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David S. Ware

15 juin 2012
Biographie par Frank Steiger

David S. Ware

Biographie


© Jazz Hot n° 660, été 2012

David Spencer Ware
est né le 7 novembre 1949 à Plainfield dans le New Jersey, à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de New York et à quelques kilomètres de Scoth Plains, une ville de taille modeste (45 000 habitants) où il grandit dans un milieu populaire entouré d’une mère repasseuse et d’un père ouvrier dans une aciérie. La plupart des rues du quartier ne sont pas pavées et ses souvenirs d’enfance sont marqués par les rugissements des moteurs de Pontiac GTO qui s’en échappent et par la poussière qui s’en soulève à certains moments de l’été confinant les enfants à l’intérieur. A côté de la maison familiale se trouve une modeste église baptiste dont les tambourins, les guitares, les cris, les battements de mains ou de pieds sur le sol, la batterie et l’orgue immergent ses années d’enfance dans la musique de l’église afro-américaine. Le jeune David S. Ware découvre le monde de la ville non pas avec New York mais avec Newark, l’une des capitales du gospel, où la famille se rend ponctuellement pour assister au culte de la congrégation beaucoup plus importante de l’église de Hopewell.


A Scotch Plains, il n’y a guère de musiciens dans son entourage. Le père et les frères de sa mère s’adonnent bien à la musique à leurs heures perdues sur différents instruments mais sans ostentation puisqu’il ne l’apprendra qu’une trentaine d’années plus tard. Au-delà de l’église baptiste, dont son grand-père est le diacre, son intérêt pour la musique est éveillé par les jingles de la télévision et surtout par la collection de 78 tours de son père qui donnent à ses premiers souvenirs musicaux les voix et les sons de Dinah Washington, d’Illinois Jacquet, de Billie Holiday, de groupes de gospel, du « honky tonk et de ténors qui jouent vraiment avec leurs tripes ». Quelques disques d’un voisin lui permettent de se familiariser avec des enregistrements plus récents tandis qu’il révise ses classiques avec les émissions de Symphony Sid à la radio. Il y entend deux saxophonistes ténors qui le touchent plus particulièrement : Lester Young et Coleman Hawkins. Le ténor est l’instrument favori de son père, et celui-ci l’incite à choisir le saxophone plutôt que la batterie, son premier choix, lorsque l’école lui donne la possibilité de pratiquer un instrument. Après une première année d’initiation sur une flûte en plastique, il peut avoir accès, à l’âge de 10 ans, à un saxophone alto. Une année plus tard, sa stature lui permet de passer au baryton dont il joue dans différentes formations, marching band, dance band, jazz band, concert band ou big band, mises sur pied par les établissements fréquentés au fil d’un cursus scolaire qui permet à ses affinités musicales de trouver un environnement favorable. Au lycée plus particulièrement, il reçoit le soutien d’enseignants dévoués, dont un professeur de musique qui convainc ses collègues de faire preuve d’indulgence à son égard étant donné ses dons musicaux. Parallèlement à des initiations à la contrebasse et au basson, c’est durant ses années de lycée qu’il a l’occasion d’adopter l’instrument de Sonny Rollins, musicien qu’il admire tout particulièrement depuis qu’il a dépensé ses premiers dollars pour un disque The Bridge. Cela ne s’est pas fait sans hésitation puisque au rayon nouveauté du disquaire se trouve alors aussi les débuts de John Coltrane sur Impulse! avec Africa/Brass, mais il émane quelque chose d’indescriptible de la photographie de Sonny Rollins sur la pochette qui finalement dicte son choix. The Bridge marque le retour du saxophoniste après un retrait de la scène au milieu d’une période de pleine effervescence pour le jazz marquée notamment par l’arrivée d’Ornette Coleman à New York. Après les affinités particulières que le jeune David S. Ware se découvre avec Coleman Hawkins et Lester Young, John Coltrane et Sonny Rollins, ainsi que Gene Ammons dont il apprécie tout particulièrement l’album Boss Tenor, deviennent ses modèles.


Si l’alto et le baryton sont deux instruments associés à sa formation musicale, il pratique le ténor d’une manière plus personnelle, à son domicile, et plus intensive aussi. Alors que sur le baryton, il joue des parties écrites et répétitives, le ténor se révèle l’instrument par lequel atteindre le but qu’il s’est fixé depuis quelques années : devenir musicien de jazz. Et sa pratique, à l’écart, du ténor lui permet aussi de poser les bases de conceptions musicales personnelles menant au développement d’une voix singulière ; étape alors nécessaire et naturelle sur la voie de l’objectif qu’il s’est fixé. Ce sont ses disques qui vont lui servir de guide sur ce chemin, le plus souvent solitaire, dans un quartier où ne se trouvent que deux ou trois autres musiciens.


Pendant les vacances scolaires, il joue néanmoins toute la journée avec un voisin batteur, et il verra en ces heures de duo, ténor et batterie, l’origine de sa prédilection pour le rythme et la mélodie ; l’absence d’instruments harmoniques ou de contrebasse ne se faisant pour lui jamais ressentir. Il connaît les accords, mais il les joue comme il en a envie, sans respecter un ordre particulier ; ce qui lui a permis, selon lui, de développer une approche des accords différentes de celle de musiciens travaillant sur des grilles, stimulant sa créativité sur le plan harmonique. Cette expérience trouve un prolongement avec un trio, avec batterie et deux saxophones, monté au temps du lycée.


Durant cette période de développement, il reçoit un précieux encouragement sous forme de lettres que lui écrit Sonny Rollins après qu’un ami de David S. Ware lui a parlé de ce jeune admirateur, et il approfondit sa connaissance du jazz au contact direct de ses interprètes en se rendant régulièrement, dès 1964, dans les clubs new-yorkais. Etant donné son jeune âge et celui de ses amis saxophonistes qui l’accompagnent, la présence d’un adulte est tout d’abord nécessaire pour se rendre au Five Spot ou au Village Vanguard, des lieux qui lui permettent d’entendre en direct les développements récents du jazz, la new thing d’Archie Shepp et de John Coltrane, mais aussi Sonny Rollins dont il peut enfin faire la connaissance. Cette rencontre lui confirme la relation particulière qu’il entretient non seulement avec sa musique mais aussi avec la personne qu’il a toujours eu l’impression de connaître. Et même si l’influence de John Coltrane est tout aussi importante sur son développement musical, c’est en Sonny Rollins qu’il voit un père spirituel. De son côté, Sonny Rollins perçoit la passion qui anime ce jeune musicien, lui qui, adolescent, fan de Coleman Hawkins, l’attendait en bas de chez lui. Il invite David S. Ware et ses amis à passer toute la soirée à sa table lorsqu’il joue au Village Vanguard, avant de les raccompagner à Brooklyn au petit matin. Au milieu de leurs premiers échanges, Sonny Rollins cherche à le sensibiliser à des conceptions symboliques du phénomène musical et à lui faire remarquer que la musique est partout, qu’elle n’appartient à personne, ni au saxophoniste adolescent, « ni à Miles, ni à Monk ». Interrogé trente-cinq plus tard sur la chose la plus importante que son mentor lui a apprise, David S. Ware, après un long silence, répond : « D’être sensible à sa propre musicalité. D’être sensible à soi-même. » Durant une nuit de 1966, très tard après avoir joué au Village Vanguard, Rollins lui enseigne une technique à la fois instrumentale et respiratoire ancestrale qui lui est chère en raison de ses fortes ramifications spirituelles. Il s’agit de la respiration circulaire, qu’il tenait de Thelonious Monk, et dont David S. Ware fera un grand usage. Elle sensibilise aussi l’adolescent à la pratique du yoga, que Sonny Rollins étudie en 1967 dans un ashram en Inde, et pose les bases de son propre intérêt pour la spiritualité indienne. Celui-ci est favorisé par son rejet du christianisme dont le message ne le convainc pas et dont il se méfie suite à sa fréquentation de l’église familiale où il a découvert l’hypocrisie, les abus et le goût de l’argent.


Entre ses heures d’échanges informels entre ténor et batterie et la rencontre avec Sonny Rollins, David S. Ware fait ses débuts professionnels dans le cadre de l’Exposition universelle de New York de 1964. Il s’y produit au sein du Westfield New Jersey Community Dance Band à Flushing, alors qu’à quelques pas de là, les Beatles remplissent le Shea Stadium dans le cadre de leur première grande tournée américaine de trente dates. Une importante foule se rendant au stade défile devant la scène extérieure où se produit l’orchestre de jazz du New Jersey. Peut-être quelques personnes y prêtent une oreille plus ou moins curieuse mais une mutation culturelle est en marche. Le public occasionnel du jazz qui faisait la relative popularité dont il jouissait encore quelques années auparavant redirige en masse sa consommation et ses intérêts musicaux vers la musique pop ou le rock qui font l’objet d’un matraquage promotionnel sans précédent. Une dizaine d’années plus tard, le batteur Art Taylor, figure très active de la scène new-yorkaise des années cinquante et du début des années soixante, ne trouve plus suffisamment de travail et migre vers l’Europe. Il se met à recueillir des témoignages d’autres musiciens pour un livre d’entretiens. Une des questions qui revient le plus souvent porte sur les conséquences de l’arrivée des Beatles aux Etats-Unis qui est perçue comme un tournant aux conséquences néfastes par nombre d’entre eux.


Les débuts de la carrière musicale de David S. Ware s’inscrivent dans ce contexte particulier, plus difficile pour ceux qui veulent se lancer dans le jazz que cela ne l’a jamais été auparavant. Il n’est pas pour autant complètement décourageant car depuis le milieu des années cinquante, le développement d’une avant-garde au sein du jazz a montré la possibilité de survivre, mais il ne faut pas en espérer plus, en jouant cette musique pour un public restreint. Le bouillonnement créatif de ses acteurs, Cecil Taylor, Ornette Coleman, Eric Dolphy, John Coltrane, Archie Shepp, Sun Ra ou Albert Ayler, est une incitation à se consacrer à la musique en dépit de circonstances peu favorables. Et c’est bien de ces artistes que la musique de David S. Ware procède ; ce sont eux qui accompagnent son développement, eux qui le marquent profondément lorsqu’il assiste à leurs concerts, à l’instar de Pharoah Sanders qu’il entend pour la première au côté de John Coltrane et de percussionnistes africains en 1966 ; eux encore qu’il mentionnera trente ans plus tard lorsqu’on lui demandera de dresser une liste de ses enregistrements préférés. Il citera Ornette on Tenor d’Ornette Coleman (1961), Our Man in Jazz et The Bridge de Sonny Rollins (1962), Unit Structures de Cecil Taylor (1966), Fire Music et On This Night d’Archie Shepp (1965) et Meditations et Cosmic Music de John Coltrane (1965 et 1966). Il déclarera aussi que durant les années soixante, il ne faisait qu’écouter de la musique et qu’il en a ainsi écouté pour le restant sa vie.


