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Clochemerle-sur-Jazz

A la suite d’un échange de mails vigoureux (et rapidement diffusés dans le milieu du jazz) entre le pianiste Laurent Coq, furieux de ne pas s’être vu accorder une émission hebdomadaire sur TSF, et Sébastien Vidal à qui il en faisait grief en sa qualité de programmateur (et également de programmateur du Duc des Lombards), le musicien a créé un blog (http://revolution-de-jazzmin.blogspot.com/) où il prétend apporter une parole enfin libre et ouverte pour dévoiler toutes les dérives du jazz.

Cet élan de justicier ne va pas sans une certaine naïveté corporatiste. On se demande déjà ce qui se serait passé si Laurent Coq avait obtenu son émission : il n’aurait sans doute pas pris la plume pour dénoncer ceux qui seraient devenus ses employeurs.

On sera profondément d’accord avec Laurent Coq sur le triste constat de voir le paysage du jazz se réduire aujourd’hui en France à la promotion d’un nombre limité de stars à paillettes. Il est tout à son honneur de vouloir faire entendre le jazz new-yorkais d’aujourd’hui – mais pourquoi seulement celui-là ? Le jazz en France est tout simplement peu représenté dans le circuit du jazz. Musiques du monde, musiques « amplifiées », variété jazzy, musique classique contemporaine : tout y a cours… et même parfois le jazz mais à une place dévalorisée. Rappelons l’existence d’une tradition du jazz en France encore vivante mais marginalisée voire niée, des anciens René Urtréger, Dany Doriz, Michel Sardaby, etc., à la génération actuelle qui, tous courants confondus, représentent beaucoup de bons musiciens de jazz qui ont beaucoup de mal à vivre du jazz alors même qu’il y a officiellement beaucoup de scènes jazz ; et il y a encore la présence en France d’artistes du calibre de Kirk Lightsey, Ricky Ford, Bobby Few, Wayne Dockery, John Betsch, etc., qui ne sont guère invités dans les festivals. Rappelons aussi le nombre de tournées et de concerts qui n’ont pas lieu faute de dates (ou qui passent par d’autres pays européens). Rappelons le peu de clubs dignes de ce nom, et l’espèce est en voie d’extinction. Déformation significative, Laurent Coq parle sans cesse des musiciens et non du jazz : dommage de ne pas s’intéresser au sort du jazz mais uniquement à la possibilité de carrière de ceux qui prétendent exister dans ce circuit (indépendamment de leur musique et de leur talent réel).

On regrettera dans cette montée en puissance « collective » (qui ne représente au final pas grand monde) que seule la jalousie de ne pas faire partie du petit monde de ceux qui pensent être « tout le jazz » soit un moteur pour l’action. La diversité dans le jazz en France est lettre morte depuis plus de trente ans : la mainmise étatique sur la créativité décrétée par le biais des subventions et la concurrence de cette pseudo-culture gratuite qui a fait crever les clubs ont instauré un climat de courtisanerie endémique, chacun cherchant sa niche, sa planque, son heure de gloire. Les musiciens extérieurs au jazz ont investi son circuit tandis que d’autres se recyclaient dans le jazz dit « créatif » c’est-à-dire européano-centré et coupé du langage du jazz. Ils sont encore aujourd’hui dominants dans le monde du jazz ministériel qui alimente pour une bonne part les festivals.

La starification du monde du jazz n’est pas le fait de TSF et du Duc des Lombards, qui n’en sont que le reflet, c’est une tendance générale à laquelle participent les médias généralistes et malheureusement aussi une partie de ceux du jazz, avec ces couvertures obligées sur la star du dernier disque qui sort, mais aussi les musiciens qui recherchent la fréquentation des médias, festivals, tourneurs et maisons de disques les plus puissants, alimentant ainsi ce circuit. Laurent Coq le reconnaît lui-même (« Quand je pense qu'on va tous jouer gratuitement une fois par an à l'Olympia pour faire la promotion de ta radio juste dans l'espoir d'obtenir une play list... ») et la soumission qu’il évoque n’est pas pour rien dans le paysage actuel.
C’est donc moins du Duc des Lombards qu’il faut se plaindre (car ce club, en tant qu’entrepreneur indépendant, a la liberté de faire ce qu’il veut, quel que soit le résultat effectif, sur le plan artistique comme sur le plan économique) que de l’absence d’alternative à ce lieu, à ces médias comme TSF ou Jazz Magazine-Jazzman qui prétendent au monopole sur le jazz. Les musiciens n’ont globalement pas fait grand-chose contre cela. Ni contre la disparition du circuit des disquaires.

