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Jazzick par Michel Leeb et Jean-Pierre Leloir




Jazzick




par Michel Leeb et Jean-Pierre Leloir










Jazzick, Michel Leeb/Jean-Pierre Leloir, Editions Chêne-E/P/A-Hachette Livre, 2016, 242p.

Un beau livre, selon l’expression consacrée pour un ouvrage de photographie, et là il s’agit de celles d’un grand ancien de Jazz Hot, Jean-Pierre Leloir. Alors comme disait notre regretté Louis-Victor Mialy, autre grand ancien, il y a deux nouvelles: une bonne et une mauvaise. Par laquelle on commence? Par la bonne, puisqu’il faut bien aller de l’avant et qu’il s’agit d’un grand ancien. Les photos, dont certaines sont des «classiques», sont splendides, et la photogravure comme le papier leur rendent hommage. Jean-Pierre Leloir est une bibliothèque du jazz en images, et si un choix de qualité a été fait, nul doute qu’il en existe encore des milliers d’autres aussi extraordinaires. C’est le caractère infini du jazz, on n’est pas près d’en venir à bout, de tout connaître, le jazz comme le dit Michel Leeb, grand amateur et grand connaisseur, même s’il s’en défend, est la musique du XXe siècle et a généré tant de passions connexes (la photographie en particulier), qu’il est inépuisable, même s’il n’est pas immortel. Rien ne l’est, et c’est tout le travail qu’il convient de faire pour préserver, diffuser et faire aimer, et nul doute que des photos de cette qualité y contribuent.

Cela dit, si les photos sont exceptionnelles, et nous passons à la mauvaise nouvelle, les textes sont consternants: une réunion de toutes les lourdeurs qui se sont dites et pensées, à une heure tardive de la nuit, comme dit Léo Ferré, au moment du dernier pour la route, mauvais jeux de mots, dans une forme qui se voudrait surréaliste et/ou ludique, mais qui fait rarement sourire. Comme c’était la vocation du texte et une spécialité de Michel Leeb, remarquable showman, bon chanteur, parfois drôle d’ailleurs, mais parfois lourd aussi, et là, pas de chance pour lui et pour nous, il nous livre le moins bon. Cela dit, il est sympa, il offre ces belles photos et on ne va pas lui en vouloir, ça part d’un bon sentiment. Il y a un côté surréaliste malgré tout, c’est la proximité entre une expression de haut niveau (celle de Jean-Pierre Leloir) et la médiocrité des platitudes de Michel Leeb. Est-ce drôle? A vous de voir.

Comme le travail de réunir et de graver les photos est bien fait, en cas de seconde édition, si Michel veut bien revoir sa copie –il en a les moyens, il connaît le jazz–, il peut faire drôle, savant et léger, plutôt que pas drôle et balourd, et il a tant croisé de musiciens qu’il doit avoir de vraies anecdotes fort intéressantes (ici, il joue le modeste sur le sujet). Pour cette seconde édition, suggérons quelques corrections: Joe Williams plutôt que John William (p.213); Jerry Lewis plutôt que Jerry Lee Lewis (p.219); c’est Papa Jo Jones et non Philly Joe Jones (p.74); il semble bien que ce soit Michel Legrand (pas mentionné), jeune, face à Erroll Garner (p.95); et on se demande ce que vient faire Michael Jackson (sans photo, p.112), peut-être pour faire plaisir au mauvais génie Quincy Jones, déifié par Michel Leeb?
Bon, Michel Leeb ne s’est pas trompé dans le choix: il s’agit bien de musiciens de jazz sans exception, et quand ils ne le sont pas, ils ont quand même à voir avec. Les sidemen méritaient d’être nommés quand on les devine sur certaines photos. Pour être juste et pour mémoire, avant la refonte de l’ouvrage, retenons la meilleure blague de Michel Leeb (p.119, on garde l’essentiel) qui concerne d’ailleurs à moitié la musique classique: «Dans un bar à New York "Vous désirez? — Un baby", répond Bach. — "et vous, Monsieur?" En s’adressant à Mozart. — "un baby comme Bach".» On a un peu écourté. C’est la meilleure, mais il y a aussi celle là, qu’on oubliera volontiers: «"Excusez moi de vous demander pardon", a dit Maxim Saury.», et le reste ressemble plutôt à la seconde.

On comprend que Michel Leeb appartient à la génération des amateurs qui s’est amusée avec le jazz, mais on attend mieux, surtout au contact de Jean-Pierre Leloir.

Yves Sportis

© Jazz Hot n°677, automne 2016
Montreux Jazz Festival/50 Summers of Music par Arnaud Robert et Salomé Kiner




Montreux Jazz Festival


50 Summers of Music


par Arnaud Robert et Salomé Kiner









Montreux Jazz Festival/50 Summers of Music, Arnaud Robert-Salomé Kiner, Editions Textuel/Montreux Jazz Festival, 400p., Montreux, 2016, www.montreuxjazzfestival.com

Avec une préface de l’actuel directeur du Montreux Jazz Festival, Mathieu Jaton, voici un imposant pavé grand format, illustré de 175 photos, pour commémorer ce que furent ces cinquante années de festival, sous la férule du créateur Claude Nobs dans cette Suisse Romande des bords du Léman, modeste station balnéaire décrépite privée de ses touristes anglais dans l’après-guerre, une station devenu carrefour médiatique estival du show business et de l’industrie du disque sous la férule de Claude Nobs, animateur et organisateur de talent, audacieux jusqu’à la démesure.

Pour cet anniversaire et cet ouvrage, on a fait appel aux témoignages d’une cinquantaine d’artistes ou témoins, pour certains qui ont le plus profité du passage du jazz de l’âge des amateurs de jazz à celui d’une professionnalisation et d’une mercantilisation à outrance qui font aujourd’hui sa faiblesse et la dérive de la plupart de tous les grands festivals, dans l’ensemble du monde, sur le modèle justement de celui de Montreux.

Il faut donc lire cet ouvrage, attentivement, rempli d’informations, car il raconte d’une certaine façon l’histoire du monde de cette époque née des trente glorieuses, un après-guerre où naît la société de consommation culturelle et du loisir, à l’échelle planétaire.
Il faut découvrir sous la plume de l’actuel directeur que Claude Nobs était au fond un gentil garçon, passionné et passionnant, et il n’y a pas à en douter, un éternel adolescent qui aimait la fête, plutôt le blues et le rock de cette période, et s’est bâti un projet à la taille de ses ambitions qui n’ont fait que grandir avec les années. Il savait recevoir et avait un réel pouvoir de séduction sur les artistes qui l’ont, d’après les témoignages, unanimement apprécié. Le pouvoir, la puissance et le gigantisme fascinent aussi. Il y a également pas mal de témoignages comme celui de Georges Braunschweig, photographe, qui rappelle une atmosphère et un état d’esprit.
Malgré l’étiquette «jazz», le projet est au départ plus un projet d’animation dans l’esprit de développer une ville, plus un projet pour l’industrie des loisirs. Le Jazz à Montreux, cette partie de la programmation, c’était en fait surtout Norman Granz qui s’installa en Suisse par ailleurs. La qualité a donc été au rendez-vous, car le carnet d’adresses était royal, et la troupe de Norman Granz un condensé de l’âge d’or du jazz.

L’authentification d’une forme d’art originale, le jazz en tant qu’art afro-américain, fruit de l’intuition critique des Charles Delaunay, Stanley Dance, Hugues Panassié, John Hammond, la construction d’une presse et d’une économie autonome fondée sur les amateurs de jazz, qui ont permis de faire du jazz ce qu’il est sur le plan artistique, et qui ont été à l’origine de la création des festivals de jazz, dont celui de Nice, d’Antibes, de Newport, de Nîmes, de Marciac, de San Sebastian, de San Remo, etc., et donc de Montreux en 1967, ont été détourné par les affairistes, en France les Barclay, Ténot, Filippachi, et en Europe ici par Claude Nobs, ailleurs en Hollande par des Paul Acket, etc., entraînant dans leur élan la dérive de programmation qu’on connaît aujourd’hui un peu partout à quelques exceptions près.

Montreux est une histoire en cours, et s’il est vrai que la programmation a mélangé le meilleur, grâce à Norman Granz, et une surabondance de musiques du monde, il a contribué à vider le jazz de son public de connaisseurs au profit des happy few et de consommateurs. Les amateurs de jazz se sont le plus souvent contentés d’acheter les disques produits lors de ces concerts pour les écouter chez eux, de financer à distance, car Claude Nobs a été le directeur local d’Atlantic en Europe.
Il est vrai que beaucoup des plus grands artistes du jazz s’y sont produits pour des concerts parfois mémorables, sous la baguette de Norman Granz, que certains artistes comme Quincy Jones et Miles Davis y avaient et y ont encore leurs pantoufles. Les concerts ont d’ailleurs été immortalisés par le son et l’image, et pour l’amateur d’aujourd’hui, l’accumulation des noms et de ces images ou disques peut donner l’impression déformée d’un grand festival de jazz. Car effectivement, les grands noms du jazz, blues compris, restent aujourd’hui la carte de visite, même quand ils n’ont pas été toujours les plus gros cachets.

Oui, de fait, c’est une des plus grandes offres du jazz sur la durée, et oui, de fait, c’était une des plus belles scènes du jazz. Dizzy qui fait la couverture, Aretha Franklin, Miles Davis, Eddie Harris, Sarah Vaughan, Nina Simone (plusieurs fois), Muddy Waters, B.B. King, Charles Lloyd , McCoy Tyner, Clark Terry, Roy Eldridge, et des centaines d’autres, il manque d’ailleurs à cet ouvrage un index des musiciens et un annuaire des programmes.

Pour autant, dans ce supermarché indifférencié, le jazz y a perdu une partie de son âme. Les derniers grands noms de l’histoire sont David Bowie, Leonard Cohen, Prince, Sting et toujours Quincy Jones, le parrain, pas souvent pour du jazz. Sa contribution dans cet ouvrage est d’ailleurs intéressante. Comme Claude Nobs et quelques autres, ils sont les produits d’une histoire où l’argent coule à flot, et on peut comprendre dans ces conditions, la perte des repères.

Pourtant, et c’est ce que nous raconte Ahmet Ertegun, dans ce livre, tout cela a débuté dans une forme de passion, naïve et touchante, celle du jeune Claude Nobs qui se rend à New York chez Atlantic pour rencontrer les personnes dont il a vu le nom sur les pochettes de ses disques. Mais sa passion, c’est un mélange de beaucoup de choses, la mondanité, la fête, l’argent, l’organisation, le blues-rock, et le souci de mettre le centre du monde sous sa fenêtre à Montreux. C’est ce rêve devenu réalité que raconte Arnaud Robert, mais où le jazz est loin d’être le centre, juste un hasard historique, même si les lettres de noblesse de Montreux viennent avant tout du jazz; au point qu’un moment, lassé des critiques venant d’amateurs de jazz sur la nature très éclectique de la programmation, Claude Nobs ait songé à supprimer le mot «jazz» de sa marque commerciale.

Claude Nobs filmait tout, paraît-il, et cette banque d’images est certainement le meilleur service qu’il ait rendu au jazz, le meilleur de son œuvre, n’en déplaise à Quincy...

Yves Sportis

© Jazz Hot n°679, printemps 2017

Sugar Free Saxophone : The Life and Music of Jackie McLean par Derek Ansell




Jackie McLean


Sugar Free Saxophone : The Life and Music of Jackie McLean


par Derek Ansell









Sugar Free Saxophone: The Life and Music of Jackie McLean, par Derek Ansell (en anglais), Northway Publications, Londres, 2012, 216p., www.northwaybooks.com


L’excellent éditeur Northway Publications de Londres, qui propose bon nombre d’ouvrages consacrés au jazz, souvent des biographies (Johnny Griffin, Hank Mobley, Nat Gonella…) ou autobiographies (Peter King, Coleridge Goode, Ronnie Scott…) mais aussi des ouvrages traitant du jazz (John Chilton: Hot Jazz, Warm Feet, Graham Collier: The Jazz Composer), avait déjà collaboré avec le bon Derek Ansell dès 2012 pour une première biographie, celle du brillant et respecté saxophoniste alto, Jackie McLean, une légende du jazz, issue de Sugar Hill, Harlem, ce qui explique en partie le titre de l’ouvrage.

Avec la même méthode de travail que celle déjà présentée dans ces colonnes à propos de sa biographie d’Hank Mobley, Derek Ansell retrace le parcours beaucoup plus long et heureux de Jackie McLean, sxophoniste alto, de la même génération (il est né en 1931) qui connut pourtant les mêmes tourments que Mobley, mais qui –chance, hasard ou personnalité– surmonta ces périodes sombres pour rester non seulement le grand saxophoniste alto, héritier de Charlie Parker, mais plus tard un professeur respecté (Université d’Hartford, CT), même adulé de ses étudiants, et une personnalité du jazz de premier plan, un passeur, un messenger du jazz.

L’intensité de son jeu, qu’il partagea –comme certaines zones d’ombre de la biographie– avec nombre de musiciens de cette génération, l’après-guerre, l’ère du bebop-hardbop, donna un parcours encore plus fertile que celui d’Hank Mobley en matière de production discographique, encore une fois immortalisé par le label Blue Note d’Alfred Lion et Francis Wolff, maison de disques dont la caractère indispensable dans cette période n’est plus à démontrer.

Dans cet ouvrage, Derek Ansell avec ses outils habituels (lecture de la presse, écoute des disques et lecture des pochettes de disques, plus lecture des ouvrages consacrés au jazz, contribution de la famille de Jackie McLean, consultation de personnalités de qualité comme Ira Gitler, Ken Burns…), avec un souci de clarté, de précision et de concision (index, notes, discographie) a retracé la carrière, les rencontres, évoqué le style particulier du musicien mais aussi approfondi les traits d’une personnalité toujours soucieuse de trouver sa voie, de transmettre aux nouvelles générations, bien que lui-même se soit parfois senti floué du produit de son œuvre. Cela le rapproche d’Hank Mobley et de bien d’autres musiciens de jazz, mais la dernière période de la vie de Jackie McLean a sans doute apaisé un homme qui a enfin trouvé le moyen de faire reconnaître son Art à travers et par sa descendance, et  la reconnaissance, même tardive, des institutions.

