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Jazz Hot n°685, couverture: Louis Hayes © David Sinclair, en médaillon: Randy Weston © Pascal Kober


Randy Weston


Quand disparaît un musicien de jazz de l’importance de Randy Weston, la tristesse ne suffit pas à expliquer le sentiment de vide, de perte. Malgré les disques, les films, les livres, les interviews, il y a une telle dimension «orale» et physique du personnage, une telle présence, tant dans la musique que dans le message philosophique et culturel, qu’on garde cette impression de catastrophe au sens collectif. Tout le monde connaît cette analogie faite, pour la mémoire africaine, entre les Anciens et les bibliothèques de notre monde occidental. Et pour Randy Weston, c’est particulièrement exact, même s’il n’était pas africain mais américain d’origine africaine, parce que le jazz a conservé de cette ascendance d’être une culture populaire, de tradition orale.
A l’occasion de la disparition de Randy Weston, beaucoup se sont attardés sur tel ou tel trait du caractère de l’homme, sa bienveillance, sur sa dimension artistique, sur ses qualités de citoyen du monde, et, de fait, il est tellement riche de qualités les plus diverses qu’on ne manque pas de matière. Mais la dispersion médiatique de ces hommages et leur caractère «obligé», partiel, superficiel ou déformé par le conformisme et l’égotisme de la pensée ambiante, par une forme de négation aussi, nuit à la complexité et à la profondeur de Randy Weston, chez qui on ne peut distinguer l’homme du citoyen, de l’artiste. C’est vrai de tous les artistes, quand on prend la peine d’analyser les biographies, mais c’est encore plus évident chez Randy Weston qui avait mis au cœur de son action multidimensionnelle d’être simplement un homme à part entière.
C’est pourquoi, pour un tel artiste, un tel homme, nous avons, Jazz Hot a rompu avec le rappel biographique et discographique traditionnel –cela existe déjà dans la revue– pour privilégier un hommage collectif. Il a pris une ampleur inhabituelle, et surtout une forme inattendue, celle souvent du récit, comme dans la tradition orale, comme chez Randy Weston lui-même, maître-conteur, où chacun se remémore le disparu non plus pour dire des banalités plus ou moins sincères mais pour raconter l’homme. Cette juxtaposition des récits reconstitue l’épaisseur d’un homme-artiste-citoyen engagé qui, malgré sa notoriété, est toujours resté d’une simplicité de vie et d’un abord très jazz, et très populaire au fond, sans tous les artifices et les hystéries qui pervertissent la plupart des grandes manifestations de nos jours, jazz y compris, sous des tombereaux de mondanités et de conformismes plus en phase avec l’univers de la comm’ et du show business qu’avec l’esprit du jazz plein d’humanité.
Plus, cette juxtaposition de points de vue, du Maître Gnawa jusqu’au jeune musicien, en passant par tout ce que le jazz a de grands artistes, connus et moins connus, permet de sortir des lieux communs, des amalgames propagandistes qui envahissent les discours «officiels» à propos de Randy Weston, parce qu’il a vécu au Maroc, parce qu’il a fait référence sa vie durant à l’Afrique, parce qu’il a enregistré avec des musiciens Gnawa, voire d’autres pays et d’autres origines.
En fait, l’intérêt majeur de la réunion de ces témoignages est de faire apparaître le fil conducteur de la pensée et de l’art d’un homme, enfin, pour être plus modeste, le bout de la pelote des fils qu’a embobinés avec patience, persévérance et rationalité Randy Weston tout au long d’une carrière de 70 années. Né dans une famille où la lutte pour l’égalité est élevée au rang de valeur première, né dans le jazz, et ayant bénéficié de l’enracinement par ses aînés de cette culture populaire d’affranchissement –dans la société ségréguée inégalitaire des Etats-Unis, malgré une époque de conquêtes démocratiques non sans résistances (la première moitié du XXe Siècle), une culture qui a encadré et nourri son cheminement artistique et humain
, il avait le souci d’en transmettre l’héritage de lutte et les valeurs, d’apporter sa contribution à l’ensemble des Africains, de naissance ou d’origine, pour l’accomplissement de ce rêve d’égalité et de dignité dont son père l’avait instruit.
Dans l’ensemble de ces témoignages, l’un des plus lucides et explicatifs de l’œuvre de Randy Weston, dans son entièreté, est celui d’un Maître Gnawa. El Gourd raconte ainsi, de manière émouvante et sans artifice, ce que fut l’œuvre de Randy Weston pour les Gnawa du Maroc: un travail d’ethnomusicologue intuitif de Randy Weston,
promoteur pour l’amour de l'art à la Charles Delaunay, sans la dimension extérieure, froide et morte du discours universitaire, mais avec la chaleur solidaire de la mission du travailleur social et culturel, de l’artiste qui s’implique et prend des risques au quotidien, de toutes natures, pour parvenir, dans le seul intérêt des Gnawa, à la reconnaissance d’une expression populaire, celle des Gnawa, population mise en esclavage au Maroc en 1591 (cf. le livret très détaillé de The Splendid Master Gnawa Musicians of Morocco, feat. Randy Weston), vivant au Maroc donc dans une communauté ségréguée pendant des siècles, au rang de serviteurs, par la seule réalité de leur origine africaine subsaharienne et le fantasme de leur couleur. Le parallèle entre la situation des Afro-Américains aux Etats-Unis et celles des Gnawa au Maroc, aurait pu, aurait dû éclairer pour la plupart la démarche de Randy Weston. Comme l’évocation permanente par Randy Weston du message paternel : «N’oublie pas l’Afrique, Fils!» Comme la présentation de ce disque des Maîtres Gnawa, où Randy n’est qu’un invité, très discret et modeste. Comme ce témoignage essentiel de El Gourd qui parle avec lucidité de l’apport de Randy à la musique afro-américaine, et de son aide essentielle à la reconnaissance de la culture Gnawa. Comme l’œuvre de Randy Weston, elle-même, jazz de la première à la dernière note, du premier au dernier mot, car ses mots, sa voix en sont une partie non détachable.
