passé  au saxophone et, à un moment donné, tout en sachant déjà que je voulais consacrer ma vie à la musique, j'ai hésité entre le jazz et le classique. Ma rencontre avec Oriol Bordas, qui dirigeait le Barcelona Jazz Orchestra, au milieu des années 1990, à été décisive; j'ai complètement basculé dans le jazz.

Lors de notre dernière rencontre, en 2006 (Jazz Hot n°635), tu te produisais avec le groupe Jazzpel…

Je venais d’arriver à Paris avec ce projet en main: un quintet vocal dont j’étais le directeur musical. Quand le projet s’est arrêté, cela m’a donné la possibilité d’approfondir mon travail de musicien, c’est-à-dire d’étudier. J’ai commencé à me produire en sideman. C’est ce qui m’a nourri, à tout point de vue. Il y a plein de musiciens extraordinaires à Paris et travailler avec eux apporte beaucoup. Je me suis également produit en leader, en trio ou quartet, mais pas très fréquemment.

Avec qui as-tu joué en sideman?



Beaucoup de ces collaborations ont commencé par des concerts dans des cafés ou des clubs, sans répétition, ou très peu – ce qui est très formateur – en compagnie musiciens avec lesquels je me suis retrouvé en empathie, sur le plan esthétique. J’ai participé à plusieurs projets de Mourad Benhammou, en quartet, en quintet. On a d’ailleurs enregistré, cette année, aux côtés d’un contrebassiste japonais, Masatoshi Shoji. Le plaisir d’être sideman c’est d’avoir juste la responsabilité d’être musicien… Il y a eu également des concerts au sein de big bands, que ce soit celui de Michel Pastre, depuis environ deux ans, ou celui de Jean-Pierre Derouard, que j’accompagne également dans son projet autour d’Armstrong. Ceci m’a d’ailleurs donné l’occasion de me remettre à la clarinette qui est mon premier instrument. Je participe aussi à un autre big band, le Red Star Orchestra, dont le chef d’orchestre, Johane Myran a réalisé des arrangements pour la chanteuse de variétés Olivia Ruiz qui voulait s’essayer au jazz. Récemment, on a enregistré un disque chez Label Bleu avec Thomas de Pourquery sur lequel il chante des standards, façon crooner. Il chante très bien d’ailleurs. C’est un projet qui sort un peu de mes habitudes, et pour lequel on me demande de faire les choses autrement. Sinon, j’ai aussi écrit des arrangements pour différents orchestres. C’est une discipline que j’ai cherché à approfondir.

Quels musiciens t’ont marqué ces dernières années?

Il y en a tellement… Outre ceux dont j’ai déjà parlé, je pense à Fabien Mary, Hugo Lippi, Gilles Réa, Dmitry Baesvsky, Laurent Courtailhac. J’ai également été véritablement nourri par l’arrivée à Paris de Luigi Grasso. C’est toujours un plaisir d’aller l’écouter ou de faire le bœuf avec lui. Sinon, j’ai été très marqué par Harry Allen. Il était venu à Paris il y a cinq ou six ans. Côtoyer quelqu’un comme ça, c’est un privilège. L’autre soir, j’ai vu Alain Jean-Marie au club Autour de Midi. André Villéger est passé, et ils ont joué ensemble avec une envie intacte et une véritable profondeur. C’est une vraie leçon.

Gilles Seemann, Philippe Pilon, Fabien Mary, Esaie Cid, Petit Journal Montparnasse, 2015 © Patrick Martineau


Qu’en est-il de tes projets en leader?

Après Jazzpel, je n’avais pas envie de porter de projet régulier. Puis, il y a eu ce quintet avec Fabien Mary, Hugo Lippi, Fabien Marcoz et Mourad Benhammou en hommage à Art Pepper. On a fait quelques concerts avec cette formation. Art Pepper est au centre de mes projets depuis deux ou trois ans. C’est notamment son répertoire que j’interprète dans la partie musicale d’une pièce de théâtre, La Solitude du coureur de fond, adapté d’une nouvelle d’Alan Sillitoe. Ce projet s’est réalisé grâce à l’intelligence et la sensibilité du comédien et metteur en scène, Patrick Mons. Il m’a contacté alors que je commençais à m’intéresser à la vie d’Art Pepper et à relever sa musique.

Pourquoi cette affinité avec Art Pepper?

Beaucoup de gens me disaient que j’avais dû beaucoup écouter Art Pepper, mais ce n’était pas le cas. Je ne l’avais jamais écouté attentivement en fait. Et quand je me suis mis vraiment à écouter sa musique, j’ai découvert quelque chose de proche de ma démarche. Il y avait là des penchants qu’il me paraissait intéressant d’exploiter. De toutes façons, avec le jazz, on ne cesse jamais d’étudier.