Les deux biographies de Mobley et McLean, mises en parallèle, apportent des enseignements sur deux destins artistiques finalement proches sur le plan biographique mais qui ont trouvé deux issues différentes, seulement parce que l’un, Hank Mobley, est mort en 1986 quand la reconnaissance a commencé pour l’autre.

Ce qui sépare les deux musiciens est sans doute que Jackie McLean participa à la pièce The Connection en 1959 (musique de Freddie Redd), avec laquelle il vint au Royaume-Uni en 1961, puis fit le voyage de Paris dès 1961, et contribua davantage aux nouvelles aventures du jazz (Ornette Coleman), puis très tôt (fin des années 1960) participa à des programmes de réhabilitation pour toxicomanes après avoir lui-même touché le fond (séjour au pénitencier). Jackie McLean ne cessa de chercher des issues avec opiniâtreté. Sa personnalité est donc aussi pour beaucoup dans son parcours finalement heureux.

C’est de ces recherches dans toutes les directions de Jackie McLean que traite ce très bon livre biographique de Derek Ansell (belle couverture avec une photo de Francis Wolff comme pour la biographie d’Hank Mobley) qui aborde également les aspects stylistiques.

Il n’y a pas beaucoup d’ouvrages de qualité sur Jackie McLean, et nul doute que celui-ci est une contribution essentielle à la connaissance d’un monument du jazz –encore un, oui!– le jazz est une musique si riche en Artistes.

Yves Sportis

© Jazz Hot n°677, automne 2016
Workout: The Music of Hank Mobley, par Derek Ansell




Hank Mobley


Workout: The Music of Hank Mobley


par Derek Ansell









Workout: The Music of Hank Mobley, par Derek Ansell (en anglais), Northway Publications, Londres, 2014 (première édition en 2008), 180p., www.northwaybooks.com


Hank Mobley est sans aucun doute le plus mésestimé des saxophonistes ténors du bebop bien que sa carrière se soit déroulée sous les meilleurs auspices: un environnement familial favorable, des débuts sur la scène du jazz à 21 ans aux côtés de Max Roach, un court passage ellingtonien; il côtoya Charlie Parker, Thelonious Monk, Bud Powekll, Clifford Brown; il fut le saxophoniste des premiers Messengers avec Art Blakey et Horace Silver, musiciens auxquels il resta fidèle; il fut un musicien régulièrement enregistré en sideman ou leader du label Blue Note, immortalisé par les splendides photos de Francis Wolff, puis il accompagna ou fut accompagné par Miles Davis, Lee Morgan, Kenny Dorham, Donald Byrd, Freddie Hubbard, Cedar Walton, Muhal Richard Abrams… parmi beaucoup d’autres grands noms du jazz, car Hank Mobley n’a jamais côtoyé que l’excellence.

Tout donc, y compris des talents de compositeurs et une sonorité, une invention très originale, devrait faire de ce ténor une légende, à l’instar de Sonny Rollins, John Coltrane, Johnny Griffin, Ornette Coleman, musiciens de sa génération (il est né en 1930). Mais voilà, l’usage excessif des stupéfiants introduisit des perturbations répétées qui l’écartèrent de la scène du jazz pour perte de carte professionnelle autant que pour de sérieux problèmes de santé qui l’empêchèrent de manière précoce à interrompre sa carrière (1978). Il disparut d’une pneumonie encore jeune en 1986, à Philadelphie.
Il fit bien un séjour en Europe, mais un peu tardif (1969) pour acquérir la reconnaissance que ses contemporains y ont trouvé de 1958 à 1965, et, à l’apparition des grands festivals européens des années 1970-80, il n’était malheureusement plus en état de jouer.

Oublié puis redécouvert à l’occasion de rééditions chez Blue Note, il laisse une belle œuvre enregistrée cependant, et c’est à raison que Derek Ansell a entrepris la réévalution d’une des sonorités originales du ténor, très personnelle, moins spectaculaire que celle de ses célèbres contemporains, mais pas moins profonde, et la liste des musiciens qui l’ont sollicité témoigne assez que M. Hank Mobley était un musicien de très haut niveau.
C’est une excellente biographie détaillée, collant à la chronologie, fort bien documentée par de multiples intervenants dont les critiques et témoins de cette époque, musiciens inclus (Ira Gitler, Leonard Feather, Val Wilmer, Cedar Walton, …), le texte s’appuie également sur les textes de pochette, fort heureusement nombreux, car le ténor dont le parcours a été fait de disparitions périodiques, a été finalement beaucoup enregistré, essentiellement par le label Blue Note d’Alfred Lion et Francis Wolff, ce qui atteste encore une fois que pour les amateurs de jazz en mal de découverte, il y a en Hank Mobley, un fameux filon de beaux enregistrements à redécouvrir.

L’ouvrage intéressant et sérieux de Derek Ansell (notes, index, discographie…) a été rédigé par un connaisseur et un amateur de l’œuvre, ce qui n’a rien d’étonnant, mais on sent très souvent chez l’auteur une sensibilité au personnage, et le souci de réévaluer une œuvre, et on ne peut que partager une certaine amertume relevée dans une interview de John Litweiler en 1973:
«C’est dur pour moi de penser ce qui pourrait être ou aurait pu être. J’ai vécu avec Charlie Parker, Bud Powell, Thelonious Monk. J’ai sillonné les rues de haut en bas avec eux. Je ne savais pas ce que ça signifiait quand je les entendais pleurer –jusqu’à ce que ça m’arrive.»

On ne sait pas en effet la tragédie qui accompagna tant de grands créateurs du jazz faute de l’avoir vécue, on peut juste y être sensible et prendre la peine de comprendre un environnement, celui de cette époque en particculier. Hank Mobley est l’archétype du musicien de jazz, à côté d’autres vécus parfois plus heureux ou parfois plus dramatiques. Mais c’est aussi un musicien d’importance à redécouvrir, cet ouvrage sensible y contribue.


Yves Sportis

© Jazz Hot n°677, automne 2016
Uri Caine, Musica in tempo reale, par Enzo Boddi



Uri Caine


Musica in tempo reale


par Enzo Boddi




Uri Caine-Musica in tempo reale, par Enzo Boddi (livre en italien), Sinfonica Jazz, 2016, Brugherio (MI), 242p., www.sinfonica.com

Uri Caine commença sans enthousiasme le piano à 8 ans vers le milieu des années 1960. A 13 ans, il rencontra Bernard Peiffer (1922-1976) qui s’était établi à Philadelphie: pianiste influencé par Fats Waller et Art Tatum, qui avait joué en France avec André Ekyan, Django Reinhardt, puis aux USA avec Rex Stewart, James Moody, Don Byas, Kenny Clarke. Bernard Peiffer fait comprendre à Uri Caine que sans la connaissance de James P. Johnson et Fats Waller il n’aurait pas pu  comprendre Thelonious Monk. Puis il le convainc d’approfondir l’étude de la musique classique afin de pouvoir développer sa capacité à improviser. A l’université de Pennsylvanie il étudie avec le compositeur George Rochberg (1918-2005) qui le fait plonger dans le dodécaphonisme et le sérialisme. Quand on connaît la formation (développée en détail dans le chapitre premier : Philadelphie) de Uri Caine on  sait d’où viennent ses œuvres basées sur Bach, Beethoven, Mozart, Mahler, et d’autres.

Le livre se divise en six chapitres copieux renfermant une infinité de détails sur le cheminement du pianiste compositeur, tout son parcours musical, et une étude détaillée, morceau par morceau, des disques et des œuvres majeures d’Uri Caine, y compris ses origines familiales juives et l’importance du Yiddish et de l’hébreu, donc de la musique klezmer.

Le chapitre 1 nous emmène de Philadelphie où Uri Caine naquit le 8 Juin 1956 et fit ses études jusqu’à l’arrivée à New York. En passant, Enzo Boddi nous brosse l’histoire et la situation de la musique en général, ainsi que des liens d’Uri Caine avec Dave Douglas et Don Byron des années 1970 à aujourd’hui (liens qui seront affinés dans d’autres chapitres), sans oublier les  problèmes Noirs-Blancs.

Le chapitre 2 est consacré au pianiste, ses influences, son jeu, son ascendance ashkénaze qui explique son intérêt pour la musique klezmer. Boddi analyse les pianos solos, l’influence de la musique classique sur Uri Caine. Puis il aborde son art du trio, l’exploitation des standards, la référence au blues. Plus loin Boddi s’attaque aux duos, avec une analyse pointue du style et des morceaux.

Le chapitre 3 nous ramène à Philadelphie entre le sacré et le profane. L’étude de « The Philadelphia Experiment», puis de «Plastic Temptation», l’importance des racines de la «Soul».

Le chapitre 4 reprend l’étude des racines hébraïques d’une grande importance dans la poétique d’Uri Caine. Approfondissement de l’héritage, du klezmer, des rapports avec Don Byron, Mickey Katz, Joel Rubin et Bensoussan. Le tout avec une connaissance époustouflante du sujet.

Le chapitre 5 est consacré aux rapports d’Uri Caine avec la musique de Gustav Mahler, Richard Wagner, Robert Schumann, Johann Sebastian Bach pour des variations sur les Variations Goldberg, Ludwig van Beethoven pour les Variations Diabelli, et pour finir Wolfgang Amadeus Mozart. Puis après les musiciens allemands, Uri Caine, descend vers le sud à la rencontre de Verdi et le syndrome afro-américain d’Othello.

Le chapitre 6 traite du XXe siècle à travers le vieux et le nouveau continent, et tout d’abord de la double identité d’Uri Caine; d’un territoire à explorer, la Rhapsody in Blue; les nobles précurseurs (Nobili antesignani) de Tin Pan Alley avec Whitmark Marks et Stern; et la réalisation de The Sidewalk of New York: Tin pan Alley en 1999. Une étude sur l’œuvre pour quatuor à cordes (String Quartet) et son rapport avec ce genre de musique, exécutée par le Ardititi String Quartet et enregistrée en 2010. Puis quelques éléments sur le Berio Project.

Le chapitre, donc le livre, se termine sur les projets futurs, dont Uri Caine ne manque pas, en particulier les Moonsongs (Le Pierrot lunaire) d’Arnold Schœnberg, des œuvres pour chœurs, etc.

Et Enzo Boddi de conclure cette œuvre gigantesque:
« Et puis s’il est vrai, et c’est vrai, que la diffusion globale du jazz, même sous les latitudes les plus impensables, a valorisé et certifié la fonction de musique prompte à intégrer et à se confronter avec d’autres langages et patrimoines culturels, l’œuvre de Caine se propose comme un exemple significatif de ce processus par la capacité dialectique, la nature intrinsèquement multiculturelle et la vision ouverte et inquiète en même temps. Au delà des étiquettes, des classifications et des catégories, Caine a développé et continuera à développer son rôle de musicien contemporain avec l’attitude d’un consommateur frénétique de tout le savoir disponible et avec les intuitions d’un architecte lucide des musiques de "possiblilités”.»

Le livre d’Enzo Boddi, notre correspondant en Italie (cf. les comtpes rendus des festivals) est un beau travail de musicologue, d’historien et d’analyste; une somme exhaustive sur l’œuvre d’un musicien, il est vrai d’une richesse de création extraordinaire.
Notons en annexe une discographie et une bibliographie. Avec Uri Caine, sommes-nous toujours dans le jazz? Vaste question. Parfois, oui.


Serge Baudot


© Jazz Hot n°677, automne 2016

Jazz Palace, Mary Morris, Ed. Liana Levi



Jazz Palace





Quand Chicago swingue



par Mary Morris







Jazz Palace, Quand Chicago Swingue, par Mary Morris, traduction Michelle Herpe-Volinsky, Editions Liana Levi, Paris, 2016, 315 pages. www.lianalevi.fr


Ce livre, écrit en 2015, par Mary Morris, enseignante, écrivain et voyageuse, évoque le Chicago des années 1920-1930, dites «folles», celui raconté par ses parents, elle-même y étant née en 1947 mais n'y vivant plus depuis longtemps. Elle a écrit six romans (
The Waiting Room…), des récits de voyages (The River Queen…), des nouvelles (Vanishing Animals and Other Stories…) et c'est son premier roman édité en France (titre original: The Jazz Palace), chez Liana Levi, et traduit par l'excellente Michelle Herpe-Volinsky, «spécialistes» toutes deux et entre autres, de Ernest J. Gaines, magnifique romancier...

Ce livre, très documenté, porte sur une période particulièrement riche sur le plan musical, la grande migration depuis New Orleans et le long du Mississippi vers la métropole du Nord et ses usines, amenant dans ses bagages les musiciens, d'origine rurale et urbaine, de New Orleans en particulier.

Cet ouvrage ajoute une nouvelle touche au tableau impressionniste composé à plusieurs mains par tous les écrivains et réalisateurs américains passionnés de leur histoire naissante, chacun/e travaillant sa petite parcelle dans un luxe de détails, avec son melting pot spécifique, ses comportements communautaristes réglés comme des horloges jusqu’à la caricature, une histoire des Etats-Unis ponctuée de combats pour la survie, à la régulière, ou de combats de rue, dans une effervescence de nouveau siècle, le XXe siècle, de nouveau monde d'à peine 130 ans depuis son indépendance, à 50 ans de la Guerre de Sécession, rempli de jeunes vies toutes immigrées de quelque part, d'existences vieillies avant l'heure, cassées, recommencées, anéanties par le chagrin des pertes.

Dans de telles conditions de chaudron, comment chacun aurait-il pu attendre qu'on lui serve la soupe, ne pas prendre ou défendre âprement sa part, ne pas s'adapter, surmonter, à chaque nouveau coup du sort, ne pas braver sa peur, ne pas dépasser les limites et ses limites jusqu'à en perdre la vie ou mettre en danger celle des autres ? Voilà pour la ligne de basse des émotions que ce drame, déroulé au sein des moins favorisés, nous joue.