Quant à la diversité des médias dans le jazz, il suffit de voir comment certains cherchent à tout prix un article ou une chronique dans n’importe quelles colonnes (y compris celles qui justement détruisent toute approche historique du jazz pour privilégier l’actualité commerciale ou institutionnelle) et de comparer avec le faible nombre de musiciens lecteurs de Jazz Hot pour constater une tendance à l’opportunisme individualiste. Il faudrait en effet s’intéresser à une revue comme Jazz Hot, porteuse d’histoire et d’intérêt pour le jazz, pour prétendre en prolonger l’aventure, pour prétendre lutter en faveur de la pluralité médiatique dans le jazz. Car Jazz Hot, revue indépendante depuis 1935, n’a cessé de s’intéresser à la totalité du jazz, d’Albert Ayler à Count Basie, de Laurent Coq à Spike Wilner, de Stanley Cowell à Lee Morgan, de David Murray à Dany Doriz, de la tradition américaine à celle de Django, sans se préoccuper de la valeur commerciale supposée des artistes, mettant régulièrement en couverture des artistes accomplis, mais justement pas systématiquement ceux qui sont starifiés à longueur d’année. Mais si les musiciens de jazz en France ne lisent ni ne soutiennent la seule revue indépendante d’importance internationale sur le jazz, comment peuvent-ils se plaindre du manque de diversité ?

Autre aspect de ces revendications, les clichés bien-pensants contre l’argent tout-puissant ne résoudront rien – comme si les musiciens étaient de purs esprits étrangers au besoin de gagner leur vie, insensibles à la réussite,à la gloire et aux paillettes –  car ils montrent une défiance vis-à-vis de l’esprit d’entreprise et de la rentabilité de ces entreprises. Ce sont pourtant des valeurs fondatrices du jazz comme en témoignent tous les clubs et labels qui ont fait son histoire – c’était des indépendants qui, pour exister, n’allaient pas chercher leur subsistance à l’abri des puissants ou de la manne bureaucratique des subventions. Et pourtant ils défendaient le jazz. Quant on proclame fièrement, « Le jazz, c’est nous » (c’est-à-dire les musiciens, par opposition à ceux qui leur permettent d’exister), c’est s’approprier l’histoire et le fonctionnement d’une musique de manière abusive, car le jazz doit sa vie et son message à un ensemble d’acteurs dont le peuple-public est le fondement. On connaît aussi la longue légende faisant systématiquement des patrons de clubs et des producteurs des exploiteurs esclavagistes : c’est un cliché démagogique qui polarise de manière manichéenne un faux débat. Sans parler de la critique de jazz, et nous disons bien la critique : pas celle qui fait la promotion moyennant des pages de publicité, mais celle qui a permis au jazz d’exister en tant qu’art, dont Jazz Hot est tout à la fois le berceau et l’un des derniers refuges en France.

On peut douter de la capacité globale des musiciens français à prendre en charge cette dimension et à devenir des entrepreneurs du jazz – mais on doit aussi espérer que ce sursaut soit par moment possible bien que notre époque ne s’y prête guère. L’angélisme anticapitaliste qui transparaît dans la critique du Duc des Lombards ne paraît cependant pas annoncer une grande créativité économique. Rappelons les nombreuses initiatives privées américaines qui financent le jazz de manière abondante. Le Lincoln Center n’est qu’un exemple parmi d’autres de diffusion du jazz, une vraie réussite artistique, pédagogique, économique (ce que ne sera jamais la Cité de la Musique, cela va sans dire).

Une telle synthèse est-elle culturellement pensable en France ? A cet égard, le rendez-vous donné aux sympathisants du blog à l’Union des Musiciens de Jazz, une officine franco-française qui n’a cessé de veiller à d’étroits intérêts strictement nationaux et corporatistes, n’est pas de bonne augure car il ne s’agit sans doute pas de l’espace idéal pour parler de jazz.
Enfin, les comparaisons-amalgames de ce blog avec les récents événements tunisiens, égyptiens, etc., au-delà de la pertinence, du manque de modestie, et de l’absence de culture politique, démontrent le manque de maturité et de profondeur de cette démarche.

In fine, l’élan de Laurent Coq est un de ces tourbillons poujadistes dont la France a le secret, qui oublie l’essentiel, à savoir que c’est dans le développement d’une esthétique, le jazz, porteuse de valeurs humanistes et philosophiques, avec ses modes d’échange et de transmission démocratiques, que se trouve l’avenir des musiciens de jazz, en France comme ailleurs.
Comme pour le jazz, ce n’est pas l’étiquette qui fait le contenu et ce n’est pas ici un jeu de mots aux allures de slogan (« jazzmin » pour « jasmin ») qui fait la révolution, si tant est que l’autre en soit une, ce qui n’est pas notre impression et n’est pas le sujet.
Jean Szlamowicz avec la complicité d'Yves Sportis