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© Jazz Hot 2019


Le quintet de Christian Brenner © Jean-Pierre Alenda

Le quintet de Christian Brenner
Café Laurent, Paris, 22 décembre 2018
© Jean-Pierre Alenda


Paris en clubs

Décembre 2018 - Janvier 2019

En ce samedi 22 décembre, au Café Laurent, Christian Brenner (p) nous proposait un quintet de choix, en compagnie de Frédéric Borey (ts), Yoann Loustalot (tp), Pier Paolo Pozzi (dm) et Yoni Zelnik (b). Tout commence par «And What If I Don’t» de Herbie Hancock, et on sent déjà que la magie du jazz sera de la partie rien qu’à écouter la façon dont les musiciens servent la mélodie plus qu’ils ne se mettent en valeur. «Bag’s Groove», le standard de Milt Jackson, confère une couleur classique bienvenue à l’ensemble, tandis que «Blimey» de Ted Brown est réorchestré pour combler l’absence de la guitare de Jimmy Raney. «Blue Silver» est un hommage à Horace Silver, que Christian Brenner interprète avec toute la délicatesse requise. «Comin’ Back» d’Hank Mobley témoigne de la passion manifestée par Frédéric Borey dans son jeu comme dans sa musique, alors qu’«Elora» de Jay Jay Johnson met en évidence la grande cohésion du groupe, nourrie d’une complicité évidente entre les musiciens et aussi, bien sûr, d’un nombre d’heures de jeu qu’on imagine conséquent. «Funk in Deep Breeze» sonne plutôt comme un tribute à Chet Baker, sur lequel Yoann Loustalot excelle tout particulièrement, avant que le groupe ne se frotte à forte partie sur le «Half Nelson» du quintet de Miles Davis. Vient ensuite, sans doute, le grand moment de la soirée, «Idle Moments» de Grant Green, où le duo de souffleurs entonne la mélodie de concert dès l’entame de la composition, à l’instar du dernier tiers d’un titre lent d’anthologie, où Joe Henderson et Bobby Hutcherson délivraient une prestation aux qualités uniques. «My Blues House» de Benny Golson est un retour au blues le plus pur et représente l’acmé du travail rythmique de Pier Paolo Pozzy et Yoni Zelnik, qui retrouvent l’esprit de la pulsation engendrée, à l’origine, par Paul Chambers et Art Blakey dans leurs performances respectives. Enfin, «Totem Pole» de Lee Morgan clôt en beauté un set parfait pour annoncer les réjouissances de fin d’année en une période trouble où l’esprit jazz apparaît d’autant plus fondamental qu’il porte en lui un certain nombre d’idéaux esthétiques qui appellent une société plus humaine. Une soirée où les grandes figures du jazz ont souvent brillé de façon fort bienvenue, comme pour conjurer les mauvais sorts recelés par notre époque. JPA


Eboni Founden Quartet © Jérôme Partage

Eboni Founden Quartet

Jazz Café Montparnasse, Paris, 25 janvier 2019
© Jérôme Partage



Le 25 janvier, nous avons découvert au Jazz Café Montparnasse, Eboni Founden, originaire de Kansas City. Chanteuse et comédienne (elle s’est produite dans les clubs de jazz comme sur les scènes de comédie musicale), elle a notamment interprété le rôle d’Ella Fitzgerald au théâtre. Une double carrière qui se traduit par une technique vocale irréprochable, un swing impeccable, mais une expression qui manque quelque peu de profondeur. Elle était par ailleurs fort bien mise en valeur par la rythmique qui l’accompagnait: l’excellent Laurent Marode (p) –dont les interventions ont parfois davantage capté notre attention que celle du leader–, Sophie Druais (b) et Patrick Filleul (dm). Au programme, un enchaînement de standards bien exécutés: «Autumn Leaves», «Bye Bye Blackbird», «What a Difference a Day Makes»… En avançant dans le concert, l’expression d’Eboni Foundren a gagné en intensité (belles versions de «The Nearness of You» et de «Stormy Weather») et tandis que le répertoire s’orientait progressivement davantage vers le blues et le soul, une fièvre groovy a fini par gagner l’assistance. Au final, Eboni Founden ne manque pas de qualités, mais juste d’un petit grain de folie, d’un vécu qui donnerait davantage de corps à ses interprétations. Les années les lui apporteront peut-être.  JP

Le 31 janvier, Nicolas Fabre (p), Bertrand Beruard (b) et Nicolas Favrel (dm) nous offraient au Sunside un superbe concert, témoignant par l’exemple de ce qu’une fougue juvénile est encore en mesure d’apporter au jazz, quand elle s’allie, comme ici, à un sens musical aiguisé et à une culture artistique étoffée. La première partie de soirée est consacrée à l’album Through The Season qui fait montre de qualités plus entendues depuis longtemps, et qui n’est pas sans évoquer la période The Art of The Trio de Brad Mehldau, imprégnée d’une même poétique de l’instant. «Source», le bien nommé, se présente comme la genèse d’un projet que la timidité non feinte du leader, dès lors qu’il s’efforce de parler à son public, souligne plus qu’elle n’infirme son propos. La première chose qui frappe en ce qui concerne l’agencement des timbres, la hauteur des sons, c’est un appareillage parfois proche de la veine symboliste initiée par Erik Satie, établissant un cousinage de fait avec les grandes fresques sonores proposées par la musique contemporaine. Mais Nicolas Fabre s’inscrit surtout, de par son propos lui-même, mais aussi son phrasé à la fois intimiste et délié, dans l’expression afro-américaine, et son trio n’en oublie jamais de swinguer subtilement, comme en témoigne le magnifique «Song For Ahmad» dont les différents segments s’articulent savamment pour séduire jusqu’aux oreilles rétives ou sceptiques. On est parfois très proche du Ahmad Jamal de Blue Moon, et ce n’est pas par hasard si cette référence intervient à différents moments du concert, tant l’illustre pianiste a œuvré pour que le jazz soit considéré à l’instar de la musique classique européenne, allant même jusqu’à nier la spécificité de l’improvisation jazz. Le sens du groove de Bertrand Beruard est empreint d’une tonalité spirituelle, tandis que la virtuosité décalée de Nicolas Favrel laisse augurer d’influences multiples dans un jeu de batterie riche et ondoyant. «Contemplation» confirme la veine onirique de l’édifice sonore sculpté sous nos yeux, propice aux explorations musicales les plus évanescentes, avant une ampliation par le long crescendo en forme d’ascension ultime, «L’Envol» dont le drive est d’autant plus impressionnant qu’il laisse la part belle aux silences ornant ce qui s’apparente à une ample respiration métaphysique et quintessentielle. Si le combo n’a pas pour ambition d’émuler Vivaldi et ses «Quatre Saisons», il n’en délivre pas moins en live un véhicule puissant pour les émotions du public venu en nombre pour assister à ce concert de présentation de l’album Through The Seasons, une œuvre qui évoque aussi bien les paysages défilant par la fenêtre d’un train, le sentiment de perte qui suit une épreuve de la vie, ou la chaleur d’un foyer et la joie associée aux retrouvailles avec un être cher. Sur «Lueur», le trio est rejoint par Jan Shumacher (tp,flh) et Patrick Valey (g) qui confèrent à la musique jouée une ampleur et un relief spectaculaires par leur charisme personnel et leur générosité d’artiste, alternant phrasé staccato et jeu solo frisant le hors phase pour générer des tensions au plus profond d’une trame sonore par ailleurs particulièrement harmonieuse. Une séquelle du Miles Davis de Walkin’, «Solar» le bien nommé «Silence» de Charlie Haden, ainsi qu’un «My Funny Valentine» complètement revisité, achèvent de nous convaincre que cette soirée est décidément placée sous les meilleurs auspices. Et c’est finalement sur un solo de batterie étourdissant, que le combo achève le troisième et dernier set d’un concert de près de trois heures, dont l’acmé se situe sans doute durant la magnifique trilogie «Inner Side», «Trovare» et le titre éponyme «Through the Seasons». JPA

Textes et photos: Jean-Pierre Alenda et Jérôme Partage

© Jazz Hot n° 686, hiver 2018-2019

Joshua Redman et Matt Penmann © Pierre Hembise

Autumn in Brussels

Octobre-Novembre 2018

Le 5 octobre, la petite salle du Palais des Beaux-Arts (500 places) accueillait le concert de James Farm, le groupe emmené par Joshua Redman (ts) et Aaron Parks (p, kb). Matt Penmann est à la contrebasse; Eric Harland à la batterie. Nous nous étions enthousiasmés cet été au cours des trois soirées parrainées par le ténor au festival Dinant Jazz. C’est donc avec un apriori favorable que nous étions venus découvrir James Farm et le fruit des deux albums publiés en 2009 et 2014 (JamesFarm et City Folk). Le premier thème est d’emblée enlevé sur un tempo soutenu dans un style contemporain très ouvert. Le quartet est remarquablement soudé derrière Joshua Redman (ts) qui s’envole avec une grande maîtrise dans les harmoniques. Le son est viril dans tous les registres: ample dans les graves, déchirant à l’aigu; l’articulation est aisée et le discours s’articule sur des séquences réinventées puis déstructurées. Lorsque le ténor passe la main au claviériste, les surprises se succèdent avec des solos aériens, des tempos doublés. Le répertoire fait référence aux deux albums mais les morceaux, très longs s’apprécient comme des suites avec des paroxysmes et des relâchements. Tous les musiciens du quartet signent les morceaux: «Two Steps», composé par Matt Penmann, lequel nous gratifie d’un très beau solo sur «High Tea». La salle exulte. Les artistes sont ravis et reprennent, en bis: «City Folk».