Mary Morris nous raconte Chicago entre 1915 et 1933, avant, pendant, après la prohibition, la crise de 1929, et se termine sur l’hypothèse d'un avenir meilleur avec l'Exposition Universelle, «new deal» du progrès et des lumières pour tous, même pour les plus rongés par la vie.

Enfin, la vitalité de sa fresque tient au jazz en musiques, danses, couleurs et chaleur, aux speakeasy, au touché et aux bruits des tissus, aux équipes de base-ball, aux lieux mythiques des fêtards alcoolisés, aux petits ou nouveaux métiers, à l'imagination pour ne pas mourir de faim, chaque groupe humain jouant sa partition dans une géographie repérable des quartiers, exposés aux vents froids de la Windy City (la ville des vents), près du Lac Michigan, mortifère dans la tragédie de l'Eastland (un navire qui coula en 1915) ou salvateur à la saison plus douce.

Le roman montre par les arrivées, les départs, les rencontres ratées, non dites ou improbables mais qui parfois deviennent magiques, comment «apprendre, c'est le partage de l'expérience» ainsi que l'avait écrit Maxime Gorki, à l'autre bout de la Terre, dans ces années de l'entre-deux-guerres où l'on devait apprendre très vite, et partager si on voulait survivre. Rendez-vous au Jazz Palace avec Benny, Napoléon et Pearl, des survivants.

Hélène Sportis


© Jazz Hot n°676, été 2016

René Urtreger, Le Roi René, 2016, Odile Jacob



René Urtreger

Le Roi René



par Agnès Desarthe








Le Roi René, René Urtreger, par Agnès Desarthe, Odile Jacob, Paris, 2016, 270p., www.odilejacob.fr


Agnès Desarthe est romancière, essayiste, traductrice d’anglais, sœur d’un chanteur d’opéra; elle avait donc toutes les expériences et qualités pour entreprendre cette biographie élogieuse, humble et sensible à la fois. L’écrivaine est fascinée mais lucide face à ce personnage riche sous sa face secrète, sauvage et rude par son vécu et ses échecs, timide devant le succès, mais si tendre et attendrissant tel qu’Agnès Desarthe nous le dépeint. Elle fouille en lui avec une acuité et une persévérance rares; tout est montré, détaillé, questionné, avec parfois des questions sans réponses: son enfance, son passé, son être, ses rencontres, sa carrière, sa musique, sa vie; elle traque le moindre détail mais sans curiosité malsaine, en parfait accord avec le pianiste, ayant pour seul but de faire advenir ce personnage énigmatique en personnage de roman, tout en brossant un portrait épique de ce grand pianiste de jazz, avec lequel elle aura passé neuf mois à le côtoyer en essayant de le mettre au jour.

«René Urtreger avait décidé de raconter sa vie lui-même, nous dit Agnès Desarthe, mais il s’est finalement laissé prendre. La suite est son histoire.»

J’avais eu le bonheur de rencontrer René Urtreger (né à Paris en 1934), du temps du regretté festival Jazz au Fort Napoléon, à La Seyne-sur-mer, où il m’avait accordé une longue interview parue en 2003 dans un hors-série de Jazz Hot, le numéro Spécial 2003, consacré à une inspiration majeure de René, le grand Bud Powell. Interview qu’Agnès Desarthe cite dans son avant-propos pour illustrer la définition du swing selon Urtreger, qui en même temps révèle l’homme: «Si on élargit le mot swing à la vie courante, c’est par exemple le bon mot placé au moment voulu. Vous allez raconter la même blague à dix personnes différentes, il y en a neuf qui vont ensuite la raconter comme des sagouins, ça va faire sourire poliment, et la dixième personne va avoir le don de placer les mots exactement où il faut, avec une mise en place hallucinante, et ça, c’est du swing.»
René nous avait encore récemment accordé une interview, avec sa gentillesse et simplicité habituelles, parue dans le Jazz Hot n°673 (automne 2015).
Agnès Desarthe rappelle aussi qu’il avait étudié avec André Hodeir, rédacteur en chef de Jazz Hot de 1947 à 1951.

Le livre se divise en neuf chapitres. L’enquête commence le 18 avril 2015 quand l’auteure va écouter René Urtreger à la Maison de la Radio. Elle l’imagine 70 ans plus tôt et va parcourir toute son histoire. Le père qui quitte la Pologne sur un coup de tête. Drôle de père qui joue de la balalaïka et des thèmes de jazz au piano, qui ouvre des boucheries, en donne à ses sœurs. Les sœurs de René qui étudient le piano, et il reproduit ce qu’il a entendu. L’enfance dans la guerre. La fuite en zone libre. Ils sont juifs, la mère arrêtée par la Gestapo. La fuite en Espagne puis au Maroc. Retour en Métropole en 1945. L’attente des déportés à la gare de l’Est, mais la mère ne reviendra pas.

Et la découverte du jazz. A 13 ans, il écoute Charlie Parker et les autres, les émissions de Simon Coppans à la radio, et il essaie de reproduire tout ça au piano.  Mais il faut gagner sa vie: apprentissage, petits boulots. Le jazz enfin avec la rencontre de Sacha Distel et Bobby Jaspar. En 1953, il gagne le Concours national de jazz amateur dont le président du jury n’était autre que Charles Delaunay. Il est engagé au Ring Side, ancêtre du Blue Note.

Hélas, avec le jazz, il rencontre la drogue et deviendra un junky carabiné, ce qui lui vaudra une longue descente aux enfers qui va durer 20 ans, avec plus de bas que de hauts. Entre temps il rencontre et joue avec tout le gratin du jazz de l’époque: grâce à son récit, on fait une plongée dans le Paris jazz des années 1950.
Pendant son service militaire de 1955 à 1957, Nicole Barclay réussit à lui faire faire une tournée européenne avec Lester Young et Miles Davis! Bien sûr, on aborde la musique d’Ascenseur pour l’échafaud, et René se plaint que cela fait 40 ans qu’on le bassine avec ça. On apprend quand même les détails de la chose. C’était la gloire avant la chute.

Arrivent les années 1960, les années yéyé et de Salut les Copains. Un soir de 1964, Claude François se rend au Blue Note pour écouter René. Coup de foudre réciproque; longue aventure commune, pas toujours facile. René quittera ce navire rutilant assez vite, mais il y reviendra. Il entre chez les Double-Six et revient au jazz, mais ce sont  des années de galère. Les amours chancèlent. Il quitte femme et enfants pour  la chorégraphe des Clodettes, ce qu’il ne se pardonne pas.

Il a 41 ans et s’installe à New York, à fond dans la coke, et se retrouve en Guadeloupe, toujours au fond du trou.

Il a des amis, Distel, Cloclo, une sœur dévouée Jeannette, un cousin, sa femme Françoise, des musiciens, et quelques autres qui vont l’aider. A l’anniversaire de Jacotte le 12 mars 1977 il décide d’arrêter ses «conneries», il avait l’âge auquel sa mère avait été arrêtée par la Gestapo: «coïncidence?», se demande Agnès Desarthe…
 
René revient au meilleur de lui-même et n’hésite pas à jouer avec la nouvelle génération: Airelle Besson, Géraldine Laurent, Stéphane Guillaume, Pierrick Pedron, Nicolas Folmer, etc. Il dit que quand il rencontre un jeune homme ou une jeune fille talentueux il a envie de l’aider.

Malgré sa gentillesse René Urtreger a toujours eu la dent dure contre certains styles, certains musiciens, et il constate: «qu’il a vu un tas de musiciens qui pouvaient jouer sans que ça swingue pendant quinze à vingt minutes...parce que le jazz est comme ça de nos jours. Mais c’était de la belle musique...» Ce qui l’irrite également, c’est quand il entend dire des trucs comme: «C’est le meilleur pianiste actuel!». Là, il a envie de casser la radio, car la musique n’est pas une compétition, conclut-il.

René Urtreger vit sa seconde vie de jazzman, serein et décontracté. A la fin du livre, il donne une autre définition du swing, plus technique: «Le swing c’est une interprétation de la croche, un mouvement à trouver quelque part, dans la décomposition de la croche, entre le binaire et le ternaire. Et tout ça sans perdre le son...»

Ce livre se lit comme un roman, passionnant de bout en bout. Outre la vie passionnée de René Urtreger c’est le récit des deux derniers tiers du XXe siècle et du début du XXIe, ceci avec une écriture limpide et riche, libre; ainsi Agnès Desarthe affirme: «Lorsque j’écris, les mots que je place dans la bouche du personnage ne sont pas toujours ceux que l’homme a prononcé...C’est un travail d’interprétation qui lui (René) est familier, qu’il m’a confié, qu’il accepte.»

Un choix de photos et une discographie complètent judicieusement le portrait de ce grand jazzman.

A l’issue de mon interview René Urtreger m’avait déclaré: «Vous m’avez fait dire des choses que je n’avais jamais dites.» Ce n’était que gouttes d’eau dans l’océan en comparaison de ce qu’Agnès Desarthe a su mettre en mots.

Serge Baudot


© Jazz Hot n°676, été 2016

Satyagit Ray



J'aurais voulu pouvoir vous les montrer



Conférences, notes de festivals, dessins


par Satyajit Ray





J'aurais voulu pouvoir vous les montrer, Satyajit Ray, G3J éditeur, traduction  par Christophe Joanlanne, Paris, 2016, 154p., g3jéditeur.com


Il s'agit d'un second recueil (après Our Films, Their Films, 1976, paru chez Ramsey poche cinéma en 1985) de conférences, notes de festivals et dessins
de Satyajit Ray, regroupés dans un très beau (parce que très bien conçu) livre édité chez G3J en 2016. Le fils de Satyajit Ray, Sandip Ray, réalisateur également, est à l'origine, en 2011, de cet ouvrage sur l'intelligence, la clairvoyance, le travail raffiné, quasi parfait, produit par l'immense «aussi» cinéaste indien qu'est Satyajit Ray; car il possède de nombreux talents, d'écrivain, de critique de cinéma, mais aussi de dessinateur, de concepteur d'affiches, de musicien, de pédagogue et de savant, bref une sorte d'encyclopédiste tel qu'on les rencontrait dans les siècles passés. Ce recueil reprend des articles remontant à 1949, avant le début de la carrière de cinéaste de Satyajit Ray.

La mise en forme de cet ouvrage, à la hauteur du bijou d'œuvre cinématographique, musical et sociologique que cet artisan d'art a légué à l'humanité, témoigne de son âme réaliste, pragmatique, lucide et sans concession.

Parler de l'œuvre filmée, écrite, dessinée d'un Indien (et pas d'Amérique) pourrait paraître étrange dans Jazz Hot, quoique...

La rencontre entre musique indienne et jazz est fréquente au fil du temps et dans les deux sens. Des hot clubs existent en Inde, et écrivaient encore à "Charles Delaunay" à la rédaction de Jazz Hot, il n'y a pas si longtemps; le temps n'existe pas quand on aime profondément; Sarah Petronio, fameuse tap dancer est née en Inde, pays de la danse avec percussion (cf. Jazz Hot Spécial' 2003) et a partagé un grand bout de chemin aérien avec Jimmy Slyde; Jazz Hot a publié plusieurs articles (n°97 en 1955, N°220/221 en 1966, N°385 en 1981, N°422 en 1985, N°514-en 1994), et Ravi Coltrane (Jazz Hot n° 585 en 2001) doit son nom à l'admiration de son père John Coltrane pour le sitariste Ravi Shankar avec qui il avait travaillé...

Un astrophysicien de Bengalore en visite à Paris qui passait par la rédaction et disait ne pas connaître le jazz, a demandé pourquoi le blues et la musique de Django étaient aussi proches... Sa question était pointue car lui-même jouait du tabla (percussion indienne).

Il semble que les déshérités habitant de vastes espaces aux cultures populaires orales se comprennent sans vraiment se connaître ni se côtoyer. C'est sans doute du fait de leurs vécus sans rien et si proches: du néo-réalisme italien du Voleur de Bicyclette (Vittorio de Sica, 1948) à Satyajit Ray, il n'y a pas même un pas. Pasolini et Moravia ont été invités pour des conférences en Inde, et en ont rapporté deux récits complémentaires, captivants, très fusionnels avec les écrits de Satyajit Ray qui admirait celui dont il était l'assistant en 1951, pour le film Le Fleuve, Jean Renoir, issu d'une famille d'artistes peintres.

La danse de Silvana Mangano et Vittorio Gassmann dans Riz Amer (Giuseppe De Santis, 1948) sur une musique de jazz est intense de survie, comme le chemin forcené d'Apu devra l'être pour sortir de sa condition, de quelques-unes de ses chaînes; les luttes pour la survie ont un point commun: arriver très vite et très profondément à l'essentiel. C'est sans doute cette urgence de «l'essentiel» qui a amené ce livre jusqu'à Jazz Hot où, finalement, il a totalement sa place, au milieu
des chants des champs de coton, au milieu des danses et des transes, entre surnaturel et sordide, dans la chaleur humide et le dépassement de soi: Satyajit Ray, dans sa pensée polymorphe et cohérente, est l'authenticité même, avec l'acharnement irréductible au travail de tous les vrais artistes, de ceux qui vont jusqu'au bout de chaque petit détail comme s'il était la seule planche de salut, «Straight, no chaser» comme le titre de la composition de Thelonious Monk.

Un point commun encore: le traitement de la photo dans les films
de Satyajit Ray et dans le jazz: expressions humaines sans fard, porteuses d'émotions.

Pour sortir du «factice inutile gratuit inconsistant», il faut se plonger dans ce livre, y trouver du sens, du ressourcement, de la richesse, une colonne vertébrale et de la beauté.

Il y a trois préfaces: celle (l'édition française) d'un érudit du cinéma indien, Charles Tesson, qui évoque l'œuvre dans son ensemble;
celle du fils (l'édition anglaise) qui résume rapidement les conditions de cette édition de textes inédits de son père, et celle (l'édition anglaise) d'un cinéaste héritier, Shyam Benegal, qui évoque l'importance de la découverte du néo-réalisme dans sa propre découverte du cinéma, avant qu'il ne tombe en extase devant le premier film de Satyajit Ray, Pather Panchali, qui ouvrait une nouvelle ère du cinéma indien.