Après avoir terminé le lycée, David S. Ware quitte Scotch Plains durant l’été 1967 pour Boston. Il a obtenu une bourse pour poursuivre des études musicales à Berklee. Il y suit notamment des cours avec Joe Viola et Charlie Mariano, et participe à un big band dirigé par Herb Pomeroy dont l’enseignement de la structure musicale en termes de tension harmonique aura une grande influence sur lui. Mais il y découvre surtout une fabrique de jazzmen dans un cadre rigide auquel chaque étudiant doit se plier. Un arrangement pour trois souffleurs qu’il a écrit se voit qualifier de « bon pour la poubelle » devant toute la classe par un enseignant profitant de cette occasion pour faire comprendre à tous les étudiants que c’est là que devrait se trouver la musique d’Ornette Coleman et d’une manière générale les musiciens dont David S. Ware se sent proche. Pour lui, l’enseignement de Berklee devient dès lors un contre-modèle ; un moyen d’apprendre ce qu’il ne faut pas jouer plutôt que ce qu’il faut jouer. Il a 17 ans dans une époque de contestation politique, sociale et culturelle, notamment celle des Afro-Américains et celle d’une jeunesse qui s’affirme comme groupe social, et se définit par des goûts et des valeurs en rupture avec ceux de la génération précédente. Sa confrontation avec l’institution devient, pour lui, celle de deux philosophies de la musique qui donne naissance à une « saine résistance », le poussant à maîtriser ce que l’on attend de lui afin de donner une certaine légitimité à ce qu’il veut faire. A la volonté d’enseignants plus ou moins inconnus de lui faire changer de voie, il peut opposer les encouragements de Sonny Rollins, mais suivre un cursus d’études comme contre-exemple tient plus de la boutade, au mieux d’un refuge rassurant temporaire. La rupture est inévitable et, l’année suivante, il est renvoyé de Berklee. Après une période durant laquelle il préfére ne pas évoquer cet épisode pour ne pas être associé à cet établissement, il n’hésite pas à aborder par le suite le sujet dans des interviews, en en faisant même l’objet d’une certaine fierté. Il reconnaîtra tout de même aussi y avoir acquis des connaissances musicales dont il n’aura perçu le potentiel que des années plus tard.


Ses études avortées, il ne quitte pas pour autant Boston. La concentration de musiciens qu’il y trouve, entre les étudiants de Berklee ou du New England Conservatory et les professionnels de la scène locale, crée un environnement stimulant, propice aux rencontres et aux échanges autour d’une même passion. Durant ses trois semestres à Berklee, il a eu l’occasion de participer à des groupes d’étudiants dont un quintet, avec le trompettiste Stanton Davis qui se consacrait aux compositions de Wayne Shorter. Son activité musicale ne se limitait déjà pas au collège et, durant cette période, il s’est produit aux côtés de Cedric Lawson, Art Lande, Bob Neloms ou Michael Brecker à l’Université de Boston, pour une radio de collège, dans les festivals locaux ou au Black Avant Garde Coffee House. Il côtoie des musiciens plus âgés, en qui il voit ses premiers mentors et qui lui font mieux connaître la « nouvelle musique ». Parmi eux, le saxophoniste Joe Hanna joue un rôle important dans sa vie, non sans écho avec celui de Sonny Rollins, en le sensibilisant à la méditation et au yoga et en partageant avec lui ses idées sur le potentiel de la musique. C’est aussi à Berklee qu’il rencontre le pianiste Cooper-Moore, alors connu sous le nom de Gene Ashton. Ils ne jouent ensemble qu’après que celui-ci a quitté le collège. Tous deux font leur premier pas en studio à l’initiative du pianiste, électrique pour l’occasion, pour un duo dont la musique terminera sur un documentaire promotionnel pour un centre de réinsertion professionnelle.


Avec Joe Hanna, qui opte pour le nom d’Abdul Hannah, il met sur pied The Third World, un groupe dans lequel leur ténor et leur alto se mêlent à des congas et à une voix, mais aussi vraisemblablement à un violon et à un piano électrique. Au répertoire et à la croisée de deux mondes figurent « Hey Jude » ou « Eleanor Rigby » des Beatles servant de base à des improvisations collectives marquées par des musiques latines et africaines. Au sein de ce groupe, David S. Ware enregistre, dans le salon d’Abdul Hannah, son premier album en 1968. Il y est crédité en tant que « saxophoniste ténor, compositeur et diplômé du Tiers-Monde et montagne de son » par Abdul Hannah qui signe un texte dans lequel se lisent les aspirations spirituelles (ici d’inspiration musulmane) et politiques couramment répandues dans le monde du free jazz, épousant les thèmes du radicalisme afro-américain valorisant la culture « noire », le panafricanisme et le rapprochement avec les pays du tiers-monde ayant subi l’oppression coloniale. L’inscription de David S. Ware dans une musique d’inspiration arabo-africaine ne dure pas très longtemps. Peu de temps après avoir enregistré avec Abdul Hannah, il tombe malade et retourne chez ses parents durant presque une année. Par la suite, ces influences exogènes durables chez de nombreux musiciens issus comme lui de l’avant-garde afro-américaine des années soixante ne seront guère perceptibles dans sa musique.


Pendant ce temps passé dans le New Jersey, il commence à jouer à New York et essaie de tisser des liens avec sa communauté musicale. Un après-midi, il revoit par hasard Sonny Rollins et lui déclare vouloir jouer pour lui. Une première prestation privée dans l’appartement de Sonny Rollins à Brooklyn ravive leur relation et ouvre une période de rencontres régulières durant lesquelles les deux saxophonistes travaillent ensemble. Ces échanges musicaux n’ont rien de formel. Ils ne jouent aucun morceau, aucune structure, aucune mélodie traditionnelle et David S. Ware est surpris d’entendre son aîné jouer des choses inhabituelles, différentes de tout ce qu’il a enregistré et de ce qu’il joue en public. Leurs deux voix se mêlent et se confondent parfois au point où, à la réécoute, les oreilles pourtant avisées d’Andrew Cyrille ne seront pas capables de les distinguer. Ces rencontres peuvent être rapprochées de l’intérêt, une dizaine d’années plus tôt, de Sonny Rollins pour Albert Ayler, bien que David S. Ware ne soit alors pas à un stade de son développement musical comparable à celui de ce dernier. Les échanges entre les deux saxophonistes et leur aîné rappellent que l’histoire du jazz et, dans ce cas plus précis, le lignage de musiciens descendant de Coleman Hawkins étaient une base commune et un point de rencontre et d’influences mutuelles pour des musiciens que la critique a souvent présenté comme appartenant à deux univers hermétiques. Leur « père », Coleman Hawkins qui meurt cette année-là a d’ailleurs joué lui-même un rôle de transmission directe en s’intéressant de près aux nouvelles générations de saxophonistes qui ont défilé chez lui jusqu’à Eric Dolphy. De Coleman Hawkins à David S. Ware en passant par Sonny Rollins apparaît l’importance de la figure du mentor dans l’apprentissage musical et notamment dans celui de la « nouvelle musique » à laquelle va s’adonner David S. Ware. Le rôle du mentor prolonge l’adoubement par les pairs qui faisait les renommées dans le milieu du jazz jusqu’aux années soixante alors que Berklee et les autres lieux d’enseignement supérieur dévolus au jazz qui sont depuis apparus proposent un autre modèle de reconnaissance relevant du domaine académique.

Alors que David S. Ware passe son temps entre le New Jersey et New York, Cooper-Moore est resté à Boston et joue avec The Rosewater Foundation (un groupe qui s’appelait encore les Afro-Jazz Messengers quand le saxophoniste a quitté Boston). Jumma Santos en est le leader mais le pianiste en écrit les arrangements et suggère d’engager David S. Ware qui fait ainsi son retour à Boston ; mais c’est à un autre groupe qu’il va se consacrer : le trio Apogee fondé avec Cooper-Moore et le batteur Marc Edwards. Les trois musiciens sont alors en musique un peu comme d’autres sont en religion, pratiquant le célibat pour concentrer leur énergie sur la musique. « Nous nous entraînions, se souvient Cooper-Moore, répétions, nous entraînions, répétions, obsédés par notre place dans l’histoire de la musique, nous nous entraînions, répétions, obsédés. Nous organisions nos propres concerts. Partout où on nous laissait jouer. Personne ne composait pour ce groupe. Nous commencions simplement à jouer et nous nous arrêtions. Nous ne parlions jamais de ce que nous allions jouer. Apogee était comme un mariage. »

Depuis Boston, David S. Ware continue à rendre visite à Sonny Rollins qui se tient à nouveau en retrait de la scène musicale. Celui-ci lui fait des remarques précieuses à propos de son groupe, et  lorsqu’il revient sur le devant de la scène, il invite Apogee à ouvrir pour lui au Village Vanguard, le temps d’une soirée d’avril 1972. Le trio s’est alors transformé en quartet avec l’arrivée du contrebassiste Chris Amberger, et cette soirée leur offre une rare occasion de se faire entendre sur une scène consacrée. « Nous avions le soutien du Maître, se rappelle Cooper-Moore. Nous montions sur scène comme s’il s’agissait d’un vaisseau spatial et décollions. Des membres du groupe de Sonny et d’autres amis musiciens étaient assis à l’arrière de la scène. Je pouvais les voir rigoler et se balancer d’avant en arrière. « Ouais, je me disais, ça leur plaît ! » Je ne sais pas depuis combien de temps nous jouions, mais les éclairages de la scène ont commencé à clignoter. Max [Gordon, le patron du Village Vanguard] piquait une crise et voulait que nous quittions la scène. Nous avons joué jusqu’à ce que la musique s’arrête. Ensuite quelque chose d’étrange s’est produit. Le groupe de Sonny est monté sur scène et ils étaient si remplis d’énergie que Sonny pouvait tout juste les contrôler. Ils voulaient y aller, y aller, y aller. Pauvre Max… Il n’aimait pas le genre de musique que nous jouions et s’était fait un point d’honneur à ne pas engager les musiciens qui la jouaient. »


Dans ce contexte, les engagements d’Apogee n’entraînent pas de revenus suffisants pour assurer la subsistance de ses membres, et David S. Ware travaille comme chauffeur de taxi à Boston. L’activité est suffisamment lucrative pour qu’il envisage d’acheter la voiture de ses rêves, une Corvette 1954, mais lorsqu’il est sur le point de l’acquérir, Cooper-Moore lui dit qu’il est temps qu’ils aillent s’installer à New York.


