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Jazz Hot n°677, Charles Tolliver © David Sinclair


Un été en pente douce…




L’été 2016 restera marqué par l’attentat à Nice, une de ces tragédies qui rythment maintenant le quotidien planétaire, ici et là, pas seulement par le souvenir de l’horreur et la douleur, mais aussi par leurs conséquences funestes sur la vie et la démocratie au quotidien. L’annulation du Nice Jazz Festival et de nombreuses autres manifestations en atteste, malgré le maintien de nombre d'entre elles, dont nous donnons un compte rendu dans ces colonnes.


Nous avons déjà dit dans cette même place tout ce que nous pensions de cet état d'urgence du monde, et pour ne pas avoir pris par le passé et prendre aujourd’hui la mesure de la simple réalité du problème, les responsables politiques de tous bords et une bonne part de la population, inerte, portent cette responsabilité au moins de déconstruire la démocratie là où elle existait encore un peu, de déconstruire même l’humanité sur l’ensemble de la planète. Cette déconstruction n’est d’ailleurs pas le seul fruit de ces événements, elle est le résultat d’ensemble d’un abandon, d’un manque de courage élevé au rang de mode de vie, qui favorisent le chaos, l’opacité dont a besoin l’élite oligarchique pour entretenir ses privilèges. La déstructuration collective comme celle des individus est en soi un programme politique mondial, mis en place depuis quelques décennies déjà avec constance et moyens, et les violences terroristes n’en sont qu’une facette parmi d’autres (la déréglementation à marche forcée de tous les systèmes sociaux, économiques et politiques sous la pression de la mondialisation, la déconstruction politique des nations sous la pression des oligarchies ou des religions, aussi bien en Occident que dans le monde arabo-musulman et ailleurs, la démolition des modes de vie particuliers, etc.).


Donc, rien de nouveau sous le soleil de cet été 2016, et pas de raison malheureusement de voir la vie en rose, en référence à la chanson immortalisée par Edith Piaf et Louis Armstrong. Les festivals, eux aussi, à quelques exceptions près, continuent de marginaliser doucement mais sûrement une certaine idée du jazz et de la liberté qui lui a pourtant permis d’exister jusqu’à aujourd’hui…


Les seules réelles nouveautés sont que nous avons perdu beaucoup de musiciens de jazz, as time goes by, et parmi eux –ils sont tous importants, c’est l’un des secrets du jazz– l’élégant vibraphoniste Bobby Hutcherson, Toots Thielemans, ce grand Belge qui a pénétré avec son sourire et son harmonica tant de cœurs à la surface de la planète, Sir Charles Thompson (anobli par Lester Young), Charles Davis, Buster Cooper, le savant Don Friedman… Un autre personnage du jazz, Rudy Van Gelder, un ingénieur du son d’exception, qui a consacré son génie au seul jazz, a lui aussi quitté notre monde, et sa disparition au moment où le disque/œuvre d’art, auquel il a contribué à conférer ce statut par l’excellence de son travail, finit doucement sa vie, nous confirme que nous changeons d’époque, de civilisation. Les objets, leur usage, correspondent aux civilisations.


Bien sûr, il reste encore des artistes, de talent, dans le jazz aussi, mais les conditions de développement de l’art ne sont plus réunies, et pas seulement pour le jazz, et le talent, les artistes ne suffisent pas à la création artistique. Il faut le génie d’une civilisation, et notre civilisation planétaire, de consommation à outrance les plus diverses jusqu’à la religion, manque singulièrement de génie. On peut même dire qu’elle en est l’antithèse et l’antidote. Contrairement à ce qui se dit avec une obstination bornée, la vie n’est pas un éternel recommencement; tout vit et meurt, rien n’est remplaçable: pas plus un chêne de 300 ans qu’une forêt, pas plus Louis Armstrong que le jazz, pas plus les chefs-d’œuvre de la peinture que ceux de la littérature, pas plus les Bouddhas de Bâmiyân que les temples de Palmyre, pas plus la culture du goût que celle de l’architecture d’avant le béton, pas plus la construction sociale solidaire que la démocratie.