La première partie, la plus longue, «Le métier du cinéaste», propose des textes très directs sur le métier et l'art, dans un langage d'une clarté exceptionnelle, sans doute parce qu'ils sont sincères et sans concession. Les thèmes (Les styles nationaux, Un cinéaste doit-il être original?, Ce mot de technique, La question de la réalité, L'art du silence, etc.) sont des synthèses précieuses d'une pensée complexe et d'une expérience très riche, et on y retrouve en effet de nombreux éléments autobiographiques. Parmi ces textes, il y a l'article  de 1980 qui sert de titre à l'ouvrage (J'aurais voulu pouvoir vous les montrer), et qui relate le drame de la disparition dans deux incendies de la mémoire du cinéma muet autochtone, à l'époque cantonné aux salles les plus pauvres, et que
Satyajit Ray regrette de ne pouvoir montrer au monde entier et aux Indiens comme élément fondateur de la richesse du cinéma indien. Sous le regard de l'Occident (1982) est un regard critique de ce que l'Occident n'a pas non plus vu de l'Inde, avec des éléments d'autobiographie qu'il met en perspective pour expliquer ce qui est universel dans le cinéma –le récit– et ce qui doit rester particulier, l'authenticité, l'individu dans son environnement. Un récit, indien ou autre, peut être apprécié par le monde entier, mais il doit rester indien ou autre. C'est la problématique de l'art, en général, du jazz en particulier.

La seconde partie, «Portraits à la plume» est constituée de critiques et d'hommages. Un mot sur Godard (un regard lucide), Le nouvel Antonioni (une critique sans concession), Le nayak, un portrait dé l'acteur prolifique Utam Kumar qui sert de fil conducteur à sa pensée sur l'art et l'artiste: «Un artiste doit toujours être jugé à l'aune de ses meilleures œuvres», une réflexion sur la difficulté de vivre en ne faisant que de l'art. Il y a aussi un très beau et bref portrait d'Ingmar Bergman, à l'occasion de ses 70 ans («Il a épuré son style jusqu'à lui donner la sobriété de la musique de chambre.») Un bref hommage à Charlie Chaplin, Le Vagabond immortel.

La dernière partie, Célébrations du cinéma.
Toujours sur fond autobiographique,
Satyajit Ray nous raconte son expérience des festivals de cinéma, de Moscou à Venise, Cannes, Bruxelles, etc., et tire comme toujours de son expérience des idées sur ce que pourrait être en Inde la vocation d'un festival, et des réflexions sur l'ensemble du cinéma qui devraient être méditées par l'ensemble des responsables culturels et politiques, qui sont aujourd'hui malheureusement à des années-lumière de la pensée du cinéaste, parce que justement il n'ont pas l"honnêteté essentielle d'un Satyajit Ray, d'un artiste vrai : «Nous savons aujourd'hui qu'un modèle économique défaillant contribue à miner le talent artistique.»

Le regard sur l'art de
Satyajit Ray, toujours fondé sur son expérience, sa biographie, sa vie d'artiste, est passionnant pour tous; pour les amateurs de jazz aussi. C'est pourquoi, au-delà de cette évocation rapide de ces textes, il est fondamental de retourner aux mots-mêmes de Satyajit Ray, parus dans ce livre si précis, si précieux.

Yves Sportis


© Jazz Hot n°675, Printemps 2016
Free Verse and Photos in the Key of Jazz

Free Verse and Photos
in the Key of Jazz



Gloria Krolak et Ed Berger


(Autoproduction, http://www.blurb.ca)


Ce curieux beau livre, grand format à l’italienne 28 x 33cm, est un projet d’activistes du jazz qui œuvrent depuis longtemps pour la promotion de leur musique préférée, qui se sont offert un plaisir et ont voulu le partager. L’idée est généreuse. Est-ce suffisant?

Gloria Krolak est l'animatrice de Good Vibes, un programme radio original présentant en particulier les vibraphonistes. Elle contribue également à Jersey Jazz, le journal de la New Jersey Jazz Society. Elle tient sa chronique dans le site All About Jazz, et elle est membre de vibesworkshop.com parmi beaucoup d’autres casquettes et activités.

Ed Berger est un écrivain et photographe indépendant qui a pris ses premières photos de jazz en 1966 à 16 ans lors d’un concert de Louis Armstrong. Il est consultant au Jazz Studies Institute de Rutgers University depuis une quarantaine d'années. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, récemment Softly With Feeling: Joe Wilder. Ses photographies ont été publiées dans de nombreuses publications et sur de nombreuses couvertures d'album. Il collabore entre autres à JazzTimes et au Jazz Museum d’Harlem.

Dans cet ouvrage de 74 pages, il y a seulement 36 photos, ce qui indique que l’ouvrage peut sembler, par certains côtés, minimaliste bien que les photos soient très belles. Les textes sont constitués presque exclusivement de titres du répertoire du jazz, d’ailleurs répertoriés dans l’index en fin d’ouvrage. 1049 titres servent ainsi à composer par collage des sortes de vers avec une thématique face à une photo. Il faut sans doute être parfait anglophone pour en apprécier certaines subtilités qui ne sautent pas aux yeux.

La construction de cet ouvrage, en dépit du soin apporté (beau papier, belle reliure, belles mise en page et photogravure) peut sembler quelque peu artificielle. Oui, les photos de Benny Carter, Louis Armstrong, Warren Vaché, Ron Carter, Roy Hargrove, etc., sont splendides, et donc un amateur de jazz va y trouver une partie de son compte. Mais le projet en lui-même paraît faible, ludique pas plus. On dira que c’est une manière de découvrir les photos d’Ed Berger et de recenser des standards du jazz.
Yves Sportis

© Jazz Hot n°674, hiver 2015-2016

Willem
Jazz à Deux


Willem-Baudoin



Par Willem et Baudoin (Collection Cagnotte, Super Loto Editions, Concots (46), 2015, www.imprimerietrace.fr)



Rencontre entre le jazz et le dessin, cet ouvrage est aussi celle de deux dessinateurs qu’on ne présente plus, Willem et Baudouin avec l’équipe du Festival de jazz de Foix, une petite ville capitale de l’Ariège, dominée par les vieilles pierres d’un château moyenâgeux. Le hasard des amitiés et des sentiments, a fait que sa compagne, professeur d’arts plastiques et militante du festival, a eu l’idée d’une rencontre jazz et dessin, et que le cercle des relations amicales a permis d’inviter Willem et Baudouin dont la plume trempe parfois dans le jazz et depuis des décennies (la fille de Willem est elle-même un bonne chanteuse de jazz). Willem, invité et parrain depuis de longues années, a croqué quelques affiches du festival, et a eu l’idée d’associer Baudoin pour les éditions 2013 et 2014 à cette aventure toute de convivialité. La couverture et la quatrième de couverture de cet ouvrage sont d’ailleurs inspirées de deux affiches du festival.

BaudoinVoici donc le condensé de cette aventure très humaine, sous la forme d’un ouvrage de 84p. grand format, en noir et blanc, comme leurs dessins et comme le jazz, qui fait la part belle à ce que les deux dessinateurs ont croqué de ces instants fugaces porteurs de tant de chaleur.

La préface est de la main d’Eric Baudeigne, fondateur et directeur jusqu’à 2014, le Dr. Jazz de la cité (son métier est de soigner les gens et parfois avec des mots ou du jazz), un amateur de mots aussi dans une région durablement marquée par Claude Nougaro. Eric a depuis abandonné ses fonctions, un peu trop vite car c’est une énergie singulière de cette ville et du jazz qui se gaspille, mais la vie continue et le festival aussi.

La cheville ouvrière de cette rencontre entre arts, Michèle Ginouilhiac-Baudeigne, est présente sous la forme d’une interview à trois voix avec Baudoin et Willem qui racontent leur histoire d’amour avec le jazz, le dessin et le reste.

Enfin, le corps principal de ce livre est constitué par les dessins de nos deux compères, saisissant avec réalisme, simplicité ou complexité selon le tempéramment, mais aussi vérité du trait, imagination et ressenti, ces soirées festivalières. Cela rappelle les moments où ils étaient, avec leur crayon et leur pinceau, directement impliqués dans la création d’un soir, que ce soit de leur place ou sur la scène (Baudoin a ainsi réalisé deux performances en direct et en compagnie des musiciens).

Le trait minimaliste de Willem (monkien?) contraste avec la profusion de noir de Baudoin (coltranien?), on ne fera pas de «blindfold test» ou son équivalant pictural pour savoir qui fait quoi.

Il restera donc de cette aventure un bel ouvrage et c’est tant mieux ! Car Jazz à Foix allie les qualités essentielles de ce que doit être un festival de jazz : découverte, racines, rencontres, convivialités, expression, qualité, exigence, transmission, risque, liberté et parfois improvisation, on peut leur faire confiance à tous sur ce sujet…

Yves Sportis



© Jazz Hot n°674, hiver 2015-2016



Pierre Sim


Jazzman autodidacte





par Pierre Sim
(Books on Demand, autoproduction, tél. 04 94 87 70 86)  




Tout d'abord, il est très intéressant que tout artiste ayant copieusement œuvré dans son domaine rédige ses mémoires ou, au moins, laisse les traces essentielles de sa vie; il y a toujours là, matière à prendre, ne serait-ce qu'au-delà des anecdotes, quelques faits significatifs (rencontres, etc.). Certains s'y sont mis (Fred Gérard, Dominique Chanson, etc.), mais c'est resté inédit ou alors publié en extraits ici ou là, donc dispersé et sans effet.

Pierre Sim, né en 1929, contrebassiste bien connu dans le milieu jazz, a été poussé par ses petites-filles à rédiger ce livre de 160 pages. Le seul point ennuyeux est que la reproduction des photographies (p.156-160) est trop petite. Sinon la mise en forme est limpide.

Pages 152 à 153, il y a des listes de musiciens de jazz avec lesquels Pierre Sim a joué, des vedettes pour lesquelles il a enregistré et même une liste des musiques de films auxquelles il a contribué.

Après une introduction (p.6-10), les têtes de chapitres sont les années, de 1948 à 2012. Arménien d'origine, de son vrai nom Vartan Simonian, Pierre Sim parle d'abord de sa génèse familiale et de celle de son goût pour le jazz: «Un jour de 1946, quelle surprise! Dans une boutique, je vois une revue intitulée Jazz Hot. Je l'achète et, de retour chez moi, je la lis d'une traite, du début à la fin. Je commence alors véritablement, à cette période, à baigner dans ce qu'on appelle le jazz et dans son environnement.» (p.9). Jusque-là, le jeune homme avait découvert ce genre expressif grâce à la radio (BBC) et d'emblée perçu une sensibilité pour la contrebasse. Il poursuit: «Je deviens adhérent du Hot Club de Toulon, où se tiennent de nombreuses auditions et réunions.» On ne dira jamais assez combien ce type de passage de flambeau éducatif et bénévole a été efficace pour former (formater aussi) des générations successives d'amateurs, ce que confirme Pierre Sim: «Via ces organes, le jazz se diffusera largement dans la France d'après-guerre.»

C'est plus qu'en autodidacte, en ne sachant strictement rien de l'instrument que Pierre Sim se produit pour la première fois, grâce au Président du Hot Club de Toulon, et déjà aux côtés d'André Persiani! Après 4 cours auprès d'un contrebassiste, il se débrouille seul avec une méthode de contrebasse (position des notes sur le manche) et une autre pour guitare (connaissance des accords). Ce n'est qu'en 1978 qu'il se perfectionne à la Schola Cantorum. Pierre Sim a utilisé une contrebasse Paul Clodot de 1840 (1958-83) qu'il cédera à Cameron Brown.

On constate dans les citations ci-dessus que son style d'écriture est simple, donc parfaitement intelligible, contrairement à celui d'une multitude de prétentieux de la plume qui peuplent le monde des «critiques de jazz» qui ont, de ce fait, rendu ce genre musical repoussant car hermétique au commun des mortels. Le texte contient peu de fautes de nom (Paul Piguilem ne prend qu'un "l” ; Bacqueville se prénomme Patrick et non Claude, quant à Grenu c'est Georges et non Gérard-p.134-135) ou de dates (p.82, c'est en 1973 et non 1977 qu'eut lieu la séance de Bill Coleman en big band). Enfin, il y a quelques sauts à la ligne mal venus.

Pierre Sim a débuté à Saint-Raphaël avec Jean Tordo (cl) puis, toujours en 1948, il se retrouve au sein du New Orleans Jazz Band de Toulon avec Bob Garcia. Bob Garcia et lui jouent ensuite pour Roger Chaput (Marseille, 1950). Pierre Sim est ensuite engagé par Léo Missir (p, vib) (1951). Puis, il nous apprend qu'il a joué notamment avec Django Reinhardt (1953), Bib Monville, René Urtreger (1955), René Thomas, Bobby Jaspar, Roger Guérin, Zoot Sims, Sonny Grey, Michel Hausser (1956).

En 1957, il fait son premier disque pour Joseph Reinhardt. Il est membre titulaire de l'Orchestre Jacques Hélian (1957). Au cours de sa carrière, ses plus fidèles employeurs sont Bill Coleman (à l'occasion, de 1960 à environ 1978), Stéphane Grappelli et, tardivement, les clubs Méditerranée. Mais Pierre Sim a aussi l'occasion de côtoyer Sadi, Kenny Clarke (dès 1957), Jean-Claude Fohrenbach, Lucky Thompson, Martial Solal, Al Levitt, Georges Arvanitas, Henri Renaud, Tony Murena, Guy Lafitte, Jimmy Gourley, Jimmy Rushing, Maxim Saury, Bud Powell (l'un de ses préférés m'a-t-il confié), Johnny Griffin, Claude Bolling, Eddy Louiss, Mickey Baker, Memphis Slim, Phil Woods, Stan Getz, Sonny Stitt, Dominique Chanson, Slide Hampton, Luis Fuentes, Michel Sardaby, Hal Singer, Jeanot Rabeson, Dany Doriz, Ted Curson, Sonny Criss, Dizzy Reece, George Coleman, Sam Woodyard, Michel Petrucciani, Glenn Ferris, Alain Bouchet, Michel Roques, Stéphane Guérault, Michel Attenoux, Maurice Meunier, Sir Charles Thompson, les Belmondo, et on en passe… quasiment dans cet ordre qui témoigne d'une souplesse d'approche.