Le pianiste y loue tout un immeuble de quatre étages au 501 de Canal Street, au sud de Greenwich Village, pour 550 dollars par mois. David S. Ware s’installe avec le saxophoniste Alan Braufman dans un des appartements et partage l’espace collectif au rez-de-chaussée dans lequel est installé un piano et une batterie. L’intimité développée à Boston au sein du groupe s’y renforce encore par cette cohabitation, mais l’immeuble devient aussi un point de rencontre musicale : répétitions, enregistrements, jam-sessions ou concerts peuvent s’y tenir tout au long de la journée, et l’un des appartements est laissé vacant pour y accueillir des musiciens de passage. Il trouve ainsi sa place sur la carte des lofts qui donnent son nom à la scène musicale réunissant des musiciens comme Sam Rivers, David Murray, Butch Morris, Arthur Blythe, Don Pullen, Rashied Ali ou Frank Lowe que David S. Ware côtoie dans des lieux tenus par des jazzmen avides d’une indépendance garante de liberté de création. William Parker se souvient du 501 Canal Street comme d’un temple, d’un lieu très créatif dont de nombreux musiciens ont fait leur terrain d’apprentissage. Dans ce nouveau contexte, la pratique musicale de David S. Ware s’enrichit et évolue. Il commence à coucher sa musique sur papier et, au gré des rencontres musicales, la géométrie de son groupe varie : de nouveaux batteurs ou un second souffleur apparaissant, un contrebassiste disparaissant.


William Parker se souvient aussi des membres d’Apogee comme assez isolés au sein de la communauté musicale des lofts où se distinguent plusieurs camps. Ils se produisent néanmoins les mardis au Studio RivBea de Sam Rivers, chez Andrew Cyrille et même quelquefois dans un magasin d’oreillers qui met à disposition un espace dans l’arrière-boutique où ils jouent durant l’après-midi pour quiconque passerait par là et voudrait s’arrêter. David S. Ware débute aussi une collaboration avec Cecil Taylor, l’un des musiciens qui le touchent le plus, durant ses premiers mois new-yorkais. Il l’a écouté pour la première fois au Slug’s en 1967, et lui a parlé pour la première fois un ou deux jours plus tard après une rencontre due au hasard. Au début des années soixante-dix, il lui a manifesté à deux reprises son intérêt pour jouer avec lui. Entre temps, par l’intermédiaire de ses étudiants à l’Université du Wisconsin, le pianiste a eu vent des activités d’Apogee à Boston ; le groupe dans sa formation originale rappelant d’ailleurs son trio inhabituel avec Jimmy Lyons (as) et Sunny Murray (dm). Il engage ainsi le saxophoniste, Marc Edwards et le nouveau contrebassiste d’Apogee, Marc Safra, pour participer au concert de son grand orchestre à Carnegie Hall de 1974 à l’occasion duquel David S. Ware fait la rencontre de William Parker. Le pianiste fait ensuite appel à ses services et à ceux de Marc Edwards pour son quintet complété par son fidèle collaborateur Jimmy Lyons (as) et Raphé Malik (tp), qui a aussi parfois joué avec Apogee, pour des concerts new-yorkais et une tournée californienne.


David S. Ware joue régulièrement dans les groupes du pianiste jusqu’à la fin de l’année 1977, dans différentes villes des Etats-Unis, du Canada et d’Europe, où il découvre un public qui lui paraît plus ouvert, plus « sophistiqué » que celui de New York. L’intensité de la musique de Taylor et le mode de fonctionnement du groupe participent à son développement musical. A son approche du saxophone tout d’abord, lui qui utilisait déjà l’embouchure la plus grande opte pour des anches plus solides qui résistent un peu plus longtemps à la pression. Son jeu privilégiant une approche émotionnelle l’amène à ne pas respecter scrupuleusement les partitions au grand désarroi de Cecil Taylor. Celui-ci l’incite à penser l’improvisation comme un problème à résoudre au sein d’une composition et à prendre plus de temps pour construire ses solos, notamment en les organisant autour de phrases renvoyant à l’écriture du leader dans laquelle la ligne prime sur le cadre. Il joue ainsi des lignes mélodiques qui sont connectées les unes aux autres, sans que ces connexions soient dictées par le cadre ou par une suite harmonique ; ce qui rappelle sa manière personnelle de travailler quand il débutait au ténor. Il se familiarise encore avec d’autres conceptions de la structure musicale, avec des moyens de jouer sur les répétitions, de recourir à des motifs, sans se répéter.


Même s’il perçoit cette musique comme venant avant tout du cœur, comme la vraie soul music, les capacités cérébrales sont aussi particulièrement sollicitées ; ce qui lui confirme l’importance de mener une vie garantissant leur meilleur fonctionnement. Ce processus de création lui demande une certaine « purification » avant de s’y lancer. Il faut être constamment prêt, et pour jouer cette musique il ne peut dissiper son énergie. Dans sa première interview européenne, accordée au New Musical Express durant la tournée européenne de l’été 1976 avec l’Unit de Cecil Taylor, il exprime déjà la haute idée qu’il se fait du rôle du musicien et de l’éthique qu’elle engendre, prolongement des premières années monastiques d’Apogee : « Un musicien est une personne de très haut calibre car le son est la force la plus puissante de l’univers. Nous devons avoir une compréhension du monde suffisante pour fixer notre concentration au-dessus de toutes les mauvaises conditions, la route, les chambres d’hôtel, c’est ça, comme un prêtre, comme un yogi, un soufi. Le potentiel est là. Il n’y a pas de raison que nous fassions des choses qui nous soient nocives (...) Notre attention devrait toujours porter sur l’essence des choses. »


Le parallèle entre la pratique de la musique et une démarche spirituelle joue déjà un rôle important dans son mode de pensée, et il accompagne toute sa carrière. Il remonte à Sonny Rollins dont le rôle de père spirituel a mené David S. Ware à s’intéresser à tout ce qui intéressait Rollins sans d’ailleurs que Rollins ne s’en rende compte. Cet intérêt se voit ensuite renforcé par l’écoute de John Coltrane qui le fait concevoir la musique comme un moyen d’accéder à la transcendance. Il trouve dans la pensée indienne un soutien à sa démarche artistique : se connecter à une force créative, l’intégrer à sa vie et essayer de conserver une approche ouverte de la musique plutôt que d’être limité par ce que quelqu’un d’autre en pense. Ainsi dès le courant des années soixante-dix, les pratiques du yoga et de la méditation occupent un rôle central, au côté de celle de la musique, dans sa vie quotidienne.


Depuis le milieu des années cinquante, les jazzmen sur lesquels on impose l’étiquette d’ avant-garde ont souvent en commun des expériences dans lesquelles la musique dialogue avec d’autres formes d’expression artistique : poésie, théâtre, danse ou cinéma le plus souvent, et tous portant généralement aussi l’étiquette d’avant-garde. Peut-être en raison de sa recherche d’une sorte de pureté musicale, la carrière de David S. Ware est quasiment exempte de telles expériences qui inscrivent la pratique du jazz dans le cadre plus large de la vie artistique, new-yorkaise plus particulièrement. Cependant son travail au côté de Cecil Taylor l’amène à enregistrer de la musique pour la compagnie de danse d’Alvin Ailey, et surtout à participer à l’adaptation de la pièce A Rat’s Mass d’Adrienne Kennedy que le pianiste transforme en un collage de dialogues et de musique pour lequel acteurs et musiciens (dont Jimmy Lyons, Rashid Bakr, Andy Bey et Jeanne Lee) partagent la scène de La Mama, un théâtre de l’East Village.

Le théâtre d’Adrienne Kennedy combine expressionnisme et surréalisme, en recourant à l’utilisation de masques, à des musiques inhabituelles, à des symboles chrétiens et païens, à différents acteurs jouant un même personnage ou à la transformation de personnages en d’autres personnages. Elle est l’un des rares dramaturges afro-américains de son temps à ne pas s’exprimer dans une veine réaliste et ses pièces jugées parfois hermétiques la situent sur le terrain de l’avant-garde théâtrale de l’époque. Lors d’une répétition du spectacle de Cecil Taylor basé sur sa pièce, c’est pourtant elle qui va permettre à David S. Ware de prendre conscience que malgré sa volonté d’affirmer une personnalité musicale différente, alternative, il fait partie d’une tradition : « Mme Kennedy m’a dit un jour : "David, cette phrase que tu viens de jouer me rappelle Ben Webster” […] J’ai dit : "Ah bon ?” ». Et ça m’a fait comprendre quelque chose. J’ai tout juste 20 ans, je viens d’arriver à New York, et je suis là pour prouver quelque chose. Et parfois on oublie son lien avec le passé, qu’on est une partie d’une chaîne. Il y a aussi ce préjugé contre la musique que nous jouons qui pousse à se dire encore plus : « Ok, vous ne nous acceptez pas, vous ne comprenez pas ce que nous faisons, nous allons rester dans notre quartier, etc. » Bon, pour moi, Sonny a toujours été un musicien très actuel, il était comme l’un des nôtres, et cela m’a fait oublier que Sonny avait les mêmes racines qu’eux. J’ai alors réalisé : « Mon gars, tu fais partie de cette tradition aussi. Ne crois pas toutes ces histoires comme quoi nous serions dans notre coin. On fait partie de cette tradition. Comme Cecil et tous les autres, nous faisons tous partie de cette tradition. » Sur la base de cette prise de conscience, il évoque, des années plus tard, que ce qu’il fait est similaire à ce que faisait Coleman Hawkins ou Lester Young. Ils appartiennent à une même lignée, et sa musique n’existerait pas sans tous ces musiciens qui l’ont précédé. Il prend ainsi conscience d’être entré en musique par l’avant-garde et d’être ensuite remonté à Coleman Hawkins, Ben Webster et Gene Ammons.

