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Cuba

20 avril 2013
La Havane en Club, mars 2013
© Jazz Hot n°663, printemps 2013
La capitale cubaine a changé sensiblement depuis quelques mois. La libéralisation d’un -encore  minuscule- commerce n’y est pas pour rien. Les marchés commencent à être assez bien pourvus et achalandés et les petits commerçants pullulent exploitant leur sens de la débrouillardise. Les paladares, restaurants privés, font preuve d‘ ingéniosité et bousculent les lieux établis. L’imagination populaire est au pouvoir dans ces domaines ! Les affichettes « Se permuta » font place à « Se vende »*.
Dans cette ambiance de nouveaux espaces musicaux, eux-aussi de petite taille, apparaissent. Les prix, accessibles, parfois en monnaie nationale, en font des lieux plutôt fréquentés par un public autochtone. Le Privé, El Patio Amarillo… ouvrent leurs portes à tous les genres et les jeunes musiciens, notamment les jazzistas, y trouvent un espace autorisant une créativité qu’ils proposent ensuite dans les classiques Jazz Café ou à La Zorra y El Cuervo. Dans ces creusets se forgent la « Nouvelle Musique Cubaine ». Formé à un haut niveau musical le Joven Jazz * emboîte le pas au trompettiste  Yasek Manzano*. Parmi cette nouvelle génération il faut citer le saxophoniste Michel Herrera, impressionnant tant avec son alto que par son niveau conceptuel;  les pianistes Jorge Luis Pacheco et Alejandro Falcón ; le tromboniste Yoandri  Argudín ; plusieurs batteurs dont Keisel Jiménez ; le bassiste David Faya… Tous ont une solide connaissance du jazz et de ses conditions d’apparition, se revendiquent de Parker, Gillespie, Coltrane, Miles, Shorter, Hancock … et prétendent, tout en ayant conscience qu’ils n’en sont qu’au début de leur parcours, emboîter le pas à leurs aînés et pousser plus avant leurs recherches. Ils ont l’appui de jazzmen comme Wynton Marsalis, Arturo O’Farrill Jr… avec qui ils ont joué soit dans l’île soit lors de voyages aux Etats Unis.