Nous retrouvons ces musiciens au fil des pages. Bien sûr, comme tous les jazzmen professionnels de sa génération, Pierre Sim est parallèlement impliqué dans les variétés et donne son concours à René-Louis Lafforgue, Henri Salvador, José Bartel, Lucky Blondo, Eddie Constantine, Marlene Dietrich, Johnny Hallyday, Charles Aznavour (1963-64), Nicole Croisille, Nana Mouskouri, Mick Micheyl, Jacques Brel (1964-66), Alain Barrière, Sacha Distel, Colette Renard, Charles Trenet, François Deguelt, Nancy Holloway, John Littleton pour n'en signaler que quelques-uns.

Parmi ses meilleurs disques: le 25 cm de Jacques Denjean (1962, Jazz, Polydor 45585), Don Byas/Jacques Denjean (1962, The Big Sound, Polydor 46125), Bill Coleman (1968, Together at Last, Pathé CPTX 240 863). Ces pages démontrent un fléchissement progressif du métier, même si le ton du récit révèle que Pierre Sim a gardé un enthousiasme pour la jazz. Un livre optimiste. Le témoignage intéressant et utile d'un musicien comblé. Il nous laisse des vidéos avec André Persiani (1970) et Bill Coleman (1972) qui complèteront agréablement cette lecture.
Michel Laplace

VIDEOS
1972. «Hello Dolly», Bill Coleman (tp, fgh, voc), Marc Hemmeler (p), Jimmy Gouley (g), Pierre Sim (b), Michael Silva (dm), Jazz Harmonie
https://www.youtube.com/watch?v=e5gMrQxUGtA


© Jazz Hot n°674, hiver 2015-2016





Bons Temps Roulés

Dans la Nouvelle-Orléans noire disparue 1979-1982



par Bernard Hermann








Bons Temps Roulés, dans la Nouvelle-Orléans noire disparue 1979-1982, par Bernard Hermann, Albin Michel, Paris, 2015, www.albin-michel.fr

Préfacé par l’écrivain Sylvain Tesson, c’est un beau livre (24 x 29,5cm) sur le principal berceau du jazz, d’abord et essentiellement un livre de photographies. New Orleans est une ville qui attire, qui fascine, et Bernard Hermann, photographe de talent, n’a pas échappé à cette séduction. Dans la ville du Tramway nommé Désir, rien n’est ordinaire, et sans doute parce que le temps y a déposé des couches et des couches d’histoire(s), avec une densité et une abondance rares, comme le Mississippi, en bout de course, dépose ses tonnes d’alluvions.

Les présences y sont multiples, depuis les Indiens d’origine jusqu’aux différentes présences européennes, française, espagnole, caribéennes de proximité, américaine du Nord, jusqu’à ces improbables Cajuns venus du Canada jusque-là après un exode mouvementé. Il existe même une présence asiatique.

Crescent City –un de ses surnoms, il en existe d’autres comme Big Easy–  présente même, phénomène rare aux Etats-Unis, une forme de mixité, malgré une réalité historique pas si lointaine où les Afro-Américains ont été les esclaves des Euro-Américains. La société, comme aux Antilles, offre ainsi un caléidoscope nuancé dont les Indiens, les Cajuns ne sont pas totalement absents: si l’on devait définir une «couleur» commune pour New Orleans, on parlerait de couleur créole… ou de couleur musicale. Malheureusement, le redoutable passé de l’esclavage, celui plus tardif de la ségrégation, ont entravé ce qui aurait pu être un modèle du vivre ensemble et, si New Orleans en présente certaines facettes, plus que son environnement louisianais, il n’en existe pas moins encore un fonctionnement très marqué par la ségrégation, chaque groupe, y compris les Créoles, conservant une sorte de fierté identitaire cultivée, parfois jusqu’à l’exclusion, la violence et l’horreur. C’est aussi, paradoxe, l’une des raisons du maintien d’une certaine authenticité et d’une richesse de traditions sur place avec peu d’équivalent dans le monde. New Orleans est un port, mais où l’on s’installe, séduit par le cadre, un rythme de vie, un art de vivre, une forme de liberté, ou plus exactement de souplesse de fonctionnement, que le reste des Etats-Unis n’offre pas toujours, une ville de mystère aussi, de légendes.

Cette petite introduction pour dire que Bernard Hermann n’a pas fait exception: bien qu’ayant des attaches locales, c’est lors d’un voyage en 1979, prévu pour quelques semaines, qu’il décida de s’installer. Il nous donne ainsi aujourd’hui le résultat d’un livre de photographies exceptionnelles, techniquement et artistiquement parfaites, bien traités dans ce livre par une bonne photogravure, mais aussi socialement justes, car il connaît bien «sa Nouvelle-Orléans». Un texte en fin d’ouvrage, reprenant le classement thématique du découpage choisi, en témoigne. Il possède les connaissances et la sensibilité pour faire mieux et plus détaillé, mais on ne va pas le lui reprocher car cette force et cette sensibilité se retrouvent dans d’extraordinaires photos, dignes de ce qui s’est déjà fait de mieux à New Orleans dans le genre (on pense à William Claxton). Toutes ces images sont en noir et blanc, d’origine argentique, et les cadrages, les atmosphères sont souvent exceptionnels, comme cette descente au Mississippi pour un baptême, ces portraits de dockers, ce reportage hors norme sur Angola, le pénitencier, ces scènes de fêtes, de familles ou de ferveur religieuse…

Percevoir le jazz, la musique afro-américaine, exige une qualité: le feeling. Bernard Hermann a un véritable feeling pour New Orleans. Ses photos le disent et constituent des documents exceptionnels pour qui veut découvrir des pans de cette histoire multiple, pour qui veut comprendre également ce qui fait l’originalité du son de New Orleans dans le jazz et de toutes ses inspirations ou descendances. Il faut s’arrêter sur chacune des images, sur les détails, les ensembles. Tout est constitutif d’une atmosphère, d’une expérience de vie.

Bien entendu, ce livre nous parle de New Orleans de 1979 à 1982, et Bernard Hermann, comme d’autres, a une certaine nostalgie de cette époque. Il pense qu’après l’ouragan Katrina New Orleans n’est plus New Orleans.

Pourtant, sans faire preuve d’optimisme, on constate que la ville a continué d’être musicalement très active, riche en nouveaux talents parfois d’exception, après 1982, avec une véritable renaissance musicale qui a rejailli sur l’ensemble du jazz aux Etats-Unis et dans le monde. On pense bien sûr à la famille Marsalis, mais ils ne sont qu’une partie, active il est vrai, d’un véritable renouvellement musical, avec une ouverture sur le reste de l’Amérique que New Orleans n’avait plus connu depuis la fermeture du quartier réservé de Storyville en 1917.

En 2005, Katrina a effectivement été une catastrophe pour la ville, mais il en sort encore de l’énergie, et l’excellente série Treme, très socialement orientée mais également assez aboutie dans sa description des strates sociales ou ethniques néo-orléanaises, décrit également une atmosphère qui reste celle de New Orleans, avec ce petit côté de «laisse bons temps roulés» (qui plaît tant à Bernard Hermann), accepté et revendiqué malgré la pression productiviste et quantitativiste de l’époque.

D’autres facteurs, plus universels comme la société de consommation et l’uniformisation planétaire sont plus à craindre que Katrina pour New Orleans. Comme pour Paris.

Cela dit, voici un grand et beau livre de photos par un véritable artiste de la photographie, Bernard Hermann, et ça ne mérite pas un détour mais un arrêt indispensable…
Yves Sportis
© Jazz Hot n°674, hiver 2015-2016

Ecoutez moi ça !


par Nat Shapiro et Nat Hentoff
© Jazz Hot n°673, automne 2015




Ecoutez moi ça!
par Nat Shapiro et Nat Hentoff, Buchet Chastel, coll. Musique, 2015, Paris. www.buchetchastel.fr


Voici la réédition d’un ouvrage qui a bercé des générations d’amateurs de jazz, sorti en 1955 sous le titre Here Me Talkin’ to Ya, collecte par deux critiques de jazz «de la nouvelle vague», Nat Shapiro (1922-1983) et Nat Hentoff (1925), de fragments d’interviews des musiciens qui ont fait le jazz et de quelques autres qui y ont contribué plus modestement.

Conçu comme un dictionnaire de citations, plus ou moins longues, de quelques lignes à quelques pages (moins de cinq), classées par grands thèmes (1/Là-bas, dans le Sud, à la Nouvelle-Orléans, 2/ En remontant le fleuve paresseux, 3/Voyageurs sans bagages, 4/Indécision), avec des sous chapitres abordant des thèmes plus précis sous la forme d’une phrase, c’est un ouvrage très intelligemment conçu, fondé sur des interviews dont les auteurs, Nat Shapiro et Nat Hentoff, se sont exclus, laissant la parole aux seuls musiciens.

C’est donc une belle histoire du jazz qui se déroule sous nos yeux, racontée depuis ses débuts, commentée et débattue par les musiciens, en particulier les fondateurs, selon le parcours proposé, vaguement chronologique sans excès, par le découpage aussi thématique combiné.

Un régal de lecture, ou de relecture, notamment sur ce qu’est ou n’est pas le jazz, sur ce qu’est la musique et ce qu’est l’art, où l’on voit également que beaucoup d’artistes du jazz sont capables de disserter sur le jazz, avec compétence et hauteur, et transmettent dans ces interviews, que nous continuons de pratiquer, le vécu d’une histoire qui ne se comprend pas sans sa dimension humaine dans son entièreté. La préface de cette édition est écrite par Jacques Réda. Sortie octobre 2015.
Une lecture indispensable pour l’amateur de jazz, d’art et de culture, débutant ou confirmé.

Yves Sportis

Music to Silence to Music, A Biography of Henry Grimes


par Barbara Frenz
© Jazz Hot n°673, automne 2015




Music to Silence to Music, A Biography of Henry Grimes
par Barbara Frenz, Northway Publications-London et Parkwest-Miami, Florida, 322p., 2015. www.northwaybooks.com et www.parkwestpubs.com


Barbara Frenz, historienne et poétesse allemande, née en Suisse, contributrice chez Jazz Podium, publie une biographie très approfondie du grand bassiste de jazz Henry Grimes, né à Philadelphie le 3 novembre 1935, ce qui fait du jour de sortie de l’ouvrage un beau cadeau d’anniversaire pour Henry Grimes. Ce détail n’en est pas un puisqu’il a fallu l’opiniâtreté d’une recherche exceptionnelle, avec, on le devine par la richesse de cet excellent ouvrage, un investissement personnel, affectif comme cela se produit parfois, souvent, dans le jazz quand on produit un travail de cette qualité. Nul doute que la poésie, expression partagée par Henry Grimes et Barbara Frenz, y a joué un rôle déterminant.

Doté d’un appareil documentaire précis et précieux (notes, références bibliographiques, index), il ne manque à cette biographie qu’une discographie détaillée et illustrée. L’iconographie, sobre et recherchée, notamment auprès d’archivistes photos de haut niveau comme CTS Images, est à l’image de ce livre: de qualité.

L’ouvrage détaille le beau et long parcours d’Henry Grimes, né dans une des capitales du jazz, Philadelphie, la même année que Jazz Hot, en 1935, une ville qui respire le jazz, en particulier dans ces années 1950 où les créateurs du jazz se bousculent dans les jam-sessions locales devenues légendaires (cf. le Jazz Hot n° spécial 2006 consacré à Clifford Brown), et où s’élaborent les nouveaux accents du jazz.

Une des rencontres essentielles pour Henry Grimes est celle de Sonny Rollins qui préface avec chaleur le livre de Barbara Frenz, avec lequel Henry Grimes va jouer et tourner jusqu’en Europe. Jazz Hot et l’auteur le rappellent avec précision dans divers comptes rendus. Philadelphie est un creuset d’une telle richesse que les rencontres sont nombreuses et riches, et le parcours d’Henry Grimes est emblématique de celui des musiciens apparus dans les années 1950, et qui développent leur art dans les années 1960, au cœur d’un maelström artistico-socialo-politique, car c’est aussi la période de la lutte pour les Droits civiques aux Etats-Unis, de la reconnaissance, sur tous les plans, politique, artistique, des aventures créatives les plus incroyables. Le parcours de Philadelphie à New York, à l’Europe, les rencontres musicales avec Cecil Taylor, Steve Lacy, Don Cherry, Archie Shepp, Pharoah Sanders, Sunny Murray, Albert Ayler, Charles Mingus, McCoy Tyner, musiciens parfois déjà croisés à Philadelphie, et l’ombre tutélaire de John Coltrane, font d’Henry Grimes un grand témoin et un grand acteur de cette période d’ouverture.

Puis c’est l’éclipse, la disparition, épisode aussi très américain, et présent dans nombre de biographies de musiciens de jazz, plus ou moins bien vécu (Sonny Rollins, Miles Davis, Thelonious Monk, Lucky Thompson, etc.) et où beaucoup de musiciens se sont perdus. Pendant trente ans, Henry Grimes s’installe à Los Angeles, quitte les cordes de la basse, se consacre essentiellement à la poésie et semble survivre difficilement, dans la pauvreté, même s’il assume le choix comme une découverte de soi. Le chapitre consacré à ces trente années de disparition est finalement très bref, très concentré comme un trou noir, car le bassiste est peu prolixe sur ce sujet. Il reste de cette période sa poésie.
La redécouverte par Marshall Marrotte en 2002 est le début d’un nouveau parcours musical qui n’a plus cessé depuis et curieusement, il est présent comme un aîné pour les jeunes musiciens de jazz, surtout dans l’esthétique free (William Parker…), qui le reconnaissent comme un précurseur, comme s’il n’avait jamais disparu, phénomène analogue chez les anciens (Fred Anderson…) qui rejouent avec lui comme s’il n’avait jamais quitté la sphère musicale du jazz.