En parallèle avec son travail auprès de Cecil Taylor, il développe d’autres associations musicales au sein desquelles les batteurs jouent un rôle central. Il y a tout d’abord Andrew Cyrille et son groupe Maono avec qui il commence à jouer, deux mois après le concert de Carnegie Hall, au Studio Rivbea. Le groupe est à géométrie variable, mais le saxophoniste en est un pilier, participant à l’enregistrement de son album Celebration (suivi de quatre autres) et à quelques prestations dans les lofts new-yorkais qui sont les seules traces de l’activité de David S. Ware pour l’année 1975 retrouvées par son sessionographe Rick Lopez. Le batteur l’apprécie tant pour les nouvelles idées qu’il apporte lors des concerts que pour sa ponctualité aux répétitions. De son côté, le saxophoniste trouve chez Andrew Cyrille une dynamique de groupe différente de celle de Cecil Taylor, plus proche de la sienne, avec son ancrage dans le blues, le rôle central conféré au saxophone en l’absence de piano et l’approche rythmique différente pour chaque morceau. Cette nouvelle collaboration lui permet de développer une autre facette de sa personnalité en se concentrant sur les fondamentaux. Par rapport à la musique de Cecil Taylor, celle-ci lui semble plus libre mais aussi plus traditionnelle avec ses morceaux plus courts et ses références directement issues des jazzmen qui les ont précédés, et le travail avec Andrew Cyrille joue assurément un rôle important dans son évolution après la prise de conscience de son rattachement à une tradition stimulée par Adrienne Kennedy.

En février 1976, il enregistre en duo avec William Hooker, un batteur avec qui il se produit en trio avec le saxophoniste Alan Braufman et l’année suivante il rejoint, tout comme Raphé Malik, le 360° Ensemble de Beaver Harris avec qui il a joué au sein de l’Unit de Cecil Taylor. Il accorde à Beaver Harris, un rôle important dans son développement en tant que musicien grâce à ses conseils de discipline et à l’enrichissement qu’il lui apporte de ses conceptions rythmiques et plus particulièrement à propos des mesures.

En 1977, David S. Ware enregistre son premier album, Birth of Being. Sa publication engendrera du ressentiment au sein d’Apogee, qui se produit sporadiquement, menant à la fin de l’aventure. Il s’agit effectivement dans les faits d’un enregistrement du groupe réunissant ses membres fondateurs Marc Edwards et Cooper-Moore. Celui-ci a réuni les fonds pour le produire mais le saxophoniste en a vendu les bandes à bas prix au label suisse Hat Hut qui les a sorties sous son seul nom et non pas sous celui du collectif.

Quelles qu’en soient les circonstances, l’intérêt pour cette musique manifesté par un label européen s’inscrit dans l’intérêt pour le free jazz sur ce continent tout au long des années soixante-dix. Plus qu’aux Etats-Unis, les festivals et surtout les labels européens offrent à ses interprètes des lieux d’expression incontournables et nécessaires à leur démarche artistique qu’ils veulent sans compromission commerciale. En 1978, c’est en Europe qu’il se produit (festival de Willisau) et enregistre (pour Black Saint) avec Andrew Cyril. Cette même année, il enregistre à nouveau un album sous son nom à Paris en solo, tel qu’il le voulait, et en duo avec le violoncelliste Jean-Charles Capon selon le désir de Jef Gilson, producteur de la session. Durant les trois années suivantes, il revient chaque année en Europe au sein de Maono. Puis en 1981, l’année de la publication de Birth of Being, il emprunte de l’argent à son père pour payer le voyage vers l’Europe à son groupe, et pouvoir ainsi tourner pour la première fois sous son nom durant six semaines. Il est accompagné de Cooper-Moore, Beaver Harris et Brian Smith. Etape incontournable dans la vie de ces musiciens, l’Europe n’est pas pour autant la Terre promise. La tournée est un désastre, et elle se termine « avec un manager  véreux » qui les embarque dans un enregistrement d’un concert parisien pour lequel il n’y a pas eu de promotion et donc un public des plus clairsemés. L’expérience de cette tournée se révèle si horrible pour Cooper-Moore qu’à son retour aux Etats-Unis, il détruit son piano.
La fumée qui s’échappe de son arrière-cour et les poubelles remplies de petits marteaux et de morceaux métalliques qu’emportent les éboueurs loin de la maison du pianiste ne laisse pas présager un avenir radieux pour la décennie qui débute.

De retour d’Europe, David S. Ware reprend son activité de chauffeur de taxi pour rembourser l’argent que lui a avancé son père et, sur le plan musical, il entame une nouvelle collaboration faite d’engagements très ponctuels avec le batteur Milford Graves avec qui il joue en duo ou dans son trio complété par Hugh Glover au piano et aux anches. Une nouvelle ère s’ouvre au début des années quatre-vingt qui n’est guère favorable à une carrière musicale répondant aux préoccupations artistiques de David S. Ware. La situation est plus favorable pour le jazz en général qu’elle ne l’était quand il faisait ses débuts professionnels mais elle est dominée par une approche rejetant les composantes apportées par son " avant-garde " du milieu des années cinquante aux années soixante-dix, et par différentes formes de fusion à visée commerciale et au goût plus ou moins douteux. L’univers culturel dans lequel est ancré la musique du saxophoniste se voit dénigré, chacun à leur manière, par les musiciens les plus médiatisés de l’époque, Miles Davis et Wynton Marsalis. Durant les années soixante-dix, le quotidien des musiciens n’était pas forcément facile sur le plan matériel mais la certaine autonomie trouvée grâce à la " scène des lofts " le rendait très riche sur le plan créatif. Or les mutations socio-économiques de la ville de New York ne permettent plus aux musiciens de s’offrir de tels lieux et petit à petit ceux qui formaient cette scène se dispersent. Quelques-uns vont s’installer un temps en Europe mais là non plus le climat ne leur est plus aussi favorable. Certaines structures, labels ou festivals, sont toujours actives mais les idéologies à tendance libertaire ou révolutionnaire qui faisaient une partie du succès du " free jazz " en Europe passent de mode et les " musiques improvisées " européennes conquièrent de plus en plus d’espaces jadis occupés par ces jazzmen américains " radicaux ".


A l’orée de cette nouvelle décennie, David S. Ware exprimait sa volonté de se faire connaître en tant que leader et de pouvoir présenter au public sa musique dans toutes ses dimensions : " Je veux que les gens comprennent que je peux m’inscrire dans tout le spectre musical. Et que tout ce que je joue repose sur des fondations très profondes. Je crois que je suis représentatif de ce que je ressens comme une nouvelle conscience parmi les musiciens. Pour moi, c’est quelque chose de holistique : la musique pour moi s’intègre à un tout, elle a à voir avec la spiritualité, la philosophie, le mode de vie, avec tout, 24 heures sur 24. Cela a vraiment à voir avec la vie et la raison pour laquelle, je pense, nous avons reçu un corps humain. Cela a à voir avec la recherche de ce qu’est l’homme et pour moi il n’y a pas de séparation entre ceci et la musique. Je pense que la musique est faite pour étendre la conscience et c’est ce que je pense que je fais. "


Son objectif de présenter sa musique au public devra être différé et en attendant David S. Ware continue à conduire son taxi dans les rues de Manhattan. Ce sera son métier durant quatorze ans. De temps à autre, il cesse de faire défiler les rues perpendiculaires new-yorkaises pour faire entendre quelques heures son saxophone sur des scènes de la ville, en trio avec Beaver Harris et Brian Smith, dans le Centering Ensemble de William Parker réunissant dix musiciens et deux chanteurs, ainsi qu’au sein d’un trio mis sur pied par ce dernier et complété par le batteur Dennis Charles le temps d’un enregistrement resté inédit. En 1984 et 1985, on le retrouve au sein de formations américaines réunies par le saxophoniste allemand Peter Brötzmann. On y retrouve aussi son compatriote Peter Kowald à la contrebasse avec qui David S. Ware commence à jouer pour ses propres projets new-yorkais au Sweet Basil ou au Carnegie Recital Hall où son trio complété par Andrew Cyrille ouvre pour le trio de Peter Brötzmann avec William Parker et Pheeroan akLaff. Il participe aussi au Sound Unity Festival organisé dans l’East Village par Peter Kowald avec une volonté de réunir des musiciens et des danseurs européens, américains et asiatiques évoluant dans les milieux du jazz et des musiques improvisées. Pour cette occasion, David S. Ware est à la tête d’un trio réunissant Brian Smith et Beaver Harris. La distinction entre leader et sideman est souvent floue dans cette musique et c’est plutôt sous la forme d’un quartet collectif qu’il se produit encore un soir de janvier 1985 au Sweet Basil avec le contrebassiste allemand, Bill Dixon au bugle et Andrew Cyrille. Le club le plus prisé des amateurs de jazz avec le Village Vanguard affiche alors sa volonté de présenter durant deux semaines le " nouveau jazz qui a été négligé par les clubs durant les vingt années précédentes ". Le quartet succède ainsi à Anthony Braxton, au big band de Gunther Hampel, au Brass Fantasy de Lester Bowie ou au World Saxophone Quartet, tous témoignant de la vitalité de cette scène musicale disparate mais qui ne retrouvera que rarement la scène de ces clubs vitrines du jazz new-yorkais. Dans la foulée, le trio de Peter Kowald et l’Alarm Orchestra de Peter Brötzmann donnent l’occasion à David S. Ware de tourner à nouveau en Europe en avril 1985. La grande formation du saxophoniste allemand lui donne l’une des rares occasions de sa carrière de jouer avec des musiciens européens. Mais David S. Ware est alors déjà un musicien avant tout préoccupé par sa propre musique et préfère généralement rester patiemment à l’écart de la scène musicale, attendant de se sentir prêt à la faire entendre. Ses journées se structurent autour des heures passées dans son taxi, ses pratiques du yoga et de la méditation et celle du saxophone. Sa conception de la méditation n’est d’ailleurs pas sans analogie avec l’improvisation telle que le jazz l’a façonnée : " Quand vous êtes assis en méditation, vous commencez avec une forme – vous êtes cette personne dans cette position, avec ce nom –  et vous abandonnez tout ça et allez d’une forme à l’absence de forme et revenez à la forme. En fait, c’est ce que fait la musique. Elle va du fini à l’infini, des limites à l’illimité ".