Pour fêter ses 25 ans de carrière, le Brussels Jazz Orchestra était au Studio 4 de Flagey le 10 octobre. Pour l’occasion, le big band avait invité Maria Schneider. La compositrice américaine s’était déjà produite dix ans auparavant avec les hommes de Frank Vaganée (as). On s’attendait à des retrouvailles tout-feu-tout flamme. Au cours des deux heures de concert, la cheffe parla beaucoup, expliquant à l’envi les inspirations qui sous-tendent ses œuvres: country, comme les prairies de la ferme familiale au Minnesota; légère, printanière-primesautière en souvenir des chants d’oiseaux à Central Park (appeaux en sus); romantique aussi avec des originaux qui fleurent les productions hollywoodiennes (j’ai cru revoir quelques images de «Sur la route de Madison» avec Clint Eastwood et Merryl Streep). Les œuvres sont ciselées avec des arrangements complexes ou plus classiques; avec des passages laissés libres aux solistes de l’orchestre: Nico Scheppers et Pierre Drevet (tp), Lode Mertens (tb), Nathalie Loriers (p) et la majestueuse section de saxes: Frank Vaganée et Dieter Limbourg (as,fl), Kurt Van Herck (ts) et Bart Defoort (ts, fl, ss), Bo Van der Werf (bs, cl, bcl). Une musique intense et un beau concert qui, parfois, nous laissa sur notre faim.


Nous ne pouvions pas manquer de retrouver Pascal Mohy (p) pour son passage en trio à la Jazz Stationavec Sam Gerstmans (b) et Quentin Liégeois (g). Le pianiste illustre en Belgique, aujourd’hui, la quintessence du bebop qui déménage avec tous les attirails: syncopes, envolées, stop chorus, groove. Les classiques sont revisités: «On the Sunny Side of the Street», «Round’ Midnight», «Ornithology», une valse originale: «Very Early», «Little Melody» de Miles Davis. Tel Monk, Pascal Mohy semble halluciné; les morceaux sont enchaînés avec de très beaux échanges entre le pianiste et son bassiste. Dans le premier set, Quentin Liégeois apparaît en retrait de la complicité qui rassemble les deux autres. Survient «But not for Me» magistralement envoyé à la basse, puis: «I Fall in Love Too Easily» et «I Want to Be Happy». On aimerait revoir le pianiste liégeois beaucoup plus souvent à la Jazz Station.

Le Musée des Instruments de Musique a pris l’habitude de proposer des concerts de midi – en classique comme en jazz – avec des élèves des Conservatoires de Bruxelles sous la direction de leurs professeurs. La saison et les thèmes sont définis à l’avance, ce qui réserve parfois quelques surprises. Le 16 octobre, il avait confié la présentation d’un «Tribute to Chet Baker» à Michel Paré (tp). L’enseignant avait choisi de constituer un sextet avec trois jeunes trompettistes: Emile Hennuyer, Dan Luo et Edouard Monnier; Thierry Gutmann, prof lui-aussi, était à la batterie; la rythmique était assurée par deux élèves: Alexandre Jadoul(g) et Everton Rodrigues de Souza (b). Des arrangements du maître présentaient le sextet en harmonie et en solos sur «Sonny Boy», «Tynan Time» et «Minor Yours» d‘Art Pepper et, en finale: «Little Girl» de Hyde & Henry avec de jolis chases des trois trompettistes. D’autres œuvres étaient jouées en trio ou en quartet afin de mettre chaque soliste en avant. Ainsi: «Let’s Get Lost», «On a Misty Night» de Tadd Dameron, «Black Eyes» et, bien évidemment: «But not for Me». Je ne m’étendrai pas sur les qualités du guitariste et du contrebassiste qui, c’est certain, doivent approfondir leurs études. Je fus en revanche étonné par la justesse et les aptitudes de Dan Luo et Edouard Monnier; leur manière de phrasé, après quelques semaines de préparation, apparait déjà de bon augure.

Avishai Cohen © Roger Vantilt

Quelles que soient les raisons qui amenèrent à une salle comble pour le quartet d’Avishaï Cohen (tp) le 19 octobre à Flagey, il est un fait certain: le jeune israélien (40 ans) a trouvé sa place à l’avant du panthéon contemporain. Le répertoire est constitué de longues compositions, profondes et très poétiques comme cette ballade lente: «Magic», qui ouvre le concert à la trompette bouchée. Dès le premier chorus, on se prend à revivre l’«Ascenseur pour l’échafaud». Le jeu est clair et la sonorité davisienne/fin des années 50. Le second thème débute par une longue introduction jouée en accords des deux mains par le pianiste Yonathan Avishaï. Lorsque le trompettiste rentre et expose le thème on est agréablement surpris par le drumming de Ziv Ravitz; il ponctue, concentré, lucide, fusionnel avec le discours de son leader. Au solo d’Avishaï Cohen succède un duo piano/contrebasse (Barak Mari, b) et le tempo s’accélère avant un decrescendo joué par le trompettiste dans l’ouïe du grand piano. «Dream Like a Child» est débuté à l’archet puis développé, symphonique, en trio piano/basse/batterie. Avishaï Cohen, en retrait, écoute et laisse les sidemen s’exprimer longuement avant de reprendre et de changer le tempo pour un dialogue intense avec son batteur. Le concert se déroule ponctué entre les morceaux par quelques messages pacifistes qui vont jusqu’à témoigner de la compassion pour les peuples voisins – Palestiniens et Syriens: «Will I Die, Miss? Will I Die» puis «The Fall». La beauté des thèmes et la sonorité claire du trompettiste interpellent. L’interaction entre les musiciens est spectaculaire. Les moods s’intensifient et les tempos sont doublés vers la fin du concert alors que Ziv Ravitz s’implique habile, disert et chantant. Avishaï Cohen joue une démarcation de «Summertime» et la soirée se clôture sur un bis et un beau solo de contrebasse de Barak Mori.

Depuis quelques années, la Jazz Station a pris soin d’inviter les délégations étrangères présentes à Bruxelles de proposer l’un ou l’autre groupe représentatif du jazz vivant dans leur pays. Ainsi font le Grand Duché de Luxembourg, la Hollande, le Canada, l’Allemagne (aucune nouvelle de la France)… Deux soirées à l’initiative du Goethe Institut et de l’Ambassadeur d’Allemagne étaient proposées le 26 et le 27 octobre. Le vendredi 26 octobre, nous avions choisi d’aller écouter le Ka Ma Quartet composé de Katharina Maschmeyer (ts, ss, bcl), Nils Polheide (g, eb), Dirk Schlad (p, kb) et Jens Otto (dm). Pour l’occasion, le groupe avait également convié le percussionniste Nippy Noya à se joindre à eux. La musique du groupe est à tendance pop-jazz et jazz-rock («Open Road», «Beat It») sur un jeu de batterie très (trop) régulier qu’enrichit joliment le percussionniste indonésien. Katherina Maschmeyer possède une sonorité ronde, juste et puissante mais c’est incontestablement Nils Polheide qui dirige le groupe, impose ses arrangements, choisit les tempos et pose les accentuations. Son jeu est clair, ses modulations aux pédales: judicieuses, mais son volume, trop élevé, couvre les phrases inventives du claviériste. Dirk Schald assure d’ailleurs la ligne de basse lorsque Nils Molheide échange sa basse pour de beaux solos de guitare. Les morceaux présentés sont très agréables, alternant les influences blues, gospel, rhythm and blues et country («Springfield»). La première partie s’est clôturée avec un arrangement surprenant de «Love Supreme» au cours duquel on a apprécié l’inspiration du guitariste et plus encore celle du claviériste qui nous confiera au cours du break qu’il n’est là qu’en remplacement du titulaire! Le second set a débuté par un long solo de Nippy Noya aux percussions enchaîné par le groupe avec une ballade. En bis, «My Band For You» écrit et joué par Dirk Schald nous a confortés dans notre choix du jour. Et dire que nous avons manqué le concert du lendemain qui, raconte-t-on était encore plus savoureux!