Voici en résumé ce que vous pourrez découvrir détaillé avec beaucoup de témoignages dans cette bonne biographie réalisée par Barbara Frenz. Un ouvrage qui raconte à sa façon le jazz depuis les années cinquante. Sortie le 3 novembre 2015.

A noter enfin que Northway Publications offre une excellente collection d’ouvrages sur le jazz.
Yves Sportis

AM JAZZ (Three Generations Under the Lens)


par Adriana Mateo
© Jazz Hot n°673, automne 2015

AM JAZZ (Three Generations Under The Lens),
Adriana Mateo, Peruzzo éditeur, 2015- www.adrianamateo.com


Adriana Mateo est née en Argentine à Buenos Aires. Elle fut dès son plus jeune âge  attirée par la photo, son père, Roberto Mateo, étant directeur de la photo au cinéma et lauréat  du Lion d’Or de Venise en 1970, du Festival de Biarritz et de Cannes en 1980.
Adriana commença dans la publicité. A 23 ans, elle était directrice artistique de la campagne de Marlboro pour l’Amérique du Sud. Voulant être réalisatrice au cinéma, elle émigra à New York en 1992 où elle obtint le diplôme de la New University Film School en 1996. Puis, elle travailla avec les directeurs de la photographie Rob Draper (ACS) et Andrew Laszlo. Elle réalise des documentaires.

En plus de la photo,  elle a trois passions dans la vie : l’art, le jazz et les relations humaines. Pour ce livre elle a choisi des musiciens et musiciennes de jazz de trois générations, qui se connaissent tous, et font en quelque sorte partie de la même famille. En plus d’être une artiste photographe, elle couvre aussi des festivals à travers le monde, dont celui de Newport
Elle est maintenant photographe free lance et directeur de la photographie professionnelle.

Ce magnifique livre s’ouvre sur la préface et la photo du  pionnier, Jimmy Heath, né en 1926, dont le portrait pris en 2012 montre un homme heureux, beau, les mains croisée sur une partition, et va jusqu’au plus jeune, le pianiste Joey Alexander, né en 2003 en Indonésie, un petit génie paraît-il, en passant par Esperanza Spaulding, née en 1984, lumineuse derrière sa basse électrique.

Les photos sont en noir et blanc, un noir et blanc en clair obscur, profond, contrasté en douceur, traité comme à la façondes noirs de Soulages, car ces noirs captent la lumière qui les décline sur toute la palette des gris jusqu’aux blancs.

Il y a des photos d’objets comme par exemple le chapeau de Roy Hargrove, des photos d’instruments en situation particulière, des portraits, des groupes, bref une infinie variété, qui fait qu’on ne cesse de feuilleter et re-feuilleter ce livre, découvrant à chaque fois quelques chose de nouveau.

Ce sont parfois des photos posées, mises en scène, mais sobrement, la photographe ayant su capter le naturel, voire l’aura qui se dégage de ces artistes. Elle a su accomplir une mission impossible, rendre l’atmosphère, la vie du jazz par l’image fixe. Certainement grâce à sa proximité avec les artistes, ayant développé une véritable amitié avec tous.

Ce qui fait un photographe, c’est avant tout l’œil; Adriana possède cet œil qui à travers l’objectif sait capter l’essence d’une scène, d’un personnage, le parfait cadrage.

A son vernissage à Padoue, elle me confiait combien il lui était pénible de savoir que depuis la prise de ses photos, plusieurs musiciens étaient déjà décédés: Cedar Walton, Dave Brubeck, Lew Soloff, Mulgrew Miller.
Ce livre est un chef d’œuvre. On peut y admirer la plupart des grands et des moins grands de la scène du jazz, de Sonny Rollins aux Marsalis père et fils, en passant par Herbie Hancock, Chick Corea, Wayne Shorter, Dizzy Gillespie All Stars Big Band, etc.

Serge Baudot

Des livres de jazz



© Jazz Hot n°673, automne 2015






Eddie Condon on Record 1927-1972
. www.italianjazzinstitute.com. Genova, Italie, 2015.
Giorgio Lombardi propose la 3e édition de sa discographie détaillée d’Eddie Condon (bj, g, voc, leader), un ouvrage de 134 pages, préfacé par Ed Polcer, Maggie Condon, la fille, augmentée d’une biographie de présentation, et maintenant doublé d’un CD reprenant les mêmes éléments.
Ce beau travail de discographe est (ré)édité par l’Italian Jazz Institute, Genova (Gênes).

Yves Sportis








Coltrane sur le vif.
www.lenkalente.com. Nantes, 2015.
Luc Bouquet propose, chez cet éditeur qui s’intéresse régulièrement au jazz dans des formats «rapides», un ouvrage de 152 pages, une redécouverte de John Coltrane à travers les enregistrements édités mais non préorganisés, baptisés «pirates», terme bien connu des amateurs de jazz. Il écrit n’avoir retenu que les enregistrements ayant donné lieu à une édition phonographique et commercialisés, y compris chez Impulse! – et en fait qui ne sont pas tous «pirates», ce terme sous-entendant qu’ils ne sont pas autorisés, ce qui n’était pas le cas. Le terme de «live» aurait mieux convenu. C’est une suite de chroniques d’enregistrements, qui retracent un parcours «vivant» du saxophoniste et de son légendaire quartet, souvent en tournée, qui s’augmenta d’autres illustres compagnons, Eric Dolphy ou Pharoah Sanders par exemple. C’est peu intéressant sur le plan de l’analyse musicale, en dehors de l’idée de rassembler les enregistrements live, mais ça n’est pas non plus original, le numéro spécial de Jazz Hot 1998 listant déjà ces enregistrements dans une discographie détaillée. Inutile de vous dire que les discographies de John Coltrane parues dans Jazz Hot (n°491-492, Spécial 1998 en particulier pour les plus récentes qui sont de plus illustrées) ne sont citées et donc sans doute connues, pas plus que la discographie fondatrice de David Wild (The Recordings of John Coltrane), ni celle aboutie de Yasuhiro Fujioka (John Coltrane: A Discography and Musical Biography), et comme l’auteur trouve fastidieuse la discographie en général (p.133), on s’interroge sur sa motivation à écrire un livre fondé sur la matière disque. Sans doute une maladresse d’expression mais qui en dit long sur le contenu et sur le manque d’approfondissement quand on prétend s’intéresser à John Coltrane, sujet déjà fort bien étudié.
Yves Sportis






Mulgrew Miller, The Book
(English-Français). www.henry-lemoine.com. Paris, France, 2015.

Les Editions Henry Lemoine, Collection HL Music, propose ce beau volume de 166 pages, réunies par Armand Reynaud et Jérémy Brun, une collection de master classes et de transcriptions du merveilleux et regretté Mulgrew Miller, l’un des très grands pianistes de notre temps disparu prématurément en 2013, en pleine force de la création. Préfacé par Laurent de Wilde, qui fréquenta Mulgrew Miller, c’est un ouvrage indispensable, un cadeau fait aux pianistes de jazz, aux musiciens, de jazz et pas seulement, parce qu’il évoque stylistiquement, par l’angle de la technique et de l’écriture musicale, le parcours d’un grand pianiste contemporain, aussi bien par ses influences et son parcours ou sa création personnelle que par sa manière de transmettre à d’autres. Belle idée. Mulgrew Miller Lives!
Yves Sportis






De Briques et de Jazz, le jazz à Toulouse depuis les années 30. www.atlantica.fr. Biarritz, 2014.

Charles Schaettel propose la mise à jour de son premier récit sur le sujet datant de 2001. C’est un bel ouvrage grand format (25x25cm), de 338 pages, préfacé à l’origine par Michel Laverdure, aujourd’hui par Jacques Aboucaya. Le contenu est d‘une grande richesse sur la vie du jazz dans le sud-ouest, avec une focalisation sur Toulouse et Montauban, comme sur la personne d’Hugues Panassié, grande figure locale d’importance internationale pour la diffusion du jazz, et sur Guy Lafitte, autre figure essentielle de la grande histoire du jazz à Toulouse et dans sa région. Beaucoup d’autres noms, célèbres et moins connus, émaillent ce récit, car Toulouse a été un des foyers du jazz, et à ce titre, de grands musiciens, américains, européens et français, s’y sont produits, ou parfois y ont vécu.
Cette histoire, un peu désordonnée et fâchée avec la chronologie, non qu’elle soit fausse, mais parce que le récit ne la suit pas et fait d’incessants allers-retours, est une collection de récits et d'anecdotes de multiples témoins, et a le mérite de les réunir ici pour la mémoire. Une iconographie exceptionnelle, des documents de toute nature, précieux, des témoignages et des citations nombreuses font de ce grand livre une belle découverte des racines du jazz en France, à Toulouse, et qui explique la résistance encore forte de cette belle aventure artistique et sociale du jazz en France. Le récit des vingt dernières années est moins «pittoresque» car moins passionné, mais reste précieux pour se souvenir que le jazz a encore une descendance active, même si ce type d’ouvrage incline à la nostalgie.
Yves Sportis






Melba Liston, in Black Music Research Journal
, vol. 34, No 1, printemps 2014, Chicago, 170p. www.press.uillinois.edu/journals/bmrj.html
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Cette revue universitaire semestrielle consacre un numéro entier à l’œuvre et à la personnalité exceptionnelle de Melba Liston, à sa place et son importance dans le monde (afro) américain. Melba Liston est surtout connue des amateurs de jazz en France pour sa longue collaboration avec Randy Weston, comme musicienne et arrangeuse. C’est d’ailleurs Randy Weston lui-même, grand admirateur et collaborateur de la tromboniste qui nous a fait parvenir ce numéro spécial, avec une petite dédicace.
Pour rappel, en dehors de son parcours aux côtés de Randy Weston qui s’étend de la fin des années 1950 aux années 1990, Melba Liston, est née à Kansas City, Missouri, le 13 janvier 1927 et elle est décédée le 23 avril 1999 à Los Angeles, où sa famille s’était installée en 1937, et où elle a étudié le trombone, et écrit ses premiers arrangements pendant la Seconde Guerre. Elle a fait partie des orchestres de Gerald Wilson (1944-47), Count Basie (1948-49), Billie Holiday (1949, 1955), Dizzy Gillespie (1950, 1956-57), Quincy Jones (1959), dirigé aussi diverses formations, féminines parfois, puis se consacre à l’arrangement (Dexter Gordon, Johnny Griffin, Milt Jackson, Mary Lou Williams, Elvin Jones, Archie Shepp, Art Blakey, Oliver Nelson, Freddie Hubbard, Jimmy Smith, Shirley Scott…) et à l’enseignement (Brooklyn, Harlem, Watts).
Ce rappel situe l’importance musicale de cette grande arrangeuse du jazz, et explique aussi sa relativement faible notoriété, puisqu’elle est une femme…
C’est cet oubli coupable que répare ce bon numéro de la BMR, institution qui a hérité des archives de la grande Melba Liston. Plusieurs contributions de tous ordres, sociologique, politique, artistique, musical, viennent rappeler l’importance de la grande femme que fut Melba Liston, femme du jazz mais aussi qui a joué un rôle dans l’émergence des femmes afro-américaines dans le monde du jazz, dans le monde afro-américain dans son ensemble et dans le monde américain tout court au fond.
On rappelle d’abord de quoi est constitué le fonds Melba Liston, puis plusieurs contributions viennent rappeler les étapes de cette vie hors du commun: les collaborations avec Dexter Gordon (par Maxine Gordon), avec Randy Weston, par Lisa Barg, mais aussi le séjour de cinq ans en Jamaïque dans les années soixante où elle enseigne à l’Université, et encore des partitions écrites par Melba Liston et analysées par Geof Bradfield, ou enfin son enseignement politique dans la lutte des femmes («D'abord vous êtes musicienne de jazz, puis vous êtes noire, puis vous êtes une femme. Je suppose que ça descend comme ça. Vous êtes le bas du tas…» Melba Liston, 1983).
Le monde du jazz comme le monde afro-américain sont des mondes d’hommes, et cette lutte implicite pour la dignité humaine que constitue cette expression ne s’est pas toujours étendue aux femmes, si ce n’est quand certaines d’entre elles, les plus fortes, comme Bessie Smith, Mary Lou Williams, Billie Holiday, Rosetta Tharpe, Melba Liston, etc. –elles sont nombreuses– sont venues étendre cette revendication à leur réalité de femmes dans une cercle d’hommes. A cet égard, le fonds Melba Liston témoigne, mieux que tout autre car c’était une femme de caractère et d'archives, de ce qu’était la condition des femmes afro-américaines, y compris dans le jazz. Une autre facette de ce que dépeint dans ses romans Toni Morrison. Il est vrai que les musiciens, les musiciennes afro-américaines en particulier, envisagent leur expression sous un angle particulier dont les racines sont encore et pour quelques années ou siècles encore, à vif. Ce qui explique aussi, c’est une évidence, la différence d’expression entre tous ceux et celles qui «pratiquent le jazz», selon qu'ils appartiennent à l'une ou l'autre de ces strates sociales, ou parfois à l'ensemble (jazz, afro-américaine, femme).
Yves Sportis