Son éloignement de la vie musicale se fait aussi géographique lorsqu’il rachète la maison où il a grandi à ses parents partis jouir de leur retraite sous des cieux plus cléments. Son retour à Scotch Plains avec sa femme et ses deux chiens lui fait prendre des distances avec sa famille musicale dont les activités réduites se concentrent dans le Lower East Side. Cela lui vaudra parfois une réputation d’ermite mais durant cette période il prend le temps de coucher sa musique sur papier, soucieux de rendre compte de la variété de ce qu’il entend dans sa tête ; un processus qui lui donne l’occasion d’exprimer son rapport à ses influences : " J’ai toujours écouté de près les maîtres et j’ai toujours voulu laisser ce que j’aime entrer par mes oreilles et le reconstituer d’une manière différente au travers des forces de mon propre système nerveux musical ". La frénésie urbaine n’est pas son milieu de prédilection et là où il a grandi, il trouve le calme qui lui est nécessaire pour les activités qui rythment son quotidien et auxquelles peut s’ajouter le tir ; l’archerie (et mêmes le tir au pistolet et le boomerang) étant pour lui une autre forme d’exercice de concentration.


Généralement, il refuse les engagements en tant que sideman, trouvant difficile de se trouver sous l’égide de quelqu’un d’autre. En décembre 1987, il travaille néanmoins dans le Solomonic quartet / quintet de Ahmed Abdullah, trompettiste chez Sun Ra depuis 1975. Un engagement de deux jours à la Knitting Factory est suivi d’un enregistrement pour le label suédois Silkheart, fondé deux ans auparavant et qui se propose d’enregistrer les jazzmen américains s’inscrivant dans la continuité d’Ornette Coleman, Cecil Taylor ou Albert Ayler à un moment où aucun label américain ne leur offre des possibilités de le faire.


David S. Ware attire l’attention du label qui lui propose d’enregistrer son propre album quatre mois plus tard. Dans l’intervalle, il le prépare en jouant quelques concerts dans les bibliothèques new-yorkaises et à la Knitting Factory avec à la batterie Marc Edwards qui fait son retour sur la scène musicale après dix ans d’absence et à la contrebasse William Parker. Tous deux l’accompagnent sur Passage to Music enregistré les 4 et 5 avril 1988 qui marque le réel début de sa carrière en tant que leader, sept ans après la publication sous son nom de l’album d’Apogee et la désastreuse tournée européenne qui l’a suivie. Le temps d’un morceau chacun, il troque son ténor contre un saxello et un stritch, deux instruments qu’il ne pratique que depuis six mois, et qui renvoient à l’univers de Rahsaan Roland Kirk. D’ailleurs à l’instar de ce dernier qui déclarait que son idée de jouer simultanément de ces différents saxophones lui était venue en rêve, l’acquisition par David S. Ware d’un stritch s’est fait le lendemain d’un rêve dans lequel il tenait une note particulièrement épanouissante sur un instrument qui lui était alors inconnu.


Il revendique l’influence directe de Roland Kirk, un musicien qui après son décès en 1977 est tombé dans un demi-oubli, sans doute car trop " free " pour le mainstream dominant et trop " populaire " ou " commercial " pour les tenants de l’avant-garde. Mais Roland Kirk et son jeu de ténor puissant et si original appartient pleinement dans le lignage de saxophonistes auquel David S. Ware s’inscrit. Il était allé l’écouter plusieurs fois sur scènes dans les années soixante et soixante-dix et il voit en lui un lien manquant entre deux générations de saxophonistes, capable d’épouser l’approche de l’une tout comme celle de l’autre. Toujours sous l’influence de Roland Kirk, il commence à travailler la flûte durant cette même année.


Après Passage to Music, ses collaborations avec d’autres musiciens en tant que sideman seront très rares : quelques apparitions avec Ahmed Abdullah et un concert avec Bill Dixon en 1988, une poignée de concert avec le Corona Ensemble de Cecil Taylor l’année suivante. A des fins alimentaires, il préfère conduire son taxi ; travail aux horaires flexibles qui lui permettent de faire entendre sa musique dès qu’une occasion se présente et qui répond, au moins, à son goût pour les voitures et la vitesse. L’enregistrement de Passage to Music n’est pas immédiatement suivi de retombées significatives et il lui faut encore mettre sur pied son propre groupe pour interpréter sa musique. Il voit dans l’histoire du jazz que c’est autour d’une formation stable que la musique peut se développer le plus en profondeur et il opte pour la formation la plus classique pour un saxophoniste de jazz, celle du quartet, dont le potentiel créatif lui semble encore loin d’être épuisé. Le choix de cette formation repose aussi sur une volonté de travailler sur un certain son d’ensemble. Il ne s’exprimera rapidement plus qu’au ténor dans cette formation et à contre-courant de la majorité des groupes de la scène du Lower East Side, la présence du piano s’impose car, depuis l’époque de Berklee, il a toujours apprécié de pouvoir jouer avec un bon pianiste et il reste très attaché à la tradition du piano. L’instrument sera souvent utilisé comme garant de la stabilité de son groupe, posant de solides fondations permettant au saxophoniste de jouer avec ou contre lui.


En quête de celui qui viendra s’ajouter au trio de Passage to Music, William Parker et Reggie Workman lui recommandent Matthew Shipp. Le pianiste de 28 ans est arrivé cinq ans auparavant sur la scène new-yorkaise où, influencé par Cecil Taylor mais aussi par Thelonious Monk et Bud Powell, il peine à trouver sa place entre les tenants du renouveau bop et une avant-garde gravitant autour de John Zorn et qui n’entretient que des liens ténus avec l’histoire du jazz. Il connaît et admire déjà la musique de David S. Ware et se sent parfaitement dans son élément lorsqu’ils commencent à jouer ensemble ; le saxophoniste lui " donnant la liberté d’être [lui]-même ". David S. Ware est satisfait de l’entente sur le plan musical mais tout aussi important est de ressentir une forme d’harmonie spirituelle. Une des raisons pour lesquelles il ne travaille pas en tant que sideman, c’est qu’il n’apprécie pas l’attitude des musiciens qui boivent, fument ou négligent le sérieux que requiert la pratique de cette musique. Il est très sensible aux personnalités avec qui il fait de la musique et le jeune pianiste remplit ses exigences. Ils se produiront en duo de manière très ponctuelle dès l’année suivante, délivrant lors de ces prestations une musique totalement improvisée, sans répétition préalable, et reposant sur différents types d’énergie.


Le David S. Ware Quartet fait ses débuts en studio, durant trois jours de 1990, toujours pour Silkheart, lors d’une session fleuve, produite par le saxophoniste, dont seront extraits les deux volumes de Great Bliss. Pendant dix-sept ans, ce quartet sera le véhicule de la musique du saxophoniste et l’une des rares formations connaissant pareille longévité dans l’univers du jazz, même si durant les premières années particulièrement, ses prestations sont sporadiques. Il connaîtra néanmoins quatre batteurs différents et à Marc Edwards succéderont Whit Dickey (1992-1996), Susie Ibarra (1996-1999) et Guillermo E. Brown (1999-2006) et quelques invités ou remplaçants ponctuels comme Bill Dixon (1990), Charles Gayle (1995), Roscoe Mitchell (1999), Alex Lodico (1999) ou Hamid Drake (2003). L’unité sera assurée par le fait que pendant longtemps la section rythmique constituera aussi le trio de Matthew Shipp, jusqu’à ce que le saxophoniste et le pianiste se rendent compte que cela limite leurs possibilités d’engagements, certains promoteurs rechignant à engager deux groupes, sur le papier, si proches.


Avec son attention focalisée sur son quartet, David S. Ware cherche à développer une relation entre ses membres permettant une approche intuitive de la musique garante de fraîcheur. Pour ce faire, il faut que chacun, par l’écoute, soit en accord avec les autres et reste ouvert à leurs propositions. En ne structurant pas nécessairement sa musique par des barres de mesure, de nouvelles possibilités restent toujours ouvertes mais il faut que ses accompagnateurs aient envie de s’y confronter pour que la musique parvienne à son but. Pour stimuler, cette écoute interactive, il ne préviendra jamais les musiciens des morceaux qu’il compte jouer lors d’un concert. Tout comme le son de son ténor, celui de son quartet rend sa musique immédiatement reconnaissable. Même s’il est issu du " free jazz ", le quartet a le plus souvent un fonctionnement qui le rapproche de formations d’un jazz " mainstream ". Wiliam Parker, Matthew Shipp et les différents batteurs accompagnent le leader dans sa démarche musicale ; chacun y apporte sa contribution personnelle, qui justifie sa présence en quelque sorte, mais au sein d’un cadre hiérarchisé, structuré par David S. Ware.


La première mouture du quartet a eu l’occasion de développer sa cohésion en vue de l’enregistrement de Great Bliss, avec des répétitions réparties sur trois mois en amont et cinq jours complets de travail avant d’entrer en studio. Ces répétitions jouent un rôle central dans la musique de David S. Ware, permettant de travailler sur des concepts jusqu’à ce qu’ils se " cristallisent ". Il enregistre ses différentes répétitions pour pouvoir se rendre compte de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas à la réécoute. Ce qui est satisfaisant est conservé, non pas note pour note, mais en tant qu’idée à laquelle le quartet pourra recourir et qui participe à la définition de son vocabulaire. Pour William Parker, la liberté de cette musique provient de la manière d’utiliser les formes et les sons ainsi développés lors des répétitions.


Durant ces sessions, Davis S. Ware joue tout autant du ténor, du stritch, du saxello que de la flûte avec laquelle il apparaîtra sur la pochette du premier volume. Les notes qui l’accompagnent lui donnent l’occasion de rappeler l’importance qu’il accorde à la dimension spirituelle de sa musique : " La musique doit faire ressortir la qualité intérieure des individus et de la vie. Le but premier de la musique n’est pas de divertir, mais d’élever l’esprit humain. La musique est véritablement une science. En Inde, où est probablement née la respiration circulaire, toute la science musicale vient au travers de la méditation. Elle a été révélée par le silence – voyants et saints, assis en silence ".