On peut, comme moi, ne pas connaitre Wolfgang Muthspiel (g), mais quand on apprend qu’il a enregistré deux disques chez ECM avec le trio de Brad Mehldau (p); que Larry Grenadier (b) et Jeff Ballard (dm) seront présents le 7 novembre à Bozar, on doit se déplacer pour y jeter une ou deux oreilles. Ce qui fut fait! Ce soir-là, le quintet, outre le bassiste, le batteur et le leader, comptait dans ses rangs Matthieu Michel (tp) et Colin Vallon (p). Le guitariste autrichien cherche, parait-il, à brosser des climats légers… Très légers, alors! Il n’y a aucun relief dans cette musique faite de symphonies d’une platitude totale. Pas un seul morceau qui swingue, des phrases sans créativité… «Father and Sun», «For Django», «Blueshead», «Looking For Lullaby»… constituent l’essentiel d’un répertoire d’une fadeur extrême avant qu’en finale: «Sometimes My Prince Was Gone» et «Where the River Goes» nous sortent de notre torpeur. Lorsque pour un thème, «Looking for Lullaby», Wolfgang Muthspiel passe à la guitare acoustique, c’est pour nous servir, en accords, une espagnolade sur une attaque de basse à l’archet. «For Django» se voulait un hommage à Django Bates (p). Nous aurions préféré que l’honoré fusse lui-même derrière les claviers! De Colin Vallon (tp, flh), statué sur une chaise, on put apprécier la beauté du son, au bugle, sur «Sometimes My Prince Was Gone», mais c’est peu de chose au cours d’un concert de 90minutes!

Ces dernières années, il n’y a plus eu beaucoup de concerts de jazz au Théâtre 140 de Schaerbeek. C’est bien dommage pour cette petite salle (500) située dans un quartier de Bruxelles très convivial (c’est le mien). Pour cette occasion rare, Stéphane Mercier (as) venait, le 8 novembre, inaugurer la première d’une tournée célébrant la sortie de son nouvel album. Son quintet offre un jazz, un vrai, celui que nous aimons, sans tangentes ni parallèles. Le concert démarre sur «Noé» avec une accroche chaloupée à la guitare. La ballade «Samsara» suit, envoûtante - solo de guitare, solo de basse, solo d’alto, thème. Puis: «L’Arche de Noé» («Noah’s Ark»), «Artichoke Facial» en un salut à Mark Turner (ts) et Philippe Thomas (tp), les amis de Berklee. Les solos de basse et de sax alto sont bien enlevés. «Eternally Yours» (un 5/4) de Peter Hertmans (g) nous rappelle que le doyen (1960) des musiciens de ce groupe intergénérationnel reste une des valeurs les plus sures de la guitare belge. Cédric Raymond (b, 1980) est mis en avant avec «Trois». «Je me suis fait tout petit» de Brassens souligne par les syncopes le talent d’arrangeur du leader. Pour introduire «The Jazz Studio», Stéphane Mercier raconte sa rencontre avec Peter Hertmans dans cette mythique école de jazz anversoise en 1989. Le tempo, rapide, s’enrichit de très beaux solos (as + kb) puis s’accélère sous l’impulsion du guitariste et du batteur: le discret (jusqu'alors) Matthias De Waele. Stéphane Mercier envoie «For Emilie»: une valse, une larme dans un baiser, pour son amoureuse.«Route 166» clôture le concert avant «Remember»: la belle composition et l’excellent solo de Peter Hertmans. Je dois avouer une certaine déception à l’issue de ce live. Je n’ai pas retrouvé l’envolée enjouée de l’album; le saxophone laissait quelques déchirures (sonorisation?) et Nicola Andreoli (p), défavorisé par le Rhodes, apparaissait absent. La tournée et la route (166) devrait très vite corriger ça!

Le 15 novembre, le Studio 4 de Flagey accueillait E-Collectivre de Terence Blanchard (tp): Fabian Almazan (kb), David Gonyard (eb), Chrles Altura (g) Oscar Steaton (dm). Le concert débute par trois morceaux enchaînés en 35 minutes. Pas d’annonces ni de désannonces, aucune présentation, pas un seul sourire et une musique assourdissante. Le batteur frappe les peaux comme un sourd sur un tempo dérangeant, irrémédiablement binaire. La sonorité de trompette est trompeuse, tronquée, transformée par une programmation déterminée par le clavier de l’Appel, omniprésent au milieu de la scène. On est proche du Miles Davis-fin de carrière mais en moins accrocheur. Le pianiste n’est pas en reste qui use et abuse des programmes, accompagné par Terence Blanchard sur une clavinette synthétisée! La basse électrique sonne «normale» mais le pauvre David Ginyard n’aura même pas le loisir de prendre un solo. Heureusement qu’il restait Charles Altura à la guitare; ses phrases sont jolies et la sonorité est belle; modulée par les pédales, mais simplement belle. Parmi ce pêle-mêle de pop-rock, de hip-hop (poème préenregistré), de rhyhtm and blues et d’abus électro-soniques, la guitare parait bien esseulée. A la fin du concert, on retiendra, jouée en solo par le guitariste: la musique de Blackkklansman, le film de Spike Lee. Vous aimeriez savoir comment j’ai apprécié Terence Blanchard?... Avec beaucoup de tristesse! Qu’elle est loin la période des Jazz Messengers!

Piet Verbist © Piet Verbist

Morose? Le mois de novembre devait-il rester morose jusqu’à la fin? Fort heureusement non, grâce au concert offert par le quartet de Piet Verbist (b, 1961), le samedi 17, à la Jazz Station. Accompagné de Bart Borremans (ts), Bran Weijters (p) et Wim Eggermont (dm), le bassiste flamand respirait la joie de jouer, d’être bien entouré et d’être ovationné par un aréopage enchanté. Du jazz, enfin! Quelle bonne idée! «Suite Reunion», «Hope in Despair», «The Beauty in the Beast», «Asylum»: un thème arabisant en hommage aux réfugiés, «Bright Minor» pour son fils et «Blues Excuse» en finale… Rien que des originaux de Piet Verbist publiés sur l’album Suite Reunion (Origin)! Au cours du titre éponyme, construit en trois parties, on remarque la rondeur et la puissance de Bart Borremans (ts) qui utilise un micro positionné dans le bocal de l’instrument (une création d’un facteur français). Il vibre, il growle, puis il salit le son, le déchire et part en harmoniques. C’est intense! Dans le jeu de Bram Weijters, on note des influences du côté de Wynton Kelly et d’Horace Silver – entre-autres. Sur «Bright Minor» on retient son solo en block chords. Le leader-bassiste, tout sourire, distribue les parties et prend un solo magnifique sur une balade. Le son est pur et juste et son attaque est remarquable de précision. Il semble jouer comme il parle: volubile et gai. Le quartet est soudé et le drive de Wim Eggermont (dm) séduit par sa justesse (excellent solo sur «Blues Excuses»). La qualité des musiciens et leur feeling inscrivent ce concert dans les grands moments de ce début de saison.

Les Lundis d’Hortense se sont associé pour quelques concerts à leur pendant flamand: Jazzlab Series. Pour lancer cette première grande tournée associative, ils présentaient le 21 novembre, à la Jazz Station, un concert en deux temps: une première partie avec un duo wallon: Jean-Paul Estiévenart (tp) et Sam Gerstmans (b) et, après le break: un second set avec la nouvelle mouture du sax ténor flamand Steven Delannoye. Le premier morceau est introduit par une improvisation de Sam Gerstman continuée par Jean-Paul Estiévenart à la trompette bouchée (une pratique dont il use rarement). Suivent une série de dédicaces. «Con Passion», d’abord, en hommage à Roy Hargrove décédé dans le mois. La profondeur du jeu de trompette crée l’émotion et le solo de contrebasse qui suit est d’une remarquable créativité. Viennent ensuite: «Bert Sketches» pour Bert Joris et «Graceling Gray»: une ballade d’Ornette Coleman qui plait par des sons étranglés. «Good Bates» de Tadd Dameron, sur un arrangement de Dizzy Gillespie, est exposé bouché et continué ouvert. La complicité des deux musiciens est stupéfiante de bon goût dans cette formule qui ne supporte aucune tricherie. Le temps d’écluser une «Léopold 7» (bière liégeoise au gingembre) et on passe à autre chose: le trio drumsless de Steven Delannoye (ts, bcl) avec Nicola Andrioli: l’incontournable pianiste et Bert Cools: guitare, pédales, loops et divers effets. Changement de sonorisation aussi! Trop fort, trop d’écho! Après «One Chance»: un premier thème au saxophone, le leader passe à la clarinette-basse puis revient au ténor pour«Choices in a Young Life». Suit: «Salon d’Harmonie»: une suite, titre éponyme du nouvel album publié par El Negocito. La part belle est faite aux effets tripotés par Bert Cools (g) qui, notamment, caresse les cordes de sa guitare avec un archet. Nous n’étions pas préparés à écouter une œuvre si complexe qui privilégie les climats et abandonne la plus petite référence aux canons du jazz. Avec un peu plus d’attention à la notice promotionnelle, nous aurions pu lire que l’artiste s’est inspiré de Ravel, de Schönberg et de Sun Ra. On commence déjà à s’ennuyer ferme avec les différentes parties de l’œuvre: «Waves», «Seaside», puis «Mellow Shine» avec des percussions programmées en loops, un solo d’archet sur guitare, des changements de la clarinette-basse au saxophone et des tripotages de Bert Cools: guitariste mais aussi Dee-Jay. Les symphonies intellectuelles de Steven Delannoye veulent sans doute agir comme des psychotropes. Pardon, nous ne consommons pas de ces choses-là! Encore moins dans cet endroit-là qui devrait rester un temple dédié au jazz, des origines jusqu’aux tendances les plus actuelles, mais toujours sous le signe de…