The Freedom Pirnciple, Experiments in Art and Music, 1965 to Now
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www.mcachicago.org et www.press.uchicago.edu. Museum of Contemporary Art Chicago/University of Chicago Press, Chicago-London, 2015, 266p.
Si on ne comprend pas la diversité et la complexité du jazz (quelles que soient ses appellations) depuis ses origines, il faut parcourir cet ouvrage de Naomi Beckwith et Dieter Roelstraete, une autre histoire de l’AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) depuis 1965, cette fois écrite sous l’angle de l’esthétique et du politique, dans ce savant mélange, frisant le vaudou, globalisant toutes les expériences et les expressions sans classement, du moment qu'elles émanent d'une communauté devant être reconnue, ici la communauté afro-américaine de Chicago, sans appréciation, dont a le secret le monde américain et afro-américain.
Cet ouvrage reprend donc en vrac, autour de l’aventure creative déjà polymorphe de l’AACM, 50 ans d’histoire de la création expérimentale à Chicago (musique, peinture, sculpture…), le tout resitué dans le contexte politique local, tendu entre communautés.
L’organisation de la pensée européenne, et française en particulier, a du mal à se repérer dans ce type d’ouvrage, exubérant et dépaysant comme l’Amérique, bien qu’une chronologie-bouée de sauvetage existe en fin d’ouvrage, bienvenue donc, remontant à 1922 où l’inventeur du jazz autodésigné Jelly Roll Morton débarque à Chicago (pourquoi pas l'arrivée de Joe King Oliver?). Son contenu est à lui seul explicatif de l’aspect éclaté de la pensée des auteurs.
Mais le mérite de ce beau livre, richement illustré, est bien là, de faire sentir (plus que comprendre) que le monde afro-américain, et donc le jazz, sont d’une complexité extraordinaire et qu’il faut parfois beaucoup d’humilité, de recul, de hauteur et de connaissances, dans un spectre très large (politique, économique, artistique, historique, culturel, etc.) pour l’aborder sans dire trop de bêtises, sans se perdre ou y perdre les autres, ce qui n’est pas forcément le cas de ce livre.
Quoi qu’il en soit, cet ouvrage totalement «free» (The Freedom Principle) est une performance (au sens américain) en soi et un bon témoignage de cette peu ordinaire histoire de l’AACM et plus largement de Chicago, du jazz et des Etats-Unis.
Yves Sportis

De Christophe Colomb à Barack Obama 1492-2014


Interview de Jean-Paul Levet
© Jazz Hot n°673, automne 2015



Jean-Paul Levet, Daniel Léon, Préface William R. Ferris, De Christophe Colomb à Barack Obama 1492-1919 – Une Chronologie des musiques Afro-américaines (Blues, Spirituals, Gospel, Rhythm and Blues, Soul, Funk, Rap) - CLARB – Soul Bag, Paris 2015, 538 p


Jean-Paul Levet n’en est pas à son premier travail. Nous connaissons son fameux premier ouvrage, Talkin’ That Talk 1, qui en est à sa quatrième édition révisée, mais également son second opus illustré de superbes photos, Rire pour ne pas pleurer: Le Noir dans l'Amérique blanche 2, qui traduisent son implication dans l’archéologie du parler ordinaire au sein du monde musical noir des Etats-Unis.

De Christophe Colomb à Barack Obama 1492-1919 – Une Chronologie des musiques Afro-américaines (Blues, Spirituals, Gospel, Rhythm and Blues, Soul, Funk, Rap) constitue le premier volume de sa dernière tentative visant à replacer les musiques afro-américaines dans leur contexte socio-historique.

La préface, due à la plume de William R. Ferris, fondateur du Center for the Study of the American South in the University of North Carolina at Chapel Hill (NC), par ailleurs auteur de plusieurs ouvrages consacrés au Sud étatsunien et à ses pratiques culturelles, met l’accent sur le caractère ambitieux de cet ouvrage, qu’il inscrit dans la continuité de la tradition encyclopédiste française du XVIIIe. 3







Jazz Hot: Comment et pourquoi en êtes-vous arrivé à concevoir cet ouvrage?



Jean-Paul Levet: En 2010, quand est sortie la quatrième édition de mon livre, Talkin’ That Talk chez Outre Mesure, je savais que cette même maison avait publié, en 2005, l’ouvrage de Philippe Baudoin, Une Chronologie du Jazz. Or j’avais constaté que, mis à part le jazz au sens large, cet ouvrage ne faisait pratiquement jamais référence aux autres musiques afro-américaines; ce qui laissait un vide important préjudiciable à la compréhension globale des formes musicales des Noirs américains. J’ai donc proposé à Claude Fabre, son directeur, de rédiger un ouvrage qui complèterait l’ouvrage de Philippe Baudoin. Il en a accepté le principe et nous sommes mis d’accord sur un livre de même importance.

Dans ces conditions, pourquoi votre ouvrage n’est-il pas publié traditionnellement sous la forme papier?

C’est qu’en avançant dans notre travail mon collaborateur, le journaliste Daniel Léon, et moi-même, nous sommes aperçus qu’un ouvrage correspondant à nos ambitions dépasserait très largement les 300 pages que représentait celui de Baudoin. Nous en avons parlé avec Outre Mesure et Claude Fabre nous a rendu notre liberté aux fins d’envisager une publication numérisée, moins tenue par les obligations de place. De sorte que, lorsqu’il sera terminé, l’ouvrage représentera 5 volumes numérisés de plus de plus de 500 pages chacun, ce qui n’était guère envisageable dans une édition papier. Par ailleurs, comme vous avez pu le constater en l’achetant sur Amazon, son prix rend chaque volume financièrement abordable à 9,50€; sur papier, son prix aurait été multiplié par quatre!

Comment s’articulent les cinq tomes de cet ouvrage?

Le Tome I, le seul actuellement en vente sous forme d’ouvrage numérique dématérialisé proposé sur Amazon, concerne la période 1492-1919; le second, actuellement en relecture, intéressera celle de 1920-1942; le tome III traite de celle 1943-2014;  le tome IV concerne les nouvelles formes musicales nées hors de la communauté noire, «de Jimmie Rodgers à Eminem, et les "autres” interprètes»; quant au tome V, il explore l’élaboration du mythe de Robert Johnson.

Vous placez votre premier volume sous l’égide d’une réflexion de Fernand Braudel concernant le temps: «Le temps court est la plus trompeuse et la plus capricieuse des données», écrivait-il; pourquoi?

Notre ouvrage couvre cinq siècles d’histoire américaine, sans s’arrêter spécifiquement sur le jazz, par ailleurs traité par la Chronologie de Philippe Baudoin. Il convenait, par conséquent d’envisager notre approche dans la relation temps court/temps long, d’autant que les musiques afro-américaines y sont replacées dans leur contexte politique, économique et sociologique: l’Histoire côtoie ici l’histoire de vies qui constituent la chair de ces musiques.

Néanmoins, l’optique de votre ouvrage est de type «histoire quotidienne», et moins musicologique que celle de Philippe Baudoin, qui lui n’aborde
jamais cette problématique et ses implications quant au fait musical jazz 4. Votre approche concerne les musiques afro-américaines alors que le jazz, qui en est l’expression la mieux connue, dans l’ouvrage de Baudoin, intègre des formes musicales qui, non seulement en sont fort éloignées mais aussi étrangères à la culture afro-américaine.

Effectivement. Mais notre propos étant centré sur les Etats-Unis, il nous était plus facile, plus normal et même indispensable d’envisager l’aspect civilisation; la référence à l’économie, à la démographie, à la politique, aux faits de société assoit même notre exposé sur les formes musicales que nous présentons. Au demeurant, le découpage retenu (Tome I 1492-1919, Tome II 1920-1942 et Tome III 1943-2014) est traité selon la chronologie, année par année, celle-ci étant étayée d’informations concernant les aspects économiques, sociaux et politiques associés aux faits de société, présentés sous forme de rubriques qui constituent la conjoncture du moment, auxquelles sont attachés les évènements concernant les Afro-américains, sujet de l’ouvrage, réunissant conditions sociales, économiques, techniques, technologiques, culturelles… En revanche, les deux derniers volumes étant thématiques, l’aspect sociologique en sera renforcé.

Le travail étant énorme, dans quels délais envisagez-vous la sortie de ces volumes?

Le second (1920-1942) est à la relecture; il devrait être disponible cet automne. Les suivants pourraient être publiés à raison de un tous les six ou huit mois.

Félix W. Sportis
photo X © by courtesy of Jean-Paul Levet



1. Cf. Philippe Rousselot - Jean-Paul Levet, Talkin'that talk, la langue du blues et du jazz, Langage et société, 1993, vol. 63, n°1, p79-81: 
www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lsoc_01814095_1993_num_63_1_2604).
Cf. également, William Labov,
Le parler ordinaire, la langue dans les ghettos noirs des Etats-Unis, Trad. Alain Kihm, Les Editions de Minuit, Paris, 1993, 520p.
2. Parenthèses, Marseille, 2002, 176p.
3. «It should come as no surprise that the authors of this impressive work, Jean-Paul Levet and Daniel Léon, are French. We have, after all, learned to expect encyclopedic projects from the French. In the 18th century Denis Diderot and Jean le Rond d’Alembert’s massive encyclopedia challenged future generations to bring a broad, embracing vision to their subjects», écrit-il p3
4. Cf. Félix W. Sportis:
Une Chronologie du Jazz par Philippe Baudoin (avec la collaboration d’Isabelle Marquis), Outre Mesure, Paris 2005, 302p.», Comp@ct on line, supplément au Jazz Hot n°624, octobre 2005, p4-5.


Editions Parenthèses


Collection Eupalinos
© Jazz Hot n°673, automne 2015


La maison d'édition marseillaise propose, dans la collection Eupalinos dirigée par l’excellent Philippe Fréchet (cf. Jazz Hot n°669), trois nouvelles parutions, dont deux rééditions.
www.editionsparentheses.com/




Le célèbre Hommes et problèmes du jazz (238p., 2014), d’André Hodeir, fondateur de la «nouvelle critique» de jazz, publié pour la première fois en 1954, chez Flammarion, à la base d’une vision progressiste du jazz (et de l’art) qui a irradié dans tous les secteurs de la culture, soit qu’il en soit une influence majeure soit qu’il participe d’un mouvement de fond. Ces conceptions ont été à l’origine d’un véritable divorce de pensée au sein des amateurs de jazz et correspondent aussi, fortuitement mais finalement pas autant que ça, à la création, la même année de notre confrère Jazz Magazine.
Dans cet ouvrage, le critique devient un technicien analyste musical de haut niveau (plus un critique d’art, le cas des Charles Delaunay, Hugues Panassié, Stanley Dance, etc.) dont la compétence interdirait toute alternative de pensée (ce dont souriait avec humour Boris Vian dans Jazz Hot). C’est un ouvrage historique pour l’histoire de la critique de jazz en France mais pas essentiel pour le jazz, à notre sens, car la vision hodeirienne a participé de la négation d’une partie monumentale de l’histoire du jazz sous couvert de critique «compétente».
Hodeir reste ici encore proche de la critique d’origine, au moins sur le plan de ses choix, qu’il consigna d’ailleurs dans Jazz Hot (dont il reprend même quelques articles publiés, comme celui consacré au Concerto for Cootie).
Dans sa préface de 1979, il rappelle la préface d’origine dans laquelle il citait Paul Valéry: «L’amateur de Musset s’affine et l’abandonne pour Verlaine. Tel nourri précocement de Hugo se dédie tout entier à Mallarmé.» (etc.), citation qui dit assez l’incroyable gâchis qui a consisté à nier des pans entiers de Basie, Ellington, Armstrong, Eldridge et de milliers d’autres musiciens déterminants du jazz, sous prétexte qu’il faudrait ne s’intéresser qu’à l’évolution de l’art, l’invention ou l’inoui à tout prix. Au demeurant, un lecteur de Victor Hugo n’aurait pas assez d’une vie pour parvenir à une connaissance-compréhension de l’œuvre et cela ne l’empêcherait nullement d’apprécier Mallarmé. La vision progressiste figée en système a été un malheur de la pensée dans la France de la seconde moitié du XXe siècle, une déperdition de culture considérable, contribuant à nier toutes les dynamiques de l’art et du jazz en particulier, musique de racines et de l’échange dialectique entre générations, racines et actualités, valorisant ce qui n’aurait pas dû l’être au seul pretexte d’une pseudo-modernité.
La critique disciple d’Hodeir perpétua d’ailleurs la dérive au moment du free jazz, parlant de révolution, de rupture (Free Jazz-Black Power) même si Hodeir lui-même ne suivit pas, aboutissant aux musiques improvisées et à un malentendu profond et littéral de ce qu’est le jazz.
Yves Sportis





La seconde réédition est le West Coast Jazz d’Alain Tercinet (384p., 2015), paru à l’origine en 1986 chez le même éditeur. Mais l’auteur prévient, en avertissement, que ce travail a été «sérieusement révisé» en raison des modifications des sources (les rééditions discographiques), du temps qui passe (les points de vue), de nouvelles rencontres (interviews de musiciens). Tout cela fait de cette réédition une mise à jour intéressant même les lecteurs de l’édition originale. C’était et cela reste un bon panorama partiel de l’activité jazzique sur la Côte Ouest des Etats-Unis et d’une partie des musiciens qui en émergèrent. Bien que l’atmosphère d’après-guerre ne soit apparemment pas si tendue entre communautés euro et afro-américaine, l’histoire, car le ton est celui du récit, est davantage focalisée sur les musiciens blancs, comme le veut l’image «traditionnelle» du jazz sur la Côte Ouest, même s’il y eut dans l’histoire de cette musique sur la Côte Ouest des monuments comme Charles Mingus et Eric Dolphy, mentionnés parfois ici, et de beaucoup d’autres, mais pas à la place où on les attendrait quand on parle de jazz et de musiciens majeurs. Horace Tapscott par exemple n’est pour sa part même pas cité. C’est sans doute que le West Coast Jazz est ici défini plus comme une esthétique où le blues est moins présent voire absent (Woody Herman, Stan Kenton, Art Pepper, Chet Baker, Shorty Rodgers, Shelly Manne, Lee Konitz, Bill Holman…) que comme l’histoire du jazz sur la Côte Ouest. On peut constater le choix, même s’il est quelque peu réducteur et qu’on peut redéfinir les contours d’une histoire avec des arguments, et bien qu’il soit aujourd’hui difficile de réécrire une histoire plus large dont la mémoire n’a sans doute pas été bien sauvegardée pour cause de préjugés. Cela nécessiterait une révision, pour cette fois sérieuse, du fondement du sens de cette simple étiquette de promotion qu’a été le West Coast Jazz comme le remarquait avec bon sens Hampton Hawes et sur laquelle s’interrogeait lucidement Lee Konitz («Qu’est-ce que c’est?»).
Un ouvrage travaillé, précieux, avec des index intéressants (musiciens et titres) mais une discographie très insuffisante, même dans la vision réduite de ce que fut le jazz sur la Côte Ouest au XXe siècle.

