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Johnny O’Neal © Pascal Kober


La révolution
des casseroles



Admirable pays, la France, qui cultive avec panache la tradition révolutionnaire et la cuisine. Sans nous le dire, les habitants du monde entier nous envient (avec moquerie parfois, parce qu’ils sont jaloux) cette profondeur culturelle qui fait qu’en France, il ne se passe pas une discussion sans opposition, une journée sans qu’une manifestation ou plusieurs viennent faire irruption dans le ronron du personnel politique et troubler les intérêts de l’oligarchie qui, sans cela, s’endormiraient sur leurs privilèges comme c’est le cas partout, sans la nécessaire inquiétude inhérente à leur mission et à leur position dominante. 


Bien sûr, l’abondance de la propagande de l’oligarchie dans les médias et ailleurs tente d’entamer ce bon usage de la contradiction, et de mettre du bromure sur ce trait de caractère bien français de tout contester. Mais il résiste encore, témoin cette belle révolution des casseroles en train de prendre corps à propos de l’élection présidentielle qui partait pour être bien triste. Des marmiton(ne)s, seulement armé(e)s de leurs casseroles et de quelques siècles d’irrévérence, de toutes les régions, sont en train d’invalider un candidat qui avait décidé de garder le pot de confiture pour lui et sa famille. 


Légal ou pas, cet accaparement vorace est immoral, et sans l’intervention sonore de ces casseroles, l’élection, le monde politique et le parti même de ce candidat, se seraient laissés prendre en otage par ce goinfre, dont la foi très chrétienne affichée avec ostentation aurait dû le prémunir du péché de gourmandise. Si la révolution des casseroles parvient à ses fins, car la gourmandise frise maintenant l’indigestion, la République pourra se mettre à table pour une élection sans doute pas très alléchante par manque de diversité des plats, mais au moins avec des mets moins avariés.

Au fond, n’est-ce pas cela la démocratie? Pas besoin du 49.3, lobbyiste plus que citoyen1, ou des référendums des uns et des autres, laissons parler le quotidien, la rue, les cuisines, les citoyens. 
Sans céder à n’importe quel mouvement de foule, le monde politique pourrait retirer de ces contestations les éléments de doute et d’équilibre nécessaires à son action, des idées de bon sens, une intelligence démultipliée, des manières d’amender le simplisme normalisateur et bureaucratique de politiques qui vivent le plus souvent dans un univers déconnecté de la réalité, et ne pensent qu’à tayloriser la société, la vie. Une forme d’équilibre permanent, de contre-pouvoirs, la révolution permanente dont rêvait Mao Tsé-Toung (Zedong) mais dont son peuple n’a pas été capable parce qu’une tradition révolutionnaire, ça ne s’invente pas! Ça se construit en amont par des siècles d’impertinence et de révoltes contre l’autorité, ça se fait en coupant des têtes parfois, et ça s’entretient au quotidien, ça se mijote parce qu’il faut en manger à tous les repas de ce ferment de révolte et qu’il soit bien cuisiné, suffisamment relevé, pour maintenir le goût, les papilles en éveil.

La France est un pays de culture, c’est certain, comme d’autres, mais sur ce point –l’esprit critique– sa culture s’est raffinée avec le temps, jusqu’à la sophistication. C’est ainsi le pays de la gastronomie, même si la normalisation teutonne ou celle des Etats-Unis ou la mode consumériste voudraient nous imposer un autre modèle fait de lait, de pain industriels ou de cuisines nouvelles, du monde. Pour cette révolution d’un type nouveau, il n’est pas innocent que pour le peuple français, la lumière se trouve au fond des casseroles. Il y a juste un fond(s) culturel qui ressort.

Cette apparente modeste réplique de la Révolution, celle des casseroles, porte en elle une profondeur d'analyse encore mal évaluée. Au-delà du phénomène culturel, cette révolution des casseroles révèle le gouffre dans lequel ont sombré les démocraties, la France aussi: celui de la corruption. Dans le monde entier, on en voit les conséquences: de la Syrie à la Turquie, de l’Europe à l’Amérique et de la Russie à l’Afrique, la corruption est généralisée. Outre qu’elle prive les populations des richesses qu’elles ont produites et des valeurs morales qui permettraient une juste redistribution, la corruption, du haut en bas de l'échelle sociale, a conduit à l’élection d’apprentis-dictateurs, comme récemment Donald Trump aux Etats-Unis et au dépérissement démocratique de l’Europe. La corruption de l’Europe par l’oligarchie mondialisée est la source qui alimente les mouvements fascistes en poussant les peuples, en colère et parfois corrompus (il reste des partisans pour le candidat glouton), vers les démagogues ou au mieux vers l’abstention électorale et la désertion d’une vie politique réduite à une caste.