Texte: Jean-Marie Hacquier
Photos: Pierre Hembise et Roger Vantilt


© Jazz Hot n° 686, hiver 2018-2019


Larry Browne et Pierre Christophe © Jérôme Partage

Larry Browne (voc) et Pierre Christophe (p)
Café Laurent, Paris, 14 novembre 2018
© Jérôme Partage


Larry Browne & Pierre Christophe

14 novembre 2018, Café Laurent, Paris

Le 14 novembre, Larry Browne (tp, voc) et Pierre Christophe (p) étaient en duo au Café Laurent. Cette formule sans section rythmique a donné au pianiste l’occasion de s’appuyer davantage sur ses belles qualités de main gauche, dans un exercice très proche du piano solo. Et quelle merveille! Partenaire idéal pour Larry Browne (les deux musiciens se connaissent depuis vingt ans) par sa large connaissance des standards et son jeu imprégné de swing, Pierre Christophe s’est montré magistral sur le répertoire basien (superbe solo aux accents stride sur «Broadway») et tout aussi flamboyant sur «My Rêverie», composition de Claude Debussy, adaptée en 1938 par Larry Clinton et réarrangée par Larry Browne. Une expressivité pianistique qui est aussi passée par le blues («I Always Be in Be in Love With You»). Le comparse, Larry Browne, ne fut pas en reste, plus présent au chant qu’à l’instrument, il n’en a pas moins livré un bon solo à la trompette bouchée sur «April in Paris». Avec naturel et bonne humeur, il s’est promené avec aise du jazz aux mélodies latines, en passant par la chanson française. Une soirée qu’on a savourée, entre le plaisir d’un excellent jazz et le cadre à la fois élégant et convivial du Café Laurent. Les bonnes ondes de Bison Ravi sans doute, qui raisonnent encore à l'adresse du mythique Tabou.…

Texte et photo: Jérôme Partage

© Jazz Hot n° 685, automne 2018
Bernstein on Broadway
6 novembre 2018, Conservatoire du 20e arrondissement

A l’occasion du centenaire de la naissance de Leonard Bernstein (25 août 1918 Lawrence, MA - 14 octobre 1990 New York, NY), l’Ambassade des Etats-Unis et le Conservatoire Georges Bizet du 20e arrondissement de Paris ont organisé un concert gratuit dans le cadre d’une tournée «Bernstein on Broadway» réunissant Kurt Ollmann, baryton ayant eu la chance de travailler avec le maestro, dont il parle avec toujours autant d’admiration pour son intelligence et son travail abouti, Mackenzie Thomas, soprano et actrice née, accompagnés au piano par John Ferguson.

Bernstein on Broadway, Paris, 6 novembre 2018 © Alexandra Green
John Ferguson (p), Mackenzie Thomas (soprano), Kurt Ollmann (baryton)
Bernstein on Broadway, Conservatoire du 20e arrondissement, Paris, 6 novembre 2018 © Alexandra Green


Le programme (présenté avec finesse et précision, pièce par pièce par Kurt Ollmann et John Ferguson) était très équilibré, entre extraits de On the Town (1944), West Side Story (1957), Peter Pan (1950), 1600 Pennsylvania Avenue (1976), Candide (1956) et des petites pièces pour piano, écrites pour ses proches; ce panorama permettait de revenir à l’essence de la composition de Bernstein allant de Debussy, Satie, Milhaud à Kurt Weill et  Gershwin, reflétant les lumières, la vivacité des mouvements du nouveau monde mais aussi un expressionnisme parfois sombre ou narquois, dans la grande tradition de la musique populaire américaine, un de ces arts nouveaux du XXe siècle qui ont fait briller les deux côtes: Broadway et Hollywood. Les trois interprètes nous ont offert un bel hommage, restituant la force d’une œuvre dans son authenticité, sa simplicité, sa clarté, se prêtant à des jeux de scène drôles ou tendres, des mimiques, des pas de danse avec le swing propre aux productions américaines quand elles sont réussies, enchaînant avec entrain les tableaux dont certains resteront universels. Pour le bis, un très punchy «Carried Away». Rappelons pour la mémoire, qu’avec sa femme Felicia Cohn Montealegre (3 mars 1922 San Jose/Costa Rica, 16 juin 1978 East Hampton, NY, actrice engagée notamment contre la guerre du Vietnam), ils ont soutenu financièrement des membres des Black Panthers pour leurs procès, étant déjà estampillés, depuis la décennie précédente, comme communistes par la chasse aux sorcières, pour n’être que d’infatigables défenseurs de la liberté d’expression face à l’arbitraire d’une Amérique enfermée dans une guerre froide aussi intérieure qu’extérieure.
Hélène Sportis

© Jazz Hot n° 685, automne 2018
Jazz à Eaubonne
23 octobre 2018, Salle de L'Orangerie, Eaubonne (95)

Depuis quinze ans, l’association «Eaubonne Jazz» organise un concert tous les mardis soir. Ainsi, chaque semaine, les amateurs de jazz du Val-d'Oise et d’au-delà (Eaubonne n’est qu’à 20 minutes de train de la gare St Lazare), se retrouvent-ils dans la coquette salle de L’Orangerie, laquelle peut accueillir une centaine de places qui trouvent toutes preneur. Après la disparition en 2011 de l’animateur historique de l’association, Jean-Yves Denis, c’est sa compagne, Danièle Thiery qui a repris le flambeau, épaulée par une équipe fidèle de bénévoles qui accueillent les musiciens avec simplicité et gentillesse. Un abord décontracté qui tranche singulièrement avec la froideur de certains lieux parisiens.

  Jeb Patton et Dmitry Baevsky © Jérôme Partage
Jeb Patton (p) et Dmitry Baevsky (as)
Jazz à Eaubonne, 23 octobre 2018 © Jérôme Partage

Le 23 octobre, c’était le beau duo Dmitry Baevsky (as)-Jeb Patton (p) qui était à l’affiche d’Eaubonne Jazz. Le Russo-Américain (qui vit désormais en région parisienne) et le disciple de Sir Roland Hanna sont des complices de longue date. Une entente qui se ressent sur scène et qui a pu être captée dans leur récent enregistrement, We Two (Jazz & People), récemment chroniqué dans Jazz Hot. Le répertoire joué va de Billy Strayhorn («Le Sucrier velours») à Cole Porter («You'd Be So Easy to Love») auxquels s’ajoutent quelques bonnes compositions originales («For Sonny», de Baevsky). L’altiste se balade avec aisance sur la somptueuse toile harmonique tissée par le pianiste. Leur dialogue, riche et relevé, met sans arrêt le swing et le blues à l’honneur. Un véritable régal qui s’est achevé sur un ultime titre ellingtonien, «Pie Eye’s Blues».

Texte et photo: Jérôme Partage

© Jazz Hot n° 685, automne 2018

Philippe Milanta, Dominique Lemerle, Pierre-Louis Cas, Julie Saury, La Huchette, Paris, 9 août 2018 © Jérôme Partage

Philippe Milanta, Dominique Lemerle,
Pierre-Louis Cas, Julie Saury,
La Huchette, Paris, 9 août 2018
© Jérôme Partage

Caveau de La Huchette
8-9 août, 1er et 6 septembre, 26 octobre 2018

S’il est encore un espace d’harmonie dans nos temps brutaux de dislocation sociale, c’est bien La Huchette, nichée au cœur de Paris sous la protection des esprits de Notre Dame; notable au fil du temps, ce club historique choisit lui-même ses hôtes selon un seul critère: la capacité à vivre et partager le jazz, en jouant, chantant, dansant, swinguant, goûtant, par tout moyen à la portée de chacun, musiciens, bœufeurs, anciens et nouveaux venus, touristes renouvelés mais toujours aussi épatés d’être accueillis par une ambiance si conviviale. Grincheux s'abstenir! Tous les âges y sont représentés (7 à plus de 77 ans), tous les pays aussi, comme si, depuis son ouverture en 1946 (72 ans d’activité non stop), l’énergie collective produite et accumulée empêchait La Huchette de donner prise au temps.

C’est aussi sans doute le seul lieu où on entend
Philippe Milanta (p, 8 et 9 août) laisser flâner son imagination debussyenne sur un swing ancré, clé musicale universelle pour déclencher la participation active des danseurs pendant que les amateurs de jazz et néophytes écoutent, crient, interpellent, sifflent, battent la mesure, filment, photographient pour capter cette atmosphère si singulièrement chaude qui détend.




