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Horace Silver
Señor Blues

Horace Silver © Guy Reynard


Horace Silver (1928-2014) est un paniste-compositeur-arrangeur essentiel du jazz. Comme Duke Ellington, Charles Mingus, Art Blakey, il a créé une forme musicale particulière du jazz, une son de groupe fortement personnalisé, autant par la beauté de ses compositions que par celle de ses arrangements, l'excellence de ses formations où chaque musicien tient une place essentielle – ce qui explique que ses groupes furent toujours des all-stars – que par un traitement exubérant du rythme où la couleur latine se marie sans hiatus avec la tradition churchy, celle du blues de ses racines.
Horace Silver vient de nous quitter, et sa modestie naturelle et sa gentillesse, évidentes sur scène et hors scène, nous rappellent ce que le jazz a d'exceptionnel et de précieux quand il conjugue tous ces atouts. Nous regrettons l'homme et sa musique, une harmonie artistique parfaite.
Derrière son éternel sourire de jeune homme, Horace Silver possédait la sûreté de jugement du sage, du Vieux comme on dit en Afrique, de l'érudit en jazz, du discophile et du musicien hors pair ancré dans la tradition de Jimmie Lunceford, Duke Ellington et Count Basie, même s'il est arrivé en jazz dans la génération des beboppers.
Avouant à Pascal Kober (Jazz Hot n° 528) son peu de goût pour le jazz fusion: «On a ôté l'essence même du jazz, et c'est tellement dilué que toute la beauté est partie (…)», il répondait à la question: «Quelles sont alors les épices propres au jazz?» en peu de mots et sans hésitation ni aucune indication technique ou musicologique: «Tout d'abord, il faut être pur. Ensuite, vous utilisez vos ingrédients comme vous le souhaitez, mais il faut rester honnête, il faut que ça vienne du cœur, de l'âme, il ne faut pas diluer. C'est comme si vous faisiez du café et que vous mettiez tant d'eau que même le goût du café aurait disparu.»
Horace Silver incarne dans sa musique cette intensité, cette pureté, cette éternelle fraîcheur des gens honnêtes avec leur art, des artistes authentiques, et le jazz – il a raison – ne peut exister à ce niveau d'excellence qu'avec cette qualité. Horace Silver, derrière son sourire, avait la caractéristique de toujours aller à l'essentiel, dans ses paroles comme dans sa musique, très directement, sans se mettre en scène, avec un naturel qui nous fait déjà regretter sa disparition car il est une inspiration pour tout amateur de jazz, autant que pour sa musique, car sur ce plan, il a donné, et laisse une œuvre monumentale qui lui permet de marcher aujourd'hui sur ses Champs-Elysées imaginaires au côtés de son Maître (
comme il l'avait confié à Louis-Victor Mialy, Jazz Hot n° 512), Duke Ellington, puis prophétisé plus tard à Pascal Kober (n° 528) : «J'espère qu'un jour je serai capable, non pas de marcher dans ses chaussures [de Duke Ellington], car personne ne pourra y arriver, mais de marcher à côté de lui, de tenter de l'atteindre.» Il disait cela en 1994, vingt ans après la mort du Duke et 20 ans avant la sienne. Aujourd'hui, il y est, dans le panthéon du jazz, et le sourire d'Horace, comme sa musique, restent gravés dans nos mémoires.
Guy Reynard et Yves Sportis


Avec Horace Silver (né Horace Ward Martin Tavares Silva), un pan du jazz vient d'entrer définitivement dans l'Histoire, dans la grande bibliothèque du jazz. Il est toujours difficile de savoir comment et par quel miracle le fils d'un émigré du Cap Vert et d'une Afro-Irlandaise a ouvert une nouvelle voie dans le jazz de l'après-guerre. Mais il est incontestatable que ses origines ont largement déterminé sa musique.

Sa mère chantait dans un chœur à l'église et lui a fait fréquenter l'église: profane, sa musique est certainement l'une des plus spirituelles de sa génération. Son père, immigré de fraîche date, lui a apporté la musique de son île africaine natale: les influences extérieures au monde afro-américain du nord sont très audibles dans son œuvre. Il lui restait à synthétiser cet ostinato rythmique pour modifier définitivement le cours du bebop et développer un courant qui reçut plus tard le nom de hard bop. D’autres musiciens ont tiré dans le même sens, mais avec son énergie, sa spiritualité, sa droiture, son génie d'arrangeur et de compositeur, il en fut le porte-drapeau et le principal catalyseur, celui qui a synthétisé une esthétique, une sonorité, une atmosphère. A ce titre, il fait partie du panthéon du jazz, à l'égal des plus grands arrangeurs-compositeurs aux côtés de Duke Ellington et de Charles Mingus.