La relecture du répertoire, c’est aussi une forme de création…

Absolument. Ça fait vingt ans que je fais ce métier. Au début, on est plein d’enthousiasme, et on fonce. Puis, on commence à se poser des questions, surtout quand on a des goûts plutôt axés vers la tradition. Aujourd’hui, avec le recul, je trouve que cela a beaucoup de sens, tant quand on est honnête dans sa démarche. L’essentiel est de faire ce qu’on aime. Pour moi, ça va d’Armstrong jusqu’à Charlie Rouse. Il faut donc mettre les mains dans le cambouis et travailler! Alors, d’une certaine façon, ce jazz de tradition vit en toi; et quand tu joues cette musique-là, au final, le résultat c’est ce que tu es. Par ailleurs, malgré l’ambiance culturelle morose, le fait est que beaucoup de musiciens, en tous cas à Paris, ont une démarche similaire. C’est donc bon signe. Ce qui me rend aussi plus serein dans mon rapport à la tradition c’est qu’on est enfin sorti du débat des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix qui consistait à se demander où et qui était le nouveau génie qui allait révolutionner le jazz, sans quoi cela signifiait que le jazz était mort. Aujourd’hui, on voit bien que l’innovation s’est arrêtée, même si ce n’est pas un constat unanime. Pour autant, le jazz continue d’exister. Quand on fait un hommage à Art Pepper, certains peuvent dire que c’est passéiste. Pour paraître plus «moderne», il faudrait donc jouer du Albert Ayler? Sauf qu’il y a à peine dix ans d’écart entre ces deux musiciens. En suivant cette logique, il ne faudrait jouer que de l’électro…

Philippe Pilon, Fabien Mary et Esaie Cid, Petit Journal Montparnasse, 2015 © Patrick Martineau


C’est toute l’absurdité d’une vision uniquement chronologique du jazz…

Oui, car ça revient à dire que Zola c’est mieux que Balzac juste parce que c’est un peu plus récent! Bien sûr, il y a une production musicale contemporaine et parfois de grande qualité. Mais qu’en restera-t-il? Personne ne peut démontrer que c’est la forme nouvelle de ce
que nous appelons le jazz. C’est d’ailleurs un questionnement qui s’exerce aussi dans la littérature et dans l’art. On attend l’artiste de génie qui va apporter la prochaine révolution esthétique. Or, j’ai plutôt l’impression qu’on est aujourd’hui sur une fin de cycle. Mais ce n’est pas une réflexion pessimiste. Le cycle reprendra un jour. En tous cas, notre rôle prend sens dans la transmission. Celle-ci ne peut s’effectuer que par la tradition orale, le contact et l’écoute. Nous avons reçu cet héritage de la part des musiciens qui avaient eux-mêmes côtoyés leurs aînés. Nous sommes donc nous aussi des passeurs.

Il y a encore quelques décennies, les grands artistes pouvaient jouir d’une large popularité. Mais aujourd’hui, la renommée médiatique occupe tout l’espace et elle a peu à voir avec le génie…

Oui. A une époque, il y avait des bagarres entre partisans de Verdi et de Wagner… C’étaient eux les «stars» et pourtant ils avaient un message complexe et profond. Quand la célébrité ne bénéficie pas à ce qui a vraiment de la valeur, c’est que la société n’est pas saine. Ce qui est intéressant avec le jazz, c’est que cette musique est née avec le XXe siècle et s’est développée en même temps que l’industrie du spectacle. Le jazz est donc une réussite assez unique: l’essor conjoint d’une culture, d’une culture authentique, et de l’industrie.

Que penses-tu du recul du jazz au sein des grands festivals de jazz qui se pensent à présent comme des
«événements culturels»?

Ce n’est pas un phénomène nouveau. On l’a vu arriver depuis longtemps. Mais je pense que les vrais amateurs de jazz, qui l’écoutent avec leurs tripes, ressentent que ce n’est pas n’importe quelle musique. C’est une passerelle vers des choses à la fois viscérales et ancestrales. Mais le public consumériste se nourrit de choses superficielles, qui ne sont complexes qu’en apparence. C’est à l’opposé de la démarche de l’amateur de jazz qui me fait penser à la Grèce antique, à ces philosophes qui discutaient entre eux. Les idées circulaient comme ça, au sein d’une communauté qui regroupait finalement une population restreinte. Je pense que la communauté des amateurs de jazz, des gens qui comprenaient vraiment cette musique, a toujours été restreinte, même à l’époque où le jazz était en vogue. Et l’apparition du disque a permis que cette communauté existe sur le plan international. Pour moi, la dimension humaine reste primordiale. D’ailleurs, je suis rarement arrivé à entrer dans la musique quand les concerts se tenaient devant une foule. J’ai l’impression que la quantité affecte la qualité. Ça nuit à la subtilité. Quand tu regardes ce film de 1959 sur le Festival de Newport, Jazz on Summer’s Day, l’assistance paraît être à taille humaine. Les images sont paradisiaques… La dimension humaine, on la perd aussi avec Internet, même si c’est un outil intéressant. On a trop d’informations, et ça finit par rendre indifférent: on est au courant de toutes les catastrophes horribles à travers le monde, mais on ne peut pas passer notre temps à pleurer sur tous les drames. J’espère qu’on finira par trouver un juste équilibre.