Ster Wax Group, 1er septembre 2018, La Huchette, Paris © Hélène sportis
Ster Wax Group, 1er septembre 2018, La Huchette, Paris © Hélène sportis

Les habitués reviendront la fois d’après pour embarquer pour un autre voyage, au pays du blues, avec Ster Wax (voc, 1er septembre) et le trio de David Giorcelli (p), avec Reginald Villardel (dm) et Oriol Fonatals (b), faisant la jam avec un jeune «swing singer», Frank Barnes.
(https://www.youtube.com/watch?v=JBENFcD5f9s)


Les accros reviendront encore le 6 septembre pour le quintet du maître des lieux depuis 1970, Dany Doriz (vib), avec Philippe Petit (org), Pascal Thouvenin (as), Boris Blanchet (ts), Didier Dorise (dm), un ensemble sédimenté par des années d’échanges musicaux, de vie, de tournées, par le dialogue ininterrompu et totalement fluide au sein du groupe échangeant des clins d’œils, des sourires, des fous rires, des petits signes, une belle expression jazz dans l’esprit qui offre la scène aux amis de passage pour la soirée, Larry Browne (tp, voc) et Wendy Lee Taylor (voc). «Le jazz c’est comme les bananes, ça se consomme sur place», écrivait Jean Solpatre (surnom de Jean-Paul Sartre donné par l’illustre ancien de Jazz Hot, Boris Vian, tous deux piliers des caves d'après-guerre) dans la revue America Jazz 47 (http://www.jazzhot.net/PBCPPlayer.asp?ID=1573055
) dans un texte resté célèbre à propos du Nick’s Bar de New York.

La Huchette, Dany Doriz et Didier Dorise, 6 septembre 2018 © Alexandra Green
La Huchette, Dany Doriz et Didier Dorise, 6 septembre 2018 © Alexandra Green




Pour célébrer la fin de cet été indien et entrer gaillardement en hiver, le 26 octobre, le Swingin’ Bayonne rend visite à Paris, emmené par Arnaud Labastie (p), Patrick Quillart (b), Jean Duverdier (dm et bon dessinateur, vous pouvez voir ses dessins sur le site) qui invitait Claude Braud (ts)… mais pas seulement, car le bœuf fut généreux, ralliant Gérard Naulet (p), Pablo Campos (p, voc) et Nicolas Fourgeux (ts).

Swingin’ Bayonne, La Huchette, 26 octobre 2018 © Hélène Sportis
Swingin’ Bayonne, La Huchette, 26 octobre 2018 © Hélène Sportis

Il faut dire que le public était drôle, enthousiaste et expansif pendant les blues, permettant aux musiciens de se lâcher dans les chorus et riffs; il était aussi charmé par les standards intemporels, renouvelés et révélés sans fin grâce à l’expressivité imaginative des musiciens: «Memories of You» (Andy Razaf/Eubie Blake, 1930), «But Not for Me» (George et Ira Gershwin, 1930), «Cheek to Cheek» (Irving Berlin, 1935), «Take the ‘A’ Train» (Duke Ellington, 1939), «That's All» (Alan Brandt/Bob Haymes, 1952), «Shiny Stockings» (Frank Foster, 1955), «Days of Wine and Roses» (Henry Mancini-Johnny Mercer, 1961), et d'autres thèmes qui ravissent les plus jeunes, arrivés par le film La La Land, mais qui découvrent que le vrai jazz est bien plus passionnant que ses imitations... La magie des hasards.

Hélène Sportis
Photos Alexandra Green, Jérôme Partage et Hélène Sportis


Programme de La Huchette en novembre 2018:

http://www.caveaudelahuchette.fr/1/concerts_novembre_2018_1377274.html

© Jazz Hot n° 685, automne 2018
Dr. Jon and Mr. Batiste
Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018

A l’occasion de la sortie de son quatrième disque
Hollywood Africans (Verve, Universal Music, 2018), dont le titre est inspiré de la toile du graffeur/peintre Jean-Michel Basquiat (1960-1988, NY) dont l’idée était d’exprimer le ressenti(ment) de l’instrumentalisation des Afro-Américains par la société américaine, Jon Batiste était en concert à la Cathédrale américaine de Paris le 5 octobre 2018. Une fois sortis des données de son parcours, comme son lieu de naissance (11 novembre 1986), Kenner (Cannes brûlées), banlieue aéroportuaire de NOLA, ou comme son milieu, la grande famille de musiciens, les Batiste, liés à Ellis Marsalis (p) qui, lui-même fils d’un homme d’affaires engagé dans le combat social, a engendré une famille de musiciens, ou comme son parcours universitaire sans faille (New Orleans Center for Creative Arts, Juilliard School-NY), il nous reste à comprendre le plus intéressant: qui est Jon Batiste? Où en est-il? Que cherche-t-il en disant vouloir «être lui-même et y parvenir» tout en s’inscrivant comme porteur de son histoire?

Jon Batiste, Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018 © Jennifer Méeus
Jon Batiste, Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018 © Jennifer Méeus

Car le fait d’être un grand professionnel, particulièrement au piano mais pas seulement (voix, mélodica, perc/dr/b, compositeur, contact avec le public/showman, acteur dans la série Tremé) ne suffit pas à révéler ce qu’on veut/peut/sait/choisit (d’)exprimer. A presque 32 ans, en scène comme dans son dernier enregistrement (aussi dans une église à NOLA), Jon Batiste est à la fois l’enfant des champs/chants de coton, lourds et profonds, et du show business des paillettes et de la célébrité, du rêve américain, voulant plaire à tout le monde et concilier l’inconciliable. Il n’est pas le premier à se retrouver devant ce dilemme du projet de vie combiné à l’expression: Nat King Cole et Aretha Franklin n’ont pas résolu le dilemme en faveur de leur œuvre artistique contrairement à Ella Fitzgerald et Django Reinhardt, par exemple. Revenons donc à Jon Batiste qui voudrait trouver cette troisième voie en courant tous les lièvres à la fois (le «en même temps» de l’air du temps pour ne pas rater d’opportunité, pour trouver un public, pour paraître unique plutôt que faire corps avec une histoire collective encore vivante), en zigzaguant d’un côté à l’autre des valeurs que l’on porte par rapport à celles qui font recette.
A partir de ce point, les dés sont jetés. Seul Jon Batiste déterminera s’il creuse son sillon dans «Kenner Boogie» (qui rappelle la Marcus Roberts’ Touch), « Chopinesque » magnifiquement gospélisé (inspiré du Nocturne n°20 en do# mineur de Frédéric Chopin, parsemé de gouttes de valses ou de lumières des polonaises du pianiste romantique revendicatif), enchaînant avec évidence et naturel sur un dense «Saint James Infirmary Blues» qui évoque la douleur de New Orleans (avec des inflexions de conteurs à la manière de Ray Charles ou de Cab Calloway), puis sur le beau Nocturne n°1 en ré mineur de sa composition en forme de tango vaudou marqué par NOLA et le Golfe du Mexique.
Ou s’il veut faire carrière dans le système en jonglant d’une rive à l’autre, si, ne pouvant renoncer à la facilité du temps, il réduit l’essence même de «What a Wonderful World» de son héros Louis Armstrong ou de «Smile», le thème parfait composé par un artiste expressif à l’extrême, Charlie Chaplin «né» Charlot; ou encore s’il adopte les maniérismes d’un Nat King Cole devenu star mondiale, comme dans «The Very Thought of You». Et nous ne nous attardons pas sur l'autre partie du spectacle, de la pop ou d’autres musiques de modes qui ne sont pas du ressort de la revue de Charles Delaunay.

 Jon Batiste, Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018 © Jennifer Méeus
Jon Batiste, Cathédrale américaine de Paris, 5 octobre 2018 © Jennifer Méeus

Quels que soient son toucher perlé (Chopin, Debussy, Billy Stayhorn) ou percussif-gospel du piano (Marcus Roberts, Ray Bryant), sa voix vibrante et de velours quand il veut, seul Jon Batiste, qui joue à l'éternel adolescent dans une époque qui se veut adolescente, pourra savoir s’il décide de porter l’héritage humaniste et subversif de ses ancêtres (la maturité précoce des artistes du jazz a fait le jazz de la légende), un jazz spirit toujours vivant et qui protège le jazz du bling bling
Dr. Jon ou Mr. Batiste? Ce sera selon son degré d’exigence et sa capacité de dépassement de lui-même, même s'il est probable qu'il va se situer dans un entre-deux, comme beaucoup d'autres avant lui, comme George Benson encore,
néfaste à une œuvre artistique dans le jazz. Hollywood Africans est le titre non écrit sur la pochette du disque qui nous a été adressé, pas plus que le nom de Jon Batiste. Il n’y a que sa photo sur les six faces du livret plus une photo en pied grand format à l’intérieur, et cela est plus proche de la volonté de paraître (comme le titre et la référence à la toile le font penser) que de s'inscrire au sein d’une histoire collective d’émancipation. Il possède pourtant tous les outils de l'artiste.
Hélène Sportis
photos Jennifer Méeus

© Jazz Hot n° 685, automne 2018

Black Indians
Documentaire de Jo Béranger, Hugues Poulain, Edith Patrouilleau,
produit par Lardux Films, 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018