Yves Sportis





Enfin, troisième parution, et là c’est une nouveauté, le consistant ouvrage d’Alexandre Pierrepont (448p., 2015), La Nuée - L'AACM: un jeu de société musicale, consacré à l’Association for the Advancement of Creative Musicians, l’association chicagoane qui se donna pour mission en 1965 de redéfinir ce qu’est ou n’est pas la musique afro-américaine dans une pratique renouvelée, dans une veine communautaire propre à Chicago, même s’il exista plus tard une antenne new-yorkaise, car «il faut bien vivre» (c’est ce qui ressort des témoignages).
A l’image de ce que nous évoquions dans la chronique du livre d’André Hodeir dont Alexandre Pierrepont est un disciple, sans le savoir peut-être (mais ça m’étonnerait, il semble tout savoir), c’est un ouvrage qui se définit comme savant, universitaire, a priori, par le langage, par certains développements, par certaines exclusions (de source, de musiciens…), par un pédantisme certain.
Dénué de sens critique, c’est le récit hagiographique d’une expérience associative communautaire, où la musique est le point de départ, le jazz dirons-nous car nous n’avons pas peur d’être excommunié de la communauté (laquelle ?, celle de Chicago, celle des «universitaires» du jazz, celle des gens de système, etc.).

Au demeurant, cette histoire est passionnante, autant pour la connaissance du jazz (j’insiste), que pour celle de la société et de l’histoire américaine. Et cet ouvrage regorge de témoignages et de renseignements passionnants. On n’est pas obligé d’adhérer à la énième réécriture de l’histoire du jazz par PierrePont ou Jacques –le péché des amateurs de jazz, il faut le reconnaître– pour apprécier aussi le travail documentaire réellement fait. Le moins intéressant et le plus dur à avaler est bien sûr la posture universitaire par l'enflure de l’écriture et les analyses générales toujours aussi contestables dans leur ethno-centrisme, en dépit de la bonne implantation locale de l'auteur. La postface de George Lewis confirme les partis pris de cet idéologue, accessoirement son enflure de l’ego tout aussi développée, et succintement son racisme ordinaire, déjà aperçu dans son propre ouvrage sur cette même aventure chicagoane vue de l’intérieur puisqu’il en est un des membres.

L’AACM est une longue histoire communautaire, très variée comme il est dit, mais pas seulement en matière musicale, car tous les participants n’ont pas défendu les mêmes thèses et principes, et avec la même rigidité que celle de George Lewis, ou celle par ailleurs de l’auteur, digne enfant, par l’esprit de système de ses maîtres, Hodeir en particulier mais pas seulement, même si l’enfant prétend toujours dépasser les maîtres dans ce système, et d’abord en longueur(s) et en capacité à exclure.

Cela dit, il suffit de lire la masse de citations tirées d’interviews, et c’est la matière essentielle, excellente, de cet ouvrage, pour se faire une idée de ce que fut et reste l’AACM, un lieu de rencontre, une coopérative, où chacun peut faire et penser ce qu’il veut, où les discours les plus contradictoires coexistent, et où quelques plus actifs que d’autres affirment des principes généraux parfois péremptoires, pas respectés ou partagés par d'autres, parce qu’au fond, l’important reste de vivre et de s’exprimer, c'est déjà difficile. La musique afro-américaine en particulier, qu’on l’appelle «jazz» ou  «blues» ou autrement, reste le plus bel héritage, la plus grande richesse pour la communauté qui l’a créée. L’aspect communautaire et coopératif est un trait de solidarité, fort dans la communauté afro-amércaine qui a eu à souffrir de l’esclavage et de ses héritages encore actuels (racisme, ségrégation, exclusion, pauvreté plus que proportionnelle…), autant d’éléments qui font de l’AACM une histoire très (afro) américaine.
Le tableau dressé par l’auteur des collaborations musicales «extérieures» à l’AACM de certains membres de l’AACM parle mieux que l’auteur lui-même de cette réalité évidente que les musiciens de Chicago, ceux de l’AACM y compris, ont vécu leur musique dans le monde du jazz, du blues, au sens le plus ouvert, dans ce grand courant d’expression du XXe siècle.

C’est pourquoi le sous-titre est finalement bien trouvé: L’AACM: un jeu de société musicale. Un jeu de société tout court comme il en a existé des milliers dans une société afro-américaine en construction depuis près de cinq siècles. Le fait qu’elle soit née dans cette forme à Chicago est une donnée qui s’explique autant pas l’histoire de Chicago que par l’époque de naissance et le mode de vie chicagoan, comme on peut expliquer d’autres histoires pour New Orleans, Kansas City et New York, et les dynamiques inter-cités ne sont pas inexistantes (le lien qui unit Chicago à New Orleans et au Mississippi en général).

Voilà donc un ouvrage intéressant, un bon travail de collecte également, parfois passionnant quand il s’agit d’histoire et de témoignages, fastidieux quand il s’agit des analyses de l’auteur et de sa prétention à la reconnaissance universitaire par le discours ou les références (mais c’est un travers universel), et soit un peu long parfois, soit trop court sur d’autres aspects.
A noter l’absence de référence aux récents articles de Jazz Hot, essentiellement des interviews de musiciens de Chicago, l’absence de discographie et de bibliographie (ça ne doit plus se faire à l’Université), mais cela ne doit pas vous décourager, car dans cet ouvrage bien fourni en témoignages, on découvre un portrait impressionniste (par touches) d’une des villes majeures des Etats-Unis en matière de jazz et une des grandes aventures du jazz née en 1965 au moment de la lutte pour les droits civils, et cela n’est pas non plus un hasard.

Yves Sportis
 


Monique Bornstein

Spirit of New Orleans
© Jazz Hot n°672, été 2015

Monique Bornstein, Spirit of New Orleans, Villefranche-sur-Mer, 2014, 170 p. (monique.bornstein@gmail.com)

Les habitués des festivals de Juan, Nice, Ascona, Marciac ou New Orleans ont forcément remarqué Monique Bornstein. Le plus souvent assise à même le sol au plus près de la scène, tenant sur ses genoux peintures, flacons d'encres, pinceaux, plumes et feuilles de papier. Elle croque les jazzmen à qui, ensuite, quand c'est possible, elle demande de parapher ses œuvres. A New Orleans, où elle s'est rendue plus d'une douzaine de fois (avec Paul, son époux et traducteur, et souvent aussi ses petites filles) entre 1994 et 2014, les musiciens l'ont adoptée. C'est une artiste reconnue, une amie, mieux, elle fait partie de la famille, tout spécialement dans le quartier de Tremé (magnifiquement évoqué aussi, dans la série TV qui s'y déroule). Ce livre, sélection de quelques uns de ses nombreux travaux, est gorgé de souvenirs, d'anecdotes et d'impressions de l'esprit de New Orleans. On y retrouve, quelques unes des grandes familles qui étaient l'âme du jazz jusqu'à l'ouragan Katrina : les Batiste, les Andrews (dont Troy, alias Trombone Shorty, qu'elle a connu enfant), les Paulin, les Boutté, les Neville, les Brunious, les Brooks, les Marsalis au grand complet, plus quelques autres grandes figures comme Leroy Jones, Dr Michël White, Nicholas Payton,Terence Blanchard, Donald Harrison, Jacques Gauthé (clarinettiste varois qui vécut longtemps à New Orleans). Tous croqués sur le vif dans les petits clubs de la ville (Joe's Cosy Corner, Dona's, Palm Court Café, Preservation Hall), à l'église Ste Augustine, au New Orleans Jazz & Heritage Festival, ou au cours des parades des fanfares « second line ». Dirty Dozen Brass Band, Young Tuxedo Brass Band, Rebirth Brass Band, Original Tuxedo et Tremé Brass Band, bien sûr...Voilà une bien belle série de portraits, d'autant plus émouvants, que parmi les quelques 180 œuvres reproduites, figurent un grand nombre de musiciens aujourd'hui disparus...…).

Daniel Chauvet



Sidney Bechet en Suisse


par David Hadzis

© Jazz Hot n°671, printemps 2015


Sidney Bechet en Suisse, Edition bilingue français-anglais, United Music Foundation, Genève, Suisse, 2014, 218 p., www.unitedmusic.ch

Voici un travail éditorial extraordinaire liant texte et musique, conçu et réalisé avec des moyens importants par David Hadzis, qui a obtenu le concours de deux spécialistes, Fabrice Zammarchi (Sidney Bechet) et Roland Hippenmeyer (Le «cas» Bechet), relatant le passage en Suisse d’un des grands artistes de la musique du XXe siècle, Sidney Bechet. Ne manque que Guy Demole, auteur en Suisse toujours en 1996 (réédition en 1998) d’une belle discographie d’un maître qui reste très apprécié chez nos voisins mais aussi dans le monde du jazz, tant il est un artiste toujours essentiel du jazz, même si les médias d’aujourd’hui n’en sont plus curieux, même quand il prétendent parler de jazz.

Signalons pour information que ce beau livre (format 33 tours, 31cm x 31cm) contient 4 disques compacts avec des enregistrements pour beaucoup inédits des passages en Suisse de Sidney Bechet. Il a été préparé et présenté pour la 8e journée mondiale du patrimoine de l’Unesco le 27 octobre 2014 à Genève et soutenu par l’Unesco. Heureux Suisses qui arrivent à débloquer de tels projets en nos temps d’économie, et pour cette fois, on va les féliciter, car la musique est tout simplement magnifique – montrant tout ce que la bêtise a incité à penser d’un aussi grand artiste – musique très bien restituée ici sur le plan technique avec les présentations et interviews d’époque, ce qui apporte une autre information sur la notoriété exceptionnelle de Sidney Bechet, fêté avec une certaine naïveté et un amour certain du jazz qui font plaisir à entendre. Le public n’a pas été conditionné par une quelconque propagande, il est simplement là parce que la musique de jazz, celle de Bechet en particulier, sans complaisance aucune, provoque une vraie liesse populaire, phénomène authentique aujourd’hui impossible car la propagande commerciale a depuis perverti la relation directe entre public et artiste, l'a canalisée, organisée en phénomène de mode.

Nous voici donc devant un magnifique livre, fourmillant de documents incroyables comme le contrat d’engagement de novembre 1954 où l’on peut voir que Sidney est domicilié chez Delaunay, 14 rue Chaptal à Paris, les billets d’entrée, les affiches, les coupures de presse, les contrats, etc., trésors amassés par la mémoire collective des amateurs de jazz de tous les pays, dont on mesure dans ce genre d’ouvrage le caractère unique, précieux presque sacré.

Il y a des centaines de photos originales de Sidney, seul ou en compagnie, des photos aussi des concerts donnés en Suisse, avec une photogravure de très grande qualité, qui donnent une meilleure idée de l’importance de Sidney Bechet en son temps.

Il n’est pas inutile de rappeler que Sidney Bechet fut très tôt distingué par le grand chef classique, grand musicologue également, Ernest Ansermet, dans un article fameux paru en 1919 en Suisse (La Revue Romande) et repris dans Jazz Hot (n°28 de novembre-décembre 1938), et que si Duke Ellington, Louis Armstrong en ont fait un pair, c’est que Sidney Bechet est tout sauf un musicien commercial, étiquette collée par une bande d’abrutis épris de musiques forcément nouvelles, déjà, dans des années cinquante-soixante qui ont installé la musique commerciale la plus absurde à grand renfort de publicité et de pression médiatique et commencé à détruire l’écosystème du jazz.

Sidney Bechet a réussi, comme Ellington mais plus fréquemment que lui, à entraîner dans ses grandes interprétations des musiciens européens de talent, à les faire jouer dans l’esprit d’une musique que visiblement tous ces gens aimaient suffisamment pour en connaître profondément les éléments constitutifs. Ils ont pour nom ici René Franc, Eddie Bernard, Pierre Braslavsky, Henri Chaix, Guy Longnon, Claude Luter, André Réweliotty et beaucoup d’autres. La puissance de Bechet est telle qu’elle dynamise tout. Bechet n’a jamais, comme Louis Armstrong, sacrifié une once de son authenticité, y compris dans ses recherches classiques ou populaires les plus éloignées du corps principal de son œuvre.

Enfin Bechet, c’est un son d’une telle intensité qu’on comprend l’admiration des musiciens modernes de toutes les époques, les plus grands n’ayant jamais caché l’impact, la puissance qui se dégage de ce bonhomme.

Les enregistrements permettent aussi d’entendre la voix tranquille de Sidney Bechet s’exprimant en bon français et avec beaucoup d’intelligence sur sa tradition, sur Jelly Roll Morton, c’est très émouvant.

Le livre est préfacé par Daniel Sidney Bechet, son fils, par Bob Wilber, grand héritier du saxophoniste néo-orléanais et par Claude Wolff, son manager, qui rappelle le rôle joué par Charles Delaunay pour lui permettre de revenir en France après l’épisode «fait divers» qui lui avait valu une interdiction de séjour.

Les textes des deux spécialistes sont passionnants et informatifs, étalés dans un enchaînement chronologique de 1949, et ce premier concert en Suisse, à 1959, année de la disparition de Sidney Bechet. Ils fourmillent de témoignages de proches, comme Claude Luter, évidemment, mais aussi de beaucoup d’autres musiciens qui ont côtoyés le génie du grand saxophoniste et clarinettiste.

Il y a en 1959, une année difficile pour le jazz en raison de multiples disparitions d’importance (Lester Young, Billie Holiday, Sidney Bechet donc), deux belles couvertures de Jazz Hot avec Sidney Bechet, l’une en juin, l’autre en juillet-août avec Charlie Parker dans le bus de la tournée. Elles auraient pu figurer dans ce bel ouvrage consacré à un génie de la musique de jazz. Un ouvrage indispensable à tous les amateurs de grande musique.

Yves Sportis