L’année suivante, le quartet enregistre son troisième album en deux ans, non plus pour Silkheart mais toujours sur un label extra-américain. Flight of I paraîtra au milieu des productions de l’un des plus beaux catalogues du jazz des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, celui du label japonais DIW où se côtoient l’Art Ensemble of Chicago, David Murray, John Hicks, James Williams ou James Blood Ulmer. Une partie de ce catalogue est relayée aux Etats-Unis par Columbia et ce sera le cas pour cet album sur lequel David S. Ware enregistre pour la première fois des standards depuis ses solos parisiens de 1978. Son choix d’enregistrer " There Will Never Be Another You " renvoie à l’univers de Sonny Rollins qu’il a entendu jouer de nombreuses fois ce thème alors qu’il était adolescent au point où il l’associe à l’univers du saxophoniste plus encore que ses propres compositions. Le second standard de la session est " Yesterdays " qu’il a inclus à son répertoire depuis une dizaine d’années.

A côté des standards, le répertoire original de Flight of I marque aussi un tournant avec " Infi-Rhythms ", la première d’une série de compositions dont l’origine est une idée rythmique qui se développe sous la forme d’une suite de courtes pièces dont les accentuations mélodiques sont dictées par le rythme. Pour l’album suivant, Third Ear Recitation, la musique enregistrée aura d’abord été conçue sous forme de trois longues suites et sera travaillée en amont durant cinq mois, au cours de dizaines de répétitions.


Le rôle important de la composition dans le développement de l’identité du quartet est présenté dans les notes de pochettes de Flight of I où le saxophoniste revient sur son évolution depuis l’époque de l’Unit de Cecil Taylor. Durant la quinzaine d’années écoulées, il affirme s’être distancé de la figure du puriste de l’avant-garde ne se souciant que d’improvisation et de son propre son. Sa jeunesse le poussait à se jeter à corps perdu dans la musique dès les premières secondes de ses solos avec pour seule préoccupation d’être à l’avant-garde, jouant par-dessus la musique de Cecil Taylor plutôt que jouant sa musique. Il affirme avoir désormais tiré la leçon de cette expérience et ses compositions, les mélodies en général, viennent structurer la musique du quartet tout autant qu’elles permettent de lui ouvrir de nouveaux horizons et d’apporter un son spécifique à chaque élément du répertoire. Cette approche prévaudra au sein du quartet tout au long de son existence. Elle participe à brouiller les frontières entre les étiquettes de " free jazz " et de " mainstream ", ou plutôt à mettre en avant leur faiblesse conceptuelle. Pour Matthew Shipp, cette présence d’un répertoire spécifique ajouté au fonctionnement du quartet inscrit dans la durée s’oppose à ce que l’on associe généralement au " free jazz ".


Avec Flight of I, la nouvelle décennie débute sous de meilleures augures que la précédente pour David S. Ware qui va enregistrer chaque année et dont le nombre de prestations publiques va aller grandissant. L’intérêt pour sa musique n’est pas isolé et il concerne d’une manière générale le pan du jazz dans lequel il s’inscrit. Les musiciens rattachés directement ou indirectement aux lofts des années soixante-dix retrouvent à nouveau le chemin des studios et au travers de leurs enregistrements, plus que par des scènes plus difficiles d’accès, un nouveau public. La carrière discographique de William Parker en leader commence en 1993 avec un enregistrement qui donne enfin l’occasion d’entendre Cooper-Moore depuis le premier album de David S. Ware. A partir de cette année William Parker, tout comme Matthew Shipp, enregistrent plusieurs albums sous leur nom, développant différents projets personnels tout en restant fidèles au quartet de David S. Ware ; lui-même se produisant occasionnellement en solo.


Les publications rapprochées de Flight of I et de son successeur Third Ear Recitation aux Etats-Unis sur DIW attirent pour la première fois l’attention des magazines Coda et Down Beat sur David S. Ware qui apparaît dans leurs colonnes en 1994 et 1995 ; à une époque où les " jeunes lions " s’inscrivant dans l’esthétique du " hard-bop " mobilisent une très grande partie de l’attention portée au jazz lorsqu’on ne se penche pas sur ses grandes figure historiques toujours actives. La visibilité de David S. Ware reste donc très marginale et elle doit, pour s’étendre, passer par d’autres canaux que ceux occupés par les tenants d’un genre promu par les grands médias et labels et qui rencontrent un succès certain auprès du public du jazz.


Les enregistrements personnels de Matthew Shipp suscite l’intérêt du milieu du rock alternatif et il convertit un label réputé du genre, Thirsty Ear, au jazz en produisant des albums pour ses " Blue Series ". Une voie semble ainsi s’ouvrir à David S. Ware en direction d’un public à la recherche d’expériences musicales fortes – quel que soit la signification que l’on accorde à cet adjectif – sans forcément manifester de l’intérêt pour le jazz et sa culture. Ce rapprochement entre les mondes du jazz et du rock se fait dans le sens inverse de celui des années soixante-dix, dont le moteur était le plus souvent l’appât du gain. C’est au public du rock de venir aux musiciens de jazz sans que ceux-ci ne modifient leur musique dans cette perspective. Au cours de la décennie, la plupart des prestations new-yorkaises du David S. Ware Quartet se font à la Knitting Factory. Ce club de l’East Village se crée une solide réputation durant les années quatre-vingt-dix en programmant du jazz, du rock, des musiques expérimentales et notamment les musiciens gravitant autour de John Zorn. A partir de 1993, il organise le festival " What is Jazz ? " en parallèle à un JVC jazz festival jugé trop conservateur. David S. Ware s’y produira durant la plupart de ses éditions. Hors New York, cette préoccupation d’établir le contact avec un nouveau public le fait jouer dans des collèges, des églises, des espaces alternatifs ouverts à la musique, souvent face à un public plus jeune que celui du circuit traditionnel du jazz, clubs et festivals.


En 1994, il signe un contrat avec le label Homestead, le premier avec un label américain, spécialisé dans le rock indépendant pour lequel enregistreront aussi William Parker et le guitariste Joe Morris accompagné de la section rythmique de David S. Ware. A la tête du label officie alors Steven Joerg, un jeune homme de 27 ans pour qui, au milieu de toutes celles qui l’intéressent, la musique de ces " maîtres modernes du jazz " basés à New York incarne au plus haut point la profondeur d’expression. Il produira deux albums du quartet pour Homestead dont l’accueil (avec une critique dans Rolling Stone) le conforte dans sa volonté de promouvoir ces musiciens de jazz auprès d’un jeune public versé dans des musiques " aventureuses " d’un autre type. En définitive, ce rapprochement donnera lieu à plus de commentaires que de manifestations concrètes. La plus retentissante se déroule en 1999, lorsque le quartet fait la première partie du groupe Sonic Youth à l’Hammerstein Ballroom de New York. La réussite de cette soirée semble confirmer la possibilité de toucher un nouveau public que David S. Ware vient d’entrevoir comme un océan de personnes attendant à bras ouvert d’entendre quelque chose. Il a conscience de l’obstacle représenté par les managers, différence de taille entre les mondes du jazz et du rock, et se rend lui-même dans les loges des membres de Sonic Youth pour leur proposer une tournée commune qui ne verra jamais le jour. Un mois plus tard, ce sera le New York Art Quartet de John Tchicai, Roswell Rudd, Milford Graves et Lewis Worrell, récemment reformé, qui fera la première partie de Sonic Youth ; l’expérience restera aussi sans lendemain. Les accointances entre les milieux underground du jazz et du rock, phénomène plus particulièrement américain, voire new-yorkais, n’iront guère plus loin. Quand il était à Boston, David S. Ware a été témoin d’un temps où des musiciens de jazz ont réussi à s’insérer dans une contre-culture de masse. Il a vu Charles Lloyd jouer dans une grande salle habituée des concerts de rock car il avait réussi à amener à lui une partie de ce public et il se rend bien compte que le rapprochement entre jazz et rock des années quatre-vingt-dix, n’est au mieux qu’un balbutiement. On a souvent vu l’énergie comme passerelle les reliant mais David S. Ware récuse le terme d’ " energy music " employé par un journaliste évoquant cette connexion : " Nous travaillons sur les mélodies, les harmonies, la forme, le swing. C’est la musique de personnes réfléchies (thinking man’s music). Tout le jazz vous fait réfléchir, et trop de personnes sont paresseuses ".


Il n’en reste pas moins que durant la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, l’activité musicale de David S. Ware est allée en s’intensifiant. Sur le plan discographique, elle débute par l’enregistrement de six albums en deux ans et demi pour ses anciens labels (Silkheart et DIW) et les nouveaux Homestead puis AUM Fidelity lancé par Steven Joerg. Cette intensification coïncide avec l’abandon de son activité de chauffeur de taxi, suite à un accident sur la route, en février 1995, qui lui casse un genou. Sa musique est alors dans un mouvement de rapide évolution qui, selon lui, permettrait d’enregistrer des disques très différents tous les trois mois et d’envisager des projets avec des cordes, quelques violoncelles ou tout un orchestre. Cette démarche qui le rapprocherait de la tradition européenne ne se concrétisera pas pour l’instant et c’est toujours du côté du jazz et du quartet qu’il concentre ses efforts. Alors qu’il vient d’avoir son accident et qu’il souhaite pouvoir plus tourner, il est invité au festival Jazz à Vienne où deux rencontres vont peser sur la suite de sa carrière.