Et même dans le cas de notre présente élection, il n’est pas dit que notre démocratie sorte indemne de cette histoire, car aucun parti, aucun(e) homme ou femme politique qui candidate n’a mis la lutte contre la corruption au cœur de son programme. Ce mal profond et diffus, révélé par ces casseroles, est le handicap majeur, sur le plan des fonctionnements politiques, économiques, sociaux et culturels, qui empêche un pays, la France, aussi riche, beau et béni par le climat et par son histoire, de respirer, de trouver des solutions, assez simples quand on pense au bien public avant de penser à soi.


La capacité de résistance d’une société, d’insoumission d’un peuple, est un trésor pour tout homme ou femme politique, républicain(e) et démocrate, digne de ce nom. C’est la seule garantie du long terme républicain et démocratique. Dire, comme on l’entend de nos candidats, que le peuple français est irréformable, incorrigible, indiscipliné, parce qu’il est capable de refuser, de se dresser, à droite et à gauche, même quand c’est une loi proposée par un parlement, c’est ne pas tenir compte de siècles de culture d’opposition qui font la sagesse de la France. Cette capacité de révolte devrait irriguer la réflexion des politiques, souvent sclérosée par le pouvoir et le confort, les piquer pour imaginer des idées équitables et morales à même de fédérer dans le cadre républicain à la française né de la Révolution.

Ne détruisons pas ce modèle absolument unique de démocratie, construit par des siècles d’insoumission, à tout et à rien, fondée ou infondée, c’est un plat et une sauce d’une exceptionnelle rareté, d’une complexité non analysable, dont personne n’a la recette parce que chacun des Français en détient un petit bout, comme mille épices particulières. Ne perdons pas la formule magique, le tour de main… C’est la liberté individuelle au cœur du collectif, comme dans le jazz, la seule vraie démocratie, la seule vraie égalité, et sans que la voix de l’ouvrier, du chef d’entreprise, du boulanger, de l'artiste, de l'enseignant, de l'artisan, de l’employé de bureau, du cadre soit plus ou moins importante que celle du ministre, parce qu’objectivement chacun a sa place dans un collectif républicain à la française. C’est le projet de liberté individuelle d’une société qui a élaboré des milliers de fromages, de vins, de recettes, de villes et villages, de commerces, de métiers, et c'est cette diversité qui fait sa liberté et sa beauté. C’était encore le projet d’une société mixte socialement et jusque dans son économie, élaboré par le Conseil National de la Résistance, projet perverti puis combattu par les architectes fondateurs de la Communauté européenne, de centre-gauche (Jacques Delors), de droite (Jean Monnet) ou d'extrême-droite (Robert Schuman), et par leurs successeurs du jour.


C’est cette lente infusion de siècles de rébellions les plus diverses depuis le moyen-âge qui a déterminé notre république dont le point de sublimation fut cette belle et grande Révolution française à nulle autre pareille dont Jean-Claude Milner (Relire la Révolution, Verdier) a bien cerné le caractère unique et sans commune mesure avec les autres rejets révolutionnaires dont la Révolution française a été l’inspiratrice. 
La France, elle-même, a entretenu ce feu par des résurgences volcaniques comme les Trois glorieuses de 1830, les journées de 1832 racontées par Hugo et Dumas, par la Révolution de 1848, la Commune de 1871, la Loi de 1905 sur la laïcité, les Congés payés de 1936, et l'ensemble des luttes sociales comme l’épopée des mineurs d’après la Seconde Guerre…

De toutes ces irruptions de la rue dans le fonctionnement politique de notre république sont ressorties des richesses et des valeurs de solidarité et d'individualité, le courage en particulier, même dans la défaite parfois, qui font de la société française un modèle et le pays du monde le plus visité, ce qui n’a rien d’un hasard, parce qu’il a du goût, bon goût, celui de la liberté.
 La révolution des casseroles met justement en son et lumière la corruption qui guette cette histoire de France, et plus largement aujourd’hui une planète guidée par des mafias et des oligarchies, parce que la corruption conditionne et subordonne toutes les pratiques et organise tous les autres dangers: politique, économique, démographique, écologique, culturel… La  corruption a mis Hitler au pouvoir et vient d’élire Donald Trump au sommet de la plus grande puissance militaire du monde.

Ce concert très free de casseroles contre la corruption est la plus belle –et encore petite– musique politique qu’on ait entendue depuis longtemps. La Roumanie, l’Islande en ont donné quelques belles orchestrations; d'Italie et d'Espagne, de Grèce ou du Brésil et de Russie nous en viennent quelques échos. Mais attendons la suite…

Yves Sportis

1. Un lobbyiste défend des intérêts particuliers et des biens privés par opposition à un citoyen qui défend l'intérêt général et le bien commun.

© Jazz Hot n°679, printemps 2017
Couverture: Johnny O’Neal © photo Pascal Kober