Nous ne sommes plus capables de prendre soin des constructions humaines sophistiquées dues au génie humain, collectif et individuel, comme nous l’avons fait dans une courte tranche de l’histoire de l’humanité, nous ne savons même plus ce que nous avons à conserver de la mémoire humaine, car seul ce qui est neuf et porteur de profit ou de pouvoir semble justifier l’investissement. Nous ne nous en donnons pas les moyens, malgré une richesse produite sans équivalent, de conserver, au-delà des clichés, la mémoire des hommes porteuse de la sagesse.


Winston Churchill, en grand combattant contre le totalitarisme, notait en connaisseur et avec son sens de la formule qu’«un peuple sans passé n’a pas d’avenir». C’est le cas de nos sociétés du XXIe siècle, et nous retournons à la barbarie, cela va très vite. C’est ce qui se passe à l’échelle planétaire, aussi bien sur le plan politique que sur celui de la vie quotidienne (alimentation, utilisation de l’espace, usages sociaux, expressions humaines…); une barbarie partiellement nouvelle dans son contenu, technologiquement avancée, aux moyens démultipliés, aux modèles de consommation et de comportement mondialisés et normalisés. Elle utilise les bonnes vieilles recettes de la religion, de la propagande et du pouvoir absolu, totalitaire, avec des moyens technologiques sophistiqués démultipliant la force brutale des divers terrorismes, marginal, religieux ou institutionnel, pour le plus grand profit d’une élite planétaire. Ces élites continuent de pontifier sur ce qu’il faudrait faire, culpabilisant les peuples, malgré l’état du monde qu’elles créent et gèrent au quotidien, du Pape à la bourse de New York, en passant par la Mecque et le Parti communiste chinois. Ces élites ne permettent pas plus à l’individu qu’à l’expression artistique de vivre au grand jour dans un monde planétaire, surpeuplé, appauvri intellectuellement et sur le plan sanitaire, normalisé, clos. Fini dans tous les sens du mot.


C’est un choix, c’est celui que nous faisons. Il faudrait juste en accepter la conscience inconfortable, en assumer la responsabilité collective, et arrêter les discours de déresponsabilisation, les discours pervers (de l’écologie corrompue à la non-violence obligée et unilatérale, toujours celle des victimes, etc.) qui n’abusent que l’enfance et ceux qui s’y réfugient par abandon et manque de courage.


La notion de survie contient l’espoir de retrouver la vie et donc une idée de résistance. Nous n’en sommes plus là, plutôt à une «sous-vie», car nous n’attendons qu’une dégradation de la situation, en pensant que nous passerons «à travers», comme c’est la loi des grands troupeaux d’herbivores face aux prédateurs, même si vivre en France, société plus résistante qu’une autre par la richesse de son génie passé, est en soi un privilège, celui d’une pente douce, avec la tristesse nostalgique et automnale de voir ce génie si particulier partir inéluctablement en poussière. Il y eut le génie romantique des ruines au XIXe siècle; le XXIe invente peut-être le génie de la poussière…

Yves Sportis

Rappel: L’oligarchie est un régime politique comme la démocratie, l’aristocratie, la monarchie. Voici la définition qu’en propose Le Grand Robert de la langue française: «du grec oligarkhia, "commandement de quelques-uns”. Régime politique dans lequel la souveraineté appartient à un petit groupe de personnes, à quelques familles, à une classe restreinte et privilégiée. Par analogie: Elite puissante. Contraire: Démocratie.» La correspondance exacte de cette définition, déjà ancienne, avec la nature des pouvoirs planétaires qui régissent aujourd’hui notre planète suffit à savoir sous quel régime politique nous vivons. Même si la comédie électorale qui se joue au sein de la caste politique entre droite et «gauche de droite» reste un élément de (double) discours.

© Jazz Hot n°677, Automne 2016
Couverture: Charles Tolliver © photo David Sinclair