Il y revoit Anne Dumas qui l’a invité à se produire l’année précédente à Toulouse dans le cadre de sa programmation au Théâtre Garonne. Depuis qu’elle l’a entendu à Paris au sein de l’Unit de Cecil Taylor, elle s’intéresse de près à la musique de David S. Ware et plutôt que de le réinviter à Toulouse, elle envisage, par passion, de mettre sur pied toute une tournée française pour ce musicien qu’elle voudrait voir reconnu à sa juste valeur. Après en avoir discuté avec lui à Vienne, elle se met en travail et de fil en aiguille commence à organiser de véritables tournées européennes. Hasard des programmations, sa prestation au Club de Minuit du festival donne l’occasion à  Branford Marsalis d’entend pour la première fois David S. Ware. Impressionné par cette musique et notamment par sa version de " Yesterdays ", il tient à le rencontrer après la performance. Branford Marsalis est un musicien emblématique de la décennie écoulée, se réclamant de la tradition du jazz après avoir posé l’axiome que cette tradition s’arrête juste avant là où David S. Ware a puisé la plus grande partie de son inspiration. Tandis que celui-ci était encore une figure de l’ombre passant plus de temps à parcourir les rues new-yorkaises dans son taxi qu’à courir les scènes, Branford Marsalis était l’une des figures les plus connues du jazz grâce à ses collaborations avec son frère Wynton ou avec Sting et à la direction de l’orchestre du " Today Show ", une émission de le télévision très populaire. Ce sont bien à deux univers différents au sein du jazz qu’appartiennent les deux saxophonistes, deux mondes qui, selon les règles tacites de l’économie du jazz ne devraient pas interférer. Ce soir-là, Branford Marsalis entend d’ailleurs ce qui délimite la frontière : " il jouait out " mais il perçoit surtout ce qui les rapproche : " mais je pouvais entendre la mélodie, [et] je me suis dit : "Ouah, c’est le genre de truc que j’aime" ". Il voit dans la musique de son aîné un prolongement différent issu de la même tradition dans laquelle il a enraciné sa musique : " On peut faire un parallèle avec la musique classique. Les gens disent qu’ils aiment la musique classique mais ils ne connaissent pas Chostakovitch. Il s’agit de conception mélodique plus avancée. C’est dans la tradition et ça la pousse un peu plus loin ".


Deux ans plus tard, Branford Marsalis est engagé par Columbia en tant que " consultant créatif " pour son secteur jazz. Il entame ses nouvelles fonctions en faisant entrer David S. Ware au sein de la major rachetée dix ans plus tôt par Sony. Le choix de Branford Marsalis est audacieux car mis à part quelques enregistrements de Henry Threadgill, Arthur Blythe, James Blood Ulmer, Tim Bern et Jane Ira Bloom dans les années quatre-vingt, le label s’est dévolu à un jazz inscrit dans la tradition du bop, notamment celui des frères Marsalis. Mais ce choix est en adéquation avec la conception que le nouveau directeur artistique se fait de sa fonction : privilégier des préoccupations artistiques, justement, plutôt que commerciales.


Une année après avoir enregistré le premier album d’AUM Fidelity, le quartet de David S. Ware entre en studio les 11 et 12 décembre 1997 pour Columbia et documente, de la même manière, une nouvelle étape de son développement musical. La continuité est d’autant plus affirmée qu’il vient de demander à Steven Joerg de devenir son manager et de faire une infidélité à son propre label en coproduisant l’album.


La volonté de Branford Marsalis au sein de ses nouvelles fonctions est de renouer avec une époque où les maisons de disques accompagnaient des carrières. Il ne s’agit donc pas pour lui de demander à David S. Ware de faire " un coup ", d’enregistrer des morceaux de pop entouré d’invités habitués des radios et des pages promotionnelles de la presse. Les années qui viennent de s’écouler ont vu les catalogues des labels de jazz s’étoffer d’albums aux concepts plus ou moins fumeux relevant de cette formule, autour des figures en vue de cette musique, notamment d’une jeune génération imperméable aux mutations du jazz d’après 1960 mais sensible aux logiques du marketing d’après 1980. Branford Marsalis ambitionne de " faire disparaître la mentalité d’agent de change qui a envahi l’industrie musicale ". Dans les faits, étant donné qu’il trouve que ses albums précédents sonnent très bien, il encourage David S. Ware à produire le nouveau de la même manière et celui-ci jouit d’une liberté totale, qu’il n’avait pas forcément sur les labels indépendants, au moment d’entrer en studio.


A sa sortie l’album bénéficie des moyens de promotion du secteur jazz de Sony, partageant les pages de publicité avec ses autres artistes. Elles permettent de faire parvenir le nom de David S. Ware à de nouvelles oreilles au sein du public du jazz en piquant sa curiosité avec une citation de Sonny Rollins répondant qu’il ne voit que David S. Ware à l’étrange question : " Quel saxophoniste verriez-vous vous succéder ? ". Mais l’enthousiasme de Branford Marsalis est loin d’être partagé par ses collègues et au-delà des pages des magazines, le projet ne reçoit guère de soutien.


Cependant, l’album renforce le développement du public du saxophoniste en croissance depuis quelques années. L’activité du quartet sur les scènes européennes et américaines s’intensifient et quelques mois après la publication de Go See The World, il entreprend sa première tournée américaine et se produit aussi pour la première fois à Londres. La troisième station de la BBC organise une session pour son émission " Jazz on 3 ". Elle est enregistrée à New York, le lendemain du retour du quartet en Europe. Tous les musiciens sont encore sous l’effet de la fatigue de la tournée et le quartet ne parvient pas à déployer l’énergie nécessaire à la présentation de sa musique. Ils focalisent alors leur répertoire sur les tempos lents et les ballades, compositions originales et standards enregistrés sur différents albums. La session deviendra l’album Balladware publié sept ans plus tard mais donne déjà un avant-goût du second album enregistré pour Columbia en octobre 1999.


L’album Surrendered repose plus que ses prédécesseurs sur des plages plus proches de la ballade méditative, auxquelles s’ajoutent un blues emprunté au répertoire de Charles Lloyd, le thème " African Drums " de Beaver Harris développé sur plus d’un quart d’heure dans une veine modale rappelant plus le John Coltrane d’avant 1965 que celui des dernières années et un " Glorified Calypso " qui en font son enregistrement le plus immédiatement " accessible ". Steven Joerg espère toucher un nouveau public en présentant une autre facette du quartet qui n’en est pas moins constitutive de sa musique. De son côté, David S. Ware a aussi à cœur de jouer une musique plus claire et pour ce faire privilégie les solos successifs plutôt que la profusion des improvisations collectives donnant trop à entendre en même temps à l’auditeur. L’ombre de Coleman Hawkins semble planer sur Surrendered dont la beauté et le potentiel pour toucher un plus large public ne suffiront pas à lui faire atteindre les buts visés par Branford Marsalis en associant un musicien tel que David S. Ware à une structure telle que Sony. A la constance musicale d’un quartet établi dix ans auparavant s’opposent les restructurations quasiment permanentes de la multinationale. Entre Go See The World et son successeur, les responsables du secteur jazz ont été remplacés et lorsque Surrendered sort la filiale jazz de Columbia a été démantelée. Il est quasiment publié sur un label fantôme et peu après Branford Marsalis est démis de ses fonctions. Ne le jugeant plus assez rentable, la major décide de ne plus produire de jazz. Branford Marsalis continuera les activités extra-musicales qu’il y exerçait en fondant son propre label indépendant, tandis que son ancien employeur trouvera tout de même moyen de transformer le jazz en dividendes pour les actionnaires de Sony en rééditant encore et encore, changeant parfois un peu l’emballage, les mêmes enregistrements historiques de Columbia, notamment ceux de Miles Davis déclinés à l’infini et qui permettent à la presse jazz d’appâter le chaland sans prendre de grands risques.


Avec les années 2000, l’industrie musicale entre dans une phase d’instabilité sans précédent et si le quartet continue à être le medium de David S. Ware pour exprimer sa musique, il entre aussi dans une période de mutation. Après Surrendered, il retrouve AUM Fidelity pour enregistrer l’album Corridors & Parallels sur lequel Matthew Shipp joue des synthétiseurs, dont la plupart des sonorités ont été choisies par le saxophoniste, et la batterie de Guillermo E. Brown se voit remplacée ou épaulée par des boîtes à rythme. Cette instrumentation n’implique pas une approche relevant des musiques pop ou électronique car la musique est enregistrée live dans le studio.


L’année suivante le quartet se consacre plus particulièrement à la musique de Sonny Rollins avec sa Freedom Suite enregistrée en 1958 avec Max Roach et Oscar Pettiford. Elle est interprétée durant différents concerts aux Etats-Unis et en Europe, puis fait l’objet de deux publications en disque, en studio et en concert.


A l’exception de l’enregistrement d’un concert en solo publié en 2001, depuis 1990, David S. Ware a enregistré tous ses albums avec son quartet. Alors qu’il continue à se produire sur scène dans cette formation, et à jouer la Freedom Suite, au printemps 2003, il se lance dans l’enregistrement de Threads, un album dans lequel interviennent Matthew Shipp, William Parker et Guillermo E. Brown mais d’une manière très différente de l’accoutumée. Matthew Shipp, qui le coproduit pour ses Blue Series sur le label Thirsty Ear, retrouve ses synthétiseurs avec une approche donnant la part belle aux sonorités de cordes. Mat Maneri à l’alto et Daniel Bernard Roumain au violon se joignent à eux pour compléter ce String Ensemble hétérodoxe sur lequel David S. Ware ne pose son saxophone que sur un morceau. Pour la première fois le rôle du compositeur prend le dessus sur celui d’instrumentiste mais le résultat n’est pas à la hauteur de ses attentes en raison de la méthode de travail employée. Après trente-cinq ans de création musicale spontanée, dans l’interaction avec les musiciens l’entourant, le recours à des over-dubs, à des manipulations de mixage, ne lui convient pas.


Tout en relevant pleinement de son univers musical, avec cet album il s’aventure sur un nouveau terrain, pour une première fois éloigné du monde du jazz. Deux ans plus tard, invité des Résidences internationales aux Recollets, il en profite pour faire travailler un petit ensemble à cordes sur ses compositions. Ses écarts au monde du jazz sont des plus ponctuels, même si ce monde est dans les années 2000 loin de ce qu’il entrevoyait au début de sa carrière. Si le quartet se produit dans deux clubs en vue de New York, l’Iridium et le Blue Note, les engagements sont plutôt rares depuis la publication de Threads et David S. Ware ne se fait pas d’illusion en voyant ces deux portes s’ouvrir subrepticement. Il est à New York depuis 1973 et il pense qu’il aurait dû jouer régulièrement et depuis longtemps au Blue Note si le lieu était l’équivalent de ce qu’il avait connu adolescent, lorsqu’il écoutait en club jusqu’au bout de la nuit les groupes de Sonny Rollins, John Coltrane, Thelonious Monk, Miles Davis, Archie Shepp, Roland Kirk ou Charles Lloyd. Il se voit comme l’un de leurs héritiers, héritiers de ces pères qui ont fait la réputation d’un club comme le Village Vanguard où aujourd’hui on lui dit que sa musique est " trop " (too much) pour qu’il s’y produise. Les années soixante de sa jeunesse lui apparaissent d’autant plus comme une époque très particulière ; si différente de ce que les radios de jazz lui disent de celle dans laquelle il vit marquées par un " vide ", " une manière très limitée de penser qui n’inclut même pas quelqu’un comme Ornette Coleman ". " J’ai vu, poursuit-il, tellement de monde jouer quand j’étais plus jeune qui ont complètement changé ma manière de penser la musique, qui ont ouvert tellement de possibilités et je veux vivre d’une façon qui mette au premier plan toutes ces possibilités ".