Ce film nous (re)plonge dans une partie de l’histoire afro-amérindienne peu connue car peu glorieuse pour les esclavagistes devenus suprémacistes, avec des procès, encore jusqu’à ce jour, en raison des droits de propriété du sol y compris de la part de certains «Natives» (Amérindiens) contre les «Freedmen» (Afro-Amérindiens) manipulés pour des questions d’intérêts et même de racismes historiques. La transcendance artistique a permis à une minorité d’environ 270 000 âmes à ce jour, issues des rencontres entre esclaves d’Afrique et Indiens natifs depuis le début du XVIe siècle, en particulier à New Orleans –qui sera fondée en 1718– mais pas seulement, de continuer à survivre dans l’injustice et l’inégalité du racisme, mais surtout de les/se dépasser pour exister et vibrer avec l’énergie du désespoir, par la pérennisation des artisanats d’arts ancestraux, en réalisant des costumes, de pierreries, perles, fils, aluminium récupéré découpé/ciselé, plumes, fourrures, tissus aux couleurs chatoyantes dont les formes, l’ampleur, comme les accessoires –chaussures, coiffes, maquillages, bijoux percussifs– sont autant de secrets transmis par la pratique et l’oralité: autour des tables, les hommes, les femmes, les enfants cousent, brodent, collent, ouvragent, enrichissent, répètent, se parlent, chantent, organisent inlassablement pendant des milliers d’heures, soutenus par la pratique sociale de la syncope hypnotique des tambours, de la danse, de la transe, de la magie des prêches, des phrasés gospel d’églises, des mises en scène savamment orchestrées et de la distribution des rôles très précis de chacun pour le Mardi Gras (mi-mars) puis la St. Joseph trois jours après. Tous ces savoirs, dits et non dits, codifiés mais laissant l’imagination vagabonder, viennent des rites aux confins du vaudou, du chamanisme, du culte yoruba des orishas, du besoin vital d’incantation pour se ressourcer auprès des esprits des ancêtres et trouver le courage d’affronter l’adversité. Une quarantaine de tribus rivalisent d’ingéniosité poétique et de concentration pour «paraître» dans la période du New Orleans Jazz & Heritage Festival (créé par George Wein en 1970) qui coïncide avec le Carnaval, avec un mantra commun sans équivoque: «On ne pliera pas, on ne veut pas.» Pas étonnant que les autorités les regardent de travers car, loin d’être des rêveurs, ces survivants ont été de tous les combats et de toutes les résistances: contre l’esclavage, pendant les boycotts, les guerres civiles et internationales, les émeutes, la lutte pour les droits civiques version Martin Luther King et version Black Power des Black Panthers jusque dans les années 1970, comme ils vont aujourd’hui soutenir avec détermination et fêter leurs anciens à l’Hospice St. Margaret's, avec une croyance indestructible: «On vibre parce qu’on est l’humanité», une foi inébranlable puisée en tapant des pieds en rythme, dans la terre de Congo Square (quartier de Tremé), ancien territoire sacré des esprits Houmas mais aussi lieu de l’ancien marché aux esclaves. Le documentaire nous immerge dans l’atmosphère chaude, humide, odorante et épicée des bayous, de « NOla », de l’Old Man River «Mississippi», en nous présentant au «Big Chief» David Montana, neveu du révéré Chief Allison «Tootie» Montana (1922-2005), le Chief des Chiefs pendant plus d’un demi-siècle, couseur infatigable lui aussi mais mort en Conseil municipal alors qu’il parlait de la violence policière à New Orleans… Tout ça ne s’invente pas car rien n’est laissé au hasard quand les esprits veillent. David Montana vient en tournée en France du 20 au 31 octobre, un personnage «haut en couleurs» au propre comme au figuré. Un film à ne pas rater dès sa sortie le mercredi 31 octobre, car les malveillants esprits du profit guettent le nombre de spectateurs pour nous empêcher de voir ce qui nous intéresse et qui les dérangent.

Hélène Sportis et Jérôme Partage


Black Indians (http://www.lardux.net/article557)
Documentaire de Jo Béranger (http://www.lardux.com/article86), Hugues Poulain, Edith Patrouilleau, produit par Lardux Films (http://www.lardux.net/article557?rubrique1), 92 mn, France, en version originale sous titrée, sorties en salles le 31 octobre 2018:Paris/Espace St Michel, Marciac/Ciné JIM, Clermont/Ciné Capitole, Lyon/Comoedia, Port de Bouc/Le Méliès, Montreuil/Le Méliès, Saint Ouen l'Aumone/Utopia, Villeneuve d'Ascq/Kino Ciné, Orléans/Cinéma Les Carmes, Aubervilliers/Le Studio, Périgueux/CGR Cinéma, Montpellier/Utopia, Fontenay sous Bois/Kosmos, Saint Denis/l'Ecran, Marseille/Le Gyptis, Cannes/les Arcades.


© Jazz Hot n°685, automne 2018


Tribute to Wayne Dockery
30 septembre 2018, Sunside, Paris

Wayne Dockery nous a quittés le 11 juin dernier. On savait le contrebassiste affaibli par la maladie. La tristesse n’en a pas été moindre. Ceux qui l’ont côtoyé se souviennent d’un homme d’une grande élégance dans l’attitude et d’un musicien au jeu précis. Cet ancien membre des Jazz Messengers d’Art Blakey, qui avait, au cours de sa longue et riche carrière, accompagné Freddie Hubbard, George Benson, Junior Cook, était depuis vingt ans l’un des piliers de la formation d’Archie Shepp.

Bobby Few © Jérôme Partage  Doug Sides © Jérôme Partage
Bobby Few (photo de gauche), Doug Sides (photo de droite)
Tribute to Wayne Dockery, Sunside, Paris, 30 septembre 2018 © Jérôme Partage

L’émotion causée par sa disparition déboucha le 30 septembre sur une belle soirée d’hommage, sur une idée de Jazz Hot mise en œuvre par Adrien Varachaud, l'association Spirit of Jazz et grâce à l'accueil de Stéphane  Portet dans un Sunside plein à craquer de 19h à 1h du matin. Car si le public fut au rendez-vous, les musiciens s’étaient déplacés en masse pour honorer le copain disparu. L’organisation du passage des groupes ne fut d'ailleurs pas une mince affaire.

Katy Roberts © Jérôme Partage  Ricardo Izquierdo, Rasul Siddik, Adrien Varachaud © Jérôme Partage
le sextet de Katy Roberts (photo de gauche) avec Ricardo Izquierdo (ts), Rasul Siddik (tp) et Adrien Varachaud (ss)
Tribute to Wayne Dockery, Sunside, Paris, 30 septembre 2018 © Jérôme Partage

La soirée s’ouvrit avec Alain-Jean-Marie (p) en trio avec Gilles Naturel (b) et Philippe Soirat (dm). Ce dernier fut ensuite relevé par Doug Sides tandis que Ricky Ford bondissait sur scène pour jouer «Epistrophy» et «Crepuscule With Nellie». Un des temps forts fut la venue de Bobby Few (p), très discret ces derniers temps, en raison de soucis de santé. Il n’en offrit pas moins une superbe version de «Tapestry to an Asteroid» en trio avec Harry Swift (b) et Ichiro Onoe (dm). Le sextet de Katy Roberts (p) –constitué de Rasul Siddik (tp), Ricardo Izquierdo (ts), Adrien Varachaud (ss), Dominique Lemerle (b) et Ichiro Onoe– prit la suite, enchaînant de cinq titres et rejoint, sur «I Thought About You» par Ursuline Kairson (voc).

Kirk Lightsey et Darryl Hall © Jérôme Partage  Jérôme Barde et Ricky Ford © Jérôme Partage
à gauche : Kirk Lightsey (p) et Darryl Hall (b); à droite: Jérôme barde (g) et Ricky Ford (ts)
Tribute to Wayne Dockery, Sunside, Paris, 30 septembre 2018 © Jérôme Partage

Après la pause, Philippe Soirat retrouva son tabouret pour enluminer «Beatrice», de Sam Rivers, en compagnie de Vincent Bourgeyx (p), Darryl Hall (b) et David Prez (ts), tandis que Sylvia Howard donnait de la voix sur «What a Difference a Day Made». Suite à quoi Darryl Hall resta en scène pour accueillir Olivier Hutman (p) et Doug Sides sur «Driftin» avant que Joan Minor (voc) ne se mêle au groupe pour «Summertime»; suivie par Jérôme Barde (g) sur «Monk’s Dream» et «Speak Low». Après quoi, Olivier Hutman céda la place à Kirk Lightsey qui offrit un magnifique récital nourri du dialogue avec Ricky Ford. Glenn Ferris (tb), Gildas Scouarnec (b) et Adrien Varachaud (ss) apportèrent également leur contribution avant que n’intervienne le second break.

Alain Jean-Marie, Archiue Shepp, Matyas Szandai, Steve McCraven © Jérôme Partage
Archie Shepp (ts) entouré d'Alain Jean-Marie (p), Matyas Szandai (b) et Steve McCraven
Tribute to Wayne Dockery, Sunside, Paris, 30 septembre 2018 © Jérôme Partage

Arrivé à la fin de la seconde partie, celui que beaucoup espéraient entendre a régalé l’assistance sur tout le dernier set. Archie Shepp (ts, voc) a ainsi clôturé la soirée avec Alain Jean-Marie, Sulaiman Haquim (as), Adrien Varachaud, Matyas Szandai (b) et Steve McCraven (dm) qu’on a notamment entendus sur «Don’t Get Around Much Anymore» et «Mama Rose». Sur le blues final, c'est Eddy Charni (le seul élève de Wayne Dockery) qui tenait la contrebasse.