Nous avons pu écouter Herrera le 22 mars à La Zorra y El Cuervo. Il y a montré sa vision du « jazz contemporain ». Le saxophoniste est entouré de ceux qui défendent  cette conception, Pacheco, Argudín, Faya et le batteur Reiner Mendoza, au jeu très puissant. Herrera est véloce, il offre des sonorités nouvelles dans la musique cubaine et se montre très créatif. Ses duos avec un excellent Argudín sont de véritables envolées. On est sûr de son niveau quand on l’entend  sur « Sentimental Mood » et on comprend sa démarche à l’écoute de ses compositions dont le symbole est « Madre Tierra ». 
Le trio de Jorge Luis Pacheco (avec Faya et le batteur Ariel Tamayo) est au programme du même club le 25. Pacheco, s’il reste dans la même optique que Herrera, sait faire preuve de personnalité. Il montre en particulier un aspect de leur conception à travers une sorte de « jazz cubain » qui aurait pour but, partant des connaissances musicales du public insulaire, sa musique, d’emmener ce public vers le jazz et le « jazz contemporain ». Une pédagogie en quelque sorte. « Amo esta isla », « La Feria » illustrent cette démarche. Le boléro « Silencio » qui a valu ses moments de gloire à la chanteuse Beatriz Márquez, est trituré magnifiquement dans cette optique traversant le rap et le jazz. Pacheco chante.  Sur le plan pianistique Jorge Luis est brillant, parfois virtuose et tient son rang dans la longue liste des jeunes pianistes cubains de Roberto Fonseca à H. López Nussa en passant par R. Luna, Abel Marcel, D. González… L’apparition du trompettiste Alejandro Delgado, entendu par le passé avec Alexis Bosch, permet au pianiste de se lancer dans de beaux dialogues. 
Justement Fonseca* est sur cette scène le 28 comme chaque jeudi hors de ses tournées avec son groupe « Temperamento ». Plaisir et surprise marquent cette prestation. Son disque  Yo  s’éloignait du jazz et le revoilà avec un répertoire nouveau et des thèmes pas encore baptisés mais prêts pour la tournée internationale qui commence. Surprise aussi car si Ramsés Rodríguez est toujours à la batterie pour les exceptionnels face à face avec son leader et Javier Zalba toujours impeccable au soprano ou à la clarinette, Fonseca a remplacé la contrebasse de O.González par une basse électrique ( « Chucho » Valdés dans son entreprise de rajeunissement de son groupe a récupéré González). Le guitariste Jorge Luis « Chicoy » Valdés est également entré dans la formation. Il appartient à  une autre génération mais, poussé par son propre fils Oliver, drummer,  il adhère aux idées des Herrera, Pacheco et autres. Basse et guitare électriques transforment nettement la sonorité de « Temperamento » d’autant plus que Roberto joue sur deux claviers. Le tout dégage du 100 000 volts ! Ils seront de nouveau à Marciac cet été semble-t-il.
Il faut aller jusqu’à Marianao pour écouter Alejandro Falcón dans le cadre du Festival du Danzón le 27. Falcón vient de composer et enregistrer une série de danzones qu’il transporte vers le jazz dans l’esprit de cette transition que représenterait la conception du « jazz cubain » de ces jeunes musiciens. Avec Keisel Jiménez à la batterie et Sergio Raveiro à la basse, il interprète quatre thèmes dont l’historique « Las Alturas de Simpson » et sa composition « Danzando entre Puentes ». La démarche est claire on sent la progression qui emmène le public d’un rythme cubain qu’il connaît bien  vers le jazz à travers un jeu assez sophistiqué. Il faut inclure également Falcón dans la liste des jeunes pianistes évoquée plus haut. Plus tôt dans la semaine, le 23,  Keisel Jiménez -qui affirme vouloir être « un batteur complet »- était aux côtés d’Alexis Bosch (p) et de son « Proyecto Jazz Cubano ». Plus cubain (avec Robertico García à la trompette)  et moins « contemporain » (sauf dans le solos de Orlando Sánchez, le saxo ténor le plus pénétré de jazz à notre avis) le travail de Bosch est d’une facture indéniable comme le montre son disque Cuba Jazz Journey plus que cette prestation pédagogique destinée  à des musiciens américains en visite à La Havane. 
Enfin le 26 à La Zorra y El Cuervo nous avons pu écouter le sextet « Odarra » à la tête duquel se trouve le batteur Eduardo Barroetabeña. Plus classique que tous ses collègues écoutés ces derniers jours, Eduardo propose des compositions des membres de son groupe. Il y met un point d’honneur ayant souffert de cette tendance des leaders à négliger le travail de compositions de leurs partenaires.
Nous aurions aimé écouter Bobby Carcassés le 24 au Centro Cultural Plaza. Il était là ; ils étaient tous là les jeunes venus lui rendre hommage pour sa nomination au Prix National de la Musique mais… la sono faisait défaut… tout comme la veille, et pour le second jour du Festival du Danzón... Malgré les transformations énoncées en début d’article… la bureaucratie vit encore de belles journées. Furieux Bobby. Très furieux.
Si tous ces jeunes musiciens persistent et savent mener leurs conceptions intellectuelles et musicales à terme, si tous les jeunes (encore plus jeunes dirons-nous) qui sont dans leur sillage émergent,  il faut s’attendre dans les mois à venir à l’ouverture d’une nouvelle page dans la musique à Cuba.

Patrick Dalmace (texte et photos)

* A Cuba on peut échanger les appartements (Se Permuta). Aujourd’hui on peut aussi les vendre (seulement à des Cubains).
* Joven Jazz : A la fois nom de cette génération, nom d’un concours pour jeunes jazzmen et celui du groupe de Herrera.
* Yasek Manzano : J.H. N° 632. 2006
* Roberto Fonseca : J.H. N°656. 2011

photo 1 : Herrera, Argudin et Mendoza
photo 2 : Pacheco et Faya