Non, Randy Weston ne fait pas de la musique du monde, cette catégorie de produits de consommation de masse; il est un artiste universel dans son expression parce qu’il est un homme de la culture jazz, universelle. A ce titre, il est aussi respectueux des autres expressions populaires, dans leur authenticité, leur intégrité et leur diversité, celle des Gnawa mais pas seulement, même si dans cette configuration, il a trouvé à transposer au Maroc une partie du message paternel et jazzique pour contribuer à la reconnaissance universelle de l’homme africain, et donc au Maroc, comme le jazz a contribué à la reconnaissance universelle de l’homme afro-américain, et donc aux Etats-Unis d’Amérique. Cette reconnaissance est aussi venue de l’extérieur, de France d’abord, et pas par hasard, on vous en a déjà souvent parlé.
El Gourd et Randy ont peut-être parlé espagnol pour se comprendre, car on apprend par Danilo Pérez que Randy Weston, à Panama, avait lui-même recherché avec obstination ses racines familiales locales, celles de ses Ancêtres: la conscience d’être un homme à part entière, porteur d’une mémoire, avec des racines et un récit qui dépasse la limite d’une existence, celle d’un grand voyage, de l’Afrique vers Panama puis vers les Etats-Unis.
Un fil de plus dans les milliards de fils que Randy Weston a tissé aux Etats-Unis puis dans le monde pour retrouver sa dignité d’homme, non pour lui seul, mais pour la communauté des hommes, de toutes les origines géographiques, car pour lui, comme pour Martin Luther King et quelques révolutionnaires des siècles passés, l’égalité, la solidarité et la dignité sont la seule issue pour l’espèce humaine, une espèce unique que des prédateurs cherchent à diviser pour leur seul profit, comme c’est aussi la loi dans l’espèce animale en général –dont font partie les humains– mais avec moins de perversité et d’outils de domination chez les animaux.
De ces milliards de fils, seul Randy Weston avait la maîtrise parce qu’il en avait construit lui-même toute l’architecture, la cohérence, et s’il en parlait volontiers, il fallait déjà à l’auditoire sensibilité, curiosité et imagination pour en comprendre la logique générale, en espérant peut-être une prise de conscience.
Le message de Randy Weston est en fait bien plus déterminant, fort, élaboré et complexe que ce qui en est dit ou ce qu’en a laissé paraître sa grande modestie. Il n’est pas consensuel même quand il est dit avec le plus beau sourire du monde, avec la plus belle musique, et avec la plus grande simplicité et attention aux autres humains. L’introduction de son autobiographie en pose le cadre et le ton, sans concession sur le fait qu’un homme en vaut un autre, qu’une femme vaut un homme. Nous sommes encore très loin de ces idées simples. Curieusement, car sa société ne l’y prépare pas, El Gourd évoque aussi cette dimension de la recherche d’égalité des sexes entreprise sous l’impulsion de Randy Weston qui ne manqua jamais d’évoquer l’œuvre deMelba Liston, la grande tromboniste et arrangeuse, pour tenter de faire reconnaître son œuvre à l’égal de ses pairs masculins.
Quand disparaît Randy Weston, c’est toute cette complexité de pensée, cette exigence, cette conscience qui disparaissent, c’est une maturation d’un siècle de vie, d’un siècle de jazz, fondée sur des siècles d’histoire humaine, qui s’évanouit, et c’est la puissance de la présence et de la voix du porteur du message, un sage au sens ancien, sûr de son art, sûr de ses références, qui retourne au néant. L’image du baobab déraciné utilisée dans les témoignages est évocatrice.
Pour notre monde amnésique et déstructuré du XXIe siècle, si peu démocratique en dépit de la propagande, la disparition de Randy Weston, même à son âge, est donc une catastrophe, malgré son aspect inéluctable, et d’abord parce que peu en ont conscience, même parmi les amateurs de jazz, malgré les efforts d’un grand Maître du piano jazz, d’un grand artiste, s’exprimant près de deux heures sans interruption d’applaudissements pour garder au récit son intensité, sa cohérence, ponctuant ses arabesques sonores –du pur jazz de Brooklyn, s’inspirant du monde entier comme ses pères en jazz– par de longs apartés intimistes, adressés à chacun de nous pour expliquer par ses mots, par sa voix d’où lui venait son inspiration –son génie de notre point de vue– avec une clarté, une lucidité, une modestie et un sourire qui nous manquent déjà.

PS: une pensée pour Fatoumata Weston

Yves Sportis

couverture: Louis Hayes © David Sinclair
en médaillon: Randy Weston
© Pascal Kober


AVIS au peuple! L’exposition «Willy Ronis par Willy Ronis», que nous évoquions dans le précédent éditorial, est prolongée jusqu’au 2 janvier 2019.
Pavillon Carré de Baudouin, 121 rue de Ménilmontant, 75020 Paris, Métro Gambetta, 11h à 18h du mardi au samedi, entrée gratuite
https://www.mairie20.paris.fr/actualites/willy-ronis-par-willy-ronis-l-expo-photo-evenement-pour-les-10-ans-du-pavillon-carre-de-baudouin-462

© Jazz Hot n°685, automne 2018