Horace Silver est né le 2 septembre 1928 à Norwalk, Connecticut. Son père John Tavares Silva a émigré des îles du Cap Vert aux Etats-Unis, et a changé son nom en Silver qui sonne plus américain. Sa mère, Gertrude, est née à New Canaan, Connecticut, et présente la particularité d'une ascendance afro-irlandaise. Elle chante dans un chœur à l'église, et il est certain que, dès son plus jeune âge, Horace Silver a lui aussi fréquenté cette église. Son père travaille dans une usine et joue du violon, de la guitare et de la mandoline. Il est autodidacte sur tous ces instruments, et il forme son fils à la musique folklorique cap-verdienne. Horace reçoit également quelques leçons de piano d'un organiste d'église.

Adolescent, il joue à la fois du saxophone et du piano avant d'opter définitivement pour le piano. En 1994, il déclarait à Louis-Victor Mialy dans une interview parue dans le N° 512 de Jazz Hot :  « A mes débuts, j'ai été fortement influencé par Bud Powell, mais j'ai réussi à me dégager de son influence pour développer mon style personnel, et je n'ai plus écouté ses disques pendant un certain temps. » Il forme alors un trio – Joe Calloway (b) et Walter Bolden (dm) – qui joue à Hartford, CT; en 1950, cet orchestre accompagne au Sundown Club le saxophoniste Stan Getz qui enregistre trois compositions d’Horace Silver et emmène le trio en tournée. L'année suivante, il s'installe à New York et joue au Birdland lors des soirée informelles du lundi soir, de mémorables jam sessions. Il accompagne pendant près d'une année Lester Young, qu'il vénère – également saxophoniste, Horace Silver raconte: «Lorsque j'ai débuté dans le jazz, je jouais du saxophone ténor et je copiais les solos de Lester note pour note. C'était mon idole!». Il enregistre en sideman avec Stan Getz, Coleman Hawkins…

En 1952, il signe chez Blue Note et, très libre de sa production avec Alfred Lion, il demeurera fidèle au label jusqu'en 1980. En 1952 et 1953, il enregistre trois sessions en leader d'un trio avec Art Blakey et Gene Ramey, Curly Russell et Percy Heath à la basse. Il fonde les Jazz Messengers, groupe codirigé par le pianiste et le batteur. Il enregistre ainsi A Night at Birdland avec Clifford Brown et Lou Donaldson.

Il est présent en 1954 avec Miles Davis sur l'album Walkin’ chez Prestige et avec Art Blakey : Horace Silver and the Jazz Messengers. Cet album studio marque les véritables débuts du hard bop: le plus souvent sur des tempos médiums avec des solos intenses auxquels il ajoute une inflexion churchy ; au lyrisme des mélodies, il apporte la touche funk qui va devenir sa marque de fabrique
, puis il enchaîne avec l'album At the Cafe Bohemia avec Kenny Dorham et Hank Mobley.

Il quitte alors sa fonction de directeur musical des Jazz Messengers, dont Art Blakey assumera seul la direction jusqu'à sa disparition en 1990, et Horace Silver développe une formule voisine mais davantage marquée par ses recherches. Dans le quintet d'Horace Silver qui enregistre régulièrement chez Blue Note près de 30 albums, de 1952
jusqu'à sa rupture avec Blue Note en 1980, vont défiler les trompettistes Kenny Dorham, Blue Mitchell très souvent, Donald Byrd, Art Farmer, Carmell Jones, Woody Shaw, Charles Tolliver, Randy Brecker, Cecil Bridgewater, Tom Harrell, Bobby Shew, Oscar Brashear, et même en invité Clark Terry; plusieurs autres viendront faire leurs classes dans le quintet.

Il en est de même des saxophonistes où après Lou Donaldson se succèdent Hank Mobley, Junior Cook très souvent, Clifford Jordan, Joe Henderson, Benny Maupin, James Spaulding, Houston Person, Harold Vick, Bob Berg, Michael Brecker
, Larry Schneider et en invités spéciaux Eddie Harris
, Red Hollowey, Branford Marsalis…

Pour les bassistes, le niveau n'est pas moindre puisque se succèdent à ce poste Curley Russell, Doug Watkins, Gene Taylor, Teddy Smith, Bob Cranshaw, Larry Ridley, Ron Carter…

Enfin les batteurs forment une sorte de best of de l'instrument avec après Art Blakey, Kenny Clarke, Art Taylor, Roy Brooks, Roger Humphries, Louis Hayes, Mickey Rocker, Billy Cobham, Bernard Purdy, Al Foster, Idris Muhammad, Roy McCurdie, Carl Burnett…

Horace Silver, qui enregistra quelques albums avec voix, avoue essentiellement son admiration pour le grand Andy Bey.

Ce choix de musiciens d'un talent exceptionnel pour composer ses formations trouve son explication dans des arrangements d'une unité et d'une qualité superlative. Le son d'Horace Silver, comme on peut parler de celui de son Maitre Ellington, ou des Messengers d'Art Blakey ou encore de Charles Mingus et quelques autres.