Esaie Cid © Patrick Martineau


Par ailleurs, le jazz possède une dimension civilisationnelle qui est porteuse de valeurs humanistes et d’universalité, contrairement à des formes d’expression musicales plus agressives…

Je n’avais pas pensé qu’on pouvait envisager le jazz comme une civilisation, mais c’est vrai… Depuis les années soixante, on s’est mis à faire l’apologie du rebelle. Etre contestataire est devenu la bien-pensance. Je pense que des artistes comme Molière, ou comme les jazzmen, étaient véritablement subversifs parce qu’ils ne cherchaient pas à l’être. Ils dérangeaient parce qu’ils étaient vrais. Ils dérangeaient les pantouflards de la pensée. Mais encore une fois, je ne suis pas dans une position passéiste: je crois qu’il faut aller de l’avant, et je suis heureux de vivre dans mon époque, malgré tout. Mais on voit bien, objectivement, que la machine a gagné trop de terrain sur l’homme. Tout le monde convient que l’industrie agro-alimentaire produit massivement une nourriture de mauvaise qualité qui détruit la planète et nuit à la santé. On pourrait avoir la même réflexion concernant l’industrie culturelle et les nourritures de l’esprit…

Nous sommes le 16 novembre 2015. Il y a trois jours, Paris était le théâtre d'un assassinat de masse. Comment l’artiste peut-il réagir à cela?

D’abord en ressentant les choses, comme une être humain. En pensant aux victimes, aux blessés, à leurs proches. Puis, s’informer le plus et le mieux possible. Faire appel à la raison pour ne pas se laisser manipuler. Si on doit mourir, au moins qu’on ne meurt pas con! J’ai joué dès le lendemain des attentats. Beaucoup de clubs étaient fermés, mais je me produisais au Café Laurent, à Odéon, qui est aussi un hôtel. Les clients n’étaient pas sortis de la journée mais ils sont venus au concert. Ça a été salutaire, pour eux comme pour moi.

Quels sont tes projets?

L’année prochaine, je vais enregistrer un disque en quartet, pour la première fois. Ça sera le résumé de mon travail de ces dernières années. Je l’envisage comme le premier d’une série. Mais je suis à la recherche d’un producteur… Un autre projet auquel je tiens, c’est le quintet monté par François Laudet pour jouer la musique de Gene Krupa.

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Michel Pastre et Esaie Cid, Fond'Action Boris Vian 2105 © Jose HornaContact: esaie.cid@gmail.com

Discographie


Leader
CD 2003. Pa walloo!, Jazzpel (autoproduction)
CD 2004. Let Them Talk, Jazzpel (
autoproduction)
CD 2005. Live à l’Archipel, Blue Saphir 1060
CD 2011. Trocadéro Jazztet and Sisters, autoproduction

Sideman
CD 1999. Barcelona Jazz Orchestra (Feat. Jesse Davis), September in the Rain, Swingfonic Productions 03
CD 2012. Olivia Ruiz, Sings for the Red Star, Polydor 00309 (Universal)
CD 2013. Jean-Pierre Derouard, Storyville Stomp, autoproduction
CD 2015. Masatoshi Shoji, Paris Serenade, Woody Music 1540291
CD 2015. Dominique Magloire, Travelling with Billie, Gospel sur la colline SAS 749002

à paraître (2016): Long After Midnight, Lisa Lindsay (voc)


Vidéos

Jean-Pierre Derouard (dm) Big Band, Petit Journal Montparnasse, Paris (10 mars 2010)

https://www.youtube.com/watch?v=Hi_LZulcJ_8

Trocadéro Jazztet and Sisters, Sunset, Paris (2012)

https://www.youtube.com/watch?v=vjFYUzdnpvc&feature=youtu.be

Esaie Cid (as) et Alessandro Sgobbio (p), Fondation Hospitalière Sainte-Marie, Paris (28 avril 2013)

https://www.youtube.com/watch?v=h95sW5SV5Y4



Esaie Cid Quintet, Autour de Midi... et Minuit, Paris (28 mars 2014)
Esaie Cid (as), Fabien Mary (tp), Hugo Lippi (g), Fabien Marcos (b) et Mourad Benhammou (dm)

https://vimeo.com/133506693



Esaie Cid and Friends, Sainte-Adresse (21 février 2015)
Esaie Cid (as), Julien Ecrepont (tp), Hugo Lippi (g), X (b) et Mourad Benhammou (dm)

https://www.youtube.com/watch?v=5x6jRkp6OP0

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