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Yusef Lateef

23 déc. 2013
9 octobre 1920 à Chattanooga, Tennessee - 23 décembre 2013, Shutesbury, Massachusetts
© Jazz Hot n°666, hiver 2013-2014



Né William Emanuel Huddleston le 9 octobre 1920 à Chattanooga (Tennessee),
Yusef Lateef, le saxophoniste et flûtiste est décédé le 23 décembre 2013 à Shutesbury (Massachusetts).

Sa famille s’installe tout d’abord à Lorain (Ohio) puis Detroit en 1925 où le père travaille dans une usine fabriquant des sommiers. Sa mère jouait du piano à l’église et son père chantait. Enfant unique, le jeune William allait écouter le groupe qui se produisait au cinéma au-dessus duquel il vivait. Il commence le saxophone alto à 18 ans et, sous l’influence de Lester Young, passe bientôt au ténor. Sous le nom de William (Bill) Evans, il joue avec les musiciens de Detroit : Kenny Burrell, Milt Jackson, Paul Chambers, Elvin Jones…

Il fait ses armes auprès de  Lucky Millinder (1946), Hot Lips Page, Roy Eldridge… puis tourne avec le grand orchestre de Dizzy Gillespie en 1949 et joue brièvement dans l’orchestre de Count Basie avant de retourner à Detroit pour s’occuper de son épouse malade et de leurs deux enfants. Il travaille dans une usine Chrysler quelques années.
En 1950, il se convertit à l'islam ahmadiste, comme Ahmad Jamal, et change de nom. Il étudie la flûte à Wayne State University.

Il commence à enregistrer en avril 1957 pour Savoy lors de trois session qui donneront trois albums différents connus sous des titres variés (Morning ou Before Dawn, Jazz Moods avec Ernie Farrow, b ; Louis Hayes, dm ; Curtis Fuller, tb ; Hugh Lawson, p). Il enregistrera ensuite abondamment pour Riverside et Prestige. Il commence à étudier le hautbois en 1958 avec Ronald Odemark du Detroit Symphony Orchestra puis retourne à New York en 1959.



Dès la fin des années cinquante, (1957, Other Sounds ou Prayer to the East avec Hugh Lawson, Wilbur Harden ; 1958, At Cranbrook avec Frank Morelli, bs), il incorpore des éléments d’exotisme afro-orientaux (à l’instar de Dizzy Gillespie dont il reprend le « Night in Tunisia »). Il joue alors avec Charles Mingus, Donald Byrd et participe abondamment au sextet de Cannonball Adderley (1962-1964). Il s’agit de sa période la plus créative en leader. Sa musique suivra alors les sentiers inventifs d’un swing ouvert aux dissonances et aux couleurs exotiques typique des années soixante (1961, Eastern Sounds et Into Something, avec Barry Harris ; 1961, The Centaur and the Phoenix, avec un magnifique Kenny Barron de 17 ans ; 1964 : Live at Pep’s avec Mike Nock, p ; 1965 : Psychicemotus et Reevaluation: The Impulse Years, avec Georges Arvanitas, p). De fait, ce sont des sonorités qui évoquent moins l’Afrique ou l’Orient que le jazz new-yorkais et californien de cette époque aventureuse mais ancrée dans son langage, ce qui explique sa créativité et sa vitalité.

Outre le saxophone ténor avec lequel il s’exprime de manière à la fois subtile et robuste, Yusef Lateef introduit tout un arsenal de flûtes venues de traditions musicales diverses (flûte en bambou, shanai, argol, sarewa) et même le shofar. On ne cesse de souligner cet dimension exotique de sa musique, mais il s’inscrit dans la tradition du jazz, fondée sur la technique classique : il continue du reste d’étudier la flûte, avec Harold Jones et John Wummer à la Manhattan School of Music où il obtient une licence en 1969 puis un master en 1970. Il y donnera aussi des cours avant de devenir enseignant au Manhattan Community College (1972–1976). Il tourne alors avec de superbes groupes comme son quartet avec Kenny Barron, Bob Cunningham et Albert Heath (1973, Hush ‘n Thunder avec Jimmy Owens en invité).

Sa musique est parfois hétéroclite (1971-73, Part of the Search : ténor de big band à l’ancienne sur « K.C. Shuffle », swing charleston mécanique sur « Superfine » ou « Strange Lullaby » avec flûte et bruitages de ronflements !). Dans le même esprit sonore que d’autres jazzmen des années soixante et soixante-dix comme Roland Kirk, Gary Bartz, John Stubblefield, Billy Harper ou Jimmy Heath, il joue un mélange de jazz et de funk agrémenté de percussions et de synthétiseurs aux réussites variables (1973, The Gentle Giant, avec Ray Bryant, Eric Gale… ; 1976, The Doctor Is in … and out avec Kenny Barron, Ron Carter, Dom Um Romao, Al Foster, Billy Butler, Anthony Jackson…).
 