En 2005, il côtoie l’establishment du jazz américain à la demande de Sonny Rollins. Après des années à fuir les mondanités propres à ces milieux établis, celui-ci accepte finalement d’être intronisé au Nesuhi Ertegun Jazz Hall of Fame du Lincoln Center à condition que lors de la cérémonie sa musique soit uniquement présentée par le quartet de David S. Ware jouant sa version de la " Freedom Suite ". Coup de pouce à son disciple ou pied-de-nez à l’institution de la part du patriarche, quoi qu’il en soit, il sera sans conséquence et c’est toujours en Europe que David S. Ware passe la plus grande partie de son temps sur scène ; rarement sur celle des clubs qu’il ne trouve pas adaptées à sa musique. Mais le monde du jazz n’y est pas si différent et le discours des organisateurs de grands festivals est généralement le même : la musique est trop out pour le public, les gens ne vont pas comprendre... A cela s’ajoute une superficialité propre à une vie culturelle régie par des phénomènes de mode et vouée au culte de la " nouveauté ". Les programmateurs des festivals ou des théâtres où le succès public est au rendez-vous ne réitèrent malgré tout que rarement l’invitation car il n’est pas dans les mœurs de la profession de présenter à une ou plusieurs années d’intervalle un même groupe de musiciens qui jouent chaque soir une musique différente. Les succès obtenus par le quartet révèlent aussi les paradoxes de ceux qui se font fort de parler au nom du public pour leur imposer leur choix. Ainsi pour le directeur du département jazz de Sony en Italie, cela ne servait à rien de contacter les promoteurs et les festivals de son pays à la suite de la sortie de Go See The World car cette musique trop d’ " avant-garde " ne les intéresserait pas. Quelques mois plus tard, une première tournée italienne était organisée grâce à Achille Silipo, du label Splasc(h), et ce pays a été ensuite l’un de ceux où le quartet s’est le plus régulièrement produit. Quelques années plus tard le festival de jazz des Açores présentait un duo inédit formé par David S. Ware et Hamid Drake le même soir qu’un pianiste de style beaucoup plus classique. Son directeur craignait de voir une partie de public quitter la salle durant la second partie et avait même prévenu les musiciens qu’il ne fallait pas s’en faire mais il avait à cœur de programmer ce concert qui s’est achevé par une ovation de l’ensemble du public constitué tout autant d’amateurs de jazz que de familles en sortie. Il en va de même pour cette forme de jazz que pour les autres, le jazz traditionnel notamment, qui ne jouissent pas des moyens promotionnels mis à disposition par les labels les plus puissants. Le rôle de passeur, de personnes qui croient en cette musique, est central pour établir le lien entre l’artiste et un public qui se montre en général des plus fidèles. Branford Marsalis a joué ce rôle pour Columbia et surtout David S. Ware estime que sans le travail accompli par Anne Dumas pour faire engager le quartet en Europe, il serait sans doute encore en train de conduire son taxi.


Cependant à ce contexte général s’ajoutent l’importance prise par les carrières personnelles de William Parker et de Matthew Shipp rendant les tournées plus difficiles à mettre sur pied et une volonté de passer à autre chose de la part du leader. En 2006, la prestation du quartet au Vision Festival est annoncée comme la dernière sur le sol américain. Au programme figure un nouvelle composition intitulée " Ganesh Sound " qui renvoie à la décision du saxophoniste d’offrir désormais sa musique aux forces de la nature personnalisées par le dieu Ganesh : " Spirituellement, déclarait-il quelques mois plus tôt, je suis arrivé à un point où cela me paraissait stupide de jouer pour moi-même.[...] Il ne s’agit pas de moi ; il s’agit de ce qui passe par moi. Et c’est stupide de jouer pour soi-même, je joue pour un être spirituel qui est connecté si intimement à ce monde que c’en est incroyable. Ganesh n’est pas un personnage assis quelque part dans l’espace ; il est en vous. Il est en tout le monde et on le contacte en son for intérieur. [...] Ce n’est pas une question de croyance, ce n’est pas une question de foi, c’est une question d’expérience de ces êtres faite directement par nous-mêmes. Donc cette musique est une offrande au Dieu Ganesh. "


La plus grande partie du programme est consacrée à une suite baptisée " Renunciation " et ce concert marque le début d’une phase de transition pour le saxophoniste qui s’exprime parfois en solo et lance un nouveau groupe, le David S. Ware Unit, toujours un quartet mais dans lequel le violon de Mat Maneri prend la place du piano, donnant ainsi au leader plus d’espace et de liberté pour choisir sa propre direction. Après un concert à Philadelphie pour célébrer le 80e anniversaire de John Coltrane, le projet reste sans lendemain mais il témoigne à la fois d’une évolution vers une musique plus ouverte et de la persistance de son intérêt pour les instruments à cordes. Il exprime d’ailleurs, en 2007, sa volonté de composer davantage pour ces instruments mais le temps reste un obstacle, car s’il y consacre trois ou quatre heures par jour, il ne lui reste plus de temps pour travailler le saxophone.


Il se lance donc dans un projet plus conventionnel au mois de juillet de cette année en présentant un nouveau quartet sur la scène de l’Iridium, entouré du guitariste Joe Morris, du contrebassiste Keith Witty, Guillermo E. Brown faisant office de lien avec le précédent quartet. Puis William Parker et Warren Smith entourent le saxophoniste et le guitariste pour quelques concerts en Europe et pour l’enregistrement de l’album Shakti, l’année suivante. Le quartet donne son dernier concert au Northsea Jazz Festival en juillet 2008. Ce sera aussi le dernier du saxophoniste avant une absence des scènes d’une quinzaine de mois.


Depuis plus de dix ans, il souffre de problèmes rénaux. Ne voulant pas de " forces vitales de quelqu’un d’autre " en lui, il est opposé à l’idée d’une greffe et à celle-ci il substitue des dialyses quotidiennes, y compris lors de ses tournées. Mais en janvier 2009, elles se révèlent insuffisantes et David S. Ware face à la dégradation de sa santé accepte l’idée de la greffe. Dans le New Jersey, l’attente d’un donneur est généralement de plus d’une année. Face à l’urgence, Steven Joerg diffuse sur le site d’AUM Fidelity et par e-mail un message annonçant que la survie du saxophoniste dépend du don d’un rein. Il lui a donné son aval pour la démarche mais il la voit comme une perte de temps. Pourtant une volontaire se manifeste rapidement depuis la Floride. Laura Mehr arrivait au bout de la démarche officielle pour donner un rein à un ami lorsqu’il s’est retrouvé en haut de la liste d’attente de son état et que l’opération allait donc être effectuée sous peu. Deux jours plus tard, Laura Mehr découvre le message de Steven Joerg. Son mari, décédé en 2007, faisait fréquemment résonner la musique de David S. Ware dans leur maison mais elle ne connaît pas personnellement le saxophoniste. Leur compatibilité en vue d’une greffe est établie et en février elle s’installe dans sa maison de Scotch Plains après quelque conversations téléphoniques dans lesquelles ils découvrent leur pratique commune de la méditation. La greffe est effectuée au mois de mai. L’opération chirurgicale est réussie mais elle est suivie de complications qui entraîne une longue période de convalescence pour le musicien. Plus tard, un rejet de la greffe impliquera une forte médication qui affaiblira David S. Ware plus que l’opération elle-même.


Pour son retour sur scène et la célébration de 50 ans de saxophone, en octobre 2009, il n’en opte pas moins pour la formule exigeante du solo ; pour prolonger son expérience musicale récente accomplie en solitaire, par la force des choses, mais aussi car c’est sous cette forme qu’il entend alors sa musique. A son ténor, il ajoute à nouveau le stritch et le saxello et délivre une improvisation sur chacun de ses instruments qui emplissent la salle de l’Abrons Arts Center de sonorités à la puissance et à la précision inouïes. En une quarantaine de minutes, il transforme une exploration en profondeur des ressources de ces instruments en un voyage semblant chercher à embrasser tous les mondes musicaux qu’il a explorés par le passé avant de se lancer sur quelque route récemment dévoilée.


Un mois et demi plus tard, il retrouve le chemin des studios pour enregistrer Onecept, en trio avec William Parker et Warren Smith. Tout comme lors de la série de concerts solo entamée pour son retour sur scène, la musique de ce nouveau projet ne repose sur aucune composition écrite. L’année suivante, après la sortie de l’album, le groupe ne se produit qu’au Vision Festival et au Blue Note new-yorkais. Il joue un rôle de transition avant la mise sur pied d’un nouveau groupe appelé à renouer avec la stabilité du quartet pour accompagner les nouvelles aventures musicales de David S. Ware. Il s’agit d’un nouveau quartet plongeant profondément dans les racines du saxophoniste avec l’essentiel William Parker, le pianiste d’Apogee Cooper-Moore et le batteur Muhammad Ali, frère de Rashied Ali et partenaire d’Albert Ayler, d’Archie Shepp et surtout de Frank Wright. Les quatre musiciens se réunissent pour la première fois le 23 novembre 2010 dans un studio de Brooklyn et enregistrent sans répétition, ni composition, l’album Planetary Unknown.


La spirale des existences de la pensée indienne incite à concevoir le temps d’une manière cyclique et avec Planetary Unknown, David S. Ware puise, plus que jamais, son inspiration dans l’âge d’or que furent pour lui ces années soixante jamais vraiment quittées et dont il fait vivre l’esprit dans le monde d’aujourd’hui. Cette spirale est trop souvent perçue, à tort, comme un éternel recommencement, un circuit fermé qui serait incompatible avec l’idéal de création spontanée et par conséquent unique visé par la réunion de ces quatre musiciens. Mais on ne renaît jamais à l’identique car cette spirale ne tourne pas seulement sur elle-même, elle est animée d’un mouvement vertical et Planetary Unknown, dans la continuité de la philosophie et de l’exigence qui l’ont guidé, ouvre un nouveau cycle dans la spirale ascendante de la vie musicale de David S. Ware.


Frank Steiger

Sources

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