Horace Silver compose également beaucoup, et nombre de ses compositions sont devenus des standards.
Vers le milieu des années 70, il se lance dans des compositions symphoniques ambitieuses où les recherches métaphysiques sont avouées. Dans la discographie publiée dans le N° 528 de Jazz Hot (mars 1996) figure la liste des musiciens participant à ces séance Silver 'n (Brass, Wood, Voices, Percussion). Les trois disques suivants intitulés Silver 'n Strings Play the Music of the Spheres vont précipiter la rupture avec Blue Note.

Ces sessions très onéreuses ne rencontrent pas le succès financier qui a été jusque-là celui d’Horace Silver chez Blue Note, et sentant que les temps ont changé les deux parties se séparent, laissant une œuvre considérable et des disques qui constituent de véritables jalons de l'histoire du jazz. Le pianiste est alors installé sur la Côte Ouest. Il fonde sa compagnie Silveto qui publie cinq albums entre 1981 et 1988, mais ainsi qu'il l'explique, dans l'interview déjà citée, il est l'unique musicien de son label, et celui-ci n'est pas très rentable. Il signe alors avec Columbia et enregistre deux albums. Par la suite il n'enregistrera plus qu'occasionnellement, et quatre disques, plus un concert de 1958 à Newport sont publiés.

Malade, Horace Silver se retire de la scène. Absent depuis la fin des années 1990, une rumeur le fait décéder en février dernier avant sa disparition à New Rochelle, NY, le 18 juin 2014.

Horace Silver, Vienne 1994 © Pascal Kober

L'influence d'Horace Silver est considérable. Créateur avec Art Blakey des Jazz Messengers, il a contribué à enrichir le bebop en prolongeant son histoire au-delà de Charlie Parker, apportant des éléments très personnels à cette musique (compositions, qualité des mélodie et de l'harmonie, variété des tempos, pulsation latine, couleur churchy, rythme funky), en gardant un fort ancrage dans le blues. Son style particulièrement reconnaissable synthétisait à la perfection ses racines et sa biographie, ancrées dans la grande musique née aux Etats-Unis, dans le blues. Transparaissaient également dans son art ses qualités humaines, de telle sorte qu’on peut dire qu'à côté de «l'école» des Messengers figurait «l'université» Horace Silver, où le Maître, avec autant d'humanité que son compère des premiers jours, développait une œuvre de compositeur-arrangeur et transmettait le message du jazz à plusieurs générations de musiciens.

Très attaché à sa famille il avait dédié une composition à sa tante qui l'avait élevé après la mort de sa mère et bien sûr à son père auquel il avait dédié la composition « Song for My Father » et l'album éponyme.

Silencieux depuis quelques années, il laisse une œuvre considérable qui continue d'irriguer le jazz d'aujourd'hui, même quand les jeunes musiciens ou amateurs de jazz ne le savent pas, une œuvre qu'il est encore possible de découvrir grâce au disque, même si
Señor Blue, Mr. Horace Silver en live nous manque déjà.



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Discographie

Une discographie complète et détaillée figure dans le Jazz Hot n° 528 (mars 1996), à laquelle il convient d'ajouter les albums suivants, parus depuis.
CD 1958. Live at Newport '58, Blue Note 398 070-2
CD 1991. Rockin' with Rachmaninoff, Bop City records 1640
CD 1996. The Hardbop Grandpop, Impulse!/GRP 11922
CD 1997. A Prescription for the Blues, Impulse!/GRP 11238
CD 1998. Jazz Has a Sense of Humour, Impulse!/GRP  2932


Horace Silver et Jazz Hot

Horace Silver est présent dans les Jazz Hot n° 117, 140, 141, 343, 372, 512, 528.



A Lire :

En août 2007 est parue au Etats-Unis l'autobiographie d’Horace Silver : Let's Get to the Nitty Gritty: The Autobiography of Horace Silver, University of California Press.



Vidéos

Cool Eyes
Hollande 1958: Horace Silver (p), Blue Mitchell (tp), Junior Cook (ts), Gene Taylor (b), Louis Hayes (dm)

Señor Blues
Newport 2 juillet 1960: Horace Silver (p), Blue Mitchell (tp), Junior Cook (ts), Gene Taylor (b), Roy Brooks (dm)

Song for My Father
Danemark TV, 1968: Horace Silver (p), Bill Hardman (tp), Bennie Maupin (ts), John Williams (b), Billy Cobham (dm)

Señor Blues
prob. fin des années 50: Horace Silver (p), Blue Mitchell (tp), Junior Cook (tp),  Gene Taylor (b), Louis Hayes (dm)

Liberated Brother
Umbria Jazz Festival 1974: Horace Silver (p), Tom Harrell (tp), Bob Berg (ts), Mike Richmond  (b), William Goffigan (dm)

Filthy McNasty
Berne, 1er mai 1987: Horace Silver (p), Dave Douglas (tp), Vincent Herring (as),
Brian Bromberg (b), Carl Burnett (dm), Andy Bey (voc)