Résistant au mot « jazz » qu’il jugeait dégradant, il avait systématiquement remplacé ce mot par « autophysiopsychic music » en tant que la musique provient de chaque identité « physique, mentale et spirituelle ». C’est du reste le titre d’un de ses albums (1977, avec Art Farmer, Eric Gale, Steve Gadd).

Parallèlement, il a toujours été intéressé par l’écriture d’œuvres ambitieuses, comme sa Blues Suite (Suite 16), créée en 1969 par l’orchestre symphonique d’Augusta en Géorgie. En 1974, la NDR Radio et l’orchestre de Hambourg lui commandent le poème symphonique Lalit.

Entre 1981 et 1985, Yusef Lateef enseigne au Center for Nigerian Cultural Studies de Ahmadu Bello University à Zaria au Nigeria où il fait des recherche sur la flûte fulani (1983, In Nigeria).



Sa musique des années quatre-vingt verse dans le bruitisme d’ambiance (1988, A Concerto for Yusef Lateef ; 1989, Nocturnes) ou des tentatives plus ou moins maîtrisées (1991, Encounters où il joue de tous les instruments, y compris le piano avec comme invitée Nnenna Freelon).

En 1992, il fonde son propre label, YAL Records, et collabore abondamment avec le percussionniste Adam Rudolph. Dès lors, il reprend un rythme d’enregistrement exigeant, jusqu’à quatre albums par an, dans des formats multiples où domine l’expérimentation orchestrale ou électronique absconse (1997, Sonata Fantasia avec Alex J. Marcelo ; 1997, Chnops, Gold and Soul). Simultanément, il retourne au jazz qu’il a toujours pratiqué et croise la route de Von Freeman (1992, The Tenors of Yusef Lateef & Von Freeman), René Mc Lean (1993, The Tenors of Yusef Lateef & René McLean) et Ricky Ford (1994, The Tenors of Yusef Lateef & Ricky Ford) dans des rencontres mises en forme de manière assez originale et tumultueuse. A cette époque marquée par son retour au jazz, il avait fait la couverture de Jazz Hot en 1999 (n° 565) avec une longue et belle interview. Il conservait même avec l’âge une sonorité puissante et vivante.

Sa maison d’édition musicale, Fana Music, a aussi publié de nombreux manuels (Yusef Lateef’s Flute Book of the Blues, A Repository of Melodic Scales and Patterns, 123 Duets for Treble Clef Instruments…).

Enseignant à Amherst, artiste prolifique, il a écrit deux courts romans (A Night in the Garden of Love et Another Avenue ainsi que deux recueils de nouvelles Spheres et Rain Shapes) ainsi qu’une autobiographie, The Gentle Giant, co-écrite avec Herb Boyd. Il reçoit en 2010 le National Endowment for the Arts Award. Il a pu démontrer auprès des frères Belmondo (2005, Influence) qu’il n’avait rien perdu de son envie de jouer et de tourner dans un contexte jazz.

On a parfois voulu en faire un précurseur des musiques du monde. Outre que le terme ne rime à rien (y a-t-il des musiques hors du monde ?) et constitue une simple valorisation exotique des musiques non-occidentales sans comprendre leurs logiques culturelles propres, Yusef Lateef s’est souvent contenté de jouer du jazz, incorporant dans ce langage des éléments extérieurs, comme Duke Ellington, Randy Weston, Stan Getz, et beaucoup d’autres jazzmen avant et après lui. Il a de fait apporté des couleurs orientales, notamment à la flûte, qui ont contribué à la diversification sonore du jazz, ce qu’il ne faut pas confondre avec l’adoption ou la pratique de langages musicaux distincts du jazz ni avec la dilution de composantes hétérogènes dans des mélanges superficiels, ce qu’il a aussi pratiqué. Il a ainsi beaucoup produit de musiques peu audibles qui ne correspondaient qu’à une démarche très personnelle, peu susceptible d’être communiquée. Il reste l’un des très rares solistes convaincants en jazz au hautbois. Plutôt que les bruitages exotiques et animaliers (2000, Beyond the Sky, avec Adam Rudolph), ou la dispersion autour d’un discours spiritualiste et théorique, le meilleur de sa musique est évidemment le jazz, dont il aura été un interprète original et sensible.
Jean Szlamowicz


Interview et discographie

Jazz Hot n° 565