Tous les musiciens présents ne purent s’exprimer sur scène mais le moment fut partagé dans un bel esprit fraternel, notamment par Steve Potts, Yves Brouqui, Marie-Ange Martin, Laurent Fickelson, Mra Oma, Simon Goubert, Nicola Sabato, Laurent Epstein, Peter Giron… On en oublie. Des absents, soit parce qu’en tournée (John Betsch), soit parce que vivant de l’autre côté de l’Atlantique (George Benson, le regretté Sonny Fortune récemment disparu, Benny Golson, Sarah Morrow, Bob Ferrell…) avaient aussi nombreux envoyés des témoignages d’amitié. La soirée a fait vivre pendant quelques heures l’esprit solidaire du jazz.
Texte et photos: Jérôme Partage

© Jazz Hot n° 685, automne 2018

Paris en clubs
Mai 2018

Le jazz en mai à Paris, d’une rive à l’autre… C’est Rive droite, au Duc des Lombards, que commence ce petit tour, le 26 mai, avec le grand, le beau, le magnifique Randy Weston, qui, à 92 ans, continue d’être une personnification du jazz de la légende, parfait, simple et direct, dans sa moindre note, avec ses petites signatures stylistiques, son attitude à l’ancienne, tournée vers le public (sa grande taille y est peut-être pour quelque chose), son invention et sa sérénité. A ses côtés, le remarquable Alex Blake (b) qui l’accompagna en permanence d’un double jeu pizzicato et en slap pour donner à cette musique la couleur percussive qu’elle a toujours eue, en l’absence d’un percussionniste. Le set fut court, mais parfait: le jazz de culture dans toute sa plénitude, sans aucune démonstration, comme un récit, un rêve imprégné des couleurs de l’Afrique, de l’étendue de ce continent, qui vous emporte sur les ailes de géant de Randy Weston. On ne sait plus si le set fut si court qu’il en donna l’impression, ou si c’est simplement que ce voyage fut si bien raconté qu’on ne vit pas passer le temps. Randy Weston reste l’un des plus originaux pianistes de l’histoire du jazz, et sa personnalité, sa simplicité d’abord, porte certainement l’empreinte de ce continent qui l’a tant inspiré, l’Afrique, sans jamais le priver de son histoire américaine, de sa culture construite en Amérique, de New York, Brooklyn, de ses amis Max Roach ou Sonny Rollins qu’il salua, à sa façon majestueuse, d’un «Don’t Stop the Carnival» aérien. Alex Blake fut le complice parfait de ce moment d’exception, brillant et à l’écoute pour souligner de sa puissance rythmique et de son contrepoint, les arabesques pleine de swing de Randy Weston, un temps suspendu qu’il faut apprécier comme un cadeau très précieux.

Rive Gauche, un peu plus tard dans la soirée, à La Huchette, il y avait une belle assistance internationale sur la piste de danse pour participer à la soirée qu’animait au niveau de la scène un bel orchestre emmené par la sémillante Tina May, une habituée des lieux, et composé en outre de Laurent Epstein (p) auteur d’un bon «Caravan» entre autres bons chorus, de Patricia Lebeugle (b), toujours aussi tonique et swinguante, de Vincent Frade (dm), efficace et percutant sans envahir ses compagnons. L’invité d’honneur n’était autre que l’excellent Patrick Bacqueville, brillant tromboniste et chanteur tout à fait convaincant, qui donna parfois la réplique à la vedette du jour, Tina May, venue d’outre-Manche, avec ses qualités de swing mais aussi poussant parfois le répertoire sur d’autres terrains, dont elle est coutumière, car son art ne se limite pas au jazz mainstream. Cela dit, La Huchette, on y danse, et Tina May ne perd jamais de vue cette dimension qui impose à l’orchestre un registre et un répertoire… dansant. Larry Browne (tp) prit part au second set, visiblement avec plaisir. Une excellente fin de soirée, de drive et de bonne humeur; Patrick Bacqueville et Tina May comme Patricia Lebeugle portent ce plaisir de la scène sur leur visage.

Laurence Masson et Laurent Epstein, Café Laurent, 29 mai 2018 © Yves Sportis


Tina May d’ailleurs, signe de la variété de son talent, se produisait dans une formule plus intimiste, en duo, cinq jours plus tard, le 30 mai, avec Patrick Villanueva (p) au Café Laurent, le beau club de St-Germain-des-Prés. Nous n’avons pu assister à ce qui a dû être une très bonne soirée, mais  y étions la veille, 29 mai, pour voir et écouter un autre beau duo, celui de Laurent Epstein (p) qui accompagnait sa compagne à la ville, l’excellente Laurence Masson (voc) sur un répertoire, essentiellement de beaux standards, («The Song Is You»…) avec des détours par Monk, de deux belles chansons italiennes (en V.O.) et de quelques chansons françaises, où Laurence est particulièrement à son aise (la langue reste importante dans l’expression), sans perdre sa tonalité jazz: on a ainsi eu droit notamment à un bon «Sous le ciel de Paris» et un très original «Le Poinçonneur des Lilas» (Gainsbourg) qui valait à lui seul le déplacement. Laurence invita Edwige Morgen pour des thèmes très célèbres («Body and Soul», «Loverman») une découverte pour nous, très expressive! Enfin, Laurent Epstein saute du Caveau de La Huchette et de ses atmosphères dansantes, au Café Laurent et son cadre comme son ambiance intimistes, avec un réel talent. Il donna, en complément du bel accompagnement qu’il distilla pour mettre en valeur Laurence Masson et Edwige Morgen, de splendides chorus, dans la manière du beau piano jazz, harmonisant de manière originale la plupart des thèmes, sans jamais perdre sa qualité de swing, avec des petits trucs, bien à lui (du genre un temps d’arrêt en suspension au détour d’une improvisation) qui signent sa personnalité, un peu comme ces temps de réflexion de Monk suspendu au-dessus de la note. Au total, une excellente soirée, un beau duo complice de la scène à la ville et une découverte… Le jazz avait son compte.


Michel Zenino et Mario Canonge, Le Baiser Salé, 30 mai 2018 © Yves Sportis


Car le 30 mai, à 19h, nous avions franchi la Seine, Rive droite donc, pour retrouver la rue des Lombards et, au Baiser Salé, un autre beau duo composé de Mario Canonge (p) et Michel Zenino (b), autour des standards et des compositeurs du jazz, dans le cadre de la résidence que leur accorde avec fidélité le club historique de Maria Rodriguez depuis des années, cadre sur mesure pour Mario Canonge qui possède dans son jeu toutes les dimensions caraïbes du lieu, et cadre intimiste parfait pour le musical Michel Zenino, tout à fait à son aise en complément du brillant pianiste. Cette résidence est dévolue au jazz, et c’est un plaisir d’écouter leur complicité savante dans ce cadre très décontracté où les musiciens tentent, plaisantent et inventent sur «Con Alma», «Ill Wind», «But Beautiful», Thelonious Monk («Evidence») ou Charles Mingus («Pussy Cat Dues»), Oliver Nelson («Stolen Moments», Blues and Abstract Truth), sans oublier de mettre un peu de calypso dans leur jazz ou de jazz dans le calypso avec virtuosité, conférant une dynamique rythmique particulière. Un moment de jazz, et par définition quand ça en est, et d’un tel niveau, un bon moment… Signalons l'excellent enregistrement Quint’Up du Quintet de Mario Canonge et Michel Zenino, sorti au printemps (chronique dans Jazz Hot n°684).


Quelques mètres plus loin, et quelques minutes plus tard, une partie du «petit monde» du jazz, moins drôle que celui de Don Camillo, s’était donné rendez-vous au Sunset pour la présentation de l’excellent disque de Philippe Milanta (Wash, chroniqué dans Jazz Hot n°683). Le pianiste, dans le redoutable exercice du solo pour deux longs sets, fit étalage de sa science consommée du clavier, confirmant ses récents (Stricktly Strayhorn) ou ses plus lointains enregistrements (Wash) bien que sorti en 2018, pour un répertoire qui mêla les thèmes de ce disque consacré à Debussy et d’autres thèmes qu’il joue actuellement. Dans ce cadre, Philippe Milanta est très perfectionniste, très virtuose, malgré quelques facéties du piano qui passèrent inaperçues, et un brin savant, ce qui donne à ses constructions un tour parfois complexe. Il proposa ainsi sept thèmes de l’album Wash («Wash», «Sensuellectuelle»…) sur les 23 joués, de son répertoire (Kryzoqr», Opoukkibq», Twelve for a Change», «Morning Haze»…) ou des standards («I Want a Little Girl», «Confessin’», «Stella by Starlight», «Have You Met Miss Jones»…), des compositions du jazz: Monk («Hackensack»), Ellington-Strayhorn («Melancholia»/«A Single Petal of a Rose», «Satin Doll»)… Des thèmes parfois assez courts, comme des épures, des interludes, et des extrapolations parfois acrobatiques sur le plan de la conception, mêlant originaux, standards («R2» à partir de «The Song Is You») et compositions du jazz. Un vrai plaisir d’esthètes où le jazz perdit parfois de sa fluidité culturelle, selon ma perception, pour un discours plus intellectuel, très construit, plein d’intérêt et d’originalité, à réécouter sur disque pour en apprécier les subtilités. Cela dit, l’ancrage et les accents de Philippe Milanta restent ceux du jazz, qu’il pousse parfois jusqu’à l’anguleux ou la brisure sur le plan rythmique et très subtil sur le plan harmonique. Ce fut une excellente soirée, exigeante sur le plan de l’attention. Le pianiste continue d’affirmer une belle personnalité dont on attend qu’elle se traduise par une plus grande présence sur les scènes du jazz et dans les studios d’enregistrement. C’est un beau projet de production pour un artiste confirmé, en pleine maturité, qui ne demande qu’à exprimer ses potentialités.

Yves Sportis

© Jazz Hot n°684, été 2018


Floris Kappeyne © Roger Vantilt

Spring in Brussels
Avril 2018

Le 21, la Jazz Station accueillait le trio de Floris Kappeyne: Floris Kappeyne (p, kb), Tijs Klaasen (b), Wouter Kühne (dm). Ces jeunes musiciens hollandais jouent un jazz classieux, de belle facture, au swing léger. Quelques parties libres sur des segments répétitifs émaillent le discours. En première partie, les compositions du leader se nomment bizarrement «Number 6», «Number 3», «Number 10», «Number 4»... Les arrangements sont bien structurés mais sans vraiment créer de surprises («Interchange»). Bassiste et batteur, excellents, servent l’écriture d’un leader qui cadenasse leur créativité. On note quelques jolis solos (trop) courts, comme pour Wouter Kühne (dm) dans «Less». «Open Door»: une belle ballade jouée en fin de deuxième set signe définitivement le caractère introverti de Floris Kappeyne.

Le mercredi 24, dans le cadre de leurs concerts «Gare au Jazz», les Lundis d’Hortense avaient invité Gratitude: un trio pianoless comptant le fougueux sax coltranien Jeroen Van Herzeele (ts, kb) et les Français Louis Favre (dm, voc) et Alfred Vilayleck (eb). La batterie est au centre de la scène; son servant lance les thèmes et les accompagne d’onomatopées en voix de tête. Stoïque, le bassiste charpente la musique puissamment, inventif mais sans excès. Entre ses envolées lyriques au ténor, Jeroen Van Herzeele bidouille quelques phrases sur l’EWI, les enregistrant et les relançant par le loop ou les altérants aux synthés. Avant-hier et avant-garde se mêlent au fil des morceaux; les constructions varient avec, en constante: le chant du batteur et les magouillages sonores de Van Herzeele. «Djini», «La danse des souris»; un two beat, une image du «Cri», un hip-hop-rap et puis: «Sur une autre planète» qui définit bien ce qu’ils veulent transmettre et qui clôture le premier set. En seconde partie, on apprécia un long solo de drums sur un continuum de basse, à comparer à ce qui se pratique chez Aka Moon depuis vingt-cinq ans. Vint ensuite: «The Two Breakness of Spirit» qui assied les couleurs que Gratitude veut donner pour figurer son troisième opus en construction. Surprenante, cette musique cherche d’autres prolongements au message coltranien. Il y a de l’idée et des passages intéressants mais, malheureusement, l’usage fait de l’EWI casse la dynamique du groupe!

Retour à la Jazz Station, au jazz et au trio le samedi 28 avril avec la pianiste Nathalie Loriers qui nous offre un nouveau projet qu’elle a baptisé Groove Trio: un vocable qui, d’emblée, à l’heur de nous plaire. «Summertime» débute le concert avec un solo de basse électrique du toujours vert Benoît Vanderstraeten (eb). Comme à son habitude, le Verviétois n’attaque pas les cordes aux doigts de la main droite, mais il use d’un médiator qui lui assure une surprenante virtuosité; à la main gauche: une attelle (fruit d’une infirmité) enferme l’index. On pense à Django en version jazz-rock ! Comme deuxième morceau, Nathalie Loriers joue une composition d’Enrico Pieranunzi: «Canzocina»; le bassiste ose quelques passages libertaires qui semblent décontenancer Thierry Gutmann (dm) lorsqu’il faut doubler le tempo. Les choses ne s’arrangent pas pour le batteur qui percute en retard du temps avec une œuvre de Dimitri Stello. Suit «And Then Comes Love»: une ballade originale avec de jolis chases entre la pianiste et le bassiste. Thierry Gutman a rejoint le train pour la fin du set qui se conclut par un solo de drums. En deuxième partie, tout est bien en place grâce aux accords appuyés, à deux mains, de Nathalie Loriers. Extrait de «Portrait in Black And White» d’Antonio Carlos Jobim, «Zingaro» assoit la créativité d’une pianiste qu’on retrouve en elle-même: enjouée et surprenante. Pour terminer, le trio nous offre un très bel arrangement de «Caravan» et des 4/4 qui viennent nous convaincre que ce nouveau groupe mérite des avenirs meilleurs. Hormis quelques pupitres en big bands, je n’avais plus vu Thierry Gutman depuis la retraite de Sadi; son retour en petite formation devrait s’affiner au cours des prochains mois.

Le 30 avril, l’International Jazz Day a été célébré par les Lundis d’Hortense. Dès 8h30 et jusqu’à 19h, onze pianistes se sont produits en solos un peu partout, depuis l’aéroport de Zaventem jusqu’à l’Archiduc, en passant par la Maison des Musiques, l’hôtel Wiltchers, les Halles Saint-Géry, Flagey ou, encore: la librairie Filigranes. Place de la Vieille Halle aux Blés et place du Sablon, ce sont les différents combos des Conservatoires bruxellois (flamand et francophone) qui réjouirent les chalands. Un Summit de trombones, l’Amicale de la Nouvelle-Orléans et Banda Bruselas se chargeaient entretemps d’égayer la place Saint-Job d’Uccle (organisation «Jazz4you»). On peut aussi signaler des célébrations au Roskamavec LG Jazz Collectif; au Beursschouwburg avec: Schntzl, De Beren Gieren et Sons of Kemet. Des tours guidés en trois langues à travers la ville étaient consacrés à la mémoire de Toots Thielemans et à l’histoire du jazz à Bruxelles.

Mais c’est en soirée qu’il fallait se presser à la Jazz Station pour assister à un double concert. Salle comble, bien sûr; présence de trois générations de musiciens dans la salle et en interviewsà la radio; concert en deux parties: une première avec le groupe Delta d’Igor Gehenot (p) et une seconde avec un trio confirmé: Diederik Wissels (p, kb), Steve Houben (as), Jan de Haas (dm). Avec Delta, le pianiste liégeois s’est vu décerner l’Octave 2018. C’est grandement mérité pour un quartet qui compte en ses rangs: Jelle Van Giel (dm), le Suédois Viktor Nyberg (b) et le Breton Alex Tassel (flh). Le groupe est solide et la musique réjouissante. On voit très peu Jelle Van Giel (dm) du côté francophone du jazz national et c’est bien dommage tant son jeu est subtil, léger et parfaitement en place. Viktor Nyberg jouit d’une attaque vigoureuse de la main droite; l’assise harmonique et le tempo qu’il imprime sont rigoureux. Depuis dix ans, Igor Gehenot (27 ans) amasse les prix. C’est justice pour son talent de pianiste mais aussi pour ses compositions qu’il arrange subtilement en tensions/détentes, ménageant des surprises et des changements de structures. La musique de Delta est d’une grande fraîcheur; respect, enrichissements et prolongement des racines, swing, poésies en mode majeur. «Abysses», «Starter Pack», «Sleepless Night», «Choose Dream» et, pour finir: «My Funny Valentine» qui donne au bugliste breton l’occasion d’enfin exprimer ce qui le retenait jusque-là.
Diederik Wissels, Jan de Haas et Steve Houben
se produisaient en seconde partie. Ce dernier gratifia avec humour le trio du sobriquet «les ancêtres», qualificatif pourtant démenti par la vivacité créatrice de Diederik Wissels. La première pièce, «Indécent» est un tryptique de sa plume. Comme pour «Pasarela», son dernier album chez Igloo, le pianiste molenbeekois colorie son jeu aux claviers (piano, synthés) avec la présence constante des belles harmonies. Personnage introverti à la ville, Diederik Wissels se lâche en jouant, tour à tour swing ou romantique («Sunday Song», «Occulte», «Lagrimas») mais toujours délicat. Jan de Haas, toujours très attentif, suit les arrangements sur la partition, assurant le tempo, les accentuations et les breaks avec sa maîtrise légendaire. Steve Houben revient à la scène après de longues années au cours desquelles il se consacra principalement à l’enseignement. Qu’il me soit permis d’écrire que son jeu a perdu de la puissance en s’attachant prioritairement aux nuances de son discours. Nonobstant, la musique du trio est complice et le public ovationne et en redemande («Trois», «Simplicity»).
We will remember April 2018! Cinquante ans après l’Expo 58, l’Atomium est toujours vivant!

Texte: Jean-Marie hacquier
Photo: Roger Vantilt

© Jazz Hot